Erasme - L’évangélisme catholique

La bibliothèque libre.
Erasme - L’évangélisme catholique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 364-398).
ÉRASME

L’ÉVANGÉLISME CATHOLIQUE

L’ébranlement causé par Luther ne se propageait point dans des sphères sereines. Dès la fin du XVe siècle, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, comme en France, s’était éveillé un désir ardent de rénovation religieuse et de réformes. L’humanisme chrétien avait répondu à ces aspirations. Avant Luther, Erasme et Lefèvre avaient parlé. Hors de Wittenberg, et au sein même du catholicisme, s’était produit un mouvement doctrinal beaucoup plus dirigé contre une théologie que contre le dogme, les méthodes de l’école que les pratiques ou les formules de la foi. Le retour à l’antiquité chrétienne, à l’Écriture et aux Pères, un christianisme plus spirituel, une Église plus libre, telles étaient ces tendances qui avaient constitué l’Évangélisme. Courant profond et large, dont Luther s’était servi, qui le portait, qui s’enflait à sa voix. Mais à mesure que déviait le flot, se brisait son unité. Les élémens divers qui l’avaient formé, allaient cesser de se confondre. A la rupture avec Rome, répond une autre rupture, tout intérieure, celle du Réformisme. Derrière Luther un évangélisme révolutionnaire, une théologie qui se sépare de l’Église établie ; derrière Érasme et Lefèvre, un évangélisme modéré, intellectualiste ou mystique, qui, fidèle à ses origines, s’efforce de concilier, non de détruire, et rêve, dans le catholicisme, d’un esprit nouveau du catholicisme, laissant debout sa structure historique et son gouvernement.


I

Au début de 1520, la royauté d’Érasme est encore incontestée. « Tous les savans, lui avait écrit J. Eck, le 2 février 1518, sauf quelques porteurs de cuculles et quelques théologastres, sont érasmiens. » De Louvain où il réside alors, cette cour intellectuelle va le suivre à Bâle où il se fixe. Bâle, ville cosmopolite, libérale, savante, « où la douceur du ciel s’allie à l’aménité des habitans, » nulle autre capitale n’eût mieux convenu à celui qui ne voulait être « qu’un citoyen de l’univers. » Dans ce centre où se croisent les grandes voies de l’Europe, c’est l’humanisme entier, chrétien et lettré, qu’il représente et qu’il domine. Prodigieux d’activité, appliqué à ses travaux de philosophie,- d’exégèse, de polémique, protégé de Rome, courtisé des rois, loué à l’envi, jusqu’en Espagne, comme le prince des théologiens, consulté de tous, informé de tout, le « divin » Érasme est le souverain qu’on ménage, qu’on adule et qu’on écoute. Comment la France n’eût-elle pas subi l’entrainement ? Pas de pays qu’il n’aimât et n’appréciât davantage. Il y avait séjourné trois années sous Charles VIII, des mois entiers, et à plusieurs reprises, sous Louis XII. Séjours ou voyages lui avaient créé de précieuses amitiés. Des hommes d’Église comme Poncher ou Hüe, des magistrats comme Ruzé et de Loyne, des savans ou des lettrés comme Cop, de Brie, J. de Pins, Nicolas Bérauld, le reconnaissent pour chef ; et il serait facile de retrouver, dans les idées religieuses de Budé, l’influence des Adages ou de l’Enchiridion. » En 1520, la Folie est traduite dans notre langue. Trois ans plus tôt, François Ier avait commencé les démarches qu’il renouvellera à plusieurs reprises pour appeler Erasme à Paris. Vainement d’ailleurs ! Le maître préférait sa liberté. Il n’en garda pas moins pour la science française, pour l’esprit français, une véritable prédilection. Nos qualités répondaient aux siennes, à ce goût de la clarté, de la mesure, de l’éloquence, des idées raisonnables. « Je crains, écrivait-il en 1521, de regretter un jour d’avoir méprisé les offres de la France. » C’était presque une prophétie.

Qu’à Wittenberg, on comprît l’importance d’un tel concours, rien ne le prouve mieux que les efforts tentés pour l’obtenir. L’adhésion de Hutten, du petit cercle d’Erfurt pouvait servir beaucoup la cause de Luther. Mais Érasme, c’était l’humanisme international, et par lui, avec lui, l’Europe savante venant à la Réforme. Aussi, rien ne semblait plus naturel que d’arriver à une entente. Mêmes aspirations : le retour à l’Évangile ; mêmes ennemis : la scolastique et les moines. Ces raisons, des amis communs, Spalatin, Lang, se chargeaient de les faire valoir. Dès 1516, le premier avait transmis à Érasme les jugemens de Luther sur son œuvre, se flattant peut-être de le gagner à la doctrine de la justification. Le 13 novembre 1517, une nouvelle lettre de Spalatin appelle son attention sur la controverse luthérienne. Érasme eut-il alors connaissance des thèses célèbres contre les indulgences ? Nous l’ignorons. Personnellement, Luther se prêtait peu à ces démarches. Mais au début de 1519, les instances de Mélanchthon, surtout les controverses qui engageaient définitivement la lutte, devaient l’amener à une autre attitude. Le 28 mars, il écrivit à Érasme. Sous des éloges savamment calculés, c’était une proposition d’alliance qu’il venait offrir.

Le grand humaniste n’avait point attendu pour se faire une opinion. S’il proteste déjà qu’il ne connaît pas Luther, qu’il n’a pas lu ses livres, « sauf une ou deux petites pages, » il est plus informé qu’il ne veut le paraître, et c’est d’une curiosité bienveillante qu’il observe et s’instruit. Peut-être, dès 1517, avait-il eu l’écho des leçons sur saint Paul et songeait-il à leur succès en commençant ses Paraphrases par les Épîtres. A coup sûr, en 1518, il regarde vers Wittenberg. L’année suivante, il lit les Commentaires sur les Psaumes et la Tessaradecas. Il se fait renseigner sur l’état religieux de la Bohême, suivant ainsi le réformateur dans son évolution vers le hussisme. Et de la vie même du jeune moine, il n’ignore rien. Il loue la pureté de ses mœurs, la sincérité de ses convictions, la puissance de sa foi. S’il remarque déjà la violence de son tempérament, il admire sa science des Écritures et son sens profondément chrétien. Luther ne ramène-t-il point la théologie à ses sources ? N’est-il point le héraut, hardi, passionné, de l’Évangile ? Cette justice, Érasme la lui rendra pendant longtemps encore. En 1519, après la dispute de Leipzig, il écrit à l’archevêque de Mayence : « Luther a de belles clartés de la doctrine évangélique. » En 1520, au lendemain même de la rupture, il rend témoignage à Léon X de sa vie comme de son talent, et à un cardinal, Campeggio, il adresse ce jugement presque définitif : « Luther... a reçu de rares présens de la nature, un génie admirablement préparé à expliquer les obscurités de l’Écriture, à s’ouvrir aux lumières de l’Evangile. Sa vie était louée de ceux mêmes qui ne partageaient point ses opinions. C’est ainsi que j’ai été favorable à Luther : je dis mieux, moins à Luther, qu’à la gloire du Christ. »

C’était peu de le louer, Érasme s’emploie encore à le défendre. On trouverait peut-être sa main dans les pamphlets écrits contre les facultés de Louvain et de Cologne. En tout cas, publiquement, il intervient. Dans le déchainement des passions et des colères soulevées, dès la fin de 1519, « contre l’hérésiarque, » il y avait quelque courage à prêcher la modération, à dénoncer aux autorités religieuses, déjà alarmées, l’ignorance, la haine, la perfidie de certains de leurs défenseurs. Quoi donc ? Les violences de Luther ne sont-elles point provoquées par les violences de ses ennemis ? Il demande à discuter, on l’insulte ; Rome se tait, on le juge. Ceux-ci dénaturent sa pensée, falsifient ses écrits, et, au lieu de lui répondre, l’attaquent dans ses mœurs ; ceux-là lui répondent, tels Mazzolini et Alfeld, mais sans le réfuter : aux preuves solides qu’il emprunte à l’Écriture, ils n’opposent « que leurs syllogismes. » Moines ou docteurs s’efforcent d’étouffer sa voix, de supprimer ses livres, de le supprimer lui-même. « Hérétique ! antéchrist ! apostat ! » les chaires, les écoles, les places publiques retentissent de ces anathèmes. C’est la querelle de Reuchlin qui recommence, avec les mêmes procédés et la même fureur !... Comment ne voit-on pas qu’à menacer Luther, on l’enhardit ; qu’à l’accabler, on l’exalte ! La bulle même qui le condamne, « arrachée par les clameurs du parti intransigeant, » peut le frapper avec raison ; ce qui est déraisonnable, c’est la manière dont on le frappe. Avec des réformes, des ménagemens, de la justice, que n’eût-on pas obtenu ?

Luther n’ignorait pas ces sentimens que des confidences divulguées, des lettres rendues publiques, avaient mis au jour. Son entourage se flattait toujours de compter Érasme comme un allié. En cela, on se trompait. Érasme avait pu louer Luther et le défendre ; il ne songe pas à le suivre. Plus clairvoyant, moins enthousiaste que ses amis, dans le « drame » qui commence, il entend n’être qu’un « spectateur. » Luther l’attire et l’inquiète à la fois. Et dès 1518, se dessine cette attitude de neutralité, qui, en 1521, se changera en dissentiment, puis en opposition ouverte. La rupture bruyante a pu surprendre des observateurs superficiels. Elle était en germe dans cette abstention volontaire et réfléchie qu’Erasme s’était imposée au premier contact.

Aux avances de Luther et de Melanchthon il avait répondu, poliment, par un refus. Et quelque effort que fit, dans la suite, le parti luthérien pour l’entrainer, il demeura inébranlable. On le pressait de tous côtés, d’Allemagne comme de Bohême, et ne pouvant le conquérir, les évangéliques s’efforçaient de le compromettre. Son parti était pris, comme sa voie tracée d’avance. Ni les flatteries intéressées, ni les manœuvres, ni les menaces ne l’en détournent. Habilement, il se dégage. « Je n’accuse point Luther, écrit-il en 1518, je ne le défends point et je n’entends point me mêler à ses affaires. » — « Je ne suis ni son accusateur, ni son défenseur, ni son juge, » répétera-t-il en 1520. Indifférence calculée, qui ne l’empêchera point d’agir. Au moins entend-il garder sa liberté. A ses amis, à des prélats comme Marliano, le conseiller de l’Empereur, il écrira : « Aucune manœuvre ne me fera sortir de mon attitude intellectuelle. Je connais le Christ. Je ne connais pas Luther. » Aux amis du réformateur qui le pressent de s’enrôler dans leurs rangs, il riposte froidement : « S’il y a quelque bien dans ses œuvres, je le cueille ; s’il y a quelque mal, je le passe. » A mesure même que le conflit s’aggrave, ces protestations se multiplient. En 1520, Érasme peut être de ceux qui regrettent la bulle de Léon X ; il ne songe point un instant à s’associer à une révolte, il conseille la soumission. Il refuse de recevoir Hutten à Bâle. Visiblement, le grand érudit ne veut être ni entraîné, ni poussé dans la « faction nouvelle. » Il peut continuer encore à défendre Luther avec habileté et avec courage. Il n’est pas luthérien.

