Entretiens sur la pluralité des mondes/Cinquieme soir

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CINQUIEME SOIR.


Que les étoiles fixes sont autant de Soleils, dont chacun éclaire un monde.


La Marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Seront-elles habitées comme les planètes ? me dit-elle. Ne le seront-elles pas ? Enfin qu’en ferons-nous ? Vous le devineriez peut-être, si vous en aviez bien envie, répondis-je. Les étoiles fixes ne sauroient être moins éloignées de la Terre que de vingt sept mille six cent soixante fois la distance d’ici au Soleil, qui est de trente-trois millions de lieues et, si vous fâchiez un astronome, il les mettroit encore plus loin. La distance du Soleil à Saturne, qui est la planète la plus éloignée, n’est que trois cent trente millions de lieues ; ce n’est rien par rapport à la distance du Soleil ou la Terre aux étoiles fixes, et on ne prend pas la peine de la compter. Leur lumière, comme vous voyez, est assez vive et assez éclatante. Si elles la recevoient du Soleil, il faudroit qu’elles la reçussent déjà bien faible après un si épouvantable trajet ; il faudroit que, par une réflexion qui l’affaibliroit encore beaucoup, elles nous la renvoyassent à cette même distance. Il seroit impossible qu’une lumière, qui auroit essuyé une réflexion et fait deux fois un semblable chemin, eût cette force et cette vivacité qu’a celle des étoiles fixes. Les voilà donc lumineuses par elles-mêmes, et toutes, en un mot, autant de Soleils.

Ne me trompai-je point, s’écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ? M’allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de Soleils, notre Soleil est le centre d’un tourbillon qui tourne autour de lui ; pourquoi chaque étoile fixe ne sera-t-elle pas aussi le centre d’un tourbillon qui aura un mouvement autour d’elle ? Notre Soleil a des planètes qu’il éclaire, pourquoi chaque étoile fixe n’en aura-t-elle pas aussi qu’elle éclairera ? Je n’ai à vous répondre, lui dis- je, que ce que répondit Phèdre à Enone : C’est toi qui l’as nommé.

Mais, reprit-elle, voilà l’univers si grand que je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d’un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu’une petite parcelle de l’univers ? Autant d’espaces pareils que d’étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m’épouvante. Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n’étoit que cette voûte bleue, où les étoiles étoient clouées, l’univers me paraissoit petit et étroit, je m’y sentois comme oppressé ; présentement qu’on a donné infiniment plus d’étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l’univers a toute une autre magnificence. La nature n’a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d’elle. Rien n’est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. Les habitants d’une planète d’un de ces tourbillons infinis voient de tous côtés les Soleils des tourbillons dont ils sont environnés, mais ils n’ont garde d’en voir les planètes qui, n’ayant qu’une lumière faible, empruntée de leur Soleil, ne la poussent point au-delà de leur monde.

