Erotika Biblion/18

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NOTES SUR LE KADÉSCH[1]



Sunt enim eunuchi, qui de utero matris nati sunt sic : et sunt eunuchi, qui castrati sunt ab hominibus : et sunt eunuchi qui castraverunt se ipsos propter regnum cœlorum. Potens capere, capiat.
Matth., cap. XIX, v. 12.


Un soprano est ordinairement un homme qui… ou pour mieux… ce n’est pas un homme.
Stan. Macaire, la Cantinière, 2me Journée, art. V, le Castrat.


Page 88. — « En Italie, cette atrocité n’a pour objet que le perfectionnement d’un vain talent. »

La dissolution des mœurs, la défiance et le despotisme des Orientaux ont inventé la mutilation que la polygamie a perpétuée. C’est à Spada, village de Perse, que l’on commença à dépouiller les hommes des organes essentiels de la virilité. De là, sans doute, l’origine du mot latin spado, qui signifie eunuque, castrat.

La plupart des peuples de l’antiquité ont pratiqué cet usage barbare. Sémiramis, si fameuse par son ambition, son courage et ses débauches, ordonna, au rapport d’Ammianus[2], de châtrer les hommes faiblement constitués, pour leur ôter les moyens de propager des races débiles, et le législateur de Sparte, imitant cette cruelle politique, la consacrait par des lois. L’histoire nous a transmis le souvenir du fanatisme déplorable qui poussait les prêtres de Cybèle[3] et les Valésiens à altérer leur existence par la castration. Elle fait également mention d’Origène, qui, pour se détacher entièrement des choses de la terre et ne s’occuper que des choses célestes, mais interprétant trop rigoureusement le passage de saint Matthieu : « Il en est qui se sont châtrés pour acquérir le royaume des cieux[4], » se soumit lui-même à la mutilation « et outrepassa le but, dit Virey, en retranchant la source de la force et le mérite de la résistance contre les tribulations de ce monde. »

Les motifs d’une excessive jalousie qu’ils portaient de leurs femmes, sans cesse exposées dans ces climats brûlants à devenir avec facilité la conquête de tous les hommes, ont pu seuls inspirer aux peuples de l’Orient l’affreuse idée de mutiler un sexe pour le commettre à la garde de l’autre. Et c’est particulièrement à ces raisons qu’il faut attribuer l’origine des eunuques[5] et des sérails, où ces êtres dégradés sont investis de la surveillance des femmes destinées à leurs plaisirs, emploi qui a beaucoup d’analogie avec celui des duègnes, en Espagne, chargées de veiller sur la conduite des dames confiées à leurs soins.

C’est dans la plus tendre enfance et jusqu’à l’âge viril que cette cruelle opération s’exécute, au moyen de ligatures imbibées d’une liqueur caustique ou d’un cordon de soie que l’on serre autour de la verge et du scrotum ; peu de jours suffisent à l’entier rétablissement de ces infortunés. Privés ainsi de tous les caractères de leur sexe, et n’inspirant plus de craintes par leur impuissance complète, ils sont reconnus capables de l’emploi d’eunuque, et dès lors ils ont le droit d’approcher des femmes renfermées dans les harems. Sans aucune sensibilité quelconque, pâles et d’une démarche traînante, imberbes et le corps flétri, bien que jeunes encore, ils portent sur un visage profondément sillonné de rides tous les signes d’une vieillesse prématurée ; et l’on pourrait dire d’eux ce que saint Chrysostôme disait de l’eunuque Eutrope : « Quand son fard est ôté, son visage paraît plus laid et plus ridé que celui d’une vieille femme. »

Une fois revêtus de cet emploi, souples et sûrs ministres des plaisirs capricieux de leurs maîtres, de méprisables valets qu’ils étaient, ils parviennent quelquefois, en rompant adroitement, jusqu’à la plus haute faveur. Quelques eunuques, au sommet de la puissance, ont exécuté de grandes choses ; mais comme la mutilation influe beaucoup sur le moral, leurs vices ont toujours dominé, et ils se sont souvent vengés sur le genre humain de la condition avilissante où ils étaient condamnés ; c’est dans leur sein que l’on a vu s’amonceler les orages qui ont renversé des États.

Une sorte d’eunuques, non moins fameux par leurs infâmes débauches que par leur dégradation, auxquels les Romains, du temps de l’empire, extirpaient les testicules, sont de ces misérables qui faisaient le plus indigne abus de la verge qu’on leur avait conservée. Les dames romaines en raffolaient, et Juvénal en donne la raison lorsqu’il dit[6] :

Sunt quas eunuchi imbelles ac mollia semper
Oscula delectent, ac desperatio barbæ,
Et quod abortivo non est opus. Illa voluptas
Summa tamen, quod jam calida matura jumenta,

Inguina traduntur medicis, jam pectine nigro.
Ergo expectatos, ac jussos, crescere primum
Testiculos, postquam cœperunt esse bilibres,
Tonsoris damno tamen rapit Heliodorus.
Conspicuus longe, cunctisque notabilis intrat
Balnea, nec dubie custodem vitis et horti
Provocat, a domina factus spado. Dormiat ille
Cum dominà. Sed tu jam durum, Postume, jamque
Tundendum eunucho Bromium committere noli[7].


C’est pour empêcher sans doute qu’ils ne devinssent femmes eux-mêmes, et parce qu’ils conservaient quelque reste furtif de ce qui récèle l’élément de la vie, que les lois avaient accordé la faveur du mariage à ces Conculix, si différents de ceux de la Pucelle. Toutefois leurs femmes, engagées dans un lien légalement inofficieux, puisqu’il était diamétralement opposé au but de la nature, jouissaient du privilège commode de se dispenser de la foi conjugale ; mais quand le cœur leur en disait, elles allaient en cachette, pour tranquilliser l’esprit de leurs maris infirmes, prendre ailleurs leur supplément.

Cependant la nature, cette admirable mère, dédommagerait-elle par des affections toutes particulières ces êtres dégradés, ou bien l’illusion toute-puissante, combinée avec les douces caresses et la jouissance des charmes d’une belle femme compatissante, ne se bornerait-elle pas aux seuls plaisirs des yeux et à l’écorce des sens pour consoler ces malheureux de l’état honteux de leur demi-existence ?

C’est incontestablement contrarier la propagation que de permettre de tels mariages ; c’est un véritable assassinat, une profanation qui dérobe à la société la volupté productrice de la femme. Ces stériles liaisons ne devraient pas être approuvées par les lois d’aucun pays.

Dans le second siècle de l’Église, le concile de Nicée[8], confirmé par le second concile d’Arles, a expressément défendu ces mutilations.

Une loi de l’empereur Adrien, citée dans les Digestes Ad leg. Corn. de Sicariis[9], punissait de mort les médecins qui faisaient des eunuques et ceux qui subissaient la castration ; de plus on confisquait leurs biens.

Une ordonnance de Louis XIV, du 4 septembre 1677, condamnait à mort tous ceux qui avaient mutilé leurs membres.

L’art. 316 du code pénal prononce contre toute personne coupable de ce crime la peine des travaux forcés à perpétuité, et la peine capitale si la mort en est résultée avant l’expiration des quarante jours qui auront suivi le crime. L’art. 325 ne déclare le crime de castration excusable que lorsqu’il a été immédiatement provoqué par un outrage violent à la pudeur.

Et malgré des défenses si positives et des punitions si sévèrement exprimées par des lois civiles et canoniques, nous voyons de nos jours une pareille monstruosité exister encore, et cela dans la ville par excellence, dans cette Rome, le centre de la chrétienté !  !  !

Voyez plutôt ces malheureux Italiens, pour qui le fareniente est le premier des besoins, entraînés par la superstition ou une cupidité barbare, se livrer au fatal couteau qui doit les priver des précieux trésors de la vie, pour se donner un misérable filet de voix !…

Allez à la chapelle Sixtine, aux deux grands jours de la semaine sainte, entendre ces admirables accords de voix choisies, cette sublime et céleste harmonie qui vous transporte, qui vous ravit, mais dont les sons divins cessent à l’instant de vibrer dans l’âme de tout être sensible qui les entend, et n’y laissent plus qu’une pénible impression, alors qu’on pense que ces voix si claires, si argentines, si mélodieuses, sont obtenues aux dépens de la postérité. Quel scandale odieux ! il révolte la nature.

Mais la magie d’une belle voix est-elle donc si puissante, et le chant possède-t-il une toute autre vertu que la simple prière ? On le croirait, puisque les sons de la musique délicieuse qui, dans la chapelle Sixtine, enchantent l’oreille de mille amateurs, après avoir cessé, continuent à vibrer encore dans leurs âmes, tandis que les prières et les plaintes que profère le prophète en récitant le sublime Miserere, ne les touchent nullement. Et voilà pourquoi, sans doute, pour apaiser la Divinité, on chante toujours à l’Église et à l’Opéra.

  1. Du grec κάθεσις, introduction d’un instrument chirurgical, mutilation.
  2. Lib. IV, refert Semiramidem primam omnium mares castrasse.
  3. Lucian., de Deâ Syrià.
  4. Cap. XIX, v. 12.
  5. Du grec εύνη, lit, et έχω, je garde.
  6. Liv. II, sat. 6, v. 565 à 579. (Voyez l’Erotika Biblion, page 89.)
  7. Il en est qui trouvent les baisers de l’eunuque efféminé d’autant plus délicieux, qu’elles n’appréhendent point une barbe importune, et n’ont pas besoin de se faire avorter. Mais afin que la volupté n’y perde rien, elles ne les livrent au fer qu’après que leurs organes, bien développés, se sont ombragés des signes de la puberté : alors Héliodorus les opère, au seul préjudice du barbier. L’esclave ainsi traité par sa maîtresse, est sûr, dès qu’il entre dans nos bains, de s’attirer tous les regards ; et même il pourrait hardiment défier le dieu des jardins. Laisse-le dormir auprès de ton épouse, mais garde-toi bien de lui confier ton Bromius, malgré sa barbe naissante, et tout robuste qu’il est déjà. (Traduction de J. Dusaulx. Bibliot. Panckoucke.)
  8. Canon IV
  9. Lib. XLVIII, tit. VIII, leg. 4, § 2.