Lâcheté, envie, amour de l’argent et des honneurs, scepticisme d’épicurien et de négateur ?... Hutten et Luther l’ont souffleté de ces outrages, et ces accusations ont trouvé un écho dans l’histoire. Erasme eut lui-même à s’en défendre. Mieux que ses paroles, sa vie suffit à le justifier. Certes, on ne saurait nier que l’amour du repos, l’influence de ses protecteurs, une rancune secrète contre une renommée déjà égale à la sienne n’aient pesé sur son attitude. Mais ces petitesses n’expliquent point les préférences d’un grand esprit. A l’homme qui défendit Luther auprès de Léon X, ne manquait ni le courage intellectuel, ni même le courage. L’écrivain qui, pour rester libre, se déroba aux richesses et aux honneurs, n’oublia jamais sa dignité. Si donc, dès le début du schisme, il n’est point avec Luther, et que, bientôt, il sera contre lui, c’est au plus profond de son être qu’il faut chercher les raisons de sa conduite. Tout éloigne Erasme de Luther : sa nature, son rôle, son idéal.

Jamais deux caractères furent-ils plus opposés ? — Une âme religieuse, pénétrée, obsédée du sens du divin et de l’inquiétude du salut : une âme intellectuelle, faite d’équilibre, moins sensible que raisonnable, et où les facultés se contrôlent, se modèrent et se complètent ; un mystique qui jette aux pieds de son Dieu la raison humiliée et la liberté maudite : un sage qui croit à la noblesse de l’être comme à la beauté des choses, et bénit la vie comme la lumière du jour ; un théologien, familier d’absolu, avide de vérités, simples et crues, qui éclairent, qui consolent et qui sauvent : un lettré, historien et moraliste, habitué à saisir les nuances et la complexité des choses, se défiant, dans sa théologie même, des affirmations tranchantes et des dogmatismes étroits ; un homme d’action, qui se fait peuple pour parler aux foules, écrit, tonne, gesticule « pour les savetiers » qu’il veut convaincre : un aristocrate de l’esprit qui ne discute qu’avec l’élite et n’enseigne que des cénacles ; un génie national qui, dans la plus haute et la plus large des religions, reste l’interprète des sentimens et des aspirations de son pays : un génie universel qui unit toutes les idées de son siècle et la culture de tous les temps... comment ces contraires eussent-ils pu se comprendre, et surtout se concilier ? Avant de se tâter, Luther et Erasme s’étaient déjà jugés l’un l’autre. « Je lis notre Érasme, écrit le premier en 1517, et chaque jour décroit mon affection pour lui. Je crains qu’il ne travaille pas assez au règne du Christ et de la grâce. Les choses humaines ont beaucoup plus d’empire sur lui que les choses divines. » — « Luther nous a avertis excellemment de beaucoup de choses, pense déjà le second ; plût au ciel qu’il l’eût fait avec plus de modération I » A mesure qu’ils se connaîtront davantage, réformateur et humaniste verront mieux encore ce qui les sépare. Ils ont beau se ménager, ils ne s’aiment point. Ils se louent, mais avec réserves ; l’épine perce sous la fleur.

Ce ne sont point seulement les natures qui se heurtent, mais le sens de l’action, l’idéal de vie qui s’opposent.

Le grand humaniste est un pacifique. Par conviction, par tempérament, il est l’ennemi de toute violence, même au service de la vérité. « La paix et l’union, aime-t-il dire, voilà toute la somme de notre religion. » Comment donc, si favorable qu’il fût aux idées de Luther, eût-il pu approuver son attitude ? Ces emportemens, cette véhémence dominatrice, cette impatience d’avoir raison, l’effrayent. Dès le printemps de 1518, il confie ses craintes au recteur d’Erfurt. L’année suivante, c’est Luther lui-même qu’il s’efforce de modérer, « Prenons garde, lui écrit-il, de ne rien faire, de ne rien dire, qui sente l’esprit d’arrogance ou de faction...» Il priera Melanchthon d’agir pour que « le ciel tempère le style et l’esprit de son maître. » Peine perdue ! A l’exemple du Christ, Luther ne se flattait-il point d’être venu déchaîner la guerre ? A mesure que le réformateur redouble d’invectives et d’audace, grandit cette aversion. Après la bulle, Érasme stupéfait peut se demander « quel dieu agite » le grand révolté et le pousse à s’élever « avec cette licence contre le pontife romain, les écoles, les ordres. » Non, « nul ne retrouve ici l’esprit de l’Evangile. » Un an plus tard, c’est tout le parti dont les violences vont le détacher à jamais du luthéranisme comme de son chef.

Car Luther est dépassé. Contre la vieille faction des moines, des « pharisiens, » des « théologastres, » sa révolte n’a créé, en effet, qu’une « faction nouvelle, » aussi injuste, aussi étroite, aussi enragée : coalition d’élémens divers et mêlés, d’idées nobles, d’espoirs sincères, de chrétiennes attentes, mais aussi de haines, de licences, de débordemens, armée composite et disparate, qui suit son chef et qui le pousse, le jetant dans des violences contraires à sa doctrine et indignes de son génie. Voilà bien le sort de toute révolution de remuer cette lie humaine. De jour en jour, « la secte luthérienne croît en nombre, mais aussi en fureur, en imposture, en arrogance. Elle mord à pleines dents. Elle jette l’outrage à la face de tous avec une impudence barbare. » Ce sont « des fous et des sots... Que parlent-ils de renouveler le monde quand ils ne peuvent se réformer eux-mêmes ? Pour quelques-uns qui rêvent une réforme, combien ne cherchent que la folle liberté des plaisirs de la chair. » Combien aussi qui « n’envient que la richesse des prêtres ! » Ils n’ont que « cinq mots à la bouche : l’Evangile, la Parole de Dieu, la Foi, le Christ, l’Esprit. » Valent-ils mieux que les autres ? Mêmes abus, même intolérance, mêmes vices, mêmes procédés contre ceux qui refusent de les suivre ; Erasme, tout le premier, dont ils divulguent les lettres, qu’ils déchirent de leurs pamphlets, qu’ils salissent de leurs mensonges. Se prononcer entre eux et les moines, c’est tomber de « Charybde en Scylla. » Au fait, pourquoi choisir ? Quels que soient les défauts de la vieille Église, tout, plutôt que « cette liberté séditieuse » et ce tumulte. « J’aime mieux, avoue notre lettré, les pontifes, les évêques tels qu’ils sont, que ces Phalaris émaciés qui sont plus intolérables encore. »

Aussi bien, est-ce moins une réforme qu’une révolution : le contraire de cette rénovation progressive et pacifique rêvée par l’humanisme. Épurer la théologie au contact de l’Écriture et des Pères, spiritualiser la religion, en l’allégeant d’observances trop étroites, restaurer dans le catholicisme la liberté intellectuelle, la réforme érasmienne ne demandait point autre chose. Elle se flattait de renouveler l’Église sans la détruire, de la pénétrer sans la déchirer. « Il faut, disait son chef, traiter les choses de l’Évangile avec l’esprit de l’Évangile, » ou encore : « La piété exige que l’on cache parfois la vérité : il ne faut pas la montrer toujours, n’importe où, n’importe quand, n’importe à qui... Peut-être faut-il admettre avec Platon qu’il est des mensonges utiles pour le peuple ? » Ainsi, du vieil édifice l’humanisme chrétien entendait garder les fondemens et la structure. S’il bafoue les superstitions, il exalte la piété. S’il se moque des quiddités, des syllogismes, des barbarismes, il ne prétend point supprimer l’École. Il révise la Bible, non le dogme, et, flagellant les vices du sacerdoce, il n’en attaque point l’institution. Il ne veut de réformes que par la hiérarchie et avec la hiérarchie. — D’un geste brusque, Luther a jeté bas toutes ces méthodes. Aux suggestions discrètes, aux compromis, aux ménagemens, une parole âpre oppose un radicalisme hautain, des injonctions ou des menaces ; aux vérités en demi-teinte qui s’insinuent, des formules intégrales et brutales qui s’imposent. Et à quels pouvoirs s’attaque-t-elle ? A cette cour brillante de Rome, tolérante et humaine, ces évêques, généreux et cultivés, qui protègent la culture et ont pris la direction du progrès intellectuel. Et à quels pouvoirs surtout s’adresse-t-elle ? A la foule. Il eût fallu disserter dans les écoles, entre théologiens ou lettrés, et convaincre les évêques ou les princes, peu à peu, doucement, à force de patience et de raison. La voici qui jette le débat sur la place publique, dans les carrefours, dans les échoppes. Le peuple théologien ? Quelle dérision ! Et la voici encore qui s’en prend à tout, non seulement aux abus, mais aux traditions, aux habitudes, au culte, ne craignant personne, fonçant sur qui lui résiste, condamnant qui la condamne. De réforme pacifique il est bien question ! La lueur douce qui filtrait peu à peu dans les âmes est devenue l’incendie qui embrase. À ceux qui prétendaient encore souder le mouvement luthérien à l’humanisme, Érasme pouvait répondre par la phrase célèbre : « J’ai couvé un œuf de colombe, Luther en a fait sortir un serpent. » Dans cet héritier illégitime, il ne se reconnaît plus.