Vous m’offrez, dit-elle, une espèce de perspective si longue, que la vue n’en peut attraper le bout. Je vois clairement les habitants de la Terre, ensuite vous me faites voir ceux de la Lune et des autres planètes de notre tourbillon, assez clairement à la vérité, mais moins que ceux de la Terre ; après eux viennent les habitants des planètes des autres tourbillons. Je vous avoue qu’ils sont tout à fait dans l’enfoncement, et que, quelque effort que je fasse pour les voir, je ne les aperçois presque point. Et, en effet, ne sont-ils pas presque anéantis par l’expression même dont vous êtes obligé de vous servir en parlant d’eux ? Il faut que vous les appeliez les habitants d’une des planètes de l’un de ces tourbillons dont le nombre est infini. Nous mêmes, à qui la même expression convient, avouez que vous ne sauriez presque plus nous démêler au milieu de tant de mondes. Pour moi, je commence à voir la Terre si effroyablement petite, que je ne crois pas avoir désormais d’empressement pour aucune chose. Assurément, si on a tant d’ardeur de s’agrandir, si on fait desseins sur desseins, si on se donne tant de peine, c’est que l’on ne connaît pas les tourbillons. Je prétends bien que ma paresse profite de mes nouvelles lumières, et quand on me reprochera mon indolence, je répondrai : Ah ! si vous saviez ce que c’est que les étoiles fixes ! Il faut qu’Alexandre ne l’ait pas su, répliquai-je, car un certain auteur qui tient que la Lune est habitée, dit fort sérieusement qu’il n’étoit pas possible qu’Aristote ne fût dans une opinion si raisonnable (comment une vérité eût-elle échappé à Aristote ?), mais qu’il n’en voulut jamais rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir de voir un monde qu’il n’eût pas pu conquérir. À plus forte raison lui eût-on fait mystère des tourbillons des étoiles fixes, quand on les eût connus en ce temps-là ; c’eût été faire trop mal sa cour que de lui en parler. Pour moi qui les connois, je suis bien fâché de ne pouvoir tirer d’utilité de la connoissance que j’en ai. Ils ne guérissent tout au plus, selon votre raisonnement, que de l’ambition et de l’inquiétude, et je n’ai point ces maladies-là. Un peu de faiblesse pour ce qui est beau, voilà mon mal, et je ne crois pas que les tourbillons y puissent rien. Les autres mondes vous rendent celui-ci petit, mais ils ne vous gâtent point de beaux yeux, ou une belle bouche, cela vaut toujours son prix en dépit de tous les mondes possibles.

C’est une étrange chose que l’amour, répondit-elle, en riant ; il se sauve de tout, et il n’y a point de système qui lui puisse faire de mal. Mais aussi parlez-moi franchement, votre système est-il bien vrai ? Ne me déguisez rien, je vous garderai le secret. Il me semble qu’il n’est appuyé que sur une petite convenance bien légère. Une étoile fixe est lumineuse d’elle-même comme le Soleil, par conséquent il faut qu’elle soit comme le Soleil le centre et l’âme d’un monde, et qu’elle ait ses planètes qui tournent autour d’elle. Cela est-il d’une nécessité bien absolue ? Ecoutez, Madame, répondis-je, puisque nous sommes en humeur de mêler toujours des folies de galanterie à nos discours les plus sérieux, les raisonnemens de mathématique sont faits comme l’amour. Vous ne sauriez accorder si peu de chose à un amant que bientôt après il ne faille lui en accorder davantage, et à la fin cela va loin. De même accordez à un mathématicien le moindre principe, il va vous en tirer une conséquence, qu’il faudra que vous lui accordiez aussi, et de cette conséquence encore une autre ; et, malgré vous-même, il vous mène si loin, qu’à peine le pouvez vous croire. Ces deux sortes de gens-là prennent toujours plus qu’on ne leur donne. Vous convenez que, quand deux choses sont semblables en tout ce qui me paraît, je les puis croire aussi semblables en ce qui ne me paraît point, s’il n’y a rien d’ailleurs qui m’en empêche. De là j’ai tiré que la Lune étoit habitée, parce qu’elle ressemble à la Terre, les autres planètes parce qu’elles ressemblent à la Lune. Je trouve que les étoiles fixes ressemblent à notre Soleil, je leur attribue tout ce qu’il a. Vous êtes engagée trop avant pour pouvoir reculer, il faut franchir le pas de bonne grâce. Mais, dit-elle, sur le pied de cette ressemblance que vous mettez entre les étoiles fixes et notre soleil, il faut que les gens d’un autre grand tourbillon ne le voient que comme une petite étoile fixe, qui se montre à eux seulement pendant leurs nuits.

Cela est hors de doute, répondis-je. Notre Soleil est si proche de nous en comparaison des Soleils des autres tourbillons, que sa lumière doit avoir infiniment plus de force sur nos yeux que la leur. Nous ne voyons donc que lui quand nous le voyons, et il efface tout ; mais dans un autre grand tourbillon, c’est un autre Soleil qui y domine, et il efface à son tour le nôtre, qui n’y paraît que pendant les nuits avec le reste des autres Soleils étrangers, c’est-à-dire des étoiles fixes. On l’attache avec elles à cette grande voûte du ciel, et il y fait partie de quelque Ourse, ou de quelque Taureau. Pour les planètes qui tournent autour de lui, notre Terre, par exemple, comme on ne les voit point de si loin, on n’y songe seulement pas. Ainsi tous les Soleils sont Soleils de jour pour le tourbillon où ils sont placés, et Soleils de nuit pour tous les autres tourbillons. Dans leur monde ils sont uniques en leur espèce, partout ailleurs ils ne servent qu’à faire nombre. Ne faut-il pas pourtant, reprit-elle, que les mondes, malgré cette égalité, diffèrent en mille choses, car un fond de ressemblance ne laisse de porter des différences infinies ?

Assurément, repris-je ; mais la difficulté est de deviner. Que sais-je ? Un tourbillon a plus de planètes qui tournent autour de son Soleil, un autre en a moins. Dans l’un il y a des planètes subalternes, qui tournent autour de planètes plus grandes ; dans l’autre il n’y en a point. Ici elles sont toutes ramassées autour de leur Soleil, et font comme un petit peloton, au-delà duquel s’étend un grand espace vide, qui va jusqu’aux tourbillons voisins ; ailleurs elles prennent leur cours vers les extrémités du tourbillon, et laissent le milieu vide. Je ne doute pas même qu’il ne puisse y avoir quelques tourbillons déserts et sans planètes ; d’autres dont le Soleil, n’étant pas au centre, ait un véritable mouvement, et emporte ses planètes avec soi ; d’autres dont les planètes s’élèvent ou s’abaissent à l’égard de leur Soleil par le changement de l’équilibre qui les tient suspendues. Enfin que voudriez-vous ? En voilà bien assez pour un homme qui n’est jamais sorti de son tourbillon.

Ce n’en est guère, répondit-elle, pour la quantité des mondes. Ce que vous dites ne suffit que pour cinq ou six, et j’en vois d’ici des milliers.

Que serait-ce donc, repris-je, si je vous disois qu’il y a bien d’autres étoiles fixes que celles que vous voyez, qu’avec des lunettes on en découvre un nombre infini qui ne se montrent point aux yeux, et que dans une seule constellation où l’on en comptoit peut-être douze ou quinze, il s’en trouve autant que l’on en voyoit auparavant dans le ciel ?

Je vous demande grâce, s’écria-t-elle, je me rends ; vous m’accablez de mondes et de tourbillons. Je sais bien, ajoutai-je, ce que je vous garde. Vous voyez cette blancheur qu’on appelle la Voie de lait. Vous figureriez-vous bien ce que c’est ? Une infinité de petites étoiles invisibles aux yeux à cause de leur petitesse, et semées si près les unes des autres qu’elles paraissent former une lueur continue. Je voudrois que vous vissiez avec des lunettes cette fourmilière d’astres, et cette graine de mondes. Ils ressemblent en quelque sorte aux îles Maldives, à ces douze mille petites îles ou bancs de sable, séparés seulement par des canaux de mer, que l’on sauteroit presque comme des fossés. Ainsi, les petits tourbillons de la Voie de lait sont si serrés qu’il me semble que d’un monde à l’autre on pourroit se parler, ou même se donner la main. Du moins je crois que les oiseaux d’un monde passent aisément dans un autre, et que l’on y peut dresser des pigeons à porter des lettres, comme ils en portent ici dans le levant d’une ville à une autre. Ces petits mondes sortent apparemment de la règle générale, par laquelle un Soleil dans son tourbillon efface dès qu’il paraît tous les Soleils étrangers. Si vous êtes dans un des petits tourbillons de la Voie de lait, votre Soleil n’est presque pas plus proche de vous, et n’a pas sensiblement plus de force sur vos yeux, que cent mille autres Soleils des petits tourbillons voisins. Vous voyez donc votre ciel briller d’un nombre infini de feux, qui sont fort proches les uns des autres, et peu éloignés de vous. Lorsque vous perdez de vue votre Soleil particulier, il vous en reste encore assez, et votre nuit n’est pas moins éclairée que le jour, du moins la différence ne peut pas être sensible ; et pour parler plus juste, vous n’avez jamais de nuit. Ils seroient bien étonnés, les gens de ces mondes-là, accoutumés comme ils sont à une clarté perpétuelle, si on leur disoit qu’il y a des malheureux qui ont de véritables nuits, qui tombent dans des ténèbres profondes, et qui, quand ils jouissent de la lumière, ne voient même qu’un seul Soleil. Ils nous regarderoient comme des êtres disgraciés de la nature, et notre condition les feroit frémir d’horreur.

