Esquisse biographique de Sir George-Étienne Cartier

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ESQUISSE BIOGRAPHIQUE


DE


SIR GEORGE-ÉTIENNE CARTIER


PAR


L. O. DAVID.



MONTRÉAL
Typographie de « L’Opinion Publique, » 319 Rue St. Antoine.

1873.


SIR GEORGE-ÉTIENNE CARTIER.

SIR GEORGE-ÉTIENNE CARTIER.




Sir George-Étienne Cartier est mort en Angleterre, mardi, le vingtième jour du mois de mai. Il devait se mettre en route pour le Canada, deux jours après, le vingt-deux.

Il se croyait mieux.

La pensée de revoir le sol natal, le besoin de reprendre sa place dans une société toute imprégnée de ses pensées, de ses sentiments, l’espérance de pouvoir encore encourager au moins du regard et de la voix les combats politiques qu’il avait si vaillamment conduits, tout contribuait à raviver ses forces et son courage. Que de fois, l’image de tout ce qui l’attachait à la patrie dut lui apparaître ! Avec quel bonheur il crut se voir en pleine mer, voguant vers les rives du St. Laurent ! Il savait qu’il n’y avait plus de guérison possible pour lui, mais au moins il crut qu’il pourrait passer ses derniers jours et mourir sur le sol de la patrie.

La Providence en avait décidé autrement.

La mort des hommes qui ont animé tout un peuple de leur vie, ne paraît pas un événement possible et ordinaire. Il semble qu’il meurt plus qu’un homme en eux, que la vie y avait des racines plus profondes que chez les autres mortels.

Aussi, la nouvelle que Sir George-Étienne Cartier était mort a produit comme un choc électrique d’un bout du pays à l’autre, une de ces sensations qui laissent un peuple tout entier sous l’impression d’un sentiment vague mais pénible, comme s’il avait perdu une partie essentielle de son être.

En face de cette tombe entr’ouverte, tous les partis, oubliant leurs passions ou leurs opinions, ont élevé la voix pour proclamer que le Bas-Canada venait de perdre l’une de ses illustrations les plus remarquables. Nous venons comme tout le monde apporter une pierre au monument que l’opinion publique élève en ce moment en l’honneur de cet illustre homme d’État.

Le nom de Sir George évoque le premier et le plus grand souvenir de notre histoire, la découverte même du Canada. En remontant la chaîne de ses ancêtres, on arrive au frère même du célèbre navigateur de St. Malo, Jacques Cartier. Aucune famille ne possède donc une origine plus profondément enracinée dans le sol canadien, plus intimement liée à l’histoire de ce pays.

Il est né à St. Antoine, le 6 septembre, mil huit cent quatorze, de Jacques Cartier et de Marguerite Paradis. Son grand-père avait représenté le comté de Verchères dans l’ancienne Chambre d’Assemblée et avait acquis dans le commerce de grains une fortune considérable, mais son père dévora cette fortune, en peu de temps, dans la société joyeuse et dissipée qui demeurait alors sur la rivière Chambly.

Rien de particulier ne signale l’enfance de Sir George, si ce n’est qu’il n’y avait pas dix lieues à la ronde d’enfant plus vif et plus tapageur. Personne n’aimait plus à rire et à crier, et n’avait plus forte voix ; il faut avouer que sous ce rapport il ne changea pas.

Ayant vite appris ce qu’on pouvait apprendre à la petite école de St. Antoine, il fut envoyé au Séminaire de St. Sulpice où il commença à manifester quelques-unes des qualités qui devaient lui assurer un avenir si brillant.

Il n’eut pas de peine à faire le choix d’une carrière ; il était né avocat ; tout le monde le disait et il le savait bien lui-même ; il avait la bosse de la chicane fortement développée.

Il étudia sous l’un des avocats les plus éloquents de l’époque, M. Édouard Rodier ; mais la cléricature ne fut pas pour lui une époque de récréations et d’amusements, il commença immédiatement cette vie de travail et d’activité qu’il a poursuivie jusqu’au dernier moment.

On était alors aux plus mauvais jours de notre histoire, à cette époque malheureuse où les insolences d’une oligarchie fanatique poussaient le peuple à la révolte. M. Cartier prit place sous le drapeau qui réunissait, dans un même sentiment patriotique, toute la jeunesse instruite. Son caractère, son impétuosité et son besoin d’émotions et d’activité le jetèrent naturellement dans le camp des patriotes.