La pièce est devenue une tragédie. Et maintenant on peut voir que le dernier acte est tout l’opposé du scénario primitif. Les progrès promis et attendus, où sont-ils ? — D’une part, dans cette fièvre théologique qui brûle tous les cerveaux, plus de place pour la douce et sereine quiétude du savoir. Ce n’est point seulement la vraie réforme, c’est la culture que les réformateurs menacent. Qu’attendre d’un parti dont le chef lui-même a dénoncé toute recherche rationnelle comme une erreur et un péché ? On ne lit plus Cicéron ou Homère, mais la Bible et saint Paul. On ne récite plus de vers, mais des versets. Tout le monde dogmatise. Les qualités aimables de la raison humaine, créatrice de beauté et de bonheur, ont fui devant l’exaltation farouche des âmes éprises de vérité et de salut. Les universités sont en déclin, nombre de chaires sont désertes, ce Presque toutes les études, écrira Erasme, en 1525, sont en ruine comme la culture lettrée. — D’autre part, pour défendre le dogme menacé, jamais le dogmatisme ne s’est fait plus étroit. Une réaction furieuse va s’en prendre aux humanistes du malheur des temps et, pour combattre la licence, « rendre plus dure la servitude. » Dans la tourmente, partisans des vieilles doctrines, des observances, du conservatisme, du passé, ont serré leurs rangs et relevé la tête. Et cette fois, c’est au nom de l’unité menacée qu’ils vont s’attaquer à tout élargissement de la pensée religieuse ou de la discipline. Hébraïsans, hellénistes, exégètes ou philologues, ceux qui touchent au texte sacré de la Vulgate, ceux qui osent critiquer le canon des Écritures, ceux qui parlent de rendre l’Évangile au peuple, tous suspects, tous complices ! Il faut brûler les livres d’Erasme, comme ceux de Luther, extirper toute culture pour détruire le schisme. — De ces clameurs furieuses qui montent plus pressantes, plus hostiles, comment le grand érudit ne serait-il pas troublé ? Et quel meilleur moyen de défendre les Lettres que de séparer leur cause, en se séparant lui-même de la cause de Luther ? Rien donc de commun entre Wittenberg et Bâle. Aux théologiens de Louvain ou de Cologne, Érasme dénoncera les confusions injustes qui s’accréditent. Il met en garde ses protecteurs et ses amis. Il écrit à Wolsey. Il détourne Reuchlin d’entrer dans le parti ; on ne doit point laisser croire que le mouvement nouveau est la suite de sa querelle. Léon X lui-même, bien placé cependant pour discerner les deux Réformes, est prévenu. On comprend qu’Erasme fasse tout, pour que la haine qui s’attache à Luther ne retombe point sur les Lettres. En défendant son orthodoxie, c’est du même coup l’orthodoxie de la Renaissance chrétienne qu’il justifie.

Sentimens intimes, horreur des violences, conceptions réformistes, culture intellectuelle, c’est tout cela qui oppose Érasme à Luther, et enfin, bien plus encore, c’est sa vie même, brisée, broyée, avec ses espoirs les plus nobles, et dont il ne pardonnera point à son grand ennemi le douloureux écroulement. Oh ! ce rêve d’une Europe, d’une Église pacifiée dans le progrès de la raison, de la liberté, de l’amour ! De 1516 à 1520, il semble que l’humanisme le touche du doigt. Après les grandes secousses des premières années, le siècle se repose. Un pape « débonnaire » et lettré, de jeunes princes amoureux d’art, de plaisirs et de fêtes, une diplomatie habile et heureuse qui ajuste leurs différends dans les trames de ses intrigues et de leurs alliances, la Renaissance partout acclamée et triomphante : le présent est si plein de promesses ! Poussé vers les conquêtes de l’esprit ou les découvertes des continens, saisi de la douceur de vivre ou de la volupté de savoir, le monde est désormais à l’abri des commotions. La Salente nouvelle ne doit plus connaître d’autres débats que les discussions savantes ou polies, les jeux des cours d’amour ou des cénacles, les disputes théâtrales et futiles qui charment les heures. Apollon calmera toujours les caprices d’Éole. — La trêve a été courte. En 1519, l’élection à l’Empire réveille les querelles des princes. Mais qu’est cela, auprès de la guerre des dogmes ? Voici bien l’explosion qu’Érasme redoutait, le cyclone prévu, mais foudroyant, qui va balayer l’Allemagne. Un bruit assourdissant de vociférations et de libelles, la discorde, bientôt l’émeute, dans l’église, sur la place publique, des couvens fermés ou détruits, des moines qui défroquent, des prêtres qui se marient, des seigneurs qui pillent, des prophètes qui dogmatisent, puis, sous l’empire de la grande névrose religieuse dont Luther lui-même s’épouvante, la multiplicité des sectes, l’anarchie morale ou sociale, des brutes illuminées et fanatisées qui, affranchies de l’Église, veulent jeter bas la société, des châteaux qui flambent, le Christ prêché par le fer et par le sang, un pandémonium de démens et de scélérats qui se croient appelés par l’Esprit à changer le monde ; et ces fureurs au nom de l’Évangile ! Quel spectacle offre la moitié de l’Europe ! Jamais licence plus grande n’a été donnée « à l’impudence, à la sottise, au crime... » Le monde retourne « à la barbarie turque. » Il n’y sera bientôt plus d’asile pour la pensée ; où le sage fuirait-il ?... « Il vaudrait mieux cultiver son champ. »

Décidément, Érasme sera catholique. Et être catholique, c’est rester avec Rome, chef et symbole de l’unité. Dès 1519, il avait écrit à un ami de Bohême, qui le pressait de se joindre à Luther : « Je serai pour lui, s’il est avec l’Église. » Un an plus tard, il précise : « Je reconnais l’Église romaine, qui ne diffère point, à mon sens, de l’Église catholique. Ni la vie, ni la mort ne me sépareront d’elle, à moins qu’elle-même ne se sépare du Christ. » La réserve même du début ne tiendra pas longtemps. En 1518, l’humaniste pouvait s’abstenir encore, suivre d’un regard bienveillant ou amusé les attaques contre les indulgences, la scolastique et les moines. Après la Captivité de Babylone, le doute n’est plus permis. Luther est d’un côté, l’Église de l’autre ; non seulement il faut choisir, mais il faut combattre. Dès la fin de 1521, les instances de Rome, les démarches des princes, de ses amis, les violences des luthériens, la pression de l’opinion catholique ne lui laissent plus le moyen de se dérober. « Ils me traitent comme un adversaire, écrit-il à Mazzolini : je le suis. » — Ce n’est plus seulement par des raisons de sentiment. Il a pris une conscience plus nette du conflit doctrinal : celui-là même qui va heurter la Réforme et la Renaissance et, avec elles, deux conceptions du christianisme : l’une qui, pour en faire goûter l’efficace consolatrice, lui immole la nature ; l’autre qui, pour en montrer l’universelle vérité, lui incorpore l’esprit humain.


II

Pour prendre position, le grand lettré n’a qu’à rester fidèle à lui-même. Si, déjà, il regrette des écarts de pensée et de style qui, en 1511, n’offraient aucun danger et dont la Cour romaine donnait d’ailleurs l’exemple, tout au moins il ne désavoue en rien, ni son idéal religieux, ni ses méthodes intellectuelles. Il s’honore au contraire de cette unité qui rattache son âge mûr à sa jeunesse, ses travaux de 1520 aux Adages et à l’Enchiridion. « Personne, écrit-il alors, ne pourra jamais m’opposer une seule assertion dans laquelle je me montre contraire à moi-même. J’écris ce que j’écrivais autrefois. » Et à Luther dont il relève les contradictions, il peut déclarer fièrement : « J’ai toujours écrit, toujours dit, toujours pensé les mêmes choses. » Ainsi, du terrain qu’il a choisi, où il se meut, rien ne le fera dévier, ni la révolution qui se déchaîne, ni la réaction qui s’enhardit. Son aversion pour les moines et l’Ecole ne l’a point jeté dans le parti luthérien ; sa rupture avec Luther ne le rapprochera pas davantage de l’École et des moines. Injures, soupçons, attaques passent sur lui, non sans l’émouvoir, mais sans l’ébranler. Et ce qu’il veut, ce qu’il défend toujours, comme jadis, c’est l’idéal que ses amis et lui-même ont formulé avant Luther, le principe initial de l’Évangélisme : le retour à l’Évangile. Il dira avec énergie, en 1522 : « Il faut restaurer le royaume de Dieu, c’est-à-dire la doctrine évangélique. » Par là, il n’entend point une forme nouvelle d’Église ni de croyance, mais un rajeunissement de la croyance comme de l’Église, par un accord entre la foi et la culture, l’autorité et la liberté, les idées de tradition et de réforme.

Œuvre critique surtout. Elle consiste, en premier lieu, à épurer la religion des abus séculaires : abus de la pensée, de l’autoritarisme ou de la piété. On sait comment, depuis vingt ans, les humanistes s’étaient acquittés de la tâche. L’ironie cinglante de la Folie ou de l’Enchiridion avait plus contribué que de lourds traités à discréditer la vieille théologie. A l’âpreté de ces attaques ou des satires, la révolution religieuse ne retranche rien. La Méthode parue en 1519 avait résumé les griefs de l’évangélisme érasmien. En 1524, ce sont les Colloques qui, sous une forme mordante, vont livrer au ridicule les défenseurs attardés et obstinés des vieux usages. Vendeurs de pardon et trafiquans de miracles, théologastres ignorans qui déclament contre la science, moines corrompus qui matérialisent la dévotion, prêtres à l’affût de bénéfices, pharisiens des observances qui ne craignent point d’offenser Dieu, mais ne sauraient omettre la syllabe d’une prière ou la formule d’un rite, voici de nouveau toutes les sottises, toutes les superstitions, tous les judaïsmes dénoncés, flétris, flagellés par l’implacable ironiste. Ces traits ramassés dans les Colloques, nous les retrouvons épars dans ses autres œuvres : les lettres, les polémiques, les commentaires. La gravité tragique des événemens n’enlève rien à sa verve. On comprend les colères que devaient éveiller pareilles attaques. Imprudences souvent stériles d’ailleurs, et qui donnèrent plus d’une fois aux ennemis d’Érasme les argumens qu’ils cherchaient pour l’accuser d’être luthérien.

Heureusement, il y a autre chose dans cette œuvre critique. N’eût-il fait que railler les abus, l’érasmianisme n’eût guère été qu’une négation. Mais les textes qu’il publie, les méthodes qu’il applique, contiennent une doctrine autrement féconde, celle qui va conduire à une analyse plus complète, plus rigoureuse des élémens dont la pensée, les institutions, la vie chrétienne sont constituées.

Nous en connaissons le point de départ. Restaurer l’Écriture et les Pères… Effort immense, qui prépare tous les autres et sans lequel nulle réforme, nul progrès ne sont possibles. De cette maxime fondamentale vont naitre les grands travaux qui, depuis 1516, se succèdent sans relâche. L’Écriture d’abord ! En 1516, Érasme avait publié, sur les manuscrits grecs, la révision, la traduction latine du Nouveau Testament. Une seconde édition paraît en 1518 ; une troisième en 1521, une quatrième en 1524. Revoyant sans cesse son travail, consultant de nouveaux manuscrits, fouillant partout, à Bâle, à Constance, à Bruges, à Strasbourg, appelant de lui-même les critiques des théologiens, amis ou adversaires, comme Fisher, Biard, Le Masson, Érasme se flattait de donner une édition définitive. On sait l’influence prodigieuse qu’exerça cette publication. En 1518, elle s’enrichit des Adnotationes, expliquant le texte sacré à l’aide de la grammaire et des anciens commentateurs, comme Origène, saint Hilaire, saint Jérôme, saint Chrysostome. « Tout autre ouvrage, avait dit l’auteur, n’est qu’un jeu à côté de celui-là. » Ces notes rédigées, il songe encore à un commentaire sur l’Épitre aux Romains, le cinquième évangile du luthéranisme. Et enfin, le Nouveau Testament « restitué » pour les théologiens, il va l’expliquer à l’élite. Une exposition simple et claire, en langue polie, mettant en saillie les doctrines fondamentales, les enseignemens ou les faits, tel est le travail qu’il entreprend, à l’usage des gens du monde ou des gens de lettres. En 1518, il commence les Paraphrases, celles sur les Epîtres de saint Paul ; en 1521, à la demande du cardinal de Sion, celles sur les Évangiles ; en 1524, celles des Actes qu’il dédiera à Clément VII. Œuvre capitale, dans la théologie érasmienne, puisque nous y trouverons presque toutes ses idées sur la nature et la valeur du christianisme, le problème moral, les justifications, la grâce et le péché.