Je ne vous demande pas, dit la Marquise, s’il y a des Lunes dans les mondes de la Voie de lait ; je vois bien qu’elles n’y seroient de nul usage aux planètes principales qui n’ont point de nuit, et qui d’ailleurs marchent dans des espaces trop étroits pour s’embarrasser de cet attirail de planètes subalternes. Mais savez-vous bien qu’à force de me multiplier les mondes si libéralement, vous me faites naître une véritable difficulté ? Les tourbillons dont nous voyons les Soleils touchent le tourbillon où nous sommes. Les tourbillons sont ronds, n’est-il pas vrai ? Et comment tant de boules en peuvent-elles toucher une seule ? Je veux m’imaginer cela, et je sens bien que je ne le puis.

Il y a beaucoup d’esprit, répondis-je, à avoir cette difficulté-là, et même à ne la pouvoir résoudre ; car elle est très bonne en soi, et de la manière dont vous la concevez, elle est sans réponse, et c’est avoir bien peu d’esprit que de trouver des réponses à ce qui n’en a point. Si notre tourbillon étoit de la figure d’un dé, il auroit six faces plates, et seroit bien éloigné d’être rond ; mais sur chacune de ces faces, on y pourroit mettre un tourbillon de la même figure.

Si au lieu de six faces plates, il en avoit vingt, cinquante, mille, il y auroit jusqu’à mille tourbillons qui pourroient poser sur lui, chacun sur une face, et vous concevez bien que plus un corps a de faces plates qui le terminent au dehors, plus il approche d’être rond, en sorte qu’un diamant taillé à facettes de tous côtés, si les facettes étoient fort petites, seroit quasi aussi rond qu’une perle de même grandeur. Les tourbillons ne sont ronds que de cette manière-là. Ils ont une infinité de faces en dehors, dont chacune porte un autre tourbillon. Ces faces sont fort inégales. Ici elles sont plus grandes, là plus petites. Les plus petites de notre tourbillon, par exemple, répondent à la Voie de lait, et soutiennent tous ces petits mondes. Que deux tourbillons, qui sont appuyés sur deux faces voisines, laissent quelque vide entre eux par en bas, comme cela doit arriver très souvent, aussitôt la nature, qui ménage bien le terrain, vous remplit ce vide par un petit tourbillon ou deux, peut-être par mille, qui n’incommodent point les autres, et ne laissent pas d’être un, ou deux, ou mille mondes de plus. Ainsi nous pouvons voir beaucoup plus de mondes que notre tourbillon n’a de faces pour en porter. Je gagerois que, quoique ces petits mondes n’aient été faits que pour être jetés dans des coins de l’univers qui fussent demeurés inutiles, quoiqu’ils soient inconnus aux autres mondes qui les touchent, ils ne laissent pas d’être fort contents d’eux-mêmes. Ce sont ceux sans doute dont on ne découvre les petits soleils qu’avec les lunettes d’approche, et qui sont en une quantité si prodigieuse. Enfin tous ces tourbillons s’ajustent les uns avec les autres le mieux qu’il est possible ; et comme il faut que chacun tourne autour de son Soleil sans changer de place, chacun prend la manière de tourner, qui est la plus commode et la plus aisée dans la situation où il est. Ils s’engrènent en quelque façon les uns dans les autres comme les roues d’une montre, et aident mutuellement leurs mouvemens. Il est pourtant vrai qu’ils agissent aussi les uns contre les autres. Chaque monde, à ce qu’on dit, est comme un ballon qui s’étendrait, si on le laissoit faire, mais il est aussitôt repoussé par les mondes voisins, et il rentre en lui-même, après quoi il recommence à s’enfler, et ainsi de suite ; et quelques philosophes prétendent que les étoiles fixes ne nous envoient cette lumière tremblante, et ne paraissent briller à reprises, que parce que leurs tourbillons poussent perpétuellement le nôtre, et en sont perpétuellement repoussés.

