Espaces libres et Fortifications

La bibliothèque libre.
Librairie du Parti Socialiste (4p. 5-34).

Espaces libres
et Fortifications



Rectangles de granit, cubes de briques,
Et leurs murs noirs durant des lieues
Immensément par les banlieues,
Et sur leurs toits, dans les brouillards, aiguillonnées
De fers et de paratonnerres.
Les cheminées…
Et de la suie, et du charbon, et de la mort.

Verhaeren.


A l’ouverture de sa session prochaine, le Conseil municipal de Paris va discuter de nouveau le problème des fortifications. A l’occasion du budget, le Parlement même aura à s’en occuper.

Jusqu’à ce jour, les camarades socialistes sont demeurés à peu près indifférents à cette question. A la Chambre, comme à l’Hôtel de Ville, nos élus ont bien apporté et soutenu quelques solutions conformes aux intérêts ouvriers et à nos principes socialistes. Mais on n’a point senti derrière eux une volonté ferme des masses ouvrières. Les fortifications semblent à beaucoup de nos amis une trop mince question pour qu’ils s’en occupent.

Evidemment, c’est par des voies bien indirectes que la solution de ce problème étroit peut être rattachée à l’entière émancipation prolétarienne que nous préparons. Evidemment encore, l’œuvre immense de la création et du recrutement d’un grand parti socialiste réclame d’abord nos efforts. Et c’étaient des problèmes capitaux, qu’il fallait solutionner au moins provisoirement, que les rapports du parti avec les syndicats, ou la position de la classe ouvrière en face du problème des nationalités.

Mais il n’en est pas moins navrant de voir l’œuvre, si importante pour l’avenir de la classe ouvrière, des maisons salubres à bon marché abandonnée aux initiatives timides des philanthropes ou des conservateurs à la Picot, ou la revendication d’espaces libres et de terrains de jeux formulée seulement par les esthètes ou artistes de la Société de protection des paysages ou les sportsmen du Touring-Club.

« Réformettes ». dira-t-on ! — Je le sais. Mais si, par ces réformettes, vous n’empêchez pas l’affaiblissement, la dégénérescence de la classe ouvrière, la force révolutionnaire demain vous fera défaut.

« Réformettes » ! — Si vous voulez. Mais je vous défie bien, dans la société d’aujourd’hui, d’en accomplir une, d’en réaliser une, si vous ne touchez pas un privilège. Les propriétaires se plaignent déjà des rares maisons ouvrières, dont les loyers à prix réduits les contraignent d’abaisser les leurs. Les marchands de biens s’irritent, à la pensée de laisser libres de bons terrains, dont la plus-value serait vite appréciable. Tôt ou tard, quelle que soit son audace, le philanthrope ou l’artiste se trouvera arrêté : il n’est pas révolutionnaire, lui ! — Et tant que les révolutionnaires négligeront les « réformettes », tant qu’ils ne croiront pas qu’elles sont déjà un commencement de révolution, les « réformettes » ne se feront pas ou demeureront incomplètes.

C’est avec cette conviction que je veux soumettre à nos camarades parisiens le problème des fortifications, et que je veux leur demander, à leur tour, d’intervenir.

I

Vingt-six ans de négociations

Il n’est pas neuf, ce problème !

Il y a vingt-six ans déjà qu’il est posé. C’est, semble-t-il, la période de gestation pour la Ville de Paris : il a fallu trente ans, on s’en souvient, pour que rétablissement du Métro fût décidé.

C’est en 1882, en effet, que M. Yves Guyot déposa une première proposition en faveur de la désaffectation du mur d’enceinte de Paris et de la suppression de la zone militaire « dans le but d’obtenir la réduction du prix des loyers, l’amélioration des conditions hygiéniques de Paris, et des voies de communication entre Paris et les communes suburbaines ».

Le 11 juin 1883, le Conseil municipal approuvait l’idée et nommait sa première commission des fortifications. Alphand établissait déjà un projet de boulevard circulaire de 74 mètres. Des négociations furent engagées.

Négociations avec l’Etat, propriétaire du terrain des fortifications, acquis par lui, par achats ou dons, en 1841. Négociations avec l’autorité militaire, responsable de la sécurité de Paris.

De telles négociations devaient être longues. Le bon Ernest Hamel le pressentait bien, dès 1885, lorsqu’il demandait, faute de mieux, l’immédiate transformation en jardins du talus des fortifications.

En 1893, rien n’était résolu. Dans un rapport magistral, notre camarade Brousse, après force excuses pour son incompétence et sa haine de la guerre, devait cependant discuter encore avec les militaires de la possibilité de supprimer le mur d’enceinte sans aucun danger pour Paris. Surtout, il combattait la prétention de l’Etat de faire payer par la Ville les frais de reconstruction d’un mur d’enceinte à quelques kilomètres plus loin. L’Etat, dans ce projet, aurait abandonné à la Ville le terrain des fortifications, et la Ville, en les vendant, se serait à peu près couverte de ses dépenses, estimées à 170 millions.

C’étaient là pour Paris des propositions inacceptables. Cahin-caha, les négociations continuèrent.

Elles continuaient encore, lorsqu’on 1898 les militaires réclamèrent de l’argent sur l’heure. Ils avaient déclaré indispensable la réfection de tout le matériel d’armement. On ne peut rien refuser aux militaires.

Par la loi du 17 février 1898, il fut décidé que pour leur donner les millions qu’ils demandaient, on émettrait des obligations à court terme, représentant la valeur du terrain des fortifications, terrains que l’Etat vendrait. Il fut émis pour 200 millions de ces assignats d’un nouveau genre. Une loi spéciale devait fixer le plus tôt possible les conditions d’aliénation des fronts Sud et Nord des fortifications.

Or, depuis 1898, la loi spéciale n’a pu être encore votée.

Depuis 1898, on inscrit chaque année, au budget, le montant des intérêts des obligations… à court terme.

Les fortifications ne veulent pas tomber.


De la Ville à l’État,
De la Guerre aux Finances


Cependant les financiers de la Chambre protestant chaque année contre les intérêts à payer, le gouvernement s’est préoccupé de vendre ses terrains.

Les militaires avaient déclaré déclassé le front Nord-Ouest des fortifications, de la Seine à la porte de Pantin. Il fallait à l’Etat 200 millions : ses administrations lui déclarèrent donc que les terrains à aliéner avaient une valeur do 200 millions ; et il les offrit, à ce prix, à la Ville de Paris. La Ville, comme on dit familièrement, renâcla. Les services du département de la Seine estimèrent, eux, que la valeur des terrains n’était point supérieure à 130 millions. Paris refusa l’achat qu’on lui proposait.