Voilà donc, sous une double forme, l’Evangile « retrouvé. » Et après la Bible, les Pères. — En 1519, Érasme avait publié Saint Cyprien : en 1522, il édite Saint Hilaire, les Commentaires d’Arnobe sur les Psaumes. En 1525, sont traduits quelques Traités de saint Chrysostome « qu’il serait très opportun de faire connaître tout entier. » En 1527, paraît Saint Ambroise ; en 1528, Saint irénée ; en 1529, Lactance, et, dans ces mêmes années, le prodigieux érudit révise, annote, publie Saint Augustin. Mais son œuvre préférée est encore Saint Jérôme. On peut dire qu’il passa presque toute sa vie à lire, à étudier, à faire revivre celui qui fut son maître. Il avait entrepris, dès 1516, la publication de ses Lettres ; il y revient, en 1521, puis, en 1524, et, l’année suivante, c’est l’œuvre intégrale qu’il donne. « J’y ai restitué une foule de choses qui m’avaient échappé, » écrit-il à Egnatius. — Ce grand travail d’éditions absorba Érasme jusqu’à sa fin. Malade, infirme, chassé de Bâle par la Réforme, il trouva encore la force de publier, en 1532, Saint Basile ; cinq ans plus tôt, il avait commencé à réunir les fragmens d’Origène. Il eut cette dernière joie de les voir imprimer avant que la mort ne fit tomber la plume de ses mains.

Ainsi, en moins de vingt ans, c’est toute l’antiquité chrétienne rendue à la lumière. Labeur sans égal, dont on reste confondu et qui reste le meilleur, sans doute, de la gloire d’Érasme. Qu’apportait-il ? Peu de chose en apparence. Des textes épurés, une traduction plus exacte, des commentaires plus riches, empruntés à l’histoire ou aux Pères, bref, une contribution d’historien et de philologue aux sciences sacrées. « Je me suis uniquement appliqué, dit notre érudit, à mettre au jour de très anciens auteurs et à corriger ceux dont le texte est corrompu. » De quoi donc l’orthodoxie s’effrayerait-elle ? Rétablir le contact de la théologie avec l’hébreu et le grec, lui ouvrir d’autres horizons que la pensée du moyen âge, est-ce l’altérer, ou, au contraire, l’universaliser et l’enrichir ? A tout prendre, l’exégèse ne propose pas un système, mais une méthode.

Une méthode ? N’est-ce que cela en vérité ? Et qui n’en mesure les conséquences ? Quelque soin que prenne l’auteur à se défendre de toute attaque, à ne proscrire que les abus de la scolastique, les arguties et les « sophismes, » c’est en réalité, avec la dialectique, l’édifice construit par elle qui tombe à terre. Ce sont, mises à part dans la spéculation, toutes les vérités qui n’ont point de fondement solide dans l’Écriture ou de relation directe avec notre âme ; vérités « inutiles, » qui peuvent être l’aliment des discussions d’école, non de la vraie religion et de la piété chrétienne. Ramenée à l’exégèse et aux problèmes moraux, la théologie se détournera « des causes premières et des substances, » vers cette réalité vécue qu’est l’histoire, vers cette réalité vivante qu’est l’âme humaine. Elle renoncera à explorer le mystère de l’être de Dieu, pour s’incliner vers le problème de ses rapports avec l’homme ; elle descendra de l’abstrait pour s’installer dans la vie. Voilà donc limité le domaine propre de la science religieuse. — Et n’est-ce que cela encore ? Dans ce domaine, c’est le cercle des définitions strictes et des croyances nécessaires qui se rétrécit. Il n’était pas indifférent de remettre la spéculation en contact avec les Pères. Un Origène, un saint Jérôme étaient pour elle des maîtres autrement libres, autrement hardis que ces « modernes » qu’elle s’était habituée à suivre aveuglément. On avait pu voir ce que Luther avait tiré de l’augustinisme. Les Annotations allaient montrer à leur tour comment les grands exégètes des premiers siècles avaient interprété les Évangiles. Que l’on compare donc les deux théologies ! Comment ne pas remarquer la part d’idées, de « vérités théologiques, » d’opinions humaines, incorporées au dogme, de prescriptions ajoutées aux préceptes, sans nécessité évidente et sans profit pour le salut ? Comment aussi ne pas voir que, sous l’effort continu des théologiens, des canonistes, c’est la liberté chrétienne qui se restreint de plus en plus ? Et, par exemple, si les Pères ont varié sur la nature du mariage, si la confession a son origine dans les consultations secrètes demandées jadis par les fidèles à leurs pasteurs, pourquoi ériger en article de foi cette division des sacremens, telle que le Lombard l’a établie ? S’il y a des contradictions, « des fautes de mémoire, » des erreurs de détail dans les Livres saints, ne sont-ce point nos théories de l’inspiration que nous avons à réviser ? Si l’épître aux Hébreux, comme le veut saint Jérôme, n’est pas de saint Paul, s’il y a des doutes sur tel verset de saint Jean, comme celui des Trois Témoins, le canon des Écritures est-il invariable ? Et s’il est vrai que les Apôtres ou les Évangélistes aient écrit en langue vulgaire, pour le peuple, comme le peuple, de quel droit empêcher les fidèles de lire l’Écriture dans la langue de leur pays ?… Accumulez ces petits faits, dites-vous qu’il y eut un temps dans l’Église où on n’enseignait pas, où on n’imposait pas telle doctrine enseignée, imposée par les écoles, et demandez-vous où aboutit maintenant ce grand travail critique de l’érasmianisme. Non, en vérité, il ne change pas seulement les méthodes, il ne déplace pas seulement les problèmes, c’est le bloc doctrinal que le moyen âge a constitué qu’à son tour il dissocie.

La vraie réforme, la voici donc. Elle n’est point dans une théologie nouvelle, une interprétation du christianisme qui ruine l’Église sous prétexte de l’épurer. Elle est, dans l’Église même, une séparation plus nette des deux élémens qui la composent : dogme et « opinions, » religion et observances, loi morale et règlemens, autorité et formes de l’autorité : bref, l’œuvre de Dieu, spirituelle et immuable, l’œuvre des hommes, positive et mobile : action en bornage qui peut, seule sauver l’unité organique en faisant la part des changemens. Ce travail d’analyse, de dissection, qu’avaient amorcé déjà l’Enchiridion et la Méthode, Érasme va le pousser à fond dans ses écrits ultérieurs : les Paraphrases ou les Colloques, et le petit traite qu’il dédie, en 1522, à l’évêque de Bâle « sur l’usage des viandes. » Nous allons voir à quoi il va conclure.

Que notre humaniste soit traité en ennemi, en suspect, qu’on lui reproche d’unir sa voix, par momens, à celle de Luther, pour dénoncer les confusions et les abus, peu lui importe. Il ne conteste pas les rapprochemens, mais du même coup, aussi, il marque les distances. Il sait ce qu’il veut et où il va ; ce qui est intangible, ce qui est révisable. Épurer la théologie, c’est classer simplement ses ordres de concepts. Vérités dogmatiques, vérités théologiques, certaines ou probables, simples « opinions : » les voici dans leurs degrés de certitude. Si les premières s’imposent à tous et ne peuvent être discutées de personne, si l’Église, mais l’Église seule, a le droit de formuler, et en nombre restreint, les secondes, dans le dernier domaine, une seule chose est possible : la liberté. Il faut surtout que les théologiens se guérissent de cette maladie qui leur est propre, celle de définir. Opinions, que les systèmes de saint Augustin, de saint Thomas, d’Occam, sur les rapports de la liberté humaine et de la grâce ; opinion, que la doctrine de Luther lui-même sur la justification... Sacrifierons-nous l’unité de l’Église à ces querelles ? Les écoles proposent, l’Église impose : elles cherchent, l’Église conclut : elles expliquent, l’Église formule. Point d’articles nouveaux ajoutés à la croyance générale et publique, en dehors des vérités nécessaires à notre sanctification.

Épurer la religion, ce n’est point détruire les moyens extérieurs que l’Église nous procure, c’est les ramener à leur rang et leur donner leur véritable sens. Observances, cérémonies, règlemens ecclésiastiques, n’ont point par eux-mêmes une valeur propre. Y mettre l’idéal de la vie chrétienne, c’est la « judaïser. » Et décidément aussi, il y en a trop. La croyance en leur efficacité en a multiplié le nombre. Le peuple en est-il plus religieux et plus moral ? Excessif le nombre des fêtes, elles ne sont trop souvent qu’une école de jeu, de paresse et de débauche. Excessif le nombre des indulgences et des pardons. Il est devenu un trafic, un pillage éhonté, un tribut sur le repentir : « On vend la rémission du Purgatoire : on ne la vend point seulement à qui l’achète, on l’impose à qui la refuse. » Excessif, l’accroissement prodigieux des dévotions et des cultes particuliers. On n’invoque plus seulement le Christ, mais « des parties de son corps : » la Vierge et les saints, mais « les reliques les plus fabuleuses. » Excessifs, les jours de jeûne ou d’abstinence. « On arrive à ne plus savoir que manger une partie de l’année... » Les œufs sont-ils permis ? Le lait est-il défendu ? Et à qui profitent les dispenses ? « Si un édit ordonnait que les riches vécussent, en ces jours, frugalement, et que leur superflu fût donné aux pauvres. alors seulement on rétablirait l’égalité... » Eh quoi ? Faut-il donc, comme Luther, les abolir ? Non. Les expliquer, les ramener à leur rôle d’hygiène morale, les élaguer, et pour beaucoup, les laisser libres, comme l’antiquité primitive les a connues, voilà le vrai moyen de décharger les consciences chrétiennes.

Et enfin épurons l’autorité. C’est ici surtout que, depuis longtemps, humanistes et réformistes ont rappelé à l’envi le caractère spirituel de l’Église et de son gouvernement. Trop de prélats oublieux qu’ils sont des pasteurs, « appelés à paitre, non à tondre le troupeau. » Trop de censures, de décrets, de taxes, de tribunaux, d’amendes ; trop de tendances à gouverner par des moyens humains, à coups de privilèges, d’immunités et de contraintes ; trop de penchant, chez ces hommes d’Église, à se substituer à Dieu, à croire à leur infaillibilité propre comme à leur toute-puissance. Faut-il donc rejeter la primauté et le sacerdoce ? A Dieu ne plaise ! Mais qui ne voit ici clairement le travail de séparation qui doit se faire : celle du spirituel et du temporel, et dans le spirituel même, des formes juridiques, historiques, que l’autorité a revêtues et des moyens évangéliques que son fondateur lui a attribués : « Lapider est le fait des Juifs, guérir, des chrétiens. » Une société ne vit point sans garanties et sans droit. C’est fortifier l’autorité que la définir.