J’aime fort toutes ces idées-là, dit la Marquise. J’aime ces ballons qui s’enflent et se désenflent à chaque moment, et ces mondes qui se combattent toujours, et surtout j’aime à voir comment ce combat fait entre eux un commerce de lumière qui apparemment est le seul qu’ils puissent avoir.

Non, non, repris-je, ce n’est pas le seul. Les mondes voisins nous envoient quelquefois visiter, et même assez magnifiquement. Il nous en vient des comètes, qui sont ornées, ou d’une chevelure éclatante, ou d’une barbe vénérable, ou d’une queue majestueuse.

Ah ! quels députés ! dit-elle en riant. On se passeroit bien de leur visite, elle ne sert qu’à faire peur. Ils ne font peur qu’aux enfants, répliquai-je, à cause de leur équipage extraordinaire ; mais les enfants sont en grand nombre. Les comètes ne sont que des planètes qui appartiennent à un tourbillon voisin. Elles avoient leur mouvement vers ses extrémités ; mais ce tourbillon étant peut-être différemment pressé par ceux qui l’environnent, est plus rond par en haut, et plus plat par en-bas, et c’est par en-bas qu’il nous regarde. Ces planètes, qui auront commencé vers le haut à se mouvoir en cercle, ne prévoyoient pas qu’en bas le tourbillon leur manquerait, parce qu’il est là comme écrasé, et, pour continuer leur mouvement circulaire, il faut nécessairement qu’elles entrent dans un autre tourbillon, que je suppose qui est le nôtre, et qu’elles en coupent les extrémités. Aussi sont-elles toujours fort élevées à notre égard, on peut croire qu’elles marchent au dessus de Saturne. Il est nécessaire, vu la prodigieuse distance des étoiles fixes, que, depuis Saturne jusqu’aux extrémités de notre tourbillon, il y ait un grand espace vide, et sans planètes. Nos ennemis nous reprochent l’inutilité de ce grand espace. Qu’ils ne s’inquiètent plus, nous en avons trouvé l’usage, c’est l’appartement des planètes étrangères qui entrent dans notre monde.

J’entends, dit-elle. Nous ne leur permettons pas d’entrer jusque dans le cœur de notre tourbillon, et de se mêler avec nos planètes, nous les recevons comme le Grand Seigneur reçoit les ambassadeurs qu’on lui envoie. Il ne leur fait pas l’honneur de les loger à Constantinople, mais seulement dans un faubourg de la ville. Nous avons encore cela de commun avec les Ottomans, repris-je, qu’ils reçoivent des ambassadeurs sans en renvoyer, et que nous ne renvoyons point de nos planètes aux mondes voisins.

À en juger par toutes ces choses, répliqua-t-elle, nous sommes bien fiers. Cependant je ne sais pas trop encore ce que j’en dois croire. Ces planètes étrangères ont un air bien menaçant avec leurs queues et leurs barbes, et peut-être on nous les envoie pour nous insulter ; au lieu que les nôtres qui ne sont pas faites de la même manière, ne seroient pas si propres à se faire craindre, quand elles iroient dans les autres mondes.

Les queues et les barbes, répondis-je, ne sont que de pures apparences. Les planètes étrangères ne diffèrent en rien des nôtres ; mais en entrant dans notre tourbillon elles prennent la queue ou la barbe par une certaine sorte d’illumination qu’elles reçoivent du Soleil, et qui entre nous n’a pas encore été trop bien expliquée, mais toujours on est sûr qu’il ne s’agit que d’une espèce d’illumination ; on la devinera quand on pourra. Je voudrois donc bien, reprit- elle, que notre Saturne allât prendre une queue ou une barbe dans quelque autre tourbillon, et y répandre l’effroi, et qu’ensuite, ayant mis bas cet accompagnement terrible, il revînt se ranger ici avec les autres planètes à ses fonctions ordinaires. Il vaut mieux pour lui, répondis-je, qu’il ne sorte point de notre tourbillon. Je vous ai dit le choc qui se fait à l’endroit où deux tourbillons se poussent, et se repoussent l’un l’autre, je crois que dans ce pas-là une pauvre planète est agitée assez rudement, et que ses habitants ne s’en portent pas mieux. Nous croyons nous autres être bien malheureux quand il nous paraît une comète ; c’est la comète elle-même qui est bien malheureuse. Je ne le crois point, dit la Marquise, elle nous apporte tous ses habitants en bonne santé. Rien n’est si divertissant que de changer ainsi de tourbillon. Nous qui ne sortons jamais du nôtre, nous menons une vie assez ennuyeuse. Si les habitants d’une comète ont assez d’esprit pour prévoir le temps de leur passage dans notre monde, ceux qui ont déjà fait le voyage annoncent aux autres par avance ce qu’ils y verront. Vous découvrirez bientôt une planète qui a un grand anneau autour d’elle, disent-ils peut-être en parlant de Saturne. Vous en verrez une autre qui en a quatre petites qui la suivent. Peut-être même y a-t-il des gens destinés à observer le moment où ils entrent dans notre monde, et qui crient aussitôt, Nouveau Soleil, Nouveau Soleil, comme ces matelots qui crient, Terre, Terre.