L’Etat, pourtant, avait besoin d’argent : il devait vendre. Pour préparer cette vente, une convention fut passée en 1902, entre lui et la Ville : la Ville effectuerait les travaux de voirie ; l’Etat garderait les terrains et les vendrait à son gré, suivant le mode et les conditions qu’il considérait comme les plus conformes à ses intérêts. Cette convention devait être ratifiée par une loi : mais le projet, rapporté par M. Ruau, ne fut jamais mis à l’ordre du jour de la Chambre.

Pourquoi ?

Le 11 novembre de l’année dernière, lorsque la Chambre a dû inscrire au budget de 1908 les intérêts des obligations à court terme de 1898, le ministre des finances, M. Caillaux, a résumé toutes les difficultés que lui ou ses prédécesseurs avaient rencontrées : difficultés avec l’administration de la guerre longtemps indécise au sujet de ses casernements et de la défense nouvelle à donner à Paris ; difficulté de trouver un seul acheteur de 200 millions de terrains, complications financières d’un lotissement. Au fond, le vague sentiment qu’il n’y a pour l’Etat qu’un acheteur possible : la Ville.

Aussi, en dépit de la convention de 1902, M. Caillaux a-t-il rouvert les négociations avec Paris. Le 24 octobre de l’année dernière, il a écrit au Préfet de la Seine pour lui demander ses intentions définitives au sujet des fortifications. Finances et Seine, administration contre administration, ont encore discuté : l’Etat a rabattu ses prétentions à 120, à 80, à 64 millions, pour les terrains déclassés entre la Seine et le canal Saint-Denis. Sur cette dernière base, le Préfet de la Seine a établi un projet de convention. Moyennant 64 millions, la Ville acquerrait les terrains de l’enceinte déclassée et en disposerait au mieux des intérêts de la population : une part de la plus-value acquise par les propriétés environnantes serait prélevée en vertu de la loi du 16 septembre 1807 et servirait à couvrir au moins une partie des frais d’achat ou d’aménagement.

Plein d’ardeur, le nouveau Conseil municipal, élu en mai de cette année, s’est mis à l’œuvre. Sa commission des fortifications, à peine nommée, a conclu, après brève discussion, à l’adoption de cette convention nouvelle. Mais, au Conseil, en comité secret, cette conclusion a été vivement combattue.

Par quels arguments ?

Sûrement les arguments financiers, chers à M. André Lefèvre et aux « budgétaires » du Conseil, ont été mis en avant : « Soixante-quatre millions, ont-ils dû dire encore cette fois, songez-vous à cette dépense ! Ajoutez encore les frais de voirie ; ajoutez les frais d’établissement d’une nouvelle barrière d’octroi — car l’octroi subsiste, si atteint qu’il ait été, rapportant, bon an mal an, 100 millions à la Ville, et il faut, pour le percevoir, au moins un chemin de ronde entouré de deux grilles — additionnez tout cela et dites-nous donc à quel prix il faudra vendre les terrains des fortifications pour rentrer dans tous les frais ? Or, la Ville a encore plus de 500 hectares de terrains à vendre. Plus elle en offrira, plus leur valeur sera dépréciée. L’achat des fortifications, même dans ces nouvelles conditions, ne peut donc être qu’une fort mauvaise opération. » S’il n’a pas été entièrement convaincu, le Conseil a cru au moins à la nécessité d’examiner ces raisons. Le 6 juillet dernier, par 48 voix contre 29, sur 77 votants, l’ajournement à la session de novembre a été prononcé.

Des espaces libres !

La question en est là. Voici la session de novembre qui va s’ouvrir. Est-ce que les négociations vont recommencer ? Est-ce qu’une nouvelle difficulté, un nouvel empêchement ne va pas surgir ? Est-ce que la comédie, qui dure déjà depuis vingt-six ans et dont nous venons de donner seulement une rapide analyse, va continuer encore longtemps ?

Oui, Parisiens, oui, socialistes, la comédie va continuer.

Elle continuera aussi longtemps que vous le voudrez bien, aussi longtemps que vous ne prendrez pas une conception nette des besoins de votre ville, aussi longtemps que vous ne manifesterez pas votre résolution énergique de satisfaire à ces besoins, aussi longtemps enfin que vous ne saurez pas imposer à vos financiers, à vos élus, à vos gouvernants, l’obligation de trouver des combinaisons pour exécuter votre volonté hautement affirmée.

Si, en 1882, au moment où M. Yves Guyot faisait sa proposition, vous aviez clairement compris la nécessité de concurrencer les propriétaires par la construction municipale de maisons salubres à bon marché, et si, constamment guidés par cette idée, vous aviez soutenu vos élus contre les fortifications, vous auriez déjà abouti.

Aujourd’hui, si urgent que soit toujours le problème des maisons à bon marché, un autre le dépasse et le domine, celui de l’aménagement général d’une agglomération urbaine, celui des espaces libres, des places de lumière, d’air et de verdure à ménager entre les hautes casernes, édifiées sur un sol coûteux. Les moyens de communication, multipliés, améliorés, diminués de prix, qui ont depuis dix ans resserré tous les liens entre Paris et sa banlieue, ont accru formidablement faire habitable pour les ouvriers laborieux de notre capitale.

Au fur et à mesure que l’immense mer des maisons submergeait la banlieue parisienne, au fur et à mesure que les vieux parcs des châteaux suburbains étaient lotisses, dépecés et bâtis, à mesure que les anciens villages de banlieue devenaient les énormes rassemblements populeux de Suresnes, de Puteaux, de Levallois-Perret, tandis que dans Paris les moindres parcelles encore libres étaient utilisées par les propriétaires, le problème se posait, chaque jour plus impérieux, de savoir si les rues et les cours étaient suffisantes pour la respiration, pour la vie, pour la joie du peuple accumulé là, s’il ne manquait pas aux petits enfants un peu d’espace pour courir et pour jouer, aux mères, aux vieillards, ou même aux travailleurs fatigués, un coin d’ombre ou de tranquillité.

Est-il vraiment nécessaire d’exposer longuement l’utilité, l’indispensabilité d’espaces libres dans les énormes agglomérations urbaines ? N’avez-vous jamais vu, les soirs d’été, dans les faubourgs, les longues rangées de gens, assis auprès des portes, respirant l’air empoussiéré ? N’avez-vous pas vu les petits, jouant comme ils peuvent, dans les rues, au risque de se trouver surpris tout à l’heure par quelque voiture, renversés, broyés sous la roue meurtrière ? Ou ne les avez-vous pas entendus crier, pleurer, à l’étage du dessus ou à celui du dessous, lorsque la mère inquiète ne peut souffrir qu’ils sortent, et lorsqu’ils l’impatientent par leurs jeux sans cesse entravés ?

Il y a les squares, direz-vous ! Mais il n’y a pas sur les bancs une place libre, et le gardien défend sévèrement les plates-bandes, voire même les tas de sable des allées !

Il y a le bois de Boulogne, le bois de Vincennes ! — Mais ces promenades sont lointaines ! Et imaginez-vous des familles, prenant chaque soir le Métro pour s’y rendre ?… Et le loisir ? et l’argent ?…

Encore une fois, chacun on convient, même pour son propre compte : contre l’alcoolisme, contre la fréquentation abrutissante du cabaret, des promenades, des distractions sont salutaires ; contre la tuberculose, contre l’épuisement et le surmenage, l’air pur régénère, immunise les poumons ; contre les tentations du galvaudage et les joies malsaines, bientôt criminelles, le goût des sports occupe, donne des occasions de dépense, d’action aux tempéraments vigoureux, aux caractères aventureux. Chacun en convient : mais personne n’agit pour exiger les conditions de ces remèdes, les espaces libres, les promenades, les terrains de jeux.

J’ai entendu une fois cependant une voix discordante. Un révolutionnaire, un critiqueur ardent, m’a dit : « Une bonne blague, vos espaces libres ! A la place des fortifications, faites des maisons saines, à bon marché ! Faites baisser le prix des loyers par une vaste opération municipale. Vous aurez rendu bien autrement service à la population parisienne ». Je tiens, moi aussi, à la construction de nombreuses maisons salubres. Ce serait de l’argent bien placé qu’un emprunt de 100 millions pour en élever. Mais l’enfant riche qui habite un appartement de la rue de la Faisanderie ou de l’avenue Henri-Martin va cependant jouer au Bois tous les jours ! Même si son logement devient plus sain et moins coûteux, la famille pauvre, elle aussi, a besoin d’air et d’espace. Et l’on ne peut se flatter de vider en peu d’années de leurs habitants les maisons insalubres et surpeuplées. Etablir des espaces libres, c’est apporter à tous, immédiatement, un peu de santé. L’objection de mon ami ne tient pas. Réclamons d’abord des espaces libres.

L’étranger donne encore l’exemple

En cette question encore, hélas ! les étrangers nous ont devancés. Ils ont compris que les parcs, les squares, les belles avenues n’étaient pas seulement, ni même surtout, destinés, comme le pensaient Haussmann ou Alphand, à l’embellissement des villes. Ils ont estimé que c’était pour elles une nécessité hygiénique[1].

Laissons de côté les originales tentatives des cités-jardins établies et construites selon un plan d’ensemble, où « chaque habitant trouve à proximité de sa demeure, un petit jardin, terrain de ; jeux pour ses enfants, ou l’avenue-promenade qui le conduira, par une voie ombragée et fleurie, hors des quartiers construits, dans la vaste zone verdoyante »[2]. Adelaïde-City, Garden-City sont des villes idéales.

Mais que d’exemples donnés par les villes spontanées, par celles qui furent, comme notre Paris, bâties au long des siècles, selon les instincts collectifs ou les besoins individuels de leurs habitants ?

Ce sont d’abord les grandes villes américaines. C’est Boston réunissant, à partir de 1894. les 1.000 hectares d’espaces libres qu’elle possédait et les promenades disséminées dans son district par toute une série d’avenues-promenades, puis ajoutant à ce réseau de vastes réserves inaliénables, autour des agglomérations, enfin trouvant encore 3 millions de dollars (15 millions de francs) pour établir 21 terrains de jeux, de telle sorte que chaque enfant se trouve à moins de 800 mètres du terrain le plus proche.

C’est New-York, en 1902, consacrant environ 26 millions de francs à établir de nouveaux parcs au milieu même de la vieille cité, et n’hésitant pas à payer certains terrains plus de 1.000 francs le mètre carré. Onze jardins, trente centres de récréation, tel est le résultat actuel, cependant que les communes suburbaines prennent des dispositions pour cerner la métropole d’un magnifique réseau de parcs et d’avenues.

C’est Chicago, la Ville-Champignon, dont la population a passé, de 1840 à 1904, de 5, 000 à 2 millions d’habitants, et qui découvre avec inquiétude, vers 1901, l’insuffisance d’espaces libres et de parcs dans son immense agglomération. Une commission est nommée, mais une commission américaine, qui décide et qui agit. Elle déclare qu’il est indispensable d’établir de nombreux terrains de récréation dans les différents quartiers et de se mettre aussitôt à l’œuvre « sans avoir égard en aucune façon au chiffre de la dépense » [3]. Elle se met donc à l’œuvre : la municipalité dépense sans compter ; les citoyens l’aident. En 1906, Chicago possède 84 parcs, couvrant environ 130 hectares et reliés par 80 kilomètres d’avenues-promenades. Pour la suite, la Commission a établi ua projet formidable. « Dans le nord, près du lac Michigan, dans l’ouest, au midi, près du lac Calumet, les réserves en terrains, choisis pour la beauté naturelle du paysage, s’étendent sur des 3.000 et 4.000 hectares ; les 80 ou 90 parcs couvriront environ 15.000 hectares et la dépense d’achat s’élèvera à bien près de 150 millions de francs. »

— Fort bien, me diront certains. Mais tout cela se passe en Amérique…

— Allons, je veux bien vous satisfaire. Revenons sur nos vieilles terres.

Voici l’Angleterre. C’est en Angleterre d’abord qu’ont été conçues les cités-jardins. Mais pour l’amélioration même des vieilles villes rien n’est négligé. En peu d’années, Londres vient de se donner 37 terrains de jeux. En 1906, pour travaux et acquisitions, 1.500.000 francs ont été dépensés. Par an, 6 millions environ sont consacrés aux parcs et promenades de la ville. Pour agrandir et multiplier ses jardins et ses parcs, « ses poumons », comme on aime à dire outre-Manche, Londres ne recule pas devant les sacrifices : de puissantes sociétés ou de riches donataires aident d’ailleurs le County-Council.

En Allemagne, Munich, Darmstadt, Altona, Dessau s’entourent de jardins, réservent de vastes avenues, arrêtent ou canalisent par les ordonnances sur les constructions, les Bau-Ordnungen toutes les hautes constructions aux allures gothiques. Francfort, Brême font de leurs fortifications de belles avenues-promenades circulaires. Cologne, avec ses Rings, a donné de ces utilisations un modèle achevé.

Enfin, en Autriche même, après avoir établi la Ringstrasse sur le terrain des anciennes fortifications, après avoir, un peu plus loin, sur l’emplacement du fossé des faubourgs, réuni par la belle avenue circulaire de la Gürtelstrasse ses promenades du Prater et de l’Angarten voici que, prévoyant l’époque où sa ville atteindrait 4 millions d’habitants, le Conseil municipal de Vienne a voté, le 24 mai 1905, un nouveau programme de parcs qui donnera à la ville, moyennant 50 millions, une surface totale de 4.500 hectares environ pour 2 millions d’habitants. Vienne, cité-modèle, éclipsant même les villes américaines, récemment pourvues de leurs systèmes de parcs, aura en moyenne un hectare de parcs pour 400 habitants. A l’heure présente, c’est à 1,354 habitants que Paris offre la même superficie de parcs.


Le massacre de Paris


Pauvre Paris ! Pauvre vieille Cité-Lumière ! Lui qui, naguère encore, après Haussmann et Alphand, faisait l’admiration de tous les étrangers, le voici maintenant distancé de tous côtés.

M. Hénard[4], le comparant à Berlin et à Londres, sous le rapport des jardins et des parcs, a fait de tristes constatations. Londres possède 1.168 hectares de parcs ; Berlin 411 hectares ; Paris 214 hectares (sans le bois de Boulogne, ni le bois de Vincennes). En comparant simplement dans Londres et dans Berlin, à partir du centre, des surfaces équivalentes à celle de Paris, M. Hénard arrive à cette conclusion que « Paris ne possède que la moitié de la surface des espaces libres de Berlin et que le tiers de la surface des espaces libres de Londres. Mais, comme la population de Paris est deux fois plus dense que celle de Londres, il en résulte qu’un’petit Parisien ne jouit que de la sixième partie des jardins dont peut jouir un petit Londonien ».

Cette situation, entrevue, comprise, exposée depuis quelques années, a-t-elle ému ceux qui ont la charge de la grande Ville ? — Non.

A l’heure même où Boston, où Chicago, où Londres, où Vienne s’imposaient des sacrifices énormes pour donner de l’air, de la santé, à tous leurs habitants, les élus parisiens achevaient de livrer aux spéculateurs, aux entasseurs de moellons, leurs derniers espaces libres.

Nous avons vu, après 1889, une partie du Champ-de-Mars accaparée par les monuments qu’on avait conservés de l’Exposition.

Nous avons vu, en 1894, l’aliénation d’un tiers de l’Esplanade des Invalides, au bénéfice de la Compagnie de l’Ouest.

Nous avons appris que, par suite d’une convention passée entre l’Etat et la Ville, 22 hectares sur les 44 que comptait le Champ-de-Mars, le seul espace libre intérieur comparable à ceux de Londres, allaient être lotissés et bâtis.

Nous avons vu, en 1901, à la suite des taxes de remplacement frappant les propriétés non bâties, la disparition de nombreux jardins privés, d’une partie de la Muette, des Jardins des bétels de Luynes, de Croy et de Sagan, sans que la Ville ait songé en rien à acquérir pour tous ce que la mauvaise volonté de quelques-uns leur faisait abandonner.

Nous avons assisté, en 1902, à la convention pour le lotissement des fortifications.

Nous avons vu les jardins des congrégations enlevés par les marchands de biens et couverts de constructions.

Nous avons vu enfin, il y a quelques mois, l’emplacement du marché du Temple, qu’on venait de démolir, volé à la population ouvrière des vieilles rues qui l’entourent, et couvert de casernes à six étages.

Nous voyons en ce moment les jardins de la Salpêtrière réduits par les bâtiments nouveaux. Sur l’emprunt de 77 millions pour la reconstruction des hôpitaux, on compte retrouver 31 millions par le lotissement des terrains.

Et la population parisienne assiste indifférente à ce massacre de sa ville ; elle se laisse ravir les dernières parcelles de verdure qui lui restaient encore. A peine quelques sociétés d’intellectuels, d’artistes, de philanthropes, quelque Société pour la protection des paysages, ou quoique Ligue anti-alcoolique, ou quelque Musée social font-ils entendre une protestation. Les conseillers, socialistes ou bien intentionnés, qui écoutent ces protestations ou qui comprennent l’intérêt ouvrier, se voient repoussés à coups d’arguments aussi précis qu’électoraux : « Il faut équilibrer le budget ! Nous ne pouvons proposer un emprunt ! Surtout un emprunt de ce genre, pour acquérir, ou pour garder, des terrains improductifs, des terrains dont la Ville n’a pas besoin ! »


Ce que rapportent les espaces libres


Terrains improductifs ! Terrains dont la Ville n’a pas besoin ! A ces formules de MM. Chautard et consorts, opposons seulement la célèbre et typique démonstration d’un journal américain.

« Les terrains de jeux, disait le Boston Herald[5], sauvent les enfants des mauvaises influences et des associations criminelles. La valeur capitalisée d’un jeune homme intelligent, bien bâti et industrieux, pour lui-même et pour la communauté, est au moins en moyenne de 50, 000 francs. Un millier d’enfants ainsi sauvés représente, par conséquent, 50 millions de francs de capacités productives. Si nous considérons en outre les frais, les pertes, la destruction, représentés par chaque individu entraîné au vice et au crime, nous pouvons nous faire une idée des bénéfices économiques de l’installation de ces terrains de jeux dans l’ensemble des améliorations sociales. »

Nos financiers à nous, nos Chautard et nos André Lefèvre, n’ont pas encore trouvé le moyen de faire entrer la « vie humaine » dans leurs calculs. Qu’importe que, chaque année, 14,000 Parisiens, la population entière d’une ville comme Fontainebleau[6], meurent de tuberculose ? Qu’importe l’accroissement de l’alcoolisme et de la criminalité ?

Le budget de Paris est en équilibre.


II


Renaîtront-ils, les champs…

Jardins pour les efforts et les labeurs lassés,
Coupes de clarté vierge et de santé remplies ?

Verhaeren.


Il est temps vraiment d’en finir. Il est temps de résoudre cette agaçante question des fortifications et de commencer du même coup à rendre à Paris un peu d’air et de verdure.


Action nécessaire

Pour cela, que faut-il ? Je le répète. Exprimer clairement, énergiquement notre vouloir.

Nous voulons des espaces libres ; nous voulons que les fortifications soient transformées en jardins, en promenades, en terrains de jeux.

On objectera peut-être que c’est surtout dans le centre de la grande ville qu’il faudrait d’abord établir des espaces libres. C’est là que le besoin s’en fait le plus vivement sentir.

Il est bien certain, en effet, qu’il faudra, au centre même de Paris, dans le Xe, dans le XIe, ménager des espaces libres. Il va falloir défendre, dès maintenant, remplacement de Saint-Lazare. Il est certain aussi que les fortifications, comme promenade, soulèvent la même objection d’éloignement que le bois de Boulogne et le bois de Vincennes. Mais, si on laissait bâtir sur l’emplacement, entre Paris et sa banlieue, on ne tarderait pas à avoir une agglomération aussi dense que dans les arrondissements du centre. Surtout, s’il faudra penser un jour à assainir et à aérer ce centre, même au prix de certaines expropriations, l’occasion des fortifications est une occasion unique qu’on ne peut laisser échapper.

On objectera encore qu’il ne suffit pas de réclamer des espaces libres pour que la question délicate de l’octroi soit tranchée. C’est évident ! Mais le jour où la nécessité d’espaces libres apparaîtra clairement à la conscience de tous, on fera certainement le dernier effort pour accomplir une suppression que les socialistes et les « budgétaires » réclament également ou bien on consentira les quelques millions supplémentaires que nécessiterait l’édification d’une barrière nouvelle.

Mais tout, encore une fois, se trouve suspendu à l’intervention du peuple de Paris, à l’action énergique de nos camarades socialistes.

En décembre dernier, avant même que les Messieurs du Musée social eussent commencé leur agitation, notre Fédération de la Seine, si tourmentée, si incohérente parfois, mais à qui il suffit de parler d’un projet intelligent pour qu’elle l’adopte aussitôt, notre Fédération de la Seine a inscrit à son programme municipal :

Démolition des fortifications et maintien sur leur emplacement, dans toute leur étendue et largeur, d’espaces libres de toutes construction, plantés d’arbres et interrompus seulement par des voies de communication nombreuses et faciles avec la banlieue.

Que nos camarades de la Fédération se souviennent de cet article ; qu’ils organisent une vaste agitation dans ce sens ; que les Syndicats, si ouverts aux questions d’hygiène, entrent on lice. Et du même coup, bien des difficultés s’aplaniront.


Un pas est fait : Proposition Siegfried
Amendement socialiste

La preuve, c’est qu’il a suffi du très faible mouvement qui a commencé à Paris en faveur des espaces libres, de l’intervention des Sociétés de sport et de tourisme, des affiches du Musée social (ne craignons pas de rendre à chacun le sien) et de quelques interventions dans les réunions électorales, pour que, tout récemment, la question soit apparue sous un jour nouveau.

En effet, le lendemain même du jour où le Conseil municipal ajournait l’examen du projet de convention apporté par le préfet, le 9 juillet dernier, un certain nombre de députés qui, par leur nuance politique, s’échelonnaient de M. Ribot et M. Siegfried à nos camarades Vaillant et Groussier, déposaient une proposition de loi dont les deux j)remiers articles étaient ainsi conçus :

Article premier. — Les terrains des fortifications de Paris, depuis la Seine au Point-du-Jour jusqu’à la porte de Paulin, seront remis par l’Etat à la Ville de Paris, à charge pour elle de procéder, dans un délai maximum de dix années, à la démolition et au nivellement des ouvrages de fortification, à la création d’un boulevard circulaire de 70 mètres de largeur et à l’aménagement d’au moins quatre parcs de 15 à 20 hectares chacun et d’autant de squares et jardins de 1 à 2 hectares de superficie pour les jeux populaires. La zone boisée en bordure du bois de Boulogne sera également réservée.

art. 2. — Le surplus des terrains, composé des îlots susceptibles d’aliénation et qui ne pourra dépasser le tiers de la surface totale, sera vendu. La Ville de Paris remettra à l’Etat la moitié du produit de ces aliénations [7].

Immédiatement, Vaillant et tout le groupe socialiste ont apporté un amendement à cette proposition. Ils ont demandé, conformément à notre programme, que le boulevard, ou plutôt la promenade circulaire prévue, ait toute la largeur et l’étendue du terrain désaffecté.

On comprend l’économie de ces propositions. Elles sont entièrement inspirées de cette idée que Paris a un besoin urgent, impérieux d’espaces libres. Paris fera les sacrifices nécessaires pour se les donner. Mais Paris n’est pas, on le répète souvent, une ville comme les autres : la beauté de Paris, la santé de Paris intéressent la France entière. L’Etat pourrait-il donc s’en désintéresser ? Il n’est que juste qu’il consente à quelques sacrifices.

Les auteurs de la proposition rappellent des précédents. En 1777, le roi, reconnaissant qu’il était nécessaire d’assurer à sa capitale un supplément de promenades, lui donnait une partie des Champs-Elysées, l’Etoile et l’avenue de la Grande-Armée, mais « en prenant, dans sa sagesse, des mesures pour la conserver dans sa décoration primitive et empêcher que des constructions arbitraires ne vinssent l’encombrer et lui ôter l’agrément de ses vues ». De même, la loi du 20 août 1828 concédait à la Ville de Paris la propriété du reste des Champs-Elysées et de la place de la Concorde, en lui imposant l’obligation d’exécuter des travaux d’embellissement. En 1852, le gouvernement du Second Empire cédait à Paris le bois de Boulogne ; en 1860, le bois de Vincennes. Le gouvernement de la Troisième République fera-t-il moins pour Paris que les gouvernements antérieurs ?

Le projet de loi a été renvoyé à la commission du budget. Il dépend surtout de l’Hôtel de Ville, il dépend des conseillers municipaux, et même des conseillers généraux, qu’il aboutisse. Si les conseillers se montrent décidés à donner à Paris les espaces libres dont il a besoin, le Parlement, le gouvernement feront les concessions nécessaires. L’heure est favorable. Toute mollesse, toute indécision peut entraîner un retard ou même un échec : tout à l’entour des bureaux, les spéculateurs rôdent.

Car c’est entre eux et nous surtout que la bataille est engagée. Serrons le problème de plus près. Il ne comporte de solutions logiques, cohérentes et vraiment conformes aux intérêts parisiens que celles qui seront conformes en même temps à nos principes socialistes.


L’Utilisation des fortifications

Le mur d’enceinte a 33.165 mètres de tour. Il a 142 mètres de largeur. Au-delà, vers la banlieue, sur une largeur de 250 mètres environ, s’étend la zône frappée de servitude, la zône militaire, dont les propriétaires demandent depuis tant d’années ou la faculté de bâtir ou l’expropriation. Les estimations varient quelque peu : en gros, la superficie du mur d’enceinte peut être évaluée au moins à 4 millions de mètres carrés, la superficie de la zône au moins à 12 millions. Que le mur d’enceinte soit remplacé par des espaces libres, Paris aura plus d’espaces libres que Berlin. Que la zône aussi soit convertie en espaces libres : il atteindra, dépassera Londres même.

Occupons-nous d’abord des fortifications.

L’Etat, nous l’avons vu, en est propriétaire.

Première solution : l’Etat peut vendre les terrains à des particuliers. Il a songé immédiatement à cette opération.

C’eût été, en effet, une belle opération : en 1841, l’acquisition de ces terrains lui avait coûté 17 millions. Les estimations les plus modérées leur attribuent aujourd’hui une valeur de 300 millions. Les difficultés du lotissement, et la crainte chaque jour plus grande de mécontenter une opinion publique chaque jour plus avertie, font fait reculer. Dès aujourd’hui, la convention de 1902 est caduque.

Deuxième solution : l’Etat vendra à la Ville.

Imaginons, en effet, que, pressé de dettes, il ne puisse consentir, comme certains le lui demandent, à céder entièrement et gratuitement à Paris des terrains, dont la valeur a garanti l’émission des obligations à court terme de 1898, qu’il ne puisse même attendre le fruit de quelques opérations de vente, portant sur une quantité limitée de terrains, et que la Ville, soucieuse d’en finir elle aussi, achète.

Cette fois, c’est à la Ville que la question d’utilisation se pose.

Et alors voici les partis, ou plutôt les tempéraments en présence.

Les financiers du Conseil préconisent immédiatement la vente des terrains ainsi acquis ; ils réclament une opération fructueuse de lotissement. M. Chautard n’avait évidemment pas d’autre idée en tête quand il évoquait ce spectacle vraiment effrayant de la Ville dépréciant ses propres terrains du Champs-de-Mars, en jetant sur le marché d’énormes quantités de mètres carrés.

D’autres, les éclectiques soucieux à la fois de défendre les finances de la Ville et de lui assurer de meilleures conditions hygiéniques, apportent des solutions moyennes.

C’est Brousse, par exemple, après ses rapports de 1892, de 1898, revenant encore à la charge en 1907 et demandant l’établissement de plusieurs espaces libres, sur l’emplacement du mur d’enceinte, mais se résignant à l’aliénation du reste.

C’est M. d’Andigné, demandant, dans son rapport de 1906 sur les espaces libres, que sur remplacement de la partie déclassée, on rende à sa destination primitive, à sa nature de forêt, la zône limitrophe du bois de Boulogne, qu’un peu plus loin, près de la porte de Neuilly, on établisse un palais des sports, que plus loin encore, près de la porte de Villiers, on affecte des terrains à la reconstruction de l’hôpital Beaujon. L’idée de construire sur l’emplacement des fortifications les bâtiments nouveaux, hôpitaux, casernes, services administratifs, ou d’y creuser les ports nouveaux dont Paris accru sent actuellement le besoin, a séduit quelques esprits.

D’autres, plus hardis, des techniciens plus encore que des élus, sensibles au reproche de négliger tout plan d’ensemble et d’agir fragmentairement, ont demandé l’aménagement d’un nombre déterminé de grands parcs, douze grands parcs périphériques, de 9 à 12 hectares de superficie chacun, se succédant à peu près de 2 en 2 kilomètres, et reliés par un boulevard à redans, c’est-à-dire un boulevard dont les façades ne soient pas continues, mais séparées par des jardins. C’est le projet de M. Hénard.

Les socialistes, enfin, avec raison, font remarquer que c’est la porte ouverte, malgré tout, aux constructions, qu’en matière d’empiètement, les bâtisseurs ne savent s’arrêter, et que les servitudes mêmes qu’on prétend leur imposer sont rarement observées. Ils demandent que l’emplacement du mur d’enceinte tout entier soit conservé en espaces libres.


Avec quelles ressources ?

Mais l’argent ? l’argent pour l’achat ? l’argent pour l’aménagement ?

Admettons même (puisque nous envisageons toutes les hypothèses) qu’une majorité d’élus comprenne enfin le prix des vies humaines, et consente à racheter celles qu’on sacrifie chaque année à la tuberculose. Mais ce sont des millions qu’il faudra pour l’aménagement, pour la plantation des espaces libres.

De là l’idée de demander un sacrifice à l’Etat, de là le projet de cession gratuite, si la Ville s’engage à établir des espaces libres. Mais même les hommes qui se sont faits les protagonistes des espaces libres, même M. Ribot, même M. Siegfried, ne croient pouvoir demander un trop lourd sacrifice ni à la Ville, ni à l’Etat. La proposition de loi du 9 juillet, que nous avons citée plus haut comme la base actuelle de discussion, prévoit, en effet, pour alléger un peu et la Ville et l’Etat, l’aliénation d’un tiers des terrains et le partage du prix de la vente entre les deux contractants.

Nous avons dit pour quelles raisons nous nous opposions à cette aliénation. En admettant même que l’on conserve tout le mur d’enceinte en espaces libres, ce sera bien peu d’air et de verdure encore pour l’immense agglomération qui le borne de part et d’autre. L’aliénation est impossible.

Mais quelles ressources, alors ?

Il y a quelques jours à peine, M. Deville annonçait qu’il allait soumettre à ses collègues une combinaison permettant de mettre à la disposition de la Ville de Paris une somme d’un milliard, sans trop surcharger les contribuables. Sur cette somme, il réservait 200 millions à l’opération des fortifications. Il ne faut pas être grand clerc ès-sciences municipales pour deviner qu’il s’agit là d’un emprunt nouveau, gagé par les centimes que laissent disponibles quelques extinctions d’emprunts anciens, comme celui de 1869.

C’est la preuve qu’on trouve toujours, dans le domaine collectif, les sommes jugées indispensables. Il suffit de penser et faire assavoir que les espaces libres sont indispensables.


Où le socialisme rentre en scène

Mais il y a encore d’autres ressources à trouver.

Dans la lettre par laquelle il tentait de persuader au Conseil municipal d’acheter les fortifications pour 64 millions, le préfet de la Seine, nous l’avons vu, indiquait que la loi du 16 septembre 1807 permettrait à la Ville de Paris de recouvrer sur les propriétaires riverains, dont les maisons auraient acquis une plus-value, une partie des dépenses faites.

On connaît, en effet, le célèbre article 30 de cette loi.

Aux termes de cet article, lorsque, par l’ouverture de nouvelles rues, par la formation de places nouvelles, par la construction de quais ou par tous autres travaux publics généraux, départementaux ou communaux, des propriétés privées ont acquis une notable augmentation de valeur, elles peuvent être chargées de payer une indemnité s’élevant jusqu’à la valeur de la moitié des avantages que les travaux leur procurent.

Depuis des années, des conseillers municipaux socialistes ont tenté, à vingt reprises, de faire appliquer cette loi napoléonienne. Depuis le temps où elle a pu paraître ouvrir une fissure à l’intervention socialiste, cette application a été rendue presque impossible, surtout par le Conseil d’Etat, et grâce à la faculté d’appréciation que laisse le mot notable.

Mais, c’est notre conviction de socialistes pratiques : on ne réalisera jamais de grandes œuvres d’intérêt collectif, si on hésite à porter atteinte aux privilèges propriétaires. A mesure que la conscience sociale de chacun sera mieux éclairée, les gouvernants, bon gré, mal gré, devront se plier à nos méthodes ou à tout ce qui les sert. Nécessité l’impérieuse l’a enseigné à M. le Préfet de la Seine. On le dit aujourd’hui très décidé à obtenir l’application de la loi. Souhaitons qu’il ait meilleure chance que nous.

Déjà, avec quelques répugnances et atténuations, les conservateurs ou progressistes du Musée social, pris entre leur conservatisme et leur philanthropisme, se résignent eux-mêmes à cette application. Nous souhaitons, quant à nous, évidemment plus : nous souhaitons qu’une législation, inspirée des législations étrangères, retire enfin aux propriétaires urbains le « profit immérité » [8] qui leur est abandonné. Mais ce sera déjà un fait capital, si les fortifications réintroduisent dans la pratique courante l’application si difficile de la loi de 1807. Je dis que cela sera d’une valeur socialiste grande, même si les sommes recouvrées sont peu considérables.

Telle est la solution logique, et partant socialiste : telle est celle vers laquelle on s’est acheminé à grands pas, ces derniers mois ; telle est celle qu’il faut défendre :

Cession gratuite du terrain du mur d’enceinte par l’Etat à la Ville ;

Etablissement aux frais de la Ville de la grande promenade circulaire : aucune aliénation ;

Pour récupérer une partie des frais, prélèvement de la moitié de la plus-value donnée aux propriétés riveraines, et, au besoin, partage de la plus-value entre l’Etat et la Ville.

C’est du peuple de Paris, encore une fois, qu’il dépend de faire triompher cette solution. Aussi dévoués, aussi tenaces qu’on les suppose, si nos élus au Parlement et à l’Hôtel de Ville demeurent isolés, sans aide, sans concours de l’opinion publique, c’est fini ! On recommencera à négocier.


La zone militaire

Mais l’œuvre n’est pas complète. Il reste la zône ! Du jour où les fortifications seront déclassées, du jour où le mur sera livré à la pioche des démolisseurs, celle des bâtisseurs pourra lui faire écho dans la zône. Los propriétaires, ou plutôt les spéculateurs, qui déjà ont acquis et parfois revendu à 200, à 300 francs le mètre les parcelles autrefois estimées à 1 franc ou 1 fr. 50 le mètre carré, pourront édifier les casernes nouvelles de 6 ou 8 étages.

La solution la plus simple, la plus criminelle, c’est celle du laisser-faire, du laisser-bâtir. La zône dépend naturellement des communes suburbaines ; et il ne manquera certainement pas d’élus banlieusards pour se réjouir de voir enfin quelques-uns des terrains immobilisés par Paris, sa défense ou ses gadoues, fructifier un peu en personnelles-mobilières. La banlieue, elle aussi, a ses financiers !

Admettons un moment qu’il en doive être ainsi. Une réserve au moins s’imposerait d’abord : ces propriétés devraient être redevables, elles aussi, partie de leur plus-value. L’Etat et Paris, pour leurs sacrifices, les communes suburbaines pour leurs frais de voirie auraient droit à une part de cette plus-value. Une difficulté s’élèverait sans doute sur le taux de la plus-value : au temps où il était frappé de servitude, le terrain était, pour ainsi dire, sans valeur ; depuis le jour où il a été certain que la servitude serait bientôt levée, la spéculation lui en a donné une déjà grande. Est-ce par comparaison avec l’ancienne ou la nouvelle valeur que la plus-value pourra être calculée ? Le prix des propriétés limitrophes de la zone offrira en tous cas un taux certain comme point de départ.

Mais ne serait-il pas prudent, pour les intérêts de la Ville et de la banlieue, de prendre d’autres précautions ? A l’entour des jardins établis sur l’emplacement du mur d’enceinte, allons-nous voir d’énormes maisons de rapport, aux étages accumulés, une ligne de façades dissemblables et disgracieuses, un énorme mur délimitant l’entrée de la banlieue ? Allons-nous voir une utilisation avare du terrain, au point de séparer Paris et la banlieue par une muraille épaisse de maisons, alors que le besoin de voies faciles, directes et nombreuses se fait de plus en plus vivement sentir ? C’est l’intérêt de la banlieue autant que celui de Paris qui est en cause. Il importe de s’opposer aux spéculations éhontées qui déjà font rage sur les terrains de la zône. Il faut que la loi même qui lèvera les servitudes en établisse de nouvelles. Il faut qu’à la servitude militaire succèdent, comme on l’a dit, les servitudes sanitaires[9]. Il faut, si les constructions sont admises, que ce soient des constructions peu élevées, saines, à bon marché, de modèles déterminés, autour de voies nombreuses, larges, plantées d’arbres, véritables prolongements de la promenade circulaire de Paris. C’est, par exemple, avec des servitudes de ce genre que les nouveaux quartiers de Munich ont été édifiés.


Que la Ville ou le Département
acquièrent la zone

Mais, encore une fois, ces mesures sont-elles suffisantes ? Serait-ce donc trop que 250 mètres de terrain en plus entre Paris et Levallois-Perret, entre Paris et Puteaux, entre Paris et Montreuil ? Serait-ce donc trop, 400 mètres de verdure ou d’air, 400 mètres de demi-silence et d’apaisement entre les rues tumultueuses et empoussiérées des immenses agglomérations ? Les plus modérés se rallient aujourd’hui à l’établissement de douze grands parcs reliés par la promenade circulaire. Ce sera forcément sur la zône qu’il faudra prendre ces terrains. La meilleure opération, après tout, serait peut-être l’acquisition totale de la zône par la Ville ou le Département.

Notre camarade Brunet en a déjà fait la proposition, à la séance du 6 juillet dernier. Faite maintenant, avant le déclassement total, elle pourrait être faite à de bonnes conditions ; elle serait conforme à une vieille revendication des zôniers, qui réclamaient ou la faculté de bâtir ou l’expropriation ; et pour les trois quarts de l’enceinte (car il ne faut pas oublier que toute la discussion immédiate porte seulement sur un quart, de la Seine au canal Saint-Denis), la difficulté dont nous parlions tout à l’heure, celle du prix primitif du terrain, ne se poserait pas encore, la servitude n’étant pas encore levée et la date où elle le sera étant encore éloignée, si la revendication d’espaces libres n’est pas hautement formulée.

Il va de soi, enfin, que les immeubles, sis sur le terrain des communes de banlieue, riverains de la nouvelle surface de parcs et acquérant de ce fait une notable plus-value, devront, en tous cas, subir le prélèvement prévu par la loi de 1807.

Pour obtenir du Parlement le vote de la loi nécessaire au sujet de la suppression de servitude, et pour mener à bien cette immense opération, l’activité persévérante de notre Conseil général sera de toute nécessité. Mais qu’il soit, lui aussi, soutenu, encouragé par un vaste mouvement des communes suburbaines, conscientes de leurs vrais intérêts, et bientôt l’œuvre d’assainissement et d’embellissement nécessaire sera parfaite.


Une œuvre socialiste

Est-ce donc là vraiment une entreprise méprisable, indigne de l’attention, indigne de l’effort méthodique de nos groupes, de nos sections, de tous les camarades de l’agglomération parisienne ? Ne serait-ce rien que d’arriver à imposer de nouveau les applications redoutées de la loi de 1807 ? Ne serait-ce rien que de donner aux enfants plus d’air, plus d’espace, plus de santé et plus de joie ?

Je l’ai dit et répété souvent, parce que je crois cela vrai : ce n’est pas un prolétariat, physiquement épuisé par une nourriture malsaine, par un logement insalubre et par de longues journées de travail, qui pourra instaurer une société nouvelle. Tous s’accordent de plus en plus à le reconnaître : la besogne socialiste et syndicaliste immédiate, c’est de recréer en tous pays une classe ouvrière forte au physique et au moral. Cette classe-là seulement sera révolutionnaire.

Mais, bien plus, c’est déjà faire œuvre socialiste c’est déjà donner dans les choses, matériellement, une image de la cité de demain que d’assurer, par des plans d’extension établis longtemps à l’avance, le développement d’une grande agglomération, où les préoccupations du travail s’harmoniseront délicieusement aux besoins de l’hygiène et de la beauté.

Il y a soixante-dix ans déjà que le socialiste Pecqueur posait la question. « Où chercher, — disait-il après avoir décrit le lieu d’étouffement et le cloaque d’égouts qu’est une ville moderne, — où chercher l’image de ce bel Eden, dans lequel la Bible fait naître Adam, le Père commun ? Est-ce là un progrès ou une chute ? Les grandes villes, à la manière de notre civilisation, est-ce l’avenir, est-ce le passé ? » [10].

Soixante-dix ans de vie capitaliste permettent de répondre avec Pecqueur : c’est le passé. Il est temps que la prédiction du vieux penseur se réalise ; il est temps qu’au tour des bâtiments urbains « des arbres, de l’eau, un air libre, viennent entretenir la salubrité de chaque quartier, y faire souvenir de l’aspect des campagnes et lui donner même cet aspect, sans lequel une ville est quelque chose de monstrueux, de délétère… [11]. Il est temps, en un mot, que, par l’effort socialiste, le Paris nouveau surgisse, et que, selon le beau mot d’Elisabeth Browning, « il nage dans la verdure, aussi beau que Venise sur les eaux ».


15 octobre 1908.
  1. Voir le développement de cette idée dans la brochure du Musée social : Les Espaces libres à Paris (Mémoires et Documents, 1008, n° 7).
  2. Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, 1906. C’est à cette brochure que nous empruntons la plupart des indications qui suivent sur les villes étrangères. Nous les complétons par quelques renseignements extraits de revues et journaux et cités au cours de la campagne que l’Humanité mena en faveur des espaces libres. Il existe en France une Association des cités-jardins, où M. Benoît-Lévy a réuni une très abondante documentation. Nous devons enfin a l’obligeance de M. Forestier quelques indications nouvelles.
  3. Forestier, loc. cit., p. 34.
  4. M. Hénard a publié de remarquables études sur les Transformations de Paris et sur les Parcs et Jardins de Paris et Londres. Il a extrait quelques chiffres très démonstratifs dans la brochure du Musée social citée plus haut.
  5. N° du 19 sept. 1904, cité par M. Forestier, loc. cit., p. 14.
  6. Comparaison chère au Dr Landouzy. Cf. Musée social, loc. cit. p. 212.
  7. Ce projet a été élaboré par la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social.
  8. Cf. la brochure précédente de notre collection : La politique foncière des municipalités, par Maurice Halbwachs.
  9. Le mot est, je crois, du docteur Landouzy.
  10. Pecqueur, Des intérêts du commerce. Tome I, p. 170.
  11. Ibidem, p. 171.