Nous commençons à entrevoir comment, sous l’œuvre critique, se dégage une œuvre positive. Réforme mesurée, modérée, qui répond bien au génie du maître, mais aussi à sa notion plus historique et morale que dialectique du christianisme : unité et variété à la fois, identité et changement, autorité et liberté, seule conciliation possible entre les exigences de sa propre vie et celles de la vie intellectuelle ou morale des siècles. Et s’il le conçoit tel, c’est qu’aucune représentation religieuse n e répond mieux à sa philosophie générale du développement et de la vie. Sur cette notion fondamentale, Erasme va contre Luther reconstruire les assises du vieil édifice. L’opposition doctrinale ébauchée en 1519, va se formuler nettement en 1524 et en 1525 dans les deux traités de la Diatribe et de l’Hyperaspistes. Du christianisme catholique, le grand humaniste va défendre les principes constitutifs : son universalité, son unité.


III

« Où ai-je dit que la vie de l’homme fût un péché ?... » Dans cette remarque faite en 1519, se traduit déjà l’antithèse initiale qui va mettre aux prises Érasme et Luther, et bientôt, derrière eux, la Renaissance et la Réforme. Le grand érudit ne s’y trompe pas. Cette conception de la vie est la ligne de partage. Ici, point de transaction possible. Pour Luther, croire est nier la valeur de l’homme : de l’absolu théologique où il s’est placé, le réformateur foudroie la liberté et la raison. Pour Érasme, croire est unir à la foi les aspirations humaines, et dans la voie moyenne où il se meut, le philosophe cherche le point où l’homme et Dieu se retrouvent. Le christianisme est universel parce qu’il se concilie toutes les forces intellectuelles et morales de la nature dont il est l’harmonique achèvement.

La croyance serait-elle donc une pure notion spéculative, et aux yeux de l’écrivain, la vérité de la religion aurait-elle son fondement dans un syncrétisme rationnel ? Cela, les ennemis, évangéliques ou orthodoxes, d’Érasme, l’ont répété. Un « impie, » diront Luther et les sorbonnistes ; « un libre penseur, » ajouteront les modernes ! Nul humaniste cependant qui ait affirmé avec plus de force cette nécessité de la foi, qui va devenir, comme l’Écriture, le ralliement de l’Évangélisme. Il avait pu écrire déjà dans l’Enchiridion : « La foi est la seule porte qui nous mène à Jésus-Christ. » Cette notion toute chrétienne s’accuse dans les premières Paraphrases écrites en 1517 et en 1518, peut-être sous l’influence du luthéranisme naissant. Cette foi, « à laquelle nul n’est contraint, mais à laquelle tous sont invités, » n’est pas seulement pour Érasme une évidence de la pensée ; elle est une adhésion totale de l’être : « l’œil qui voit et connaît Dieu, » et, en même temps, cette vérité qui échauffe et qui console, cette conviction « qui croit au message » et cette confiance qui « s’abandonne à la promesse. » Elle est le principe de notre justice. « J’appelle l’Évangile, la justification par la foi en Jésus le fils de Dieu, que la Loi a promis et figuré. » Elle est la condition de notre pardon comme de notre pénitence. « Quand le Christ remet les péchés, il ne parle point de nos satisfactions et de nos œuvres... Il suffit de venir aux pieds de Jésus. » Elle est enfin « le point de départ » de notre béatitude. « Tout ce qui nous est donné pour la vraie vie, par la bonté divine, nous est donné seulement par la foi... Dieu veut que le salut des hommes dépende de sa miséricorde et non de nos mérites... Où est la voie ? Où le salut ? Dans nos mérites et le bienfait de la loi de Moïse ? Où donc alors ? Dans la munificence toute gratuite du Père. Nous ne sommes que l’organe de la puissance divine qui exerce son action en nous. » Retenons ces formules. Visiblement, à l’heure même où la doctrine de la foi s’affirme comme l’essence du christianisme, Erasme tient à publier son adhésion. Il est avec Luther pour exalter la foi et la gratuité de la grâce. — Il n’est point avec lui, contre l’homme. « Spiritualiser » le christianisme n’est point le mutiler.

Du dogme luthérien, tout le détourne, sa nature comme sa culture. Il est trop ennemi des extrêmes pour souscrire à une condamnation sans réserve et sans appel. « Ceux-là exagèrent singulièrement le péché originel, dit-il, qui prétendent que les forces les meilleures de la nature humaine sont tellement corrompues qu’elle ne peut rien par elle-même que haïr et ignorer Dieu... » « Hyperboles ! » dont Luther est coutumier. Érasme volontiers eût dit, avant Pascal, le modifiant légèrement : « Deux excès : exalter la nature ou la condamner. » Mais s’il est trop chrétien pour croire à la bonté originelle de l’homme, il est trop humaniste pour admettre sa corruption totale. Depuis longtemps, ses idées sont arrêtées, et avec Platon, c’est le dualisme qu’il affirme. « L’homme est un composé... » Nulle assertion plus évidente pour lui et plus conforme à la nature des choses. Quand tout, dans l’univers visible, est un mélange de bien et de mal, d’erreur et de vérité, comment l’homme échapperait-il à cette loi ? Elle seule explique la vie : la contrariété de nos penchans, la divergence de nos doctrines. Sur elle seule se fondent nos théories et nos méthodes d’éducation. Si nous naissions également intelligens et bons, d’où viendraient l’ignorance et le mal ? Si également pervers, quelle énigme que nos penchans au bien et notre aptitude au progrès ! Et quelle condition serait la nôtre, pire que celle de la brute « capable au moins de reconnaissance, de bonté et d’efforts ! » Sur ce terrain solide de l’observation morale ou psychologique, Erasme est à son aise pour contester l’idée luthérienne du péché. Il puise dans l’étude de l’homme ses meilleures armes pour défendre l’homme. Et en fait, si la nature est totalement corrompue, comment le christianisme se peut-il concilier avec l’expérience ? Mais, inversement aussi, si la nature est capable de vérité et de vertu, où est la nécessité du christianisme ? Problème redoutable que Luther a soulevé et dont la philosophie religieuse d’Érasme va chercher la solution.

Cette solution, ce n’est point à la foi, tout d’abord, qu’il la demande. Pour prouver le christianisme, il ne se place point au dedans, mais au dehors ; non aux profondeurs de la doctrine, mais aux sommets de l’histoire. Et ce qu’il voit, ce n’est pas, comme Luther, la contrariété, mais la continuité. Loi de nature, loi des œuvres, loi de la grâce, ou en d’autres termes : antiquité, judaïsme, christianisme, telles sont les étapes qui s’appellent, se préparent, se complètent. Ces formes, successives et progressives, que Luther avait séparées et opposées, Erasme les réunit dans sa démonstration du christianisme universel.

Que l’homme, depuis sa chute, ait été abandonné à la corruption totale de sa raison ou de sa volonté, contre cet anathème proteste toute son histoire. Ce qu’elle nous montre, ce n’est point l’uniformité du mal, mais des contrastes ; dans ce fleuve boueux de misères ou d’erreurs, il y a des paillettes d’or. Même séparée de Dieu, la raison antique a pu, au spectacle de ses œuvres, le concevoir et le connaître. « Platon a enseigné comme les poètes que le monde a été créé, que l’âme survit au corps. » Les philosophes ont enseigné que Dieu était esprit, « puissance souveraine et souverain bien partout présent, circonscrit nulle part. » Ces idées sont-elles des erreurs ou des vérités ? Même sans la Loi, la volonté a eu pour se guider cet idéal de bien qui ennoblit les mœurs et les lois non écrites qui dictent le devoir. La sagesse humaine a « séparé l’honnête de l’utile, proclamé l’excellence du dévouement, prêché les vertus domestiques, la pudeur, la modération, la générosité et la justice... » Ces règles sont-elles ou non conformes au Décalogue ? Même sans la grâce, l’homme a pu pratiquer quelques-unes de ces vertus qu’il avait appris à connaître. L’antiquité a eu ses débauchés et ses monstres : un Alcibiade ou un Tibère. Mais elle a eu aussi un Aristide et un Socrate, un Décius et un Caton. Elle a connu le remords, exercé la bienfaisance, goûté la douceur du pardon et l’héroïsme du sacrifice. Cette noblesse des grandes âmes ne serait-elle que mensonge et orgueil ?

Concluons qu’il y a eu, de tout temps, dans notre nature, un élément de vérité et de moralité. Elément rationnel, car par un renversement remarquable des valeurs, contre le nominalisme théologique, ce n’est plus la liberté, mais l’intelligence qu’Érasme remet au premier plan. « Il y a une raison dans tout homme, et dans toute raison un essor vers le bien. » Voilà la loi « non écrite, » gravée en nous, comme le sceau du créateur sur l’âme, qui, nous mettant à part et hors pair dans l’universalité des êtres, explique seule le progrès de l’individu comme le progrès de l’espèce. — Mais alors, où serait la nécessité du christianisme ? — Dans cet autre fait. C’est qu’incomplète, imparfaite, la loi naturelle postule d’autres lois qui viennent la couronner. Quelque droite que soit, en effet, notre raison, il y a dans l’homme un autre agent qui l’enténèbre et qui la fausse : la volonté. Et c’est par là que le péché est entré dans le monde, nous opposant à nous-mêmes, nous laissant capables d’entrevoir, de désirer Dieu, non de le posséder. L’antiquité a pu avoir ses héros et ses sages. Fleurs exquises, mais à peine ouvertes ; fleurs solitaires, nourries sur les sommets de l’humanité où ne peuvent atteindre ces myriades de plantes qui végètent dans la plaine. « L’homme par lui-même peut vouloir quelque bien : il ne peut vouloir efficacement le bien qui le mène au bonheur. »

Il lui fallait donc une règle supérieure de vie, « un pédagogue », extérieur et infaillible, qui redressât en lui la volonté déchue, et ne se bornât plus à conseiller, mais à prescrire. Œuvre du judaïsme, la Loi a été ce code éternel. Elle est venue enseigner, et pour jamais, la distinction du bien et du mal, commander et défendre. Elle a été « la connaissance du péché. » — Seulement cela, comme le veut Luther ? — Elle nous a donné aussi les premières armes pour le combattre. En multipliant les exhortations et les défenses, en prescrivant les observances et les œuvres de miséricorde, les jeûnes, l’aumône et le sabbat, la Loi a créé une discipline. Discipline extérieure, soit ! mais qui « a voulu habituer le peuple rebelle aux préceptes divins et le conduire, comme par la main, à l’intelligence des choses spirituelles. » Et enfin la Loi qui commande, qui menace, contient encore la Promesse. Abraham a cru et a trouvé grâce. Tout le mosaïsme est l’affirmation du Messie. Les Psaumes le figurent ; les Prophètes le décrivent ; or, qu’est le prophétisme lui-même, sinon déjà la religion spirituelle ? La Loi des œuvres prépare celle de la foi ; elle est à sa manière une justice, quoique imparfaite, puisque son but suprême a été de nous conduire au Christ, « qu’elle-même n’a pas enseigné autre chose que l’Evangile, mais autrement. »

Nous voici au terme : le christianisme. Révélation définitive qui apporte au monde une foi et une grâce : la foi dans un Rédempteur qui a mérité pour tous ; la grâce, effusion de l’Esprit qui, gratuitement, nous sauve ; l’une et l’autre créant en nous cet homme nouveau, intérieur, spirituel, qui ne connaît point seulement Dieu, mais participe à son être, ne produit pas seulement les œuvres de la Loi, mais les vivifie par l’amour. Une certitude de salut, une loi universelle de charité, une possession libre et réfléchie de soi-même, en un mot, une adoption divine, voilà ce que l’humanité a dû à l’Évangile. — Mais en cela encore, l’Évangile transforme, rénove, achève ; il ne détruit pas. Il s’ajoute à la nature comme à la Loi, non pour les abolir, mais pour les consommer.