Dès 1834, on le voit apparaître dans les élections et soutenir la candidature de Papineau et de Robert Nelson. Il composa contre les candidats bureaucrates Walker et Donallen une chanson que les patriotes chantaient, le soir, en revenant des assemblées publiques.

En 1837, il fut l’un des membres les plus ardents et les plus enthousiastes des Fils de la liberté. On l’appelait « Petit George » et on chantait ses chansons. Les Fils de la liberté ne se réunissaient jamais et ne paradaient jamais dans les rues de Montréal sans chanter : « Avant tout, je suis Canadien. »

Lorsque les mandats d’arrestation furent émanés, il quitta la ville et se dirigea du côté de St. Antoine. Il était à St. Denis, le 24 novembre 1837, sous le commandement de Wolfred Nelson. C’est lui que Nelson chargea, durant le combat, d’aller à St. Antoine chercher des secours et des munitions. Il paraît avoir rempli avec zèle la mission qui lui fut confiée, et rien ne justifie les accusations dont il fut victime à ce sujet. D’ailleurs, M. Cartier n’a jamais pu être lâche ; rien n’était moins dans sa nature.

Après la bataille de St. Charles, M. Cartier se joignit à Nelson, Brown et Marchessault, pour tâcher de réparer ce désastre, en excitant les patriotes à tenter une seconde fois le sort des armes à St. Denis. Mais ces braves gens s’apercevant qu’il était difficile de faire la guerre avec des fourches et des râteaux contre des soldats bien armés, s’en retournèrent chez eux à l’approche des troupes anglaises.

M. Cartier partit alors pour la frontière en compagnie de Brown, Nelson et Marchessault ; rendus à un certain endroit, ils se séparèrent, et prirent chacun son chemin à travers les bois. Au bout de quelque temps, le bruit courut qu’il était mort de froid ou de faim dans la forêt. Ses parents et amis pleurèrent son sort et le Canadien de Québec, rédigé par M. Étienne Parent, disait, en enregistrant son décès : « C’était un jeune homme doué au plus haut point des qualités du cœur et de l’esprit et devant lequel s’ouvrait une brillante carrière. »

Le fait est qu’il n’erra pas longtemps dans les bois ; il revint sur ses pas et eut l’idée d’aller se cacher avec Henri Cartier, son cousin, chez un cultivateur de Verchères où il passa l’hiver.

Un correspondant du Pionnier de Sherbrooke rapporte que c’est M. Cartier lui-même qui fit courir le bruit de sa mort. Quand il vit les journaux qui annonçaient son décès, il s’écria : « Maintenant, Henri, nous pouvons dormir tranquilles. »

Au printemps, il laisse la maison de son hôte généreux, se rend à Burlington et revient, au mois d’août, à Montréal, après le bill d’amnistie de Lord Gosford.

On le laissa tranquille, mais les arrestations ayant recommencé, lorsque les Canadiens émigrés, conduits par Robert Nelson, franchirent la frontière, quelques mois après, M. Cartier trouva encore moyen de dépister la police ; et, cette fois, pour être plus en sûreté il se cacha, avec son ami, M. Hubert, dans une maison dont le propriétaire, M. Moffatt, était l’un des principaux bureaucrates du temps. Le haut de cette maison était habité par un brave homme, M. Ducondu, qui fut heureux d’offrir l’hospitalité à nos deux jeunes rebelles.

Ils restèrent deux mois dans cette paisible cachette où ils vécurent gaiement et burent plus d’une fois, en compagnie de quelques amis, à la santé de M. Moffatt et des bureaucrates. M. le magistrat de police Leclerc, ayant appris où ils étaient, leur fit dire qu’ils pouvaient sortir sans crainte. Ils se fièrent à sa parole, et les citoyens de Montréal, qui les croyaient partis pour les États-Unis, les virent reparaître avec surprise ; ils furent encore plus surpris, lorsqu’ils apprirent que MM. Cartier et Hubert avaient passé deux mois sous le toit protecteur d’un bureaucrate. On s’amusa beaucoup de cela à Montréal pendant plusieurs jours.

