Erotika Biblion/2

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PRÉFACE DE L’ÉDITION DE 1833



La décadence des États se marque ordinairement par la dépravation de la morale, les progrès du luxe et la corruption des cours. Vers la fin du siècle dernier, la gradation du vice ayant augmenté le pouvoir d’une monarchie absolue, le chef de la France paraissait avoir assis sa domination sur des bases inébranlables. La nation, accoutumée à un état de choses qu’un long esclavage lui faisait envisager avec une certaine indifférence, qui devait s’éveiller au moindre accident, courbait la tête devant le despotisme de ses rois et l’insupportable orgueil d’une aristocratie de nobles et de prêtres. Insensible aux justes réclamations du peuple, dont le but était l’amélioration d’institutions publiques qui n’étaient plus en harmonie avec ses nouveaux besoins, amélioration devenue plus nécessaire depuis que le flambeau sacré de la philosophie, par l’éclat de sa vive lumière, avait dissipé les ténèbres de l’ignorance, terrassé l’erreur qui l’enveloppait, et sapé dans ses fondemens le culte superstitieux qui déshonorait la Divinité, le trône s’effraya d’un langage inaccoutumé pour lui, mais rejetta avec dédain les vœux de la nation entière et ne les regarda que comme un principe de rébellion : dès lors la révolution fut décidée. Cependant, plus éclairée sur une position qui devait empirer rapidement du moment que le peuple commencerait à connaître ses besoins et ses droits, la monarchie, dans son propre intérêt, eût prêté la main, sans arrière-pensée aucune, au perfectionnement de ses institutions gothiques et vermoulues, et transigé franchement avec ce qu’elle appelait si injustement le tiers-état. Alors cette révolution toute populaire, si généreuse dans ses principes, mais devenue si terrible dans la suite par l’opposition insensée des prétentions nobiliaires et sacerdotales, se fût opérée sans secousses, sans crimes et sans malheurs.

Enfin l’heure de la vengeance sonna… Après une lutte terrible qui fit couler des torrens de sang, tout l’échaffaudage monstrueux de la royauté, du sacerdoce et de l’aristocratie, élevé par le despotisme et la superstition, croula devant l’énergique volonté du peuple, et avec sa chute disparut à jamais cet état d’esclavage et d’abrutissement où depuis tant de siècles l’espèce humaine gémissait avilie.

Ce fut quelques années avant cette terrible catastrophe, en 1780, je crois, que Mirabeau vit se préparer les grands événemens qui devaient changer la face entière de la France ; et dès cette époque, voulant de son côté hâter la régénération politique de son pays, et ajouter par ses travaux à la masse des lumières que les savantes productions des célèbres écrivains du dix-huitième siècle avaient répandues de toutes parts avec profusion, il conçut l’heureuse idée de dévoiler aux yeux de l’avenir, dans son Erotika biblion, combien, depuis le berceau du monde, les libertés des peuples étaient foulées aux pieds ; comment les turpitudes et les intrigues des prêtres avaient forgé les fers de l’esclavage, et de quelle manière les rois s’étaient arrogé la puissance, en s’étayant de l’astuce et de la démoralisation.

Le style de Mirabeau, par cette vive puissance de la pensée qui resplendit de son propre éclat sans rien emprunter aux ornemens de l’art, s’élève dans cet ouvrage jusqu’aux beautés les plus sublimes. Critique ingénieux et fécond, il a semé son Erotika d’un grand nombre de ces réflexions philosophiques sur les institutions, l’esprit et les mœurs des peuples qu’il décrit, et dont il a tiré avec beaucoup d’habileté les inductions les plus fines, les aperçus les moins attendus et les plus brillantes observations, d’après lesquelles il juge en maître les gothiques institutions de la France, en indiquant les moyens et les modifications pour les perfectionner.

Dans le chapitre par lequel il ouvre son écrit immortel, Mirabeau, avec cette finesse d’esprit et ce talent d’observation admirable, ridiculise le système absurde de tous les sectateurs qui, marchant sur les traces de Shackerley, prétendraient, comme le philosophe Maupertuis, soutenir que le phénomène étonnant, cette bande circulaire, solide et lumineuse qui entoure à une certaine distance le globe ou l’anneau de Saturne dans le plan de son équateur, que découvrit Galilée en 1610, était autrefois une mer ; que cette mer s’est endurcie et qu’elle est devenue terre ou rocher ; qu’elle gravitait jadis vers deux centres et ne gravite plus aujourd’hui que vers un seul. Il sape ainsi par leur base les vaines théories des hommes sur les lois de la nature, qu’ils nous présentent comme d’incontestables vérités, et qui dans le fond ne sont que les extravagantes rêveries de leur cerveau.

Passant ensuite au chapitre de l’Anélytroïde, après avoir résumé en peu de mots l’histoire merveilleuse de la création, dont il attaque la physique avec cette justesse d’esprit qui lui est si propre, il fait ressortir, en critique judicieux, toutes les absurdités fabuleuses de nos théologiens qui prétendent tout expliquer, parce qu’ils raisonnent sur tout, et il démontre combien il est ridicule de soutenir, comme les casuistes de toutes les époques, que tous les moyens propres à faciliter la propagation de l’espèce humaine n’ont en eux-mêmes rien que d’honnête et de décent dès qu’ils conduisent à cette destination.

L’Ischa nous étale avec pompe le chef-d’œuvre par lequel l’architecte de l’univers a clos son sublime ouvrage, cette âme de la reproduction, la femme, dont la faiblesse organique indique, il est bien vrai, combien elle est inférieure en puissance à l’homme, mais qu’une éducation virile et libérale, au lieu d’une instruction nécessairement superficielle qu’on lui donne aujourd’hui, assimilerait davantage à la nature de l’homme, qu’elle égale en perfectionnement, et lui ferait participer avec une parfaite égalité de droits à la jouissance de la vie civile.

Plus énergique, mais non moins éloquent, c’est dans la Tropoïde que le talent inimitable de Mirabeau prend un nouvel essor pour s’élever aux plus hautes pensées. Vivant dans un temps où la corruption d’une cour offrait à la méditation du philosophe le tableau le plus saillant et le plus hideux d’une dissolution sans exemple, il porte le flambeau de l’investigation sur celle d’un peuple d’une autre époque beaucoup plus reculée de nous, et les comparant ensemble, il démontre avec une admirable vérité, que l’espèce humaine, dont les facultés morales ont une connexion si intime avec ses facultés physiques, est susceptible d’une perfectibilité qui se développe par les lumières de l’observation et de l’expérience, et qui s’augmente successivement avec les progrès de la civilisation. Il prouve que si des nuances plus ou moins caractéristiques distinguent si diversement tous les peuples de la terre, il faut l’attribuer à l’influence du sol qu’ils habitent et aux institutions politiques qui leur sont imposées, soit par des despotes qui les gouvernent d’après leurs vices ou leurs vertus, soit par des conquérans qui les modèlent sur leurs propres mœurs et les climats qu’ils ont quittés.

Le Thalaba nous fait voir l’homme dans toute la turpitude d’un vice infâme, lorsque subjugué par son tempérament, il ne puise pas assez de forces dans son âme pour résister à un déréglement qui non-seulement le dégrade à ses propres yeux, mais brise entre ses mains la coupe de la vie, si pleine d’avenir, avant de l’avoir épuisée.

L’Anandryne sert de pendant au tableau honteux du Thalaba, et nous représente, dans la femme, l’épouvantable vice qu’il a critiqué dans l’homme. Il nous fait voir dans quel degré d’abjection peut tomber un sexe aimable, si bien fait pour plaire, lorsqu’il a franchi les bornes de la pudeur.

Après avoir établi d’une manière admirable, que l’influence de la reproduction de notre espèce étend ses droits sur tous les hommes en général ; que la violence de l’amour sous un climat constamment brûlant, n’est point la même que dans les pays septentrionaux, et que la nature procède à la reproduction par des moyens particuliers et propres à chacun, Mirabeau, par une transition heureusement amenée, critique, dans l’Akropodie, une des institutions les plus bizarres et les plus singulières que jamais tête d’homme ait enfantées, je veux dire la circoncision. Et passant en revue les motifs qui l’on put établir chez les Orientaux, il démontre victorieusement qu’une observance religieuse quelconque, qui n’aurait pas pour base les lois de la morale et de la nature, ne peut servir qu’à tenir dans un avilissement perpétuel le peuple qui la pratiquerait.

Le Kadhésch confirme ces réflexions et prouve avec évidence que l’homme, une fois livré à ses désirs immodérés, à ses seules passions, sans frein ni retenue, doit nécessairement s’avilir au point de méconnaître entièrement les sentimens de la pudeur et sa propre dignité. Et conduisant comme dans un cloaque d’impureté, il développe dans le Béhémah cette triste vérité, que l’homme n’écoutant plus la raison dont il est partagé, poussera bientôt ses folies jusqu’aux plus monstrueuses infâmies, et outragera la nature en faisant injure à la beauté, sans craindre de se ravaler au dessous de la brute même.

Dans le chapitre de l’Anoscopie, Mirabeau nous expose au grand jour l’homme, depuis le berceau du monde, toujours le jouet de ces adroits charlatans qui, abusant sans pitié de sa crédulité, et établissant leur empire sur des qualités surnaturelles qu’ils affectent, mais ne possèdent pas, ont prétendu dévoiler les secrets de l’avenir et connaître ceux que le passé tient cachés dans son sein. Il en conclut que le peuple sera la dupe de ces jongleurs aussi longtemps que ses yeux seront couverts du bandeau de l’ignorance et de la superstition.

Il couronne enfin son immortel ouvrage par la peinture énergique du tableau hideux des mœurs de toute l’antiquité, et, les mettant en parallèle avec les nôtres, il prouve combien la morale a fait de progrès immenses aujourd’hui, par la raison infiniment simple que la dépravation de l’homme est en raison du peu de développement de ses qualités intellectuelles, et que plus il sera éclairé sur la dignité de son être et l’excellence de sa nature, moins il s’abandonnera à ces funestes passions qui finissent par enfanter le malheur et le mépris.

Telle est l’analyse succincte et rapide que nous a inspiré la lecture d’un ouvrage que la timidité des bibliopoles, ou peut-être l’ignorance de quelques-uns d’entre eux, avait laissé enseveli dans la poussière des cabinets ; d’un ouvrage que Mirabeau lui même a si bien jugé dans la lettre qu’il écrivait à Mme de Monnier, le 21 septembre 1780.

« Je comptais t’envoyer aujourd’hui, ma minette bonne, un nouveau manuscrit, très-singulier, qu’a fait ton infatigable ami ; mais la copie que je destine au libraire de M. B… n’est pas finie… Il t’amusera : ce sont des sujets bien plaisans, traités avec un sérieux non moins grotesque, mais très-décent. Crois-tu que l’on pourrait faire, dans la Bible et l’antiquité, des recherches sur l’Onanisme, la Tribaderie, etc., etc. ; enfin sur les matières les plus scabreuses qu’aient traitées les casuistes, et rendre tout cela lisible, même au collet le plus monté, et parsemé d’idées assez philosophiques ? »

Au reste, les grands soins qu’on a eus de vérifier sur les meilleures éditions des écrivains sacrés et profanes les passages que Mirabeau leur a empruntés, doivent garantir cette édition des fautes plus que nombreuses qui s’étaient glissées tant dans le texte que dans les notes de toutes les autres.

Nous passerons sous silence les recherches fastidieuses et la laborieuse patience que ce travail nous a coûté. Puissent seulement nos efforts et nos soins être utiles à la France et désarmer les juges les plus difficiles ! Nous nous estimerons heureux alors d’avoir fait faire un seul pas à cette émancipation de l’esprit humain qui doit protéger nos libertés publiques, et vers laquelle se dirigent les pensées de tout gouvernement bien éclairé et de tous les bons citoyens.