Il ne faut donc plus songer, lui dis-je, à vous donner de la pitié pour les habitants d’une comète ; mais j’espère du moins que vous plaindrez ceux qui vivent dans un tourbillon dont le Soleil vient à s’éteindre et qui demeurent dans une nuit éternelle. Quoi ? s’écria-t-elle, des Soleils s’éteignent ? Oui, sans doute, répondis-je. Les Anciens ont vu dans le ciel des étoiles fixes que nous n’y voyons plus. Ces Soleils ont perdu leur lumière ; grande désolation assurément dans tout le tourbillon, mortalité générale sur toutes les planètes ; car que faire sans Soleil ? Cette idée est trop funeste, reprit-elle. N’y aurait-il pas moyen de me l’épargner ? Je vous dirai, si vous voulez, répondis je, ce que disent de fort habiles gens, que les étoiles fixes qui ont disparu ne sont pas pour cela éteintes, que ce sont des Soleils qui ne le sont qu’à demi, c’est-à-dire qui ont une moitié obscure, et l’autre lumineuse ; que, comme ils tournent sur eux-mêmes, tantôt ils nous présentent la moitié lumineuse, tantôt la moitié obscure, et qu’alors nous ne les voyons plus. Selon toutes les apparences, la cinquième Lune de Saturne est faite ainsi, car pendant une partie de sa révolution, on la perd absolument de vue, et ce n’est pas qu’elle soit alors plus éloignée de la Terre, au contraire elle en est quelquefois plus proche que dans d’autres temps où elle se laisse voir ; et quoique cette Lune soit une planète, qui naturellement ne tire pas à conséquence pour un Soleil, on peut fort bien imaginer un Soleil qui soit en partie couvert de taches fixes, au lieu que le nôtre n’en a que de passagères. Je prendrois bien, pour vous obliger, cette opinion-là, qui est plus douce que l’autre ; mais je ne puis la prendre qu’à l’égard de certaines étoiles qui ont des temps réglés pour paraître et pour disparaître, ainsi qu’on a commencé à s’en apercevoir, autrement les demi-Soleils ne peuvent pas subsister. Mais que dirons-nous des étoiles qui disparaissent, et ne se remontrent pas après le temps pendant lequel elles auroient dû assurément achever de tourner sur elles-mêmes ? Vous êtes trop équitable pour vouloir m’obliger à croire que ce soient des demi-Soleils ; cependant je ferai encore un effort en votre faveur. Ces Soleils ne se seront pas éteints ; ils se seront seulement enfoncés dans la profondeur immense du Ciel, et nous ne pourrons plus les voir ; en ce cas le tourbillon aura suivi son Soleil, et tout s’y portera bien. Il est vrai que la plus grande partie des étoiles fixes n’ont pas ce mouvement par lequel elles s’éloignent de nous ; car en d’autres temps elles devroient s’en rapprocher, et nous les verrions tantôt plus grandes tantôt plus petites, ce qui n’arrive pas. Mais nous supposerons qu’il n’y a que quelques petits tourbillons plus légers et plus agiles qui se glissent entre les autres, et font de certains tours, au bout desquels ils reviennent, tandis que le gros des tourbillons demeure immobile, mais voici un étrange malheur. Il y a des étoiles fixes qui viennent se montrer à nous, qui passent beaucoup de temps à ne faire que paraître et disparaître, et enfin disparaissent entièrement. Des demi-Soleils reparaîtroient dans des temps réglés, des Soleils qui s’enfonceroient dans le ciel ne disparaîtroient qu’une fois, pour ne reparaître de longtemps. Prenez votre résolution, Madame, avec courage ; il faut que ces étoiles soient des Soleils qui s’obscurcissent assez pour cesser d’être visibles à nos yeux, et ensuite se rallument, et à la fin s’éteignent tout à fait. Comment un Soleil peut-il s’obscurcir et s’éteindre, dit la Marquise, lui qui est en lui-même une source de lumière ? Le plus aisément du monde, selon Descartes, répondis-je. Il suppose que les taches de notre Soleil étant des écumes ou des brouillards, elles peuvent s’épaissir, se mettre plusieurs ensemble, s’accrocher les unes aux autres, ensuite elles iront jusqu’à former autour du Soleil une croûte qui s’augmentera toujours, et adieu le Soleil. Si le Soleil est un feu attaché à une matière solide qui le nourrit, nous n’en sommes pas mieux, la matière solide se consumera. Nous l’avons déjà même échappé belle, dit-on. Le Soleil a été très-pâle pendant des années entières, pendant celle, par exemple, qui suivit la mort de César. C’étoit la croûte qui commençoit à se faire ; la force du Soleil la rompit et la dissipa, mais si elle eût continué, nous étions perdus. Vous me faites trembler, dit la Marquise. Présentement que je sais les conséquences de la pâleur du Soleil, je crois qu’au lieu d’aller voir les matins à mon miroir si je ne suis point pâle, j’irai voir au ciel si le Soleil ne l’est point lui-même. Ah ! Madame, répondis-je, rassurez-vous, il faut du temps pour ruiner un monde. Mais enfin, dit-elle, il ne faut que du temps ? Je vous l’avoue, repris-je. Toute cette masse immense de matière qui compose l’univers est dans un mouvement perpétuel, dont aucune de ses parties n’est entièrement exempte, et dès qu’il y a du mouvement quelque part, ne vous y fiez point, il faut qu’il arrive des changemens, soit lents, soit prompts, mais toujours dans des temps proportionnés à l’effet. Les Anciens étoient plaisants de s’imaginer que les corps célestes étoient de nature à ne changer jamais, parce qu’ils ne les avoient pas encore vus changer. Avaient-ils eu le loisir de s’en assurer par l’expérience ? Les Anciens étoient jeunes auprès de nous. Si les roses, qui ne durent qu’un jour, faisoient des histoires, et se laissent des mémoires les unes aux autres, les premières auroient fait le portrait de leur jardinier d’une certaine façon et, de plus de quinze mille âges de roses, les autres qui l’auroient encore laissé à celles qui les devoient suivre, n’y auroient rien changé. Sur cela, elles diroient : Nous avons toujours vu le même jardinier, de mémoire de rose on n’a vu que lui, il a toujours été fait comme il est, assurément il ne meurt point comme nous, il ne change seulement pas. Le raisonnement des roses serait-il bon ? Il auroit pourtant plus de fondement que celui que faisoient les Anciens sur les corps célestes ; et quand même il ne seroit arrivé aucun changement dans les cieux jusqu’à aujourd’hui, quand ils paraîtroient marquer qu’ils seroient faits pour durer toujours sans aucune altération, je ne les en croirois pas encore, j’attendrois une plus longue expérience. Devons-nous établir notre durée, qui n’est que d’un instant, pour la mesure de quelqu’autre ? Serait-ce à dire que ce qui auroit duré cent mille fois plus que nous, dût toujours durer ? On n’est pas si aisément éternel. Il faudroit qu’une chose eût passé bien des âges d’homme mis bout à bout, pour commencer à donner quelque signe d’immortalité. Vraiment, dit la Marquise, je vois les mondes bien éloignés d’y pouvoir prétendre. Je ne leur ferois seulement pas l’honneur de les comparer à ce jardinier qui dure tant à l’égard des roses, ils ne sont que comme les roses même qui naissent et qui meurent dans un jardin les unes après les autres ; car je m’attends bien que s’il disparaît des étoiles anciennes, il en paraît de nouvelles, il faut que l’espèce se répare. Il n’est pas à craindre qu’elle périsse, répondis-je. Les uns vous diront que ce ne sont que des Soleils qui se rapprochent de nous, après avoir été long-temps perdus pour nous dans la profondeur du ciel. D’autres vous diront que ce sont des Soleils qui se sont dégagés de cette croûte obscure qui commençoit à les environner. Je crois aisément que tout cela peut être, mais je crois aussi que l’univers peut avoir été fait de sorte qu’il s’y formera de temps en temps des Soleils nouveaux. Pourquoi la matière propre à faire un Soleil ne pourra-t-elle pas, après avoir été dispersée en plusieurs endroits différens, se ramasser à la longue en un certain lieu, et y jeter les fondemens d’un nouveau monde ? J’ai d’autant plus d’inclination à croire ces nouvelles productions qu’elles répondent mieux à la haute idée que j’ai des ouvrages de la nature. N’aurait-elle le pouvoir que de faire naître et mourir des plantes ou des animaux par une révolution continuelle ? Je suis persuadé, et vous l’êtes déjà aussi, qu’elle met en usage ce même pouvoir sur les mondes, et qu’il ne lui en coûte pas davantage. Mais nous avons sur cela plus que de simples conjectures. Le fait est que, depuis près de cent ans que l’on voit avec les lunettes un ciel tout nouveau, et inconnu aux Anciens, il n’y a pas beaucoup de constellations où il ne soit arrivé quelque changement sensible ; et c’est dans la Voie de lait qu’on en remarque le plus, comme si, dans cette fourmilière de petits mondes, il régnoit plus de mouvement et d’inquiétude. De bonne foi, dit la Marquise, je trouve à présent les mondes, les cieux et les corps célestes si sujets au changement, que m’en voilà tout à fait revenue. Revenons-en encore mieux, si vous m’en croyez, répliquai-je, n’en parlons plus, aussi bien vous voilà arrivée à la dernière voûte des cieux ; et pour vous dire s’il y a encore des étoiles au delà, il faudroit être plus habile que je ne suis. Mettez-y encore des mondes, n’y en mettez pas, cela dépend de vous. C’est proprement l’empire des philosophes que ces grands pays invisibles qui peuvent être ou n’être pas si on veut, ou être tels que l’on veut, il me suffit d’avoir mené votre esprit aussi loin que vont vos yeux.

Quoi, s’écria-t-elle, j’ai dans la tête tout le système de l’univers ! Je suis savante ! Oui, répliquai-je, vous l’êtes assez raisonnablement, et vous l’êtes avec la commodité de pouvoir ne rien croire de tout ce que je vous ai dit dès que l’envie vous en prendra. Je vous demande seulement pour récompense de mes peines, de ne voir jamais le Soleil, ni le ciel, ni les étoiles, sans songer à moi.




Puisque j’ai rendu compte de ces Entretiens au public, je crois ne lui devoir plus rien cacher sur cette matière. Je publierai un nouvel Entretien qui vint long-temps après les autres, mais qui fut précisément de la même espèce. Il portera le nom de Soir, puisque les autres l’ont porté ; il vaut mieux que tout soit sous le même titre.


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