M. Cartier se livra alors tout entier à l’exercice de sa profession d’avocat et conquit en peu de temps une des premières places dans le Barreau de Montréal.

Les plaideurs étaient émerveillés du soin, de l’énergie et du dévouement avec lesquels il défendait leurs intérêts ; les éclats de sa voix forte et stridente, ses passes-d’armes bruyantes avec les juges et les avocats, ses reparties promptes et rudes les charmaient. Esprit pratique, clair et lucide, il se retrouvait toujours dans le labyrinthe de la procédure judiciaire et se faisait remarquer par la facilité avec laquelle il débrouillait ces arides questions de droit qui font le désespoir des jeunes avocats. On admirait sa ténacité indomptable et sa fécondité de ressources et d’argumentation qui faisait la terreur des juges et des avocats.

Ses plaidoiries bourrées de citations et d’autorités étaient de véritables toiles d’araignée, des pieuvres aux antennes innombrables ; ses adversaires ne savaient comment en sortir.

Ses dispositions d’esprit et de caractère, sa réputation et son ambition le destinaient naturellement à la vie publique. Dès 1841, aux premières élections qui eurent lieu sous l’Acte d’Union, MM. Lafontaine et Baldwin voulurent l’y faire entrer ; en 1844 ils firent la même tentative ; mais tout fut inutile. M. Cartier montrant en cela le jugement et la fermeté qui devaient le caractériser dans toutes les phases de sa vie, ne voulut pas se jeter dans les hasards et les vicissitudes de la politique avant de s’être fait par la profession une position indépendante.

Mais il ne resta pas indifférent au succès de la grande œuvre politique que poursuivaient alors MM. Baldwin et Lafontaine, en travaillant à mettre le nouveau régime en opération d’une manière favorable aux droits des deux provinces par l’établissement du système responsable. Il fut l’un des premiers à accepter le programme de ces deux illustres chefs politiques et se montra en dehors de la Chambre l’un des plus utiles champions de la cause nationale.

Enfin, en 1848, la nomination de M. James Leslie au Conseil Législatif ayant rendu nécessaire une élection pour le comté de Verchères, M. Cartier se présenta et fut élu par une grande majorité sur M. Marion. Il arrivait en Chambre, fort, aguerri, avec un fonds considérable de connaissances légales et politiques, une grande expérience et un caractère sans tache.

Ses premiers discours le placèrent immédiatement au premier rang parmi les membres du parti libéral, et dès lors on put prévoir qu’il aurait, un jour, la première place. Il se montra en arrivant l’avocat puissant des chemins de fer, des canaux, de toutes les entreprises qui avaient pour effet d’augmenter le commerce du pays. La science de l’économie politique, les connaissances pratiques manquaient chez nos hommes publics, il voulut combler ce vide fatal au Bas-Canada, et préférant l’intérêt public à ses goûts personnels, l’utile à l’agréable, il se livra à l’étude de questions que la plupart des hommes fuient.

MM. Baldwin et Lafontaine s’étant retirés de la politique en 1851, furent remplacés par le ministère Hincks-Morin qui continua de gouverner le pays avec l’appui du parti libéral. Par deux fois, M. Cartier refusa d’entrer dans ce ministère auquel il donna néanmoins un concours efficace.

C’était le temps où les partis politiques subissaient dans les deux provinces des modifications considérables. L’esprit de division se mettait dans le parti libéral du Haut-Canada, et leur faisait perdre le pouvoir en forçant M. Hincks de se retirer, et les libéraux devenaient le parti du fanatisme national, de l’intolérance religieuse.

M. Morin s’adressait à M. McNabb, le chef des conservateurs, pour former un ministère de coalition, et le parti conservateur de fanatique qu’il était devenait juste et modéré comme le parti libéral l’était sous M. Baldwin.

M. Morin jugeait bientôt à propos, lui-même, de se retirer de la politique pour trouver sur le Banc une position plus paisible, une manière de faire le bien plus conforme à son caractère. Les élections de 1854 venaient d’avoir lieu, et le parti radical, fondé par M. Papineau à son retour de l’exil, avait remporté des victoires signalées. M. Morin s’était trouvé, à l’ouverture du Parlement, en face d’une phalange de jeunes gens ardents, impétueux et impitoyables, décidés à tout sabrer, à tout renverser. Peu fait pour ces luttes passionnées, il crut que son temps était fini, que le parti conservateur avait besoin d’une main plus ferme et plus jeune pour le diriger.

