Escalades dans les Alpes/CHAPITRE V

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 96-139).

Au Breuil (Giomen).

CHAPITRE V.


encore le cervin. — nouvelles tentatives d’ascension.

L’année 1862 était bien jeune encore et le Cervin, couvert de son manteau glacé, ne ressemblait guère au Cervin de l’été, quand un nouvel assaut lui fut livré dans une autre direction. M. T. S. Kennedy, de Leeds, conçut un jour l’idée singulière que cette montagne devait être moins impraticable au mois de janvier qu’au mois de juin, et, l’année à peine commencée, il arriva à Zermatt pour mettre son idée à exécution. Accompagné de l’intrépide Pierre Perrn et du robuste Pierre Taugwalder, il alla passer la nuit dans la petite chapelle du Schwarzsee, et, le lendemain matin, il suivit, comme MM. Parker, l’arête située entre le pic nommé le Hörnli et le Cervin. Mais il ne tarda pas à constater qu’en hiver la neige obéissait aux lois ordinaires, et que le vent et le froid n’étaient pas moins rigoureux que l’été. « Non content, dit-il, de nous souffler au visage d’épais flocons de neige et de véritables aiguilles de glace, le vent faisait voler autour de nous des plaques de glace de 30 centimètres de diamètre qu’il avait enlevées en passant au glacier inférieur. Cependant aucun de nous ne semblait vouloir lâcher pied le premier, quand une rafale plus violente que les précédentes nous força de nous abriter pendant quelque temps derrière un rocher. À dater de ce moment, il fut tacitement convenu que notre expédition n’irait pas plus loin, mais nous résolûmes en même temps de laisser aux touristes futurs quelque souvenir de notre visite, et, après être descendus à une distance considérable, nous trouvâmes une place convenable, avec des pierres détachées, pour y construire un cairn. En une demi-heure, nous érigeâmes une pyramide haute de 2 mètres. Une bouteille, contenant la date de notre tentative, fut placée à l’intérieur, et nous battîmes en retraite le plus promptement possible[1] ». Ce cairn avait été élevé au point marqué 3298 mètres sur la carte de la Suisse par le général Dufour, et il n’était guère que de 60 à 80 mètres au-dessous de l’altitude qu’avait atteinte M. Kennedy.

Peu de temps après, le professeur Tyndall expliqua, dans son petit livre intitulé Mountaineering en 1861, pourquoi il avait quitté le Breuil au mois d’août 1861 sans rien tenter. Il avait, à ce qu’il paraît, envoyé Bennen reconnaître le terrain, et à son retour son guide lui avait fait le rapport suivant : « Monsieur, j’ai examiné la montagne avec soin et je l’ai trouvée plus difficile et plus dangereuse que je ne l’avais pensé. Il n’y a aucune place où nous puissions passer convenablement la nuit. Peut-être pourrions-nous camper sur ce col couvert de neige, mais nous y serions presque complétement gelés et, en tout cas, tout à fait incapables de tenter l’ascension le lendemain. Les rochers ne nous offrent aucune saillie ni aucune crevasse qui puisse nous donner un abri suffisant ; et en partant du Breuil il est certainement impossible d’atteindre le même jour le sommet de la montagne. » Je fus tout à fait désappointé par ce rapport, dit Tyndall… J’éprouvai l’émotion d’un homme qui lâche prise et qui se sent tomber dans le vide… Évidemment Bennen était bien décide à ne pas tenter l’ascension. « Nous pourrions, dans tous les cas, atteindre le moins élevé des deux sommets, » lui observai-je. — « Cela même est difficile, me répondit-il ; et, quand vous l’auriez atteint, qu’en résulterait-il ? Ce pic n’a ni nom, ni réputation[2]. »

Ce rapport de Bennen me surprit plus qu’il ne me découragea. Je savais par ma propre expérience que la moitié de ses assertions étaient inexactes. Le col auquel il faisait allusion était le col du Lion, sur lequel nous avions passé une nuit moins d’une semaine après son affirmation si absolue, et de plus, j’avais vu un endroit situé à peu de distance au-dessous de la « Cheminée » et à 150 mètres au-dessus du col, où il paraissait possible de construire un abri pour y bivouaquer. Les idées de Bennen semblaient avoir subi un changement complet. En 1860, il s’était montré plein d’enthousiasme pour une tentative d’ascension, mais, en 1861, il s’y était complétement opposé. Mon ami, M. Reginald Macdonald, notre compagnon dans notre expédition au Pelvoux, à qui nous avions dû une si grande partie de notre succès, ne se laissa pas décourager par ces variations d’opinion ; il résolut de tenter avec moi un nouvel assaut du côté du sud. N’ayant pu nous assurer le concours de Melchior Anderegg et de quelques autres guides renommés, nous engageâmes deux hommes déjà connus, Jean Zum Taugwald et Jean Kronig, de Zermatt. Nous nous réunîmes à Zermatt au commencement de juillet, mais le temps était si orageux qu’il nous empêcha de passer de l’autre côté de la chaîne. Nous franchîmes toutefois le col Saint-Théodule le 5, dans de mauvaises conditions. Il pleuvait dans les vallées et il neigeait sur les montagnes. Peu d’instants avant d’atteindre le sommet, nous fûmes désagréablement surpris d’entendre un bruit mystérieux et précipité qui ressemblait tantôt à celui que fait la neige quand elle est balayée par une soudaine rafale de vent, tantôt au claquement d’un long fouet : cependant la neige et l’air étaient parfaitement calmes. Les nuages orageux, épais et noirs, qui nous dominaient, nous donnèrent un instant à craindre que nos corps ne servissent de conducteurs à l’électricité, aussi fûmes-nous enchantés de trouver un abri dans l’auberge du Breuil, sans avoir été soumis à aucune expérience de ce genre[3].

Nous avions besoin d’un porteur. D’après l’avis de notre hôtelier, nous descendîmes au Breuil à la recherche d’un certain Luc Meynet. Sa maison, d’un aspect misérable, était encombrée des ustensiles nécessaires à la fabrication du fromage, et nous n’y trouvâmes que quelques enfants aux yeux brillants. Comme ils nous dirent que l’oncle Luc allait bientôt rentrer, nous l’attendîmes devant la porte du petit chalet. À la fin, nous aperçûmes un point noir qui tournait le coin d’un bouquet de pins, au-dessous du Breuil ; les enfants battirent des mains, abandonnèrent leurs jouets, et coururent de toute la vitesse de leurs petites jambes au-devant de leur oncle. Nous vîmes alors un petit homme gauche et disgracieux se baisser, prendre les enfants dans ses bras, les embrasser sur les deux joues et les mettre ensuite dans les paniers vides de son mulet ; puis nous l’entendîmes chantonner en venant à nous comme si ce monde était un lieu de délices. Cependant, à voir la figure du petit Luc Meynet, le bossu du Breuil, on sentait qu’il avait souvent souffert, et sa voix eut un accent de profonde tristesse quand il me dit qu’il avait dû prendre à sa charge les enfants de son frère. Toutes les difficultés furent enfin aplanies, et il convint de se joindre à nous pour porter notre tente.

L’hiver précédent j’avais étudié sérieusement la question des tentes, et celle que nous avions apportée était le résultat de mes expériences. J’avais essayé d’en fabriquer une qui fût assez portative pour pouvoir être transportée dans les passages les plus difficiles, et qui réunit la légèreté à la solidité. Sa base avait juste 1 mètre 80 centimètres carrés, et une section transversale perpendiculaire à sa longueur formait un triangle équilatéral dont les côtés avaient également 1 mètre 80 centimètres de longueur. Quatre personnes pouvaient s’y abriter . Elle était supportée par quatre bâtons en bois de frêne, d’une longueur de 2 mètres et d’une épaisseur d’environ 3 centimètres, dont la pointe solidement ferrée avait 2 centimètres et demi.

Cette tente se dressait ainsi : les bâtons étaient percés, à environ 12 centimètres de leur extrémité, de trous destinés à recevoir deux boulons en fer forgé, d’une longueur de 7 centimètres et d’une épaisseur de 60 millimètres. Ces boulons vissés, les deux bâtons étaient solidement attachés avec une corde à la distance nécessaire. On posait alors la couverture fabriquée avec ce coton grossier et écru appelé forfar, dont la largeur est de 1 mètre 80 centimètres, et qu’on laissait traîner de 60 centimètres sur le sol, de chaque côté. La tente avait en longueur la largeur de l’étoffe, ce qui évitait les coutures au sommet. La toile était cousue autour de chaque bâton, et l’on avait le plus grand soin de ne pas faire de plis et de tenir le tout parfaitement tendu.

Le plancher était alors placé dans l’intérieur et cousu à la partie inférieure de la toile. Ce plancher était en tartan mackintosh ordinaire d’environ 2 mètres 75 centimètres carrés ; les 90 centimètres qui ne couvraient pas le sol, étaient relevés sur les côtés de manière à éviter les infiltrations. On peut à la rigueur mettre 60 centimètres de ce surplus d’un côté et 30 centimètres de l’autre, cette dernière largeur étant suffisante pour le côté où se trouvent les pieds. Une des extrémités de la tente était constamment fermée par un morceau de toile triangulaire, cousu par son extrémité inférieure à celui qui était déjà fixé. L’autre extrémité, destinée à l’entrée, se fermait avec deux morceaux de toile triangulaires, qui retombaient l’un sur l’autre et qu’on attachait à l’intérieur par des galons de fil. Enfin la toile était clouée dans le bas aux bâtons pour empêcher


Tente alpestre.


la tente de se déformer. La corde qui servait à la montée était utilisée pour la tente ; passée au-dessus des bâtons croisés, elle contribuait à soutenir le toit, et ses deux extrémités, en avant et en arrière, étaient facilement assurées à des quartiers de rocher.

Cette tente coûte à peu près quatre guinées (une centaine de francs) et ne pèse guère que 8 kilogrammes 300 grammes, elle ne dépasse même pas 7 kilos et demi, si l’on emploie la toile la plus légère.

Roulée et emballée, elle offrait l’aspect qu’elle présente dans le portrait de Meynet au chapitre XV ; deux personnes pouvaient aisément la dérouler et la dresser en trois minutes, point essentiel quand le temps est mauvais[4].

Cette tente est surtout propre aux campements dans les altitudes élevées ou dans les climats froids. Si elle n’est pas, telle que je viens de la décrire, complétement imperméable, on peut lui donner cette propriété en la couvrant avec du mackintosh, ce qui n’augmente guère le poids que d’un kilogramme, et ce qui la rendrait propre à tous les usages. Je le ferai en outre remarquer, elle ressemble sous tous les rapports essentiels à celle que sir Léopold M’Clintock a perfectionnée après une longue expérience pour les entreprises arctiques ; l’emploi fréquent qu’en ont fait un grand nombre de personnes dans des conditions très-variées a démontré qu’elle est d’un usage aussi commode que pratique[5].

Le dimanche 6 juillet fut une journée pluvieuse, et il tomba de la neige sur le Cervin ; cependant je me mis en route le 7 au matin avec nos trois hommes, et nous suivîmes ma route de l’année précédente. On me pria de marcher en tête de la colonne, puisque j’étais le seul qui eût déjà essayé de gravir la montagne ; mais je me distinguai peu en cette occasion, car je conduisis mes compagnons presque au sommet du petit pic avant d’avoir reconnu mon erreur. Ma petite troupe étant prête à s’insurger, une exploration eut lieu vers la droite, et il fut constaté que nous avions escaladé sans le savoir les rochers escarpés qui dominent le col du Lion. La partie supérieure du petit pic ne ressemble en rien à la partie inférieure ; les rochers, beaucoup moins solides, y sont ordinairement couverts de neige ou de plaques de neige et, çà et là, de verglas ; leur inclinaison est aussi plus forte. En descendant une petite pente de neige, pour reprendre la bonne voie, Kronig glissa sur une bande de glace et descendit avec une vitesse effrayante. Heureusement il parvint à se maintenir sur ses pieds, et, faisant un violent effort, il put s’arrêter en deçà de quelques rochers qui se dressaient au-dessus de la neige et contre lesquels il se serait infailliblement brisé. Quand nous le rejoignîmes peu de minutes après, nous le trouvâmes hors d’état de marcher et même de se tenir debout ; il tremblait violemment ; sa figure avait la pâleur d’un cadavre. Il resta dans cet état pendant plus d’une heure ; aussi la journée était-elle très-avancée lorsque nous arrivâmes à notre campement sur le col. Profitant de l’expérience de l’année précédente, nous ne dressâmes pas la tente sur la neige mais je fis ramasser une grande quantité de débris tombés des rochers voisins, et, après avoir construit une espèce de plate-forme, à l’aide des plus grosses pierres, nous la nivelâmes avec les plus petites et avec de la boue.

Meynet s’était montré un inappréciable porteur de tente ; car, malgré la forme plus pittoresque que symétrique de ses jambes, et bien qu’il parût construit de fragments dissemblables, il savait tirer parti de ses difformités elles-mêmes ; il avait, nous le découvrîmes bientôt, un esprit d’un ordre relevé, et nous eussions trouvé parmi les paysans de la vallée peu de compagnons plus agréables ou meilleurs grimpeurs que le petit Luc Meynet, le porteur bossu du Breuil. Il réclama humblement les œufs suspects et les morceaux de viande cartilagineux dédaignés par le guides ; et il parut considérer comme une faveur particulière, sinon comme un régal délicieux, qu’on lui permît de boire le marc du café. Ce fut avec une sorte de ravissement qu’il prit la plus mauvaise place à la porte de la tente et qu’il exécuta toute la besogne malpropre dont les guides le chargèrent ; il se montrait toujours aussi reconnaissant que le chien habitué à être battu, quand son maître lui fait une caresse.

Un vent violent s’éleva tout à coup du côté de l’est pendant la nuit, et le matin nous fûmes menacés d’un véritable ouragan. La tente se comporta magnifiquement et nous y restâmes abrités pendant plusieurs heures après le lever du soleil, ne sachant trop ce qu’il y avait de mieux à faire. Une accalmie nous décida à nous mettre en route, mais nous avions à peine monté de 30 mètres que la tempête nous assaillit avec une furie plus violente encore. Impossible d’avancer ni de reculer : tous les débris étaient balayés sur l’arête où nous nous trouvions et nous dûmes nous cramponner de toutes nos forces aux rochers en voyant des pierres grosses comme le poing emportées horizontalement dans l’espace. Nous n’osions pas tenter de nous tenir debout et nous restions tous quatre immobiles, collés pour ainsi dire aux rochers. Le froid était intense, car la rafale avait passé tout le long de la chaîne principale des Alpes Pennines et traversé tous les immenses champs de neige que domine le Mont-Rose. Notre courage s’évapora aussi rapidement que notre calorique, et, au premier moment de calme, nous battîmes en retraite sous la tente, obligés même de faire halte plusieurs fois pendant ce court trajet. Taugwald et Kronig, déclarant alors qu’ils en avaient assez, refusèrent obstinément d’avoir aucun rapport avec la montagne. Meynet aussi nous informa que la fabrication de ses fromages rendait pour le lendemain sa présence nécessaire dans la vallée. Il devint donc urgent de retourner au Breuil, et nous y arrivâmes à 2 heures 30 minutes de l’après-midi, extrêmement désolés de notre défaite ; elle était en effet complète.

Jean-Antoine Carrel, attiré par les bruits qui couraient dans la vallée, était monté jusqu’à l’auberge pendant notre absence, et, après quelques négociations, il consentit à nous accompagner au premier beau jour, avec un de ses amis nommé Pession.

Nous nous réjouîmes de ce résultat, car bien évidemment Carrel considérait la montagne comme une sorte de propriété réservée, et par conséquent notre dernière expédition était à ses yeux un acte de braconnage[6]. Le vent tomba pendant la nuit et nous repartîmes, à huit heures du matin, par un temps irréprochable, avec nos deux guides et un porteur. Carrel nous fit l’agréable proposition d’aller camper beaucoup plus haut que la veille ; aussi continuâmes-nous à monter sans nous reposer au col jusqu’à ce que nous eussions atteint le sommet de la Tête-du-Lion. Y ayant découvert un endroit abrité, près de la Cheminée, un peu au-dessous du sommet de l’arête, sur son versant oriental, nous parvînmes à y construire une plate-forme d’une grandeur suffisante et d’une solidité remarquable, sous la direction de notre guide, qui était maçon de profession. Elle se trouvait à une hauteur d’environ 3825 mètres d’altitude, et je crois qu’elle existe encore à présent[7].

La journée était si belle que nous continuâmes à monter, et, après avoir grimpé pendant une petite heure, nous atteignîmes le pied de la Grande-Tour, c’est-à-dire le point le plus élevé où était parvenu M. Hawkins, puis nous regagnâmes notre bivouac.

Nous nous remîmes en marche le lendemain matin à quatre heures, et, à cinq heures quinze minutes, par un temps superbe et avec le baromètre à 28°, Carrel escaladait la Cheminée ; Macdonald et moi le suivîmes, Pession monta le dernier, mais, quand il se trouva au sommet, il se sentit, dit-il, très-malade, et, se déclarant absolument incapable d’aller plus loin, il nous signifia qu’il voulait redescendre. Nous attendîmes quelque temps, mais il ne se remit pas, et nous ne pûmes deviner la nature de son mal. Carrel refusa nettement de continuer l’ascension seul avec nous. Nous étions donc abandonnés par nos guides. Macdonald, toujours le plus calme parmi les plus calmes, me proposa d’essayer ce que nous pourrions faire sans eux ; mais notre bon sens l’emporta, et, finalement, nous retournâmes tous ensemble au Breuil. Le lendemain, mon ami partit pour Londres.

J’avais donc essayé trois fois d’escalader le Cervin, et trois fois j’avais ignominieusement échoué. Je n’avais pas dépassé d’un mètre l’altitude atteinte par mes prédécesseurs. Nulle difficulté extraordinaire ne se rencontrait jusqu’à la hauteur d’environ 3950 mètres, jusque-là, la montée pouvait même être considérée comme « un jeu ». Il ne restait donc à gravir que 550 mètres environ ; mais cet espace, qui n’avait pas encore été parcouru par un pied humain, pouvait offrir les plus formidables obstacles. Aucun montagnard, si hardi et si habile qu’il fût, ne pouvait songer à le gravir tout seul. Un simple fragment de rocher haut de deux mètres pouvait à chaque instant, s’il était perpendiculaire, faire échouer sa tentative. Un pareil passage était à la rigueur praticable pour deux hommes ; pour trois, c’était une bagatelle. Toute expédition raisonnable devait donc se composer de trois hommes au moins. Mais où trouver les deux autres ? Carrel était le seul qui montrait quelque enthousiasme pour une telle entreprise, et, en 1864, il avait absolument refusé de m’accompagner, à moins que l’expédition ne fût composée de quatre personnes. L’obstacle véritable venait donc du manque d’hommes et non de la montagne même.

Le temps s’étant gâté de nouveau, j’allai à Zermatt, dans l’espoir d’y dénicher un guide, et j’y restai pendant une semaine, c’est-à-dire tant que dura la tempête[8]. Je ne pus déterminer un seul bon guide à me suivre, et je retournai au Breuil le 17, dans l’espoir de combiner l’adresse de Carrel avec la bonne volonté de Meynet pour faire une nouvelle tentative en suivant le même chemin, car l’arête du Hörnli que j’avais examinée avec soin me semblait entièrement impraticable. Ces deux hommes se montrèrent assez disposés à m’accompagner, mais leurs occupations les empêchèrent de partir quand je l’aurais voulu (ils n’étaient pas des guides de profession).

Ma tente avait été laissée roulée sur la seconde plate-forme, et, tandis que j’attendais que Carrel et Meynet fussent libres, il me vint à l’esprit qu’elle aurait bien pu être emportée par le vent pendant les dernières tempêtes. Je partis donc le 18 pour aller m’en assurer. Le chemin m’était familier cette fois, et je montai rapidement, au grand étonnement de mes bons amis les chaletiers, qui me firent des signes de reconnaissance quand ils me virent m’élever, comme un trait, bien au-dessus d’eux et de leurs vaches, car j’étais seul, faute d’un homme disponible. Mais les pâturages dépassés, je dus ralentir le pas et bien remarquer la ligne que je suivais dans le cas où je serais surpris par le brouillard ou par la nuit. Un des très-rares avantages des courses de montagnes faites par un touriste seul (exercice peu recommandable en lui-même) c’est qu’elles tiennent en éveil toutes les facultés de l’homme et le rendent forcément observateur. Quand on ne doit compter que sur sa propre tête et sur ses propres bras pour se diriger et se tirer des mauvais pas, on doit absolument prendre note des plus petits détails, car il ne faut pas risquer de perdre la moindre chance. Ainsi dans ma grimpade solitaire, quand j’eus dépassé la limite des neiges, au delà des limites ordinaires des plantes qui fleurissent, il m’est arrivé, en examinant autour de moi, pour les graver dans ma mémoire, certains accidents de terrain qui pouvaient me servir de points de repère, il m’est arrivé, dis-je, de laisser tomber mes regards sur les chétives plantes que je rencontrais et qui n’avaient parfois qu’une seule fleur sur une seule tige, humbles pionnières de la végétation, atomes de vie dans un monde de désolation, montées si haut, de si loin et de si bas, qui saurait dire comment ? et qui trouvent une maigre subsistance dans quelques recoins privilégiés de ce sol aride. Ces rocs bien connus m’inspiraient un intérêt nouveau, quand je pensais à la lutte acharnée que les survivantes — où beaucoup avaient déjà dû périr — soutenaient, pour l’escalader, contre la grande montagne. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, la gentiane était là, suivie de près par les saxifrages et par la Linaria alpina, mais dépassée par le Thlaspi rotundifolium, dernière plante que j’aie pu cueillir à cette hauteur, bien qu’elle fût elle-même dominée par une petite fleur blanche qui m’était inconnue et qu’il me fut impossible d’atteindre[9].

La tente était en bon état, bien que recouverte de neige. Rassuré sur son sort, je me mis à contempler la vue dont on jouit de la plate-forme et qui, dans la solitude complète où je me trouvais, m’offrit tout l’attrait et tout le charme de la nouveauté[10]. En face se dressaient les pics les plus élevés de la chaîne des Alpes Pennines : le Breithorn (4148 mètres), le Lyskamm (4638 mètres) et le Mont-Rose (4638 mètres) ; en me tournant à droite, j’embrassais d’un coup d’œil le massif entier des montagnes qui séparent le Val Tournanche du Val d’Ayas, dominé par son sommet le plus élevé, le Grand Tournalin (3400 mètres)[11]. Derrière s’étendaient les chaînes comprises entre le Val d’Ayas et la vallée de Gressoney, dominées par de plus hautes sommités. Plus à droite encore, le regard, après avoir suivi le Val Tournanche dans toute sa longueur, se reposait sur les Alpes Grecques aux pics innombrables, pour s’arrêter aux dernières limites de l’horizon, sur la pyramide isolée du Viso (3840 mètres). Venaient ensuite, en tournant toujours les regards à droite, les montagnes situées entre le Val Tournanche et le Val Barthélemy. Le mont Rouss (sommet neigeux à la cime arrondie, qui paraît si important vu du Breuil, mais qui n’est en réalité qu’un contre-fort d’une montagne plus élevée, le Château des Dames) s’était abaissé depuis longtemps, et la vue, passant par-dessus, le remarquait à peine pour contempler la Becca Salle (ou Bec de Sale, suivant la carte), Cervin en miniature, et, bien d’autres sommets plus importants encore. L’énorme masse de la Dent d’Hérens (4180 mètres) barrait alors la vue ; magnifique montagne incrustée sur son versant nord d’énormes glaciers suspendus, dont des tranches immenses se détachaient vers le milieu du jour et tombaient avec le fracas du tonnerre sur le glacier de Tiefenmatten. Enfin, la plus splendide de toutes ces montagnes, la Dent Blanche (4364 mètres), s’élançait dans les airs au-dessus du bassin du grand glacier de Z’mutt. Il est extrêmement rare de pouvoir contempler, tel que j’en jouis ce jour-là, sans qu’un nuage l’obscurcisse, cette admirable vue qui n’a peut-être pas d’égale dans les Alpes[12].

Le temps s’était écoulé sans que je m’en fusse aperçu, et les petits oiseaux qui avaient fait leurs nids sur les rochers environnants avaient commencé à gazouiller leur hymne du soir avant que j’eusse pensé au retour. Je revins presque machinalement vers la tente, que je déroulai et que je dressai. Elle contenait des provisions pour plusieurs jours, et je résolus d’y passer la nuit. J’avais quitté le Breuil sans rien emporter et sans même dire à Favre — l’aubergiste habitué à mes courses vagabondes — de quel côté je comptais me diriger. J’allai de nouveau contempler le panorama. Le soleil se couchait et la lumière rose de ses rayons, se mêlant aux tons bleuâtres de la neige, jetait sur tous les objets, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, un voile violet d’une teinte pâle et transparente ; les vallées disparaissaient dans une vapeur empourprée, tandis que les sommets étincelaient d’une lumière éclatante et presque surnaturelle. Assis à la porte de la tente, je regardais le crépuscule se transformer en obscurité ; la terre, perdant son aspect terrestre, devenait presque sublime ; l’univers semblait mort et n’avoir plus que moi pour habitant. Cependant la lune, à mesure qu’elle s’éleva sur l’horizon, fit de nouveau apparaître les hauteurs, et, en supprimant les détails, sa douce lumière rendit encore plus magnifique le spectacle que j’admirais. Au sud, un immense ver-luisant restait suspendu dans les airs ; il était trop grand pour être une étoile, trop immobile pour être un météore ; et pendant longtemps je ne pus constater la réalité du fait incroyable dont j’étais le témoin étonné et ravi : ce que je voyais était bien la lumière de la lune scintillant sur les immenses pentes de neige qui couvrent au nord les flancs du Viso, éloigné de 160 kilomètres à vol d’oiseau. Tremblant de froid, je rentrai dans la tente pour y faire mon café. Je passai la nuit très-confortablement, et, le lendemain matin, tenté par un temps splendide, je continuai à monter à la recherche d’une autre place plus élevée pour y dresser ma tente.

Mes excursions solitaires dans des espaces aussi vastes m’ont démontré qu’un homme seul est exposé à de nombreuses difficultés qui n’embarrassent guère un groupe de deux ou trois individus, et que le désavantage de l’isolement est bien plus sensible à la descente qu’à la montée. Dans l’intention de parer à ces inconvénients, j’avais inventé deux petits engins dont j’allais me servir pour la première fois. L’un était une espèce de crochet double ou de grappin, long d’environ 12 centimètres, en acier bien trempé, épais de 50 millimètres. Il devait me servir dans les passages difficiles où il n’y aurait aucun point d’appui à la portée de la main, mais où je trouverais à peu de distance au-dessus une fissure ou une aspérité quelconque. Solidement fixé à l’extrémité du bâton ferré (alpenstock), on pouvait le placer aux endroits les plus favorables, et, dans les circonstances extrêmes, je devais le lancer jusqu’à ce qu’il restât accroché à quelque obstacle suffisant pour l’arrêter. Les pointes tranchantes qui le retenaient aux rochers étaient dentelées afin d’avoir plus de prise ; enfin l’autre extrémité de ce grappin se terminait par un anneau dans lequel une corde était passée. Cet instrument ne peut servir que sur une très-faible étendue de terrain, mais il était utile à la montée, pour gravir des escarpements de quelques mètres et on pouvait l’employer dans la descente, à la condition d’être très-prudent, pour une plus grande hauteur, parce qu’il était facile de donner une plus grande solidité aux crochets. En ce cas il devenait nécessaire de tenir la corde tendue en ligne droite, sinon le grappin avait une tendance à se détacher.

Ma seconde invention consistait en une simple modification d’un procédé employé par tous les grimpeurs. Dans les descentes, un homme seul (ou celui qui forme l’arrière-garde d’une expédition) est souvent forcé de faire à une extrémité de sa corde une boucle qu’il accroche à quelque rocher pour se laisser glisser en tenant l’extrémité qui est restée libre. On décroche la boucle en lançant la corde en l’air et en la secouant fortement, et l’opération peut être recommencée plusieurs fois. Mais souvent on n’a pas à sa portée de rochers qui permettent l’emploi de ce moyen ; il faut alors recourir au nœud coulant qui serre fortement la corde. Ne pouvant donc plus reprendre sa corde en la secouant, on est obligé de la couper et de l’abandonner. Pour remédier à cet inconvénient, j’avais attaché solidement à l’un des bouts de ma corde un anneau en fer forgé (de 5 centimètres environ de diamètre, et d’une épaisseur d’un centimètre). Je pouvais aisément former une boucle en passant l’autre bout de la corde dans l’anneau qui remontait et s’arrêtait solidement contre une anfractuosité du roc, pendant que je descendais à l’aide de ce bout resté libre. Parvenu au bas de la pente, je tirais une petite corde très-solide, qui était en outre attachée à l’anneau ; celui-ci redescendait et je défaisais très-facilement la boucle que j’avais faite.

Grâce à ces deux inventions fort simples, je parvenais à monter et à descendre des parois de rochers qui sans cela eussent été pour moi complétement inaccessibles.

Les rochers de l’arête du sud-ouest, je l’ai déjà constaté plus haut, n’offrent aucune difficulté sur une certaine étendue au-dessus du col du Lion. Cela est vrai de ceux qu’il faut gravir pour atteindre la Cheminée ; mais le niveau de la Cheminée dépassé, les rochers, plus escarpés et presque polis, ne présentent qu’un petit nombre de fractures, et, s’inclinant de plus en plus, deviennent assez dangereux, surtout quand ils sont recouverts de glace. Arrivé à ce point (juste au-dessus de la Cheminée), on est obligé de suivre le côté sud de l’arête, celui du Breuil ; mais, à quelques mètres plus haut, il faut passer sur le côté nord (celui de Z’mutt), où la nature, plus bienveillante, offre, presque toujours, une pente de neige. Cet obstacle surmonté, on peut retourner de nouveau sur le tranchant de l’arête, et le suivre, par des rochers faciles à escalader, jusqu’au pied de la Grande Tour. C’était le point le plus élevé qu’eût atteint M. Hawkins, en 1860, et ce fut également celui auquel nous parvînmes le 9 juillet.

La Grande Tour est une des particularités les plus saisissantes de cette arête. Elle se dresse comme une tourelle à l’angle d’un château fort ; par derrière, un mur crénelé monte jusqu’à la citadelle[13]. Vue du col Saint-Théodule, elle a l’air d’un contre-fort insignifiant ; mais, lorsqu’on s’en approche en suivant l’arête, elle semble s’élever à mesure que l’on monte ; et quand on est à sa base, elle cache complétement la partie supérieure de la montagne. J’y trouvai une place très-convenable pour la tente. Moins bien abritée que la seconde plate-forme, elle avait l’avantage d’être à 90 mètres plus haut. Séduit par la beauté du temps, fasciné par l’aspect sauvage des rochers, je continuai à monter pour découvrir ce qu’il y avait derrière leurs parois escarpées.

Je rencontrai tout d’abord une grande difficulté : l’arête était devenue si étroite qu’on pouvait à peine s’y tenir en équilibre, et, à son point le plus resserré, un grand rocher à pic me barrait le passage. Je ne trouvai à la portée de ma main aucune aspérité qui me permit de m’y accrocher. Il me fallait donc sauter et me retenir par un vigoureux effort sur le tranchant aigu de l’arête. Monter ensuite directement était impossible. D’immenses précipices, d’une profondeur effrayante, descendaient sur la gauche jusqu’au glacier de Tiefenmatten, mais je pouvais à la rigueur tenter l’escalade du côté droit. Cependant les obstacles se succédaient sans interruption et je passai un temps considérable à chercher un passage. J’ai surtout gardé un souvenir très-vif d’un certain couloir situé à côté de la Grande Tour et dont les étroites saillies et les parois escarpées me causèrent une anxiété vraiment extraordinaire ; les saillies diminuaient, puis cessaient complétement, et je finis par me trouver les bras et les jambes écartés, cloué sur place comme un crucifié, pressant le rocher contre ma poitrine au point de la sentir battre quand je respirais, me tordant le cou pour découvrir un point d’appui, n’en apercevant aucun, et forcé de m’élancer obliquement de l’autre côté de l’abîme.

On tenterait en vain de décrire de semblables passages. Qu’on les esquisse d’une main légère ou qu’on en fasse avec soin ressortir tous les détails, on s’expose également à n’être pas compris. Ce qui plaît en eux au grimpeur, c’est qu’ils l’obligent à faire appel à toutes ses forces physiques, à toutes ses facultés intellectuelles et morales, c’est qu’ils lui procurent le plaisir de triompher des obstacles qu’ils opposent à sa vigueur et à son adresse. Le lecteur qui n’a jamais fait de courses dans les montagnes ne saurait me comprendre, et d’ailleurs il s’intéresse peu à la description de semblables passages, à moins qu’il ne les suppose très-dangereux. Ils ne le sont pas pourtant nécessairement, mais je crois qu’il est impossible à un écrivain de ne pas produire cette impression pour peu qu’il insiste sur les difficultés vaincues.

Un auteur consciencieux s’expose donc au moins de deux manières à n’être pas bien compris. S’il passe sous silence les difficultés, par crainte d’ennuyer son lecteur, il risque de paraître un fort mauvais observateur ou un être tout à fait stupide ; s’il raconte avec détail chacun de ses pas, s’il s’étend complaisamment sur chaque obstacle, il court la chance d’être accusé ou d’une effroyable exagération ou d’avoir été se placer sottement dans les situations les plus injustifiables. Comme je désire ne pas être rangé dans ces deux catégories, je vais m’expliquer plus complétement.

Les passages du genre de ce couloir conservent leur charme pour un montagnard tant qu’il se sent capable d’en surmonter les difficultés, mais ils le perdent tout à fait, dès que ces difficultés lui paraissent au-dessus de ses forces et lui offrirent des dangers réels. Si la ligne qui sépare la difficulté du danger est quelquefois presque insaisissable, elle n’est point du tout imaginaire. C’est une ligne véritable, sans la moindre étendue. Il est souvent facile de la dépasser et très-difficile de l’apercevoir. Parfois on la dépasse sans s’en douter et on le reconnaît trop tard. Tant qu’on n’entreprend rien qui soit au-dessus de ses forces, on ne s’expose pas à franchir cette ligne, ni par conséquent à se trouver dans une situation très-dangereuse, bien qu’elle puisse devenir très-difficile. Ce qu’il est au pouvoir d’un homme d’exécuter varie naturellement en raison du temps qu’il a à dépenser, de l’endroit où il se trouve et d’une foule de circonstances ; mais je pose en principe qu’on peut toujours très-bien savoir ce qu’on est encore capable de faire ; et s’il est très-difficile en pareil cas de déterminer pour un autre, même approximativement, quelles sont les limites qu’il est prudent de ne pas dépasser, on peut sans peine se les fixer à soi-même. Toutefois, selon moi, quand la ligne douteuse est dépassée sciemment et volontairement, on cesse de faire ce qui est raisonnable pour tenter ce qui ne l’est pas.

Je m’attends à la question que vont m’adresser tous les critiques intelligents : « Avez-vous réellement la prétention d’affirmer que les dangers des courses de montagnes ne consistent que dans les difficultés extraordinaires, et que le parfait montagnard ne s’expose absolument à aucun risque ? » Je ne suis pas préparé à soutenir une pareille thèse, car il y a un péril auquel les grimpeurs des Alpes sont inévitablement exposés, et qui ne menace jamais les piétons dans les rues de Londres. Je veux parler des rochers qui tombent des montagnes ; et je tâcherai, dans le courant de ce volume, de faire comprendre au lecteur que c’est un danger très réel, contre lequel le courage, l’adresse et la force sont complétement inutiles. Il se présente au moment où l’on s’en inquiète le moins et presque partout. Le critique peut répondre : « Il vous suffit d’admettre ce danger pour détruire tout le reste de votre argument. » J’en conviens avec lui, il aurait raison si ce danger menaçait toujours sérieusement la vie, mais il n’en est rien. On ne peut citer qu’un très-petit nombre d’accidents occasionnés par des chutes de rochers, et je n’ai entendu parler d’aucun touriste tué par une pierre dans les Alpes supérieures[14]. Peu de personnes soutiendront, je le suppose donc, qu’il est déraisonnable de faire le moindre exercice du corps tant qu’il y a un risque à courir ; car il serait aussi déraisonnable de traverser Fleet Street au milieu du jour.

Si c’était pour nous tous un devoir absolu d’éviter toute espèce de danger, nous serions condamnés à passer notre vie dans l’intérieur de nos appartements. Dans mon opinion, le plaisir que l’on prend aux courses des montagnes dépasse les périls auxquels on s’expose, et la crainte de ces périls ne les empêchera jamais. Cependant je tiens à constater qu’ils sont très-réels et de nature à menacer la vie du montagnard le plus expérimenté.

Il n’y a donc qu’un seul danger positif dans les excursions de montagnes, et encore n’est-il pas très-redoutable. Cependant, nombreux sont les dangers négatifs qui ont coûté la vie à un grand nombre de personnes. Les mots positif et négatif sont employés dans l’acception suivante : le danger positif est celui qu’il nous est impossible d’éviter, et le danger négatif celui qui exige de notre part une participation quelconque pour qu’il devienne un danger positif. Exemple : Un précipice est un danger négatif, mais c’est un danger positif pour un homme qui y tombe ; une pente de neige fraîche et escarpée possède des propriétés dangereuses, mais elle ne devient positivement dangereuse que si, son équilibre détruit, elle descend comme une avalanche ; les blocs de rochers entassés sur une crête éboulée ne sont dangereux que lorsqu’ils perdent leur point d’appui ; enfin une crevasse cachée peut être périlleuse au dernier point, mais elle ne le sera pour vous que si vous y glissez. Cette distinction n’est pas aussi subtile qu’elle le paraît au premier abord, et il est essentiel de bien s’en souvenir si l’on veut comprendre clairement ce que les excursions dans les montagnes ont de bon et de mauvais. S’il était impossible de ne pas tomber dans les crevasses, de ne pas faire rouler de gros blocs de rochers éboulés ou glisser des avalanches, enfin de ne pas se laisser choir dans les précipices, les courses de montagnes seraient, au point de vue de l’exercice, absolument injustifiables, et, suivant les principes déjà posés, elles sont injustifiables si, par maladresse ou par négligence, on transforme leurs dangers négatifs et inactifs en dangers positifs et actifs. Remarquons ici, par parenthèse, que l’on emploie fréquemment et légèrement le mot de témérité en parlant des accidents qui arrivent dans les Alpes. De ce qu’un touriste est blessé ou tué dans les montagnes ou ailleurs, il ne faut pas en conclure qu’il a été téméraire. En passant en revue les accidents arrivés dans ces dernières années, le mot de témérité serait, il me semble, inapplicable à la plupart d’entre eux. Se livre-t-on à un exercice qui, selon toute probabilité, ne doit pas réussir ou doit avoir un dénoûment fatal, dans ce cas seulement on peut être à juste titre qualifié de téméraire.

Une glissade qui provient d’un moment d’imprudence, ou un accident causé par un excès de fatigue, ne sauraient guère être rangés parmi ces fatalités qui sont les résultats directs d’imprudences absolument inexcusables.

On ne saurait le nier cependant, il est arrivé des accidents pour lesquels aucune excuse ne saurait être valable. Dans l’opinion des juges les plus compétents, la plupart de ces accidents sont dus à deux genres de témérités qui méritent une énergique réprobation. La première consiste à tenter de traverser la partie supérieure des glaciers (celle qui est couverte de neige) sans se servir d’une corde, et la seconde à ignorer l’instabilité de la neige fraîchement tombée. Chaque année, l’une ou l’autre de ces sottes imprudences coûte la vie à plusieurs personnes. Dans ces deux cas, les dangers sont parfaitement connus et l’on peut prédire le résultat avec une certitude presque absolue. Celui qui essaye de traverser seul, ou avec plusieurs compagnons, les parties supérieures des glaciers, sans être attaché à une corde, n’est pas nécessairement la victime d’un accident la première fois qu’il fait cette folie ; mais il peut en être certain, s’il la renouvelle, il en sera puni tôt ou tard. Quoi qu’il lui arrive, il est téméraire, parce qu’il brave un danger auquel on ne s’expose qu’en négligeant de prendre les précautions les plus élémentaires. La seconde hypothèse n’admet pas malheureusement le même raisonnement, car elle comprend trois éléments différents qui sont chacun sujets à de continuelles variations. Le premier est la qualité de la neige, le second est sa quantité, le troisième est le degré d’inclinaison de la pente sur laquelle elle repose. Malgré tout, il n’est pas très-difficile, dans la pratique, de déterminer quand une neige fraîchement tombée est dangereuse ou non à traverser. Par exemple, on peut poser comme règle générale qu’il est imprudent de s’aventurer sur toute pente qui excéderait trente degrés d’inclinaison, plusieurs jours après que la neige est tombée en abondance, Chaque année, le fait est également certain, des touristes inexpérimentés ou imprudents traversent ou tentent de traverser des pentes qui dépassent de beaucoup cet angle, vingt-quatre heures seulement après la chute d’une neige abondante.

Les touristes qui commettent ces imprudences songent-ils qu’ils risquent leur vie ? C’est une question qu’il est permis de s’adresser. Quelquefois ils ont probablement failli par pure ignorance ; mais, d’autres fois, les clameurs et les protestations qui s’étaient élevées contre leur départ ne leur avaient pas permis d’ignorer l’opinion des juges les plus compétents. Ces sortes d’actions peuvent donc être justement qualifiées de téméraires, qu’elles soient faites par ignorance ou par entêtement.

Trois causes possibles d’accident ont donc été mentionnées. La première ne fait pas courir un grand risque, mais elle constitue un danger inévitable tout le temps que durent les courses de montagnes ; les autres exposent les touristes aux plus graves périls, mais une petite dose de sens commun suffit pour les éviter. Cependant la plus grande partie des accidents qui ont lieu dans les Alpes ne sauraient être rangés dans ces différentes catégories ; ils ont principalement pour causes des étourderies momentanées ou des imprudences faites par des individus qui n’ont pas su calculer leurs forces. Deux accidents sont rarement pareils ; le plus grand nombre est occasionné par la difficulté qu’éprouve un touriste inexpérimenté à se maintenir en équilibre dans les endroits glissants. Ils dépendent non des dangers de la montagne, mais des faiblesses du voyageur. On remplirait aisément un volume d’exemples à l’appui de cette vérité ; tous prouveraient que, si on n’avait pas fait cela, ou si on avait fait ceci, le résultat eût été différent. Dans bien des cas, les règles, dont l’observation est nécessaire dans les courses de montagnes, ont été violées, et, dans tous les cas, c’est l’homme et non la montagne qui est le coupable.

J’ai tâche d’établir d’abord ce qui est simplement difficile et ce qui est absolument dangereux, en second lieu de distinguer les dangers inévitables de ceux que l’on peut éviter, et troisièmement de classer tant bien que mal les différentes causes d’accidents. Si je ne me suis pas trompé, je suis autorisé à conclure que les dangers des Alpes ont été ridiculement exagérés, et l’on doit souhaiter non que l’accès des montagnes devienne plus facile, mais que les touristes tâchent de devenir plus robustes et plus prudents. Cependant il ne faut guère s’attendre à voir cesser, ni même diminuer de nombre, les accidents dans les Alpes, tant que des touristes novices essayeront d’imiter les hauts faits des montagnards exercés, et que des gentlemen, d’un âge mûr, aux genoux raidis par l’âge, tenteront des ascensions qui doivent être réservées aux hommes jeunes et actifs ; ces audacieux sont peut-être plus à plaindre qu’à blâmer, mais on doit toujours désirer vivement qu’ils méditent un peu plus sérieusement cette vérité : « Ce qui est un jeu pour l’un peut causer la mort d’un autre, » au lieu de s’appliquer à eux-mêmes la maxime : « Ce que l’un a fait, l’autre peut le faire. »

Un innocent couloir, que je crains d’avoir représenté comme dangereux, a amené cette longue digression. Ce vestibule, où jamais être humain n’avait posé le pied avant moi, conduisait à un paysage si sauvage que la description la plus simple en paraîtrait exagérée. La qualité du roc changeait comme l’aspect de l’arête. Les rochers (du gneiss talqueux) situés au-dessous de ce couloir avaient une fermeté singulière ; rarement il était nécessaire d’en éprouver la solidité ; le pied posait sur le roc nu et non sur des fragments épars. Mais là, tout portait l’empreinte de la ruine et de la destruction. La crête de l’arête était crevassée et émiettée ; le pied s’enfonçait dans les débris pulvérisés qui en étaient tombés ; au-dessus, des blocs énormes, taillés et creusés par la main du temps, se dressaient fièrement vers le ciel, semblables aux pierres tombales de géants. Ma curiosité étant excitée au plus haut degré, j’escaladai une brèche de l’arête, entre deux immenses masses de rochers vacillantes ; à les voir, on eût cru qu’un léger poids, ajouté d’un côté ou de l’autre, les eût fait tomber à l’instant ; leur équilibre était si parfait qu’elles eussent pu se balancer au moindre souffle du vent, car elles s’ébranlaient sous mon doigt ; elles reposaient sur une base si fragile que je m’étonnai de ne pas les voir s’affaisser à mes yeux. Dans toutes mes excursions alpestres, aucun lieu ne m’a offert un aspect plus saisissant que cette crête désolée, ruinée, crevassée, située derrière la Grande Tour. J’ai vu bien des formes plus étranges dans les montagnes, des rochers aux figures monstrueuses et grimaçantes, imitant la forme humaine, des aiguilles isolées, plus hautes et plus aiguës, mais je n’ai jamais étudié un exemple plus frappant des résultats prodigieux que peuvent produire la gelée et l’action longue et incessante de forces dont les effets individuels sont imperceptibles.

Ai-je besoin d’ajouter qu’il est impossible de gravir sur ce point la crête de l’arête ; on est pourtant forcé de s’en tenir tout près, car il n’y a pas d’autre passage. En général, le Cervin a des angles d’inclinaison trop aigus pour qu’il puisse s’y former des couches de neige très-épaisses, mais il se trouve dans cette partie de la montagne un coin qui permet à la neige de s’y accumuler ; ce dont il faut lui être très-reconnaissant, car, grâce à son secours, on peut grimper quatre fois plus vite que sur les rochers.

J’avais presque perdu de vue la Tour et je contemplais par-dessus les Alpes Pennines centrales, le Grand Combin et la chaîne du Mont-Blanc. La Dent d’Hérens, ma voisine, ne s’élevait plus qu’à une faible hauteur au-dessus de moi, ce qui m’aidait à mesurer l’altitude que j’avais atteinte. Jusque-là, j’étais sûr de pouvoir redescendre tout l’espace que j’avais escaladé ; mais bientôt après, en regardant au-dessus de moi, je m’aperçus que les rochers devenaient par trop escarpés, et je rebroussai chemin (car si j’avais continué mon ascension, j’aurais rencontré d’inextricables difficultés), heureux de penser que je pourrais les gravir quand je remonterais avec plusieurs compagnons, et fier d’avoir pu m’élever seul, presque à la hauteur de la Dent d’Hérens, par conséquent beaucoup plus haut qu’aucun être humain avant moi[15]. Ma joie était un peu prématurée.

Vers 5 heures du soir, je quittais de nouveau la tente, et déjà je me croyais au Breuil. Ma corde et mon crochet m’avaient aplani toutes les difficultés. Je descendis cependant la Cheminée en attachant la corde à un rocher et je me laissai glisser jusqu’en bas, puis je coupai la corde que j’abandonnai, ce qui me restait me suffisant. Ma hache m’avait beaucoup gêné dans la descente et je l’avais laissée dans la tente. C’était une vieille hache d’abordage, qui n’était pas fixée au bâton ferré. Quand je taillais des pas dans la neige pour monter, mon bâton traînait derrière moi, attaché à la corde ; lorsque je grimpais, je portais ma hache derrière moi, passée dans la corde enroulée autour de ma taille, ce qui l’empêchait de me gêner ; mais à la descente, quand j’avais le dos tourné au rocher (ce qui est toujours préférable si c’est possible), la hache ou son manche s’accrochait souvent aux rochers, et plusieurs fois ce choc imprévu avait manqué de me faire tomber. Je laissai donc ma hache dans la tente, soit pour éviter ce danger, soit par excès de paresse. Cette imprudence me coûta cher.

J’avais dépassé le col du Lion, et, 50 mètres plus bas, j’allais me trouver sur le « Grand Escalier, » que l’on peut descendre

La Cheminée du Cervin.


en courant. Mais, arrivé à un angle des grands rochers escarpés de la Tête du Lion, je m’aperçus, en longeant la partie supérieure de la neige qui s’y appuie, que la chaleur des deux jours précédents avait fait presque disparaître complétement les degrés que j’avais dû tailler pour monter. Les rochers étant impraticables sur ce point, il me fallait donc absolument tailler de nouveaux degrés. La neige était trop dure pour que je pusse m’y frayer un chemin, et, près de l’angle où je me trouvais, il n’y avait que de la glace. Une demi-douzaine de marches devaient me suffire pour gagner les rochers. Me tenant de la main droite au rocher, je creusai la neige avec la pointe de mon bâton jusqu’à ce que j’eusse établi une marche suffisante ; alors je m’appuyai contre l’angle pour en faire autant de l’autre côté. Tout allait bien jusque-là, mais, en essayant de tourner cet angle (je ne puis encore dire comment cela arriva), je glissai et tombai dans l’abîme.

La pente, très-raide sur ce point, formait l’extrémité supérieure d’un couloir qui descendait le long de deux contre-forts inférieurs, vers le glacier du Lion, que l’on apercevait à 330 mètres au-dessous. Ce couloir, se rétrécissant de plus en plus, finissait par n’être plus qu’un filet de neige resserré entre deux murailles de rochers qui se terminaient brusquement au haut d’un précipice à pic au-dessus du glacier. Que l’on se figure un entonnoir coupé en deux dans le sens de sa longueur et incliné à 45 degrés, la pointe en bas et la partie concave en haut, et l’on aura une idée exacte de l’endroit où je venais de perdre l’équilibre.

Le poids de mon sac m’entraîna en arrière et je tombai d’abord sur quelques rochers situés à 3 ou 4 mètres au-dessous, et qui me relancèrent dans le couloir la tête la première ; mon bâton s’échappa de mes mains et je descendis en tournoyant par une série de bonds de plus en plus longs, rebondissant tantôt sur la glace, tantôt sur les rochers, me frappant la tête quatre ou cinq fois avec une violence plus grande. Un dernier bond me fit faire dans l’espace un saut de 18 à 20 mètres d’un côté à l’autre du couloir ; par bonheur, mon côté gauche tout entier heurta contre le roc, ou mes vêtements s’accrochèrent un instant, et je tombai en arrière sur la neige avec la conscience que ma chute était arrêtée. Heureusement ma tête se trouva tournée du bon côte ; je me cramponnai à plusieurs reprises avec des contractions frénétiques aux aspérités du rocher, et je finis par m’arrêter tout à fait à l’entrée du couloir et sur le bord même du précipice. Bâton, chapeau et voile passèrent au-dessus de moi en m’effleurant et disparurent dans l’abîme ; et quand j’entendis se briser avec fracas, sur le glacier, les fragments de rochers que j’avais déplacés, je compris toute la gravité du danger auquel je venais d’échapper presque par miracle. En effet, j’avais franchi près de 70 mètres en sept ou huit bonds. Trois mètres de plus et je tombais sur le glacier en faisant un saut gigantesque de 280 mètres.

La situation était déjà suffisamment sérieuse. Je ne pouvais lâcher un instant le rocher auquel je m’étais cramponné et mon sang coulait par plus de vingt blessures. Les plus graves étaient celles de la tête, et j’essayai en vain de les fermer d’une main tout en me cramponnant de l’autre au rocher. Tous mes efforts furent inutiles ; à chaque pulsation, le sang jaillissait en flots qui m’aveuglaient. À la fin, par une inspiration subite, je détachai d’un coup de pied un gros bloc de neige que j’appliquai sur ma tête en guise d’emplâtre ; l’idée était bonne, car le sang coula dès lors moins abondamment. Je me mis aussitôt à grimper et j’atteignis à temps une place plus sûre où je m’évanouis. Le soleil se couchait quand je revins à moi, et l’obscurité était complète avant que j’eusse pu descendre le Grand Escalier ; mais, grâce à ma bonne chance et à ma prudence, je descendis au Breuil, c’est-à-dire de 1700 mètres, sans glisser et sans me tromper de chemin une seule fois. Honteux et confus de l’état où m’avait mis ma maladresse, je passai à la dérobée près de la cabane des vachers que j’entendais rire et causer, et je me glissai rapidement dans l’auberge, espérant atteindre ma chambre sans être vu. Mais Favre me rencontra dans le corridor et demanda : « Qui est là ? » Quand il eut apporté de la lumière, il poussa des cris d’effroi et réveilla toute la maison. Deux douzaines de têtes tinrent alors un conseil solennel au sujet de la mienne, en faisant naturellement plus de bruit que de besogne. Les gens du pays recommandèrent à l’unanimité l’emploi du vin chaud (lisez vinaigre) bien salé, pour laver et panser mes blessures. En vain je protestai contre ce traitement, il fallut le subir. Je ne reçus pas d’autres soins médicaux. Est-ce à ce remède fort simple ou bien à mon robuste tempérament que je dois attribuer ma rapide guérison ? C’est une question que je ne puis résoudre ; mais enfin mes blessures se cicatrisèrent très-rapidement et j’étais sur pied quelques jours après[16].

Ces quelques jours me parurent déjà suffisamment tristes. Ma principale occupation consistait à méditer sur la vanité des choses humaines et surveiller la lessive de mes vêtements enfermés dans un tonneau que faisait tourner le petit torrent qui coulait devant la maison ; je formais des vœux sincères pour que, si jamais un Anglais venait à tomber malade dans le Val Tournanche, il ne se sentit pas aussi seul que je le fus pendant ces longues heures de tristesse et d’ennui[17] ?

La nouvelle de mon accident avait fait accourir, au Breuil, Jean-Antoine Carrel ; le fier chasseur était accompagné d’un de ses parents, jeune garçon robuste et adroit, nommé César. Je partis donc de nouveau le 23 juillet, avec ces deux hommes et Meynet. Nous atteignîmes la tente sans aucune difficulté. Le lendemain matin nous avions dépassé la Tour, et, par un temps charmant, nous gravissions avec les plus grandes précautions les rochers éboulés qui se trouvent par derrière et où je retrouvais les traces de mon passage, lorsqu’eut lieu un de ces changements de temps abominables et presque instantanés auxquels
Je glissai et je tombai
le Cervin est si fréquemment sujet sur son versant méridional. Des vapeurs, jusqu’alors invisibles, formèrent tout à coup d’épais brouillards, et, en quelques minutes, la neige tomba abondamment. L’endroit où nous nous trouvions, offrant de très-sérieuses difficultés, nous dûmes nous arrêter, et ne voulant pas battre en retraite, nous attendîmes pendant plusieurs heures un autre changement de temps. Notre espérance fut trompée ; aussi finîmes-nous par redescendre à la base de la Tour, où nous commençâmes une troisième plate-forme, à une altitude de 3950 mètres. La neige continuant à tomber, nous nous réfugiâmes sous la tente. Carrel prétendait que le temps était tout à fait dérangé et que la montagne, couverte de verglas, rendrait inutile toute tentative d’escalade ; je prétendais, moi, que le temps se remettrait et que les rochers étaient trop échauffés par le soleil pour permettre à la glace de s’y former. Je voulais rester jusqu’à ce que le temps s’améliorât ; malheureusement mon guide, ne pouvant point souffrir de contradiction, devint plus positif dans ses affirmations et insista pour nous faire redescendre. Je dus lui céder, mais, parvenus au-dessous du col, nous constatâmes à notre grand regret qu’il avait tort ; les nuages ne s’abaissaient que de 900 mètres au-dessous du sommet ; cette limite dépassée, le temps était superbe.

Carrel n’avait pas un caractère facile. Il savait très-bien qu’il était le coq du Val Tournanche et il commandait aux autres hommes de la vallée comme par un droit naturel. Se sentant en outre indispensable, il ne prenait aucune peine pour me le cacher. Voulait-on l’arrêter ? ni ordre ni prière n’avaient d’effet sur lui. Mais, je le répète encore, il était le seul grimpeur de premier ordre que je pusse trouver convaincu que le Cervin n’était pas inaccessible. Avec lui, j’avais de l’espoir ; sans lui, je n’en avais aucun ; je le laissais donc forcément faire ce qui lui plaisait. Sa conduite, en cette circonstance, fut incompréhensible. Certes on ne pouvait l’accuser de poltronnerie, car il n’existe guère de montagnard plus audacieux ; les obstacles ne le faisaient pas non plus reculer, puisque nous n’avions encore rencontré aucun passage qui pût lui paraître difficile, et il éprouvait évidemment un désir très-vif de faire l’ascension. Le manque de provisions ne nous obligeait pas à redescendre, car, en prévision de cet incident, nous avions emporté des vivres pour une semaine, et il n’y avait aucun danger à rester sous la tente, où du reste on n’était pas trop mal à l’aise. Dans mon opinion, il s’efforçait de faire traîner l’ascension en longueur, suivant ses vues personnelles, et, bien qu’il désirât vivement arriver le premier au sommet, bien qu’il ne se refusait pas à être accompagné par n’importe quel touriste animé du même désir, il ne lui convenait pas de laisser qui que ce fut réussir trop vite, peut-être pour donner au succès final plus d’éclat et de retentissement. Ne craignant aucun rival, il pensait peut-être que plus il susciterait de difficultés, plus son concours serait apprécié : du reste, il faut lui rendre cette justice, jamais il ne se montra avide d’argent. Il demandait un prix élevé, mais qui n’était pas excessif ; il loua toujours ses services à la journée et il n’eut pas tort.

Bien que très-contrarié de voir mon temps gaspillé de la sorte, je fus cependant enchanté quand il voulut bien me proposer de repartir le lendemain matin, si la journée était favorable. Nous devions monter la tente jusqu’au pied de la Grande Tour, fixer des cordes au delà dans les endroits les plus difficiles, et faire un grand effort le lendemain pour atteindre le sommet.

Le lendemain matin (vendredi 25), à mon réveil, je trouvai le bon petit Meynet tout prêt, qui m’attendait ; les deux Carrels, m’apprit-il, étaient partis depuis quelque temps en le priant de me dire qu’ils avaient l’intention de chasser la marmotte, car le temps était très-favorable ce jour-là[18].

Mon congé était près d’expirer, et on ne pouvait évidemment pas compter sur ces deux hommes : je proposai donc, en dernier ressort, au petit bossu de m’accompagner seul pour tenter de monter encore un peu plus haut, bien qu’il n’y eût, pour ainsi dire, aucun espoir d’atteindre le sommet. Il n’hésita pas, et, quelques heures après, nous nous trouvions tous deux pour la troisième fois sur le col du Lion. C’était la première fois que Meynet contemplait cette vue sans un seul nuage. Le pauvre petit paysan difforme la regarda dans un respectable silence, puis, se laissant tomber spontanément sur un genou, dans l’attitude de l’adoration, il croisa les mains et s’écria avec extase : « Oh les belles montagnes ! » Ses actes étaient aussi justes que ses paroles étaient naturelles et ses larmes témoignaient de la sincérité de son émotion.

Nous n’étions pas assez forts pour monter la tente plus haut, aussi passâmes-nous la nuit à notre ancienne station ; le lendemain matin, partis de très-bonne heure, nous eûmes bientôt dépassé le point où nous avions battu en retraite le 24, puis le point le plus élevé que j’eusse atteint le 19. La crête de l’arête était si peu sûre, que nous dûmes, bien malgré nous, escalader les rochers sur la droite. Nous triomphâmes lentement des premières difficultés, mais à la fin nous nous trouvâmes perchés comme deux aigles sur le flanc escarpé de la montagne, sans pouvoir avancer et presque sans pouvoir descendre. Nous retournâmes donc à l’arête, mais elle était presque aussi difficile et infiniment moins sûre ; aussi, après avoir atteint les limites que la prudence nous défendait de dépasser, je me décidai à revenir au Breuil, pour m’y munir d’une échelle légère qui pût nous aider à escalader les endroits les plus escarpés[19]. J’espérais aussi que pendant ce temps Carrel satisferait sa passion pour la chasse à la marmotte et qu’il daignerait encore nous accompagner.

Nous descendîmes très-vite, car la montagne nous était devenue familière et nous savions d’avance quand il fallait nous entraider ou nous abandonner à nos propres forces. Les rochers étaient entièrement débarrassés de verglas. Meynet se montrait toujours le plus gai de nous deux dans les passages difficiles, et, dans les passages dangereux, il se donnait du courage en répétant : « Après tout, on ne meurt qu’une fois. » Pensée consolante qui semblait lui procurer une satisfaction infinie. Nous arrivâmes d’assez bonne heure dans la soirée à l’auberge du Breuil, et mes projets y furent brusquement renversés de la façon la plus inattendue.

Le professeur Tyndall, arrivé pendant mon absence, avait engagé César et Jean-Antoine Carrel, ainsi que Bennen et un Valaisan de ses amis, homme très-robuste et très-actif, nommé Antoine Walter. Leur échelle et leurs provisions étaient toutes prêtes et ils avaient l’intention de partir le lendemain matin (dimanche). Cette nouvelle expédition me prit au dépourvu. Bennen, on doit se le rappeler, avait refusé carrément, en 1864, de conduire le professeur Tyndall sur le Cervin. « Il refusait obstinément de faire aucune tentative pour escalader la montagne, » dit Tyndall. Maintenant il était plein d’ardeur pour le départ. Le professeur Tyndall n’a pas expliqué comment s’était opérée cette révolution dans l’esprit de son guide. J’étais également étonné du manque de foi de Carrel et je l’attribuai à son amour-propre ; il avait sans doute été piqué de la présomption que nous avions eue de pouvoir nous passer de lui. Il était inutile de vouloir rivaliser avec le professeur Tyndall et ses quatre guides qui se tenaient prêts à partir dans quelques heures ; j’attendis donc pour voir quel serait le résultat de leur tentative.

Tout semblait la favoriser ; ils partirent frais et dispos par une belle matinée, me laissant dévoré par l’envie et m’abandonnant aux pensées les moins charitables. S’ils réussissaient, ils m’enlevaient le prix pour lequel j’avais prodigué tant d’efforts ; s’ils échouaient, je n’aurais pas le temps de faire une autre tentative, car je devais être de retour à Londres sous peu de jours. Quand ma situation ne me laissa plus aucun espoir, je résolus de quitter le Breuil à l’instant même ; mais, en faisant mon paquet, je m’aperçus que j’avais laissé dans la tente quelques objets indispensables. Je partis donc vers midi pour aller les chercher ; je rejoignis la petite troupe du professeur, car elle montait très-lentement, au moment où elle allait atteindre le col ; je l’y laissai (elle s’y arrêtait pour déjeuner) et je continuai à monter vers la tente. J’en étais déjà tout près, quand un bruit soudain se fit entendre au-dessus de moi ; levant les yeux, j’aperçus une grosse pierre de 30 centimètres cubes au moins qui dégringolait droit sur ma tête. Je me baissai brusquement et me tapis sous l’abri protecteur d’un aimable rocher, tandis que la pierre passait à côté avec un fracas étourdissant. C’était l’avant-garde d’une véritable tempête de pierres qui descendaient en faisant un vacarme infernal le long de la crête de l’arête, suivies d’une traînée de poussière dont la forte odeur de soufre trahissait assez l’origine. M. Tyndall et ses compagnons étaient sur le qui-vive, mais les pierres ne se dirigèrent pas de leur côté ; se heurtant contre les rochers, elles allèrent tomber sur le glacier.

J’attendis le professeur sous ma tente pour lui souhaiter la bienvenue, et, quand il fut arrivé, je redescendis au Breuil. Le lendemain matin, de très-bonne heure, on accourut pour m’apprendre qu’on voyait flotter un pavillon au sommet du Cervin. Il n’en était rien. Je constatai cependant que Tyndall et ses compagnons avaient dépassé le point d’où nous avions été obligés de rétrograder le 26. Je ne doutais plus maintenant de leur succès final, puisqu’ils étaient montés au-dessus du point que Carrel avait toujours considéré, ainsi que moi, comme le plus difficile de toute la montagne. Il n’y avait pas deux passages pour y monter, car, entre cette place et le col il n’était pas possible de s’éloigner d’une douzaine de pas, soit à droite soit à gauche ; mais au-dessus c’était bien différent, et, dans nos discussions à ce sujet, nous étions toujours tombés d’accord que, ce point dépassé, le succès était certain. Le profil ci-joint, fait d’après une esquisse prise à la porte de l’auberge du Breuil, aidera à me faire mieux comprendre. La lettre A indique la


position de la Grande Tour ; la lettre C, la « Cravate » (la bande de neige fortement accusée dont il a été parlé page 122, et que nous avions presque atteinte le 26) ; la lettre B, la place où nous voyions maintenant un objet qui avait l’air d’un drapeau. Derrière le point B, une arête presque plane conduit jusqu’au pied du dernier pic ; on s’en rendra mieux compte encore, en jetant les yeux sur le profil de la montagne placé à la page 79, et sur lequel les mêmes lettres indiquent les mêmes endroits. Or, comme je l’ai dit plus haut, dans notre opinion, le point C dépassé, le succès était certain. Tyndall se trouvait au point B le matin de très-bonne heure, et je ne doutais pas qu’il n’atteignît
Une canonade dans le Cervin
le sommet, bien que la possibilité de stationner sur la cime la plus élevée restât toujours fort problématique.

Le sommet était évidemment formé d’une longue crête, surmontée de deux points d’une hauteur presque égale, — si égale même qu’on ne pouvait dire quel était le plus élevé, — et il paraissait exister entre ces deux cimes une dépression profonde, marquée D sur le profil, et qui pouvait faire échouer l’ascension au dernier moment.

Mon sac était bouclé ; j’avais bu un dernier verre de vin avec Favre tout rayonnant de joie à l’idée du grand succès qui allait faire la fortune de son auberge ; mais je ne pouvais me décider à partir avant de connaître le résultat de l’expédition, et je languissais dans l’attente, comme l’amant insensé qui rôde autour de l’objet de ses affections, même après en avoir été dédaigneusement repoussé. Le soleil était déjà couché quand on vit l’expédition descendre à travers les pâturages. Leur démarche n’annoncait pas un triomphe… Eux aussi, ils étaient vaincus ! Les Carrels baissaient la tête en silence ; mais les autres soutenaient, suivant la coutume des vaincus, que la montagne était horrible, impossible, etc. Le professeur Tyndall me dit qu’ils étaient arrivés à un jet de pierre du sommet, et m’exhorta à ne plus jamais rien avoir à démêler avec cette cime ensorcelée. Après l’avoir entendu déclarer qu’il renonçait à toute tentative nouvelle, je descendis en courant au village de Val Tournanche, presque persuadé que le Cervin était réellement inaccessible ; j’abandonnai à Favre la tente, les cordes et tous mes ustensiles, pour qu’il les mît à la disposition de tous ceux qui désireraient faire l’ascension, et j’agissais ainsi, je le crains vraiment, plus par ironie que par générosité. Quelques touristes, convaincus que le Cervin pouvait être escaladé, sont peut-être allés à Zermatt ; mais leur conviction ne les a pas déterminés à tenter d’y monter. Personne ne l’essaya de nouveau en 1862.


Des affaires me conduisirent dans le Dauphiné avant mon retour à Londres ; et, une semaine après la déconfiture de Tyndall, je me trouvais couché, à la fin d’une journée brûlante, dans une de ces abominations qui servent de lits à l’auberge tenue par M. le maire de Ville Vallouise ; je me tournais et me retournais très-agité en regardant, à moitié endormi, une lueur étrange et rougeâtre qui se projetait sur le plafond. C’était, pensais-je, quelque effet d’électricité produit par l’irritation que me causaient des myriades de puces. Tout à coup la grande cloche de l’église voisine de l’auberge sonna à toute volée. Je sautai à bas de mon lit, car les voix et les allées et venues des gens de la maison me firent à l’instant penser au feu. C’était bien le feu en effet. Je voyais de ma fenêtre, de l’autre côté de la rivière, de grandes langues de flammes s’élancer dans le ciel, des points noirs suivis de longues ombres courir au lieu où sévissait l’incendie, et les cimes des montagnes, éclairées par les reflets des flammes, se dresser comme des spectres. Toute la population de la Vallée était sur pied, car les habitants des villages voisins, réveillés par la cloche de Vallouise, sonnaient l’alarme. Je m’habillai à la hâte et je courus au pont. Trois grands chalets étaient en feu, entourés d’une foule de paysans qui apportaient des poêles, des casseroles, des marmites, tout ce qui pouvait contenir de l’eau. Ils formèrent plusieurs grandes chaînes à deux rangs, aboutissant au ruisseau le plus rapproché, se passant l’eau sur un rang et les ustensiles vides sur l’autre. Mon ancien ami le maire était là, dans toute sa majesté, frappant la terre de son bâton et vociférant : « Travaillez ! travaillez ! » mais les hommes se rangèrent avec beaucoup de présence d’esprit du côté des seaux vides, et laissèrent la chaîne pénible à leurs chères moitiés. Leurs efforts furent inutiles ; les chalets brûlèrent jusqu’au sol.

Le lendemain matin, je visitai ces ruines encore fumantes et je vis les pauvres familles sans abri assises en rangs lugubres devant leurs propriétés détruites. L’une des maisons avait été, disait-on, avantageusement assurée et son propriétaire avait tâché de toucher la prime. Il avait tout disposé pour faire de sa maison un feu de joie, et, après avoir allumé l’incendie dans les pièces du bas, il s’était prudemment retiré, laissant femme et enfants dans les chambres du haut, sans s’inquiéter le moins du monde s’ils seraient ou non rôtis. Ses plans ne réussirent qu’à moitié, et nous eûmes la satisfaction de voir ce misérable incendiaire ramené au village sous l’escorte de deux robustes gendarmes. Trois jours après j’étais à Londres.




  1. Alpine Journal 1863, p. 82.
  2. Mountaineering in 1861, p. 86-7. Tyndall et Bennen se trompaient en supposant que la montagne a deux sommets ; elle n’en a qu’un. Ils furent sans doute induits en erreur par l’aspect qu’offre la partie de l’arête sud-ouest qu’on appelle l’Épaule, quand on la découvre du Breuil. Vue de cet endroit, en raccourci, son extrémité méridionale ressemble certainement à un pic ; mais l’erreur est facile à reconnaître si on la regarde du col Saint-Théodule ou de tout autre point dans la même direction.
  3. Forbes se trouva dans une situation analogue quand il traversa le même passage, en 1842. Il décrit le même bruit comme une espèce de claquement et de sifflement. Voyez ses Travels in the Alps of Savoy, seconde édit., p. 323. M. R. Spence Watson fit la même expérience sur la partie supérieure du glacier d’Aletsch, au mois de juillet 1853 ; il parle de sons semblables à un sifflement ou à un chant. Voyez the Athenæum, 12 septembre 1863. Ces deux touristes paraissent avoir été fortement électrisés. Forbes dit que ses doigts « rendaient une espèce de sifflement ; » et Watson raconte que « ses cheveux se hérissaient d’une façon très gênante, mais fort drôle, » et que « le voile placé sur le chapeau d’un de ses compagnons se tenait tout droit en l’air ! »
  4. J’ai décrit cette tente en détail parce qu’on s’est très-souvent adressé à moi pour me demander des renseignements. Je dois donc recommander très-fortement à toute personne qui désirera en avoir une, pour s’en servir souvent et longtemps, de la faire fabriquer sous ses yeux et d’éprouver avec un soin tout particulier la solidité des bâtons. L’expérience me l’a démontré, les bâtons qui pourront supporter (soutenus par leurs extrémités) un poids mort de 37 kilogrammes, suspendu à leur centre, résisteront à tous les vents auxquels ils seront exposés. Le bois du frêne est peut-être le meilleur que l’on puisse choisir.
  5. Ce modèle a été employé, entre autres, par M. Freshfield, Moore et Tucker, dans le Caucase ; par le Rév. W. H. Hawker, en Corse ; et par moi-même dans le Groënland.
  6. Les habitants du Val Tournanche manifestent maintenant de meilleurs sentiments à l’égard des étrangers. En 1862, leur jalousie contre leurs voisins de la Suisse était quelquefois extrêmement amusante, quoique embarrassante.
  7. Les hauteurs indiquées sur le dessin du Cervin qui accompagne le chap. IV, sur la section géologique de cette montagne placée dans l’Appendice, et celles qui sont données dans le courant du livre, ont été relevées, à l’aide du baromètre à mercure, par M. F. Giordauo, en 1866 et en 1868. Je me suis hasardé à les contredire, seulement à l’égard de la seconde plate-forme de la tente, à laquelle j’ai donné une altitude moindre que celle qu’il lui attribue.
  8. Je fis cependant l’ascension du Mont-Rose pendant ce séjour forcé.
  9. Voici celles que je recueillis : Myosotis alpestris, Gm. ; Veronica alpina, L. ; Linaria alpina, M. ; Gentiana Bavarica, L. ; Thlaspi rotundifolium, Gaud. ; Silene acaulis, L. (?) ; Potentilla, sp. ; Saxifraga, sp. ; Saxifraga muscoides, Wulf. C’est à M. William Carruthers, du British Museum, que je suis redevable de ces dénominations.

    Ces plantes se trouvaient réunies dans un espace compris entre 3200 mètres et un peu moins de 3950 mètres ; c’est la plus grande hauteur où je les ai vues dans toutes les Alpes. On peut, je n’en doute pas, recueillir dans ces limites un plus grand nombre d’espèces différentes. Mon intention n’était pas de collectionner la flore du Cervin, mais d’obtenir les plantes qui atteignent la hauteur la plus considérable. On ne trouve guère de lichens dans les parties les plus élevées de cette montagne. Leur rareté doit certainement être attribuée à l’incessante désagrégation des rochers qui découvre de nouvelles surfaces. La plante que de Saussure trouva à la plus grande altitude, dans ses voyages dans les Alpes, est le Silene acaulis. Il raconte (§ 2018) qu’il en cueillit une touffe près de l’endroit où je dormis (à mon retour de l’ascension du Mont-Blanc), à environ 1780 toises (3471 mètres) au-dessus du niveau de la mer.

    M. William Mathews et M. Charles Packe, qui ont tous deux herborisé dans les Alpes et dans les Pyrénées pendant de longues années, ont bien voulu me donner les noms des plantes qu’ils ont rencontrées aux plus grandes altitudes. Bien que peu considérables, leurs listes sont intéressantes parce qu’elles déterminent les limites extrêmes atteintes par quelques-unes des plantes alpestres les plus vigoureuses.

    Voici celles que mentionne M. Mathews :

    Campanula cenisia (recueillie sur le Grivola, 3670 mètres) ; Saxifraga bryoides et Androsace glacialis (sur les sommets du Mont-Emilius, 3560 mètres, et du Ruitor, 3500 mètres) ; Ranunculus glacialis, Armeria alpina et Pyrethrum alpinum (sur le Mont-Viso, entre 3048 mètres et 3200 mètres) ; Thlaspi rotundifolium et Saxifraga biflora (Mont-Viso, à environ 2900 mètres de hauteur) ; Campanula rotundifolia ( ?), Artemisia spicata (Wulf) ; Aronicum doronicum et Petrocallis Pyrenaica (col de Seylières, 2820 mètres).

    M. Packe recueillit, tout près du sommet, sinon sur le sommet lui-même du Pic de Mulhahacen, dans la Sierra Nevada de Grenade, élevé d’environ 3550 mètres, Papaver alpinum (var. Pyrenaicum), Artemisia Nevadensis (dont on se sert pour donner du bouquet au Sherry de Manzanilla), Viola Nevadensis, Galium Pyrenaicum, Trisetum glaciale, Festuca clementei, Saxifraga Grœnlandica (var. Mista), Erigeron alpinum (var. glaciale) et Arenaria tetraquetra. Les mêmes plantes furent recueillies, excepté la première, sur le Picacho de Veleta (3487 mètres) et sur l’Alcazaba (3458 mètres).

    M. Packe recueillit sur ces mêmes montagnes, à une altitude de 3400

    mètres Ptilotricum purpureum, Lepidium stylalum et Biscutella saxatilis ; et à 3048 mètres, Alyssum spicatum et Syderitis scordiodes. Il cite les plantes suivantes comme se rencontrant dans les Pyrénées à des altitudes de 2750 à 3050 mètres. Cerastium latifolium, Draba Wahlenbergii, Hutchinsia alpina, Linaria alpina, Oxyria reniformis, Ranunculus glacialis, Saxifraga nervosa, S. oppositi folia, S. Grœnlandica, Statice Armeria, Veronica alpina.

    La petite brochure du chanoine G. Carrel, intitulée la Vallée de Valtornenche en 1867, contient quelques détails sur la flore du Val Tournanche ; et l’on trouvera dans le livre de M. Dollfus-Ausset : Matériaux pour l’étude des glaciers (tome VIII, première partie, 1868), une liste des plantes recueillies jusqu’à présent sur l’arête entourée de glaciers (Furggen-Grat) qui relie le Cervin au col de Saint-Théodule.

  10. Voyez la carte de la vallée de Zermatt, etc. ; celle de la Valpelline, etc. ; et la carte générale.
  11. D’après l’autorité du chanoine Carrel.
  12. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de mentionner les brusques changements de temps qui ont lieu dans les Alpes, à une altitude considérable, et j’en citerai de nouveaux exemples dans les chapitres suivants. Personne plus que moi ne regrette le temps variable qui règne sur cette chaîne de montagnes, d’ailleurs si magnifique, et l’obligation où je suis d’en parler à chaque instant. On dirait vraiment que leurs cimes ont à supporter plus que leur part légitime de vents et de tempêtes. Les troubles de l’atmosphère ne devraient pas être, on pourrait le croire, une des conditions nécessaires des régions élevées. Un calme presque continu favorise, dit-on, certaines contrées privilégiées. Telle est, par exemple, la Sierra Nevada de Californie, où se trouvent de nombreux sommets ayant une hauteur de 3950 à 4500 mètres.

    M. Whitney, de San Francisco, écrit dans son Guide de la vallée de Yosemite et de la région adjacente : « Pendant l’été, le temps est presque toujours aussi beau que possible pour voyager partout dans ces montagnes, aux plus grandes altitudes. Quelques tempêtes éclatent par moments sur les hautes montagnes, mais elles sont rares dans la saison des voyages, et ces temps si incertains, qui gâtent si souvent les plaisirs du voyage dans les Alpes, y sont presque inconnus. »

    Une étude plus complète de ces régions modifierait probablement cette opinion ; il est, en effet, fort difficile de juger l’état de l’atmosphère sur les sommets d’après celui des vallées ; souvent une tempête terrible se déchaîne sur les sommets, à 3 ou 4 kilomètres de distance, tandis qu’un calme plat règne dans les vallées. Le chapitre VII en offrira un exemple, et je puis en citer un autre ici. J’étais un jour sur le Cervin, à 3825 mètres, d’où je contemplais la Dent Blanche. Au même instant, M. T.-S. Kennedy faisait la première ascension de la Dent Blanche, ascension dont il a publié une relation pittoresque dans l’Alpine Journal (1863). J’appris ainsi qu’il avait eu un temps affreux : « Le vent rugissait sur l’arête que nous gravissions et faisait entendre une musique sauvage dans les hauts rochers désolés qui nous entouraient… Nous ne nous entendions plus parler et on ne pouvait rien distinguer au delà de 50 mètres… Le vent chassait sur nous une brume épaisse et des tourbillons de neige. » Le thermomètre descendit à six degrés centigrades, et les cheveux de son compagnon se chargèrent de givre. À ce même moment, M. Kennedy n’était éloigné de moi que de 6 kilomètres. Dans mon voisinage immédiat, l’air était parfaitement calme et la température agréablement chaude ; pendant la nuit le thermomètre ne descendit qu’à deux ou trois degrés au-dessous de zéro. La Dent Blanche fut pendant la plus grande partie du jour parfaitement dégagée de nuages, cependant il y eut un moment où quelques vapeurs légères voltigèrent au-dessus de son sommet à une altitude de plus de 600 mètres ; mais rien, d’après l’aspect du ciel, ne pouvait me faire supposer que mon ami se trouvait assailli par une tempête semblable à celle qu’il a décrite.

  13. V. la gravure « Rochers du Cervin » qui accompagne le chapitre VII.
  14. Le contraire est vrai pour les Alpes inférieures. On peut citer, entre autres, une dame qui eut le crâne fracturé par un fragment de roche, pendant qu’elle était assise à la base de la Mer de Glace.
  15. Une très-remarquable bande de neige (désignée sous le nom de « Cravate » dans le plan du Cervin, vue du col Saint-Théodule) entoure les rochers dans cette partie de la montagne. Le point le plus élevé que j’eusse atteint dépassait un peu la partie inférieure de cette bande de neige, et se trouvait par conséquent à près de 4080 mètres au-dessus de la mer.
  16. Je reçus en outre des soins empressés d’une excellente dame anglaise qui se trouvait dans l’auberge.
  17. Comme il est assez rare que l’on survive à une telle chute, il peut être intéressant de rappeler les sensations que j’éprouvai en tombant. J’avais parfaitement conscience de ce qui m’arrivait, et je comptai chaque coup ; mais, comme un malade chloroformé, je ne ressentis aucune douleur. Chaque coup était naturellement plus violent que le précèdent, et je me souviens d’avoir pensé très-nettement : « que si le prochain était encore plus violent, ce serait la fin ! » Comme l’ont éprouvé certains individus retirés de l’eau au moment où ils allaient se noyer, le souvenir d’une multitude de choses traversa mon esprit ; beaucoup n’étaient que des trivialités ou des absurdités oubliées depuis longtemps : ce qui est plus remarquable encore, c’est que mes bonds à travers l’espace n’avaient rien de désagréable. Cependant, si la distance eût été un peu plus considérable, j’aurais perdu, je crois, complétement connaissance ; aussi, d’après ma conviction, fort improbable en apparence, la mort causée par une chute faite d’une hauteur considérable est une des moins douloureuses que l’on puisse subir.

    Aucun de mes os ne fut brisé, malgré la violence des chocs. Les deux blessures les plus graves étaient, l’une, longue de 10 centimètres, au sommet de la tête, et l’autre, longue de 7 centimètres, à la tempe droite : cette dernière saigna d’une manière effroyable. La paume de la main gauche avait reçu une troisième entaille d’un aspect formidable et de la même grandeur que la précédente ; chacun de mes membres était plus ou moins gravement écorché ou entamé.

    Le bout des oreilles avait été arraché et une roche tranchante avait découpé un morceau circulaire de ma botte gauche, de mes chaussettes et de ma cheville. La perte de mon sang ne paraissait pas devoir être inquiétante pour ma santé future, bien qu’elle eût été très-considérable. Le seul effet sérieux de ma chute a été de remplacer une mémoire excellente par une mémoire fort ordinaire ; et, quoique mes souvenirs de faits bien plus anciens soient restés intacts, j’eusse oublié complétement les événements de ce jour mémorable si quelques notes prises avant l’accident ne me les eussent rappelés.

  18. Un incident semblable fait apprécier les règlements de Chamonix et d’autres localités. Il n’eût pas eu lieu à Chamonix, ni au Breuil, s’il y avait eu au Breuil un bureau des guides.
  19. Cet endroit paraissait être la partie la plus difficile de la montagne. On était obligé de se tenir sur la crête de l’arête ou tout près ; au point où nous nous étions arrêtés (point qui était presque aussi élevé que la partie la plus haute de la « Cravate » et peut-être à 30 mètres au-dessus du point que j’avais escaladé le 19), se dressaient dans toutes les directions des murs hauts de 2 mètres environ, polis comme une glace, impraticables pour un homme seul, et qu’on ne pouvait franchir qu’à l’aide d’échelles ou en se servant de ses compagnons en guise d’échelle.