Thèse chère à l’humanisme, qu’après Pic et Reuchlin, Érasme reprend avec une vigueur et une richesse incomparables, comme une des idées de fonds de sa pensée religieuse. Ainsi, se trouvent soudées les unes aux autres toutes les pièces de la chaîne qui du premier homme nous mène à Jésus. Dans ce développement grandiose de la vérité, ce qui commence prépare ce qui s’achève, ce qui s’achève absorbe ce qui commence, comme au joyeux midi fusent en gerbes de feu les clartés roses du matin. Plus de contradiction entre le christianisme et l’antiquité. L’Évangile plonge dans « la sagesse » et dans la « Loi. » Le Christ est vrai, le Christ est nécessaire, car lui seul crée l’unité de l’histoire. L’humanité le cherche, et il s’offre à elle, pour qu’elle le vive. — Assise large, indestructible de la démonstration évangélique ! La vérité religieuse n’est plus contenue seulement dans un texte, si vénérable qu’il soit : elle repose sur le témoignage des siècles. Elle déborde la révélation positive ; elle s’appuie sur cette révélation, antérieure et extérieure, qui éclaire tout homme en ce monde, et qui est elle-même mouvement et progrès. — Et c’est sous cette forme encore qu’elle opère dans l’âme individuelle. Elle est en nous, ce qu’elle est dans l’histoire : une coopération, un accord entre la vie de l’homme et la vie de Dieu.

Nous touchons au problème initial de la Réforme : grâce et nature. Si Erasme le résout contre Luther, c’est que non seulement il a une conception autre de la nature, mais aussi de l’Evangile.

Il avait pu écrire dans ses Paraphrases : « J’appelle l’Évangile la justification par la foi en Jésus. « Mais tout aussitôt, ce principe commun de l’Évangélisme va être interprété et complété. — L’Evangile n’est qu’une foi, avait dit Luther, — une foi et une règle, riposte Erasme, une règle de vie, parce qu’il enseigne l’amour. La charité : voilà même le principe, la racine de la loi évangélique, ce par quoi elle se distingue des autres cultes, ce par quoi elle a fondé la religion unique, définitive, parfaite, celle de l’Esprit. Et voilà aussi le précepte fondamental auquel tout se ramène, la foi elle-même, qui ne serait qu’une chose morte sans l’amour qui l’accomplit. Croire au Christ, c’est l’aimer, et l’aimer, c’est le suivre. « Tu crois en vain, que Dieu est, qu’il est un, si tu ne crois pas aussi que tu dois attendre ton salut de lui seul. Mais tu ne croiras pas comme il faut, si tu n’unis la charité à la foi, si tu n’attestes par tes œuvres ce que tu crois ou ce que tu aimes. » Ou encore : « Celui-là ne vit point pour Dieu, qui ne vit pas pour la piété, pour la justice, pour les autres vertus... La sève que le Christ nous infuse doit se traduire par des fleurs... » Luther avait pu accuser Erasme « d’avoir enseigné la charité sans la foi. » Reproche injuste, qui n’en traduit pas moins cependant la différence initiale qui les sépare. La vision dogmatique, si puissante chez le premier, cède, chez le second, à la vision morale ou sociale. L’évangélisme luthérien s’était constitué sur l’idée de la justification par la foi seule, l’évangélisme érasmien sur celle de la sanctification par la foi et par l’amour.

Que l’on pèse maintenant les conséquences de cette conception. C’est par elle, que tout l’édifice moral de l’ancienne théologie va, pierre par pierre, se reconstruire. — Elle ramène la doctrine des œuvres. Qui dit amour dit devoirs, et qui dit devoirs dit actes. Concédons à Luther que les œuvres « extérieures » et « rituelles » ne sont rien. Les œuvres « spirituelles » demeurent. L’amour n’est point seulement la perte de l’être dans la contemplation de l’Infini, il est une loi de fraternité et d’assistance humaine. Aimer Dieu, c’est aimer le prochain, et aimer le prochain, c’est être bon, généreux, bienfaisant, équitable. — Elle restaure la doctrine traditionnelle du péché. Et en effet, si celui qui manque à la charité a violé toute la loi, le péché n’est plus dans notre nature, mais dans nos actes. Ceux-là seuls sont bons qui sont conformes aux préceptes ; ceux-là, mauvais, qui y dérogent. — Elle restitue aux œuvres leur valeur de justification. Car si Dieu les exige de nous, comment n’en tiendrait-il pas compte ? Où il y a précepte, il y a sanction, et où sanction, punition et récompense. Notre salut ne saurait être uniquement l’appréhension par la foi de la justice du Christ, mais encore une création intérieure de notre volonté. « Ce n’est point seulement celui qui parle de justice qui est juste, mais celui qui la pratique dans sa vie et par ses mœurs. » — Et comme nous ne pouvons être responsables, sans être libres, ce qui reparait avec la conception érasmienne, c’est enfin, c’est surtout l’idée de liberté.

On peut dire qu’Érasme emploie le meilleur de ses forces à la défendre. Que ses raisons spéculatives soient médiocres, n’en soyons point surpris. Il n’est pas métaphysicien. Mais avec quelle richesse, l’historien accumule les argumens de raison pratique ou d’autorité ! Contre la théologie, d’abord, qui se couvre de la Bible, il attaquera avec la Bible. L’Écriture reconnait-elle le libre arbitre ?... Querelle de textes, où l’érudit a beau jeu, à son tour, d’entasser les citations. Entendons bien que la Bible ne définit point la liberté. Elle la suppose. L’Ancien Testament nous parle de récompenses et de peines, nous montre Dieu irrité de nos fautes, apaisé par nos repentirs, « Pourquoi maudire, si je pèche nécessairement ? A quoi bon ces préceptes, s’il n’est pas dans mon pouvoir d’observer ce qui a été prescrit ? » Plus nettement encore, c’est l’Évangile qui nous invite à lutter, à agir, à veiller, « Priez ; ne vous laissez point surprendre... Comme l’arbre à ses fruits, vous serez jugé à vos œuvres. » Or comment le péché nous serait-il imputé, s’il n’est pas volontaire, et qui parle de lutte, là où il n’y a pas de liberté ? » — Quelle démonstration invincible enfin, si, à ces affirmations des Saints Livres répondent et les opinions des sages et la tradition des docteurs, et notre sentiment intérieur et la croyance séculaire de l’humanité ! Nous pouvons discuter sur la nature du libre arbitre, et qu’il soit, par exemple pour Occam, la puissance souveraine de choisir, ou, pour Thomas, l’habitude du bien (et Érasme incline vers cette solution) ; nous ne pouvons nier la liberté même. Nous ignorons ce qu’elle est. Qu’il nous suffise de savoir qu’elle est ; parce que sans elle, et sans la notion de mérite qu’elle implique, la morale, la religion, la vie n’ont aucun sens.

A merveille ! Mais comment cette doctrine de la liberté et du mérite se peut-elle concilier avec le salut par la foi et la gratuité de la grâce ? — Contradiction apparente, répond Erasme, et qu’une analyse plus serrée permet peut-être de résoudre. Dans l’exercice de notre volonté libre, sachons distinguer, et la grâce qui s’offre, et notre consentement qui répond à la grâce. Dans nos œuvres, ne confondons point la valeur que nous leur attribuons, et celle que Dieu, dans sa bonté pure, leur reconnaît. Si nous nous flattons par nos seules forces de faire le bien, si nous nous donnons nous-mêmes le moindre mérite, nos œuvres sont vaines. Aussi bien, au problème soulevé par la Réforme, Erasme ne prétend point donner de solution originale. Il en connaît la complexité. Mais n’est-il point remarquable que, dans cette controverse, entre les deux grands systèmes qui ont prétendu concilier la nature et la grâce, c’est vers la solution augustinienne que ce rationaliste incline ? « Ceux qui sont le plus loin de Pelage, écrira-t-il, attribuent le plus possible à la grâce, presque rien au libre arbitre, sans pourtant le supprimer ; ils nient que l’homme puisse vouloir le bien sans une grâce particulière, qu’il puisse l’entreprendre, y progresser, l’accomplir entièrement sans le secours essentiel et perpétuel. Leur opinion me paraît assez probable. » Que sauve-t-elle au moins ? L’effort. C’est là surtout ce qui importe. Nous restons libres devant la grâce, pouvant répondre ou non à son appel ; libres devant le salut « offert à tous, » sauvés par la bonté seule de Dieu, « damnés uniquement par nous-mêmes. » Et d’un mot. l’homme peut et il veut ; il demeure une cause, une activité qui s’offre, s’incorpore à cette action divine qui s’infuse en lui pour le régénérer.

Seule doctrine qui réponde aux lois comme à la dignité de sa nature. Seule aussi, conforme à la nature de Dieu, souverainement libre, mais souverainement bon et juste. Seule, enfin, qui, dans la foi et la raison réconciliées, affirme la transcendance du christianisme, en l’unissant à l’histoire qu’il domine, à l’âme qu’il transforme, à l’univers qu’il explique. Non, il n’est pas vrai que le surnaturel soit la négation de l’être : il en est la plénitude. Non, il n’est pas vrai que la liberté ne soit qu’un mot, une illusion généreuse ou coupable de notre orgueil : elle est au moins la fin suprême à laquelle tend la création. Sur cette terre, obscurcie encore par les ténèbres et par le mal, l’homme pleure sa servitude, et comme lui, avec lui, « le monde gémit et appelle dans son enfantement le terme de ses douleurs. » Regardons maintenant ; il semble qu’une attraction irrésistible soulève les choses comme les âmes. La nature est en travail, poussée par un immense, un invincible effort. Que veut-elle ?... Comme l’histoire, comme la vie, se dégager de la nécessité qui nous accable. L’univers aspire vers « le meilleur, » et dans cette ascension qui est sa loi, il sera un, il sera libre, le jour où toutes choses consommées par le Christ, totalité de l’idée et totalité de l’être, « la liberté parfaite sera, dans les cieux renouvelés, l’apanage des fils de Dieu. »


IV

Le christianisme véritable n’est pas seulement universel : il est un. Une seule foi, une seule vie, une seule Église. — Mais à quels signes se reconnaît, de quels élémens se constitue cette unité ?

Ce principe qu’il cherche, où l’évangélisme érasmien le trouverait-il d’abord, sinon dans la personne même de Jésus ? « Le Christ est commun à tous. » Historiquement, il a pu rapprocher les deux grandes familles religieuses du passé : celle de la sagesse et celle de la Loi, les Gentils et les Juifs. Idéalement, c’est encore lui qui assemble, dans l’unité de son être, ceux qui croient à sa parole. Ce Christ, personnel et vivant, l’Evangile nous le découvre. « Lis l’Evangile, tu touches Jésus. » Voici bien dans le rayonnement de cette personnalité incommensurable, divine, la vie qui, nous unissant à Dieu, nous unit par surcroit les uns aux autres. Et du même coup, voici l’Église, « corps mystique » du Christ, qui apparait.

Société éternelle et spirituelle des âmes, l’Église ne repose donc point sur les moyens extérieurs et temporels, rites, cérémonies, lois, gouvernemens, tout ce qui crée les sociétés humaines, mais change et périt avec elles. L’unité apparente est fragile, si elle n’est supportée, vivifiée par l’unité intérieure. La pierre angulaire, c’est la foi. Or seul, l’Évangile, commun à tous, rendra la foi commune à tous. Nous sommes au point initial de l’Évangélisme. Ainsi, en dépit même du schisme, de l’abus que les Luthériens vont faire de l’Évangile, des dissidences et de l’anarchie, Erasme reste fidèle à son principe. Tout chrétien a droit à l’Evangile, et la diffusion du livre sacré sera toujours à ses yeux, en 1524 comme en 1516, la condition première de l’unité vivante. Il faut lire l’Evangile « d’un cœur pur, attentivement, ardemment. » Il faut que l’Église fasse lire l’Évangile. Si les hérétiques abusent des Saintes Lettres, est-ce une raison pour en défendre l’accès à tous ? « Doit-on chasser l’abeille des fleurs, parce que de temps à autre en sort une araignée ? » Et avec une même ardeur, il réclamera des traductions populaires des Livres Saints. Contre les chicanes des théologiens ou le mauvais vouloir des autorités, il remarquera qu’ils ont été rédigés pour le peuple, dans la langue du peuple. Ils sont le message de Dieu aux petits et aux humbles. Souhaiter qu’ils soient compris, est-ce donc une hérésie, ou même une nouveauté ? C’est revenir au contraire à la tradition de l’Église. Il n’est pas d’autre moyen de refaire dans les masses cette unité de foi et de vie dont l’unité extérieure n’est que le revêtement.

Tout est-il donc chimérique des craintes des orthodoxes ? Et si l’Évangile est à lui seul, par lui seul, un principe d’union, comment expliquer l’anarchie qui partout, en son nom, sous son couvert, se développe ? Ne va-t-on point dissoudre l’Église sous prétexte de la purifier et de l’unifier ? C’est que l’Écriture, âme d’une croyance et d’une piété communes, est encore le germe d’un développement doctrinal et d’une théologie. Et c’est ici que va devenir nécessaire un autre principe d’unité.

S’en tenir à l’Évangile ! La théorie est simple en effet, trop simple, car elle suppose que Dieu ait parlé comme un géomètre, en termes clairs, concis, et que sur le livre à jamais clos de la Révélation, la pensée chrétienne n’ait plus qu’à dormir son sommeil. — Or, d’une part, l’Écriture n’est pas claire. Saint Augustin a pu dire que Dieu avait permis que parfois « l’Écriture soit obscure, pour exciter notre zèle à la pénétrer. » Obscurité des mots, altérés par les traducteurs ou les copistes ? Obscurité des choses, dont la complexité, notre ignorance, le temps même nous cachent le véritable sens ? Qu’importe ! Saint Jérôme a hésité. Saint Augustin a hésité. Luther hésite à son tour qui ne peut invoquer cependant son ignorance des langues ou l’inintelligence de l’Esprit. Si l’Écriture est claire, que signifient donc ces sens divers entre lesquels a tâtonné la science ? Comment l’Église a-t-elle dû réserver son jugement sur certains dogmes ? Et comment Luther qui l’interprète n’est-il point d’accord avec Carlstadt, avec Zwingli, avec Bucer, avec lui-même ? Il faut interpréter l’Écriture, — et, d’autre part aussi, la dépasser. La Révélation n’est point un ensemble de formules tombées du ciel, dans des âmes inertes et vides. Elle crée la vie parce qu’elle-même est la vie. Mais la vie, c’est le mouvement, c’est le progrès dans la vérité comme dans la nature. Il y a un développement dans la Bible, de la Genèse à Moïse, de Moïse aux Prophètes, des Prophètes à Jésus. Et, au delà même de Jésus, la fécondité créatrice de son verbe se continue. Si la parole de Dieu n’était qu’une lettre figée, transmise de siècle en siècle, par une adoration inconsciente et par une pensée morte, où serait l’œuvre de l’Esprit, son action invisible et présente, dans la vie morale de l’humanité ?

Il y a donc une pensée religieuse qui, partant des formules divines, s’élève au-dessus d’elles, qui, dans le champ immense de la Révélation, sonde les profondeurs, discerne les sommets, les relie les uns aux autres, et montant toujours, attirée elle-même par de plus larges sphères, découvre des horizons qui s’étendent et des altitudes qui se dépassent. Voilà le développement doctrinal, celui qui, depuis le Christ, a suscité les interprètes de son message. Il commence avec Paul, le premier des théologiens ; il se prolonge avec les Pères ; il se poursuit par les docteurs. Il crée la théologie et l’exégèse, étend la Révélation, enrichit le dogme, travail incessant de l’esprit sur le texte, effort renouvelé de l’âme vers l’intelligence de la vérité. Mais dans cette suite de doctrines, nous devons savoir où est la vérité, et par quel organe cette vérité se constitue.

« L’inspiration individuelle, la révélation intérieure de l’esprit, » proclame Luther. — Soit ! Et de tout temps, en effet, cette illumination a été reconnue. Elle existe dans les Apôtres, elle se manifeste dans les Pères ; pourquoi cesserait-elle d’agir dans la vie de l’Église ? « Je la préfère, dit Érasme, au savoir ; » et lui-même n’en avait-il point fait, dans sa Méthode, une des conditions de l’intelligence des Écritures ? Mais l’inspiration, seule ?… En 1524, le nouveau dogme a porté ses fruits. Luther n’a qu’à regarder autour de lui pour en voir l’aboutissant final. Il l’avait opposé à l’Église : d’autres l’invoquent contre son « Évangile. » « Faudra-t-il ajouter foi à tous ces fanatiques, à ceux qui crient le plus fort qu’ils sont l’Esprit ? » Et dans une discussion serrée et pressante de la Diatribe, Erasme prend corps à corps la doctrine, l’étreint, la disloque, « J’entends bien. Le nombre ne fait rien pour juger du sens de l’Esprit. Je réponds : Que fait l’individu ? — On me dit : Que vaut la mitre à l’intelligence des Écritures ?… Que valent le froc ou la cuculle ? — Sans valeur, la connaissance de la philosophie… Et l’ignorance ? — L’Esprit seul est juge ?… Qui sera juge de ceux qui possèdent l’Esprit ? Eux-mêmes ? On a cru avec peine aux apôtres qui confirmaient la doctrine par des miracles. Qu’un de ces nouveaux apôtres me montre un seul d’entre eux qui ait pu guérir un cheval boiteux ? Et si contre eux, autrement qu’eux, d’autres parlent au nom de l’Esprit, qui décidera ? Nous voici au rouet. »

L’inspiration intérieure ne saurait donc être, par elle-même et par elle seule, un principe de certitude. Ce n’est point à l’unité, mais à l’anarchie qu’elle mène. Et, si légitime que soit le droit de la conscience « éclairée de l’Esprit, » il faut, à comprendre la Bible, un autre critérium, extérieur et supérieur, de vérité.

Ce critérium existe. Sous sa première forme, il est la raison impersonnelle, la science, qui, avec ses méthodes, aura toujours un droit de révision et de contrôle. Luther avait dû reconnaître les services rendus par la philologie à l’interprétation scripturaire. Nous suffit-elle ? La clé des Écritures nous est donnée encore par l’histoire et la critique. Ici la liberté de l’inspiration s’arrête devant l’autorité de l’exégèse. À l’exégèse seule, de classer les matériaux, d’en peser la valeur. Les textes ne sont pas ce que nous voulons qu’ils soient. Dans cet infini qu’est la Bible, nous n’avons droit de les choisir, de les exclure, moins sur leur contenu théologique, que d’après leur origine et leur authenticité. De plus, nous ne pouvons pas plus les séparer de leur milieu que les isoler les uns des autres. Et par exemple, rappelons-nous que Paul « a écrit pour les Juifs qui opposaient les prescriptions légales du mosaïsme à l’Évangile… Il est probable qu’il eût parlé tout autrement s’il avait vécu dans notre siècle. » Vue profonde, qui amènera Érasme à contester toute l’interprétation luthérienne du paulinisme et à rejeter les textes scripturaires invoqués par Carlstadt. Mais si la science seule crée les compétences, jointe à l’inspiration individuelle comme à la sainteté, elle rétablit l’autorité : celle des maîtres. Pères ou docteurs, qui ont, sur la pierre angulaire de l’Evangile, élevé peu à peu l’édifice de la tradition.

Paul, Irénée, Cyprien, Origène, Jérôme, Ambroise, Augustin, Chrysostome, Grégoire le Grand, Thomas, longue suite des ouvriers qui tour à tour, à leur heure, ont construit la doctrine chrétienne. « — Ce sont des hommes, dites-vous, et ils se trompent... » — Cela, nous, humanistes, nous l’avions dit. Aussi bien, ne s’agit-il point d’étouffer sous l’autorité exclusive de chacun, quels que soient la sainteté et le génie, les droits de la pensée et de la liberté individuelle. Mais nous ne cherchons point la vérité dans un seul, elle est dans ce qui est commun à tous ; non dans leurs opinions propres et parfois contraires, mais dans leur accord : et pour tout dire, en ce par quoi ils se confirment les uns les autres, se relient les uns aux autres, moins dans une inspiration isolée, que dans ces inspirations accumulées. Le consentement général, voilà l’assise ferme de notre certitude. Le progrès doctrinal se fait de toutes ces découvertes qui s’enchaînent, comme les terres d’un même pays que le voyageur découvre dans sa course. Et quand le consentement des docteurs crée à son tour le consentement des fidèles, la croyance raisonnée, la croyance générale, la tradition vaut la valeur d’une révélation. Elle fonde, en la perpétuant, en l’élargissant, l’unité du dogme sur l’unité du Christ.

Cette autorité doctrinale nous suffit-elle encore ? Et s’il est vrai que l’Église soit une société, comment n’appelle-t-elle point une dernière forme plus concrète encore et plus visible de l’unité, qui est un gouvernement ?

Ce gouvernement, c’est le sacerdoce. On peut discuter sur l’étendue de ses droits et critiquer l’exercice de son pouvoir : on n’en saurait contester l’institution. Le Christ a choisi ses apôtres, comme les apôtres ont choisi leurs successeurs. Ainsi le sacerdoce est né avec l’Église et a grandi avec elle ; dès le début, les chefs de la communauté chrétienne exercent les fonctions qui se préciseront plus tard. Ils enseignent et ils prêchent ; ils confèrent le baptême et imposent les mains ; ils consacrent, ils surveillent, ils administrent ; et déjà, dans saint Paul, se peuvent discerner les premières constitutions ecclésiastiques. Sous ces formes diverses, à l’origine, se constitue l’autorité. Et pareillement encore, hiérarchie, conciles, primauté sont en germe dans ces pouvoirs primitifs. Autorité inspirée. Car si l’inspiration existe dans l’Église, comment ne pas croire que Dieu ne l’envoie d’abord « à ceux qui ont reçu le sacerdoce ? » Et n’est-il point plus sûr de s’en rapporter au corps des pasteurs « qu’aux conventicules privés, » à l’ensemble, qu’à un seul ou quelques-uns ? Autorité nécessaire et bienfaisante. Puisqu’il vient une heure, en effet, où « il faut mettre fin aux disputes, » constater, consacrer, imposer la tradition. Cette légitimité d’un pouvoir modérateur entraîne la nécessité de l’obéissance. « Ce qui a été transmis par l’assentiment général des docteurs orthodoxes, ce qui a été défini clairement par l’Église ne doit plus être discuté, mais cru. » L’unité du christianisme est à ce prix.

Voici donc enfin l’Église, telle que la tradition l’a consacrée, telle qu’Érasme la conçoit, au-dessus des factions ou des écoles, des opinions ou des systèmes, d’Augustin ou de Scot, de Wittenberg ou de Rome, société vraiment universelle, dont les frontières larges et souples encadrent les vies, les doctrines, les traditions, les individus ou les peuples, une et multiple à la fois, immuable et mobile, dans la fécondité inépuisable de ses grands hommes, de ses saints, corps vivant qui plonge dans le passé, sans s’y enfermer, s’adapte à l’avenir, sans se déformer, comme l’embryon qui nait, grandit, évolue, dans l’identité de sa nature et de sa structure. Elle se développe dans sa foi, dans ses institutions, dans ses rites, toujours en progrès, toujours en marche, éternelle voyageuse qui garde le meilleur de ce vêtement des siècles dont elle se couvre. Et vouloir la ramener à ses origines, sectionner son histoire, ne serait point douter seulement de l’assistance du fondateur, mais « faire revenir l’adulte à son berceau. » — « Le temps apporte bien des choses avec lui : il en change beaucoup d’autres. Autrefois la petite communauté chrétienne se réunissait dans des réunions privées : maintenant la foule des fidèles s’assemble dans un temple public... Autrefois, dans l’assemblée des frères, celui-ci chantait un hymne, cet autre, un psaume ; celui-là parlait en plusieurs langues, cet autre en prophéties. Maintenant quelques-uns seuls ont un rôle fixé d’avance... Autrefois les évêques étaient créés par le suffrage du peuple. Les abus ont amené à confier à quelques hommes le soin de les élire. Pendant quelques siècles, il a paru abominable aux chrétiens de voir dans leurs temples des statues ou des images... Maintenant l’usage de ces symboles s’est tellement accru que le nombre n’en est point seulement excessif, mais que le sujet même en est parfois inconvenant... Si saint Paul vivait de nos jours, réprouverait-il ces mœurs ? »

Loi fatale du temps qui ajoute, transforme, détruit. Qu’importe ! si l’âme de l’Église ne change pas, si, au contraire, dans son union avec l’histoire, elle s’enrichit de tout ce qui mérite de survivre dans les conquêtes de l’esprit humain.


V

Œuvre de mesure, de raison, d’équilibre, qui essaie de réformer l’Église, en la conservant, de restaurer l’Evangile, sans rejeter la tradition, les idées de foi et de grâce, sans rompre avec la nature, de concilier la liberté chrétienne avec l’autorité, en un mot, entre deux extrêmes, voie moyenne et large qui peut seule conduire à la paix, voilà les traits de l’évangélisme érasmien. On a dit à tort que, de Rome à Wittenberg, il était une transition : entre le catholicisme, la Renaissance et la Réforme, il est une transaction.

Il n’est guère dans la nature des choses que de tels arbitrages aient chance de réussir. La paix érasmienne s’offrait à une heure où, dans la lutte naissante, toute concession semble une trahison et où les partis ne demandent point à s’entendre, mais à se détruire. Et, par malheur, il manquait à l’arbitre ces dons qui, seuls, maîtrisent ou soulèvent les âmes : l’énergie de l’action ou la puissance d’un système.

L’action ? Érasme, on le sait, ne l’aimait guère. Ce n’est point qu’il se dérobât à ses devoirs, ni s’enfermât dans la tour d’ivoire de sa pensée. Ce passionné de beauté et de savoir n’était pas un sceptique. Il ne se borna pas à se démontrera lui-même l’efficacité de ses remèdes. Tant qu’il crut la paix possible, avec une énergie inlassable, il s’employa pour elle. Il essaye de modérer Luther et ses ennemis. Il pèse sur les humanistes pour les empêcher de prendre parti. A Rome, comme à Vienne, il donne des conseils qui, suivis plus tôt, eussent peut-être modifié le cours des choses. Lui-même, assiste aux conférences de Calais en 1520, intervient, l’année suivante, à la diète de Worms ; en 1523, il s’apprêtait à se rendre à l’appel d’Adrien VI, si la maladie ne l’eût arrêté. Le jour enfin où, publiquement, il dut rompre avec Luther, il descendit dans l’arène... Mais il est vieux, infirme, et avec quel regret il se mêle à ces luttes ! Non, il n’est point fait pour être « gladiateur, » encore moins, conducteur d’hommes. L’incomparable vigie peut scruter l’horizon et signaler les tempêtes qui viennent du large ; il n’est point de ceux qui les dispersent. Cet aristocrate n’agit que dans le secret et sur les puissances ; mais ceux-là seuls entraînent les foules qui pensent, luttent, souffrent, pour elles et avec elles. — Un système ? On a pu dire que sa pensée légère flottait à la surface des choses, sans les pénétrer, que ce génial railleur, qui s’amusait des vices de son siècle, se souciait peu de les corriger. Il suffit de lire Érasme pour l’absoudre de ces critiques ; mais ce fut la faiblesse de ce grand esprit, si fin, si souple, si ouvert, de ne point pouvoir, par ses qualités mêmes, ordonner sa pensée dans une doctrine ou la condenser dans des formules. On chercherait en vain dans son œuvre ce qui fut la force de Luther ou de Calvin : ces idées simples, qui rayonnent en phrases sonores, jetées comme une fanfare, aux vents du ciel ; ces raisonnemens serrés, qui enlacent l’esprit et l’étreignent dans l’évidence. Lui, a horreur du dogmatisme. Il propose plus qu’il ne démontre ; tout système lui répugne comme une geôle ; ménageant ses idées comme ses émotions, il disperse ses vérités, rayons de lumière discrets, projetés en tous sens, que la main de l’ouvrier ne sait pas ou ne veut pas réunir. Assurément, il y a dans Erasme une doctrine, à la fois chrétienne et humaine. Mais cette pensée savante et subtile contient trop de nuances, trop de réserves pour qu’elle crée des certitudes et une foi.

Et surtout à ce génie, il a manqué une âme. Il ne vibre point : il ne passionne et ne se passionne point ; il ne souffre que dans sa vanité. Ne demandons point à son stoïcisme l’heureuse faiblesse des larmes. S’il a été chrétien, sincèrement, profondément, cette religion a la sérénité marmoréenne d’une belle philosophie : « la philosophie du Christ. » Harmonie et équilibre, elle est plus un produit de son cerveau qu’un jaillissement de vie intérieure. Qu’on compare ce christianisme, plus intellectuel que mystique, à la richesse de vie et d’accent d’un Luther... Et c’est pourquoi, apôtre d’une élite, le grand humaniste devait compter avec le temps. Il avait pu croire qu’il finissait en vaincu. Suspect aux catholiques, censuré par les théologiens, chassé de Baie, en iS29, par les évangéliques, il devait s’éteindre tristement, désespérant de la grande cause de l’unité et de la paix. Mais il était de ceux qui ont raison à distance, sans même toujours obtenir justice, et dont les idées ont leur créance sur l’avenir.

Hors du catholicisme, Zwingli, Castalion, Calvin subiront son influence. Si, en Allemagne, la Réforme luthérienne a repris contact avec les Lettres, si on a pu croire un instant qu’elle reviendrait à l’unité, ce fut l’œuvre de Melanchthon, le plus catholique, parce que le plus érasmien des protestans. Dans cette Église même à laquelle il est resté fidèle, Érasme aurait pu suivre partout la diffusion de ses idées. Elles arrivent au pouvoir avec Paul III, qui s’honore en lui offrant le chapeau de cardinal. Elles inspirent, comme on l’a remarqué, la réforme des études ; elles dominent enfin l’œuvre de Trente, et plus d’une définition conciliaire sur la liberté et sur la grâce nous apporte comme un écho de la polémique érasmienne contre Luther. Enfin et c’est surtout dans notre France, que son esprit s’est continué. C’est qu’en effet cette France qu’il aimait, où il était aimé, a été le pays où l’érasmianisme fut le mieux compris et a porté ses meilleurs fruits ; nulle part le grand solitaire de Bâle n’a eu de disciples plus fidèles. C’est dans les Adages que Montaigne va puiser en partie sa connaissance de l’antiquité. C’est aux Colloques, que les politiques reprendront plus tard la grande doctrine de la tolérance, et notre XVIIe siècle cartésien, avec sa philosophie de la liberté et sa croyance à la raison, peut être compté parmi ses fils intellectuels. Plus loin encore, c’est jusqu’aux temps modernes qu’il plonge, par son œuvre érudite, son exégèse, sa conception dynamique du christianisme, ses idées de développement et de progrès.

Si la pensée française est restée catholique, c’est beaucoup à ce grand esprit, si proche de notre esprit, qu’elle le doit.


IMBART DE LA TOUR.