M. Cartier pensa, lui, que son heure était arrivée, on aurait dit qu’il avait enfin trouvé les adversaires qu’il attendait et qu’il était destiné à combattre. Il entra dans le ministère McNabb-Taché et devint de fait le chef du Bas-Canada, le champion de l’ancien parti libéral devenu conservateur.

Les deux partis déroulèrent leur drapeau et dessinèrent immédiatement leurs tendances et leur programme. Le parti libéral qui s’était déjà aliéné le clergé et les hommes modérés par ses idées radicales et certains écarts de plume condamnables, avait de plus le malheur d’être allié aux hommes les plus fanatiques du Haut-Canada, en apparence du moins.

M. Cartier comprit la faute que faisaient ses adversaires, dénonça leurs idées et leurs projets et se posa devant le Bas-Canada comme le représentant et le défenseur le plus énergique des intérêts nationaux et religieux des Canadiens-Français. Son nom devint une puissance que vingt années de luttes et des fautes considérables même ne purent briser.

M. Cartier était devenu, en entrant dans le cabinet McNabb-Morin, le collègue de M. John A. Macdonald, et ils avaient contracté cette alliance qui les a rendus si forts et a tenu si longtemps la victoire attachée à leur drapeau.

À l’exception des dix-huit mois, pendant lesquels le parti libéral a conduit les affaires du pays de 1861 à 1863, M. Cartier a fait partie depuis 1855 de toutes les administrations soit comme secrétaire-provincial, procureur-général, inspecteur-général, et enfin ministre de la milice ; et il ne cessa d’être l’homme le plus influent du Bas-Canada.

Dire tout ce qu’il a fait serait faire l’histoire du pays depuis vingt ans et demanderait un volume considérable, car il a attaché son nom à toutes les grandes mesures d’intérêt public, a mis partout la marque de son esprit fécond, le cachet de son activité.

« Nous lui devons entre autres choses, dit le Courrier d’Outaouais, le Grand-Tronc, y compris le pont Victoria, des lois sur l’éducation, des réformes importantes dans nos lois criminelles, une large part dans l’abolition du système seigneurial, la décentralisation judiciaire du Bas-Canada, la loi des terres des townships de l’Est, la codification des lois, la réorganisation de la milice, et la principale part dans la formation du régime fédéral sous lequel nous sommes placés. Depuis vingt-et-un ans, il était président du comité des chemins de fer, ce qui n’est pas une situation de mince importance. Nous lui devons le bill du chemin de fer du Pacifique, et son cri “Embarquons pour l’Ouest”, lancé à la votation de ce bill, restera dans nos annales parlementaires. »

Deux grandes pensées semblent avoir dominé la carrière politique de M. Cartier, savoir : le progrès du pays par les chemins de fer et l’établissement, dans cette partie de l’Amérique, d’un vaste empire fondé sur les institutions britanniques et destiné à faire contrepoids à la république américaine.

La Confédération est certainement une grande idée politique et la majorité du pays a pensé, avec M. Cartier, que ce régime politique était, en 1864, le seul moyen de sortir des embarras de l’Union.

Mais plusieurs personnes se sont demandées si dans toutes ces grandes entreprises politiques, dans les dernières années surtout, M. Cartier tenait assez compte du point de vue bas-canadien, s’il considérait avant tout le côté national. Ils croient qu’il a trop subordonné l’intérêt national à l’intérêt britannique qu’il poursuivait, et que s’il eût employé à développer les ressources du Bas-Canada, à réformer son éducation et son organisation sociale l’énergie et le talent qu’il a déployés dans cette politique d’agrandissement, notre influence nationale serait aujourd’hui plus considérable, et l’émigration aurait fait moins de ravages parmi nous.

On lui a aussi reproché sévèrement d’avoir manqué d’énergie sur la question des écoles du Nouveau-Brunswick, d’avoir négligé de faire consacrer, au début de la Confédération, l’un des principes les plus chers aux catholiques et les plus essentiels à la conservation de la société. On dit que la Confédération étant son œuvre, il ne devait pas souffrir que, d’une loi destinée à protéger les minorités, on fit, en la torturant, un instrument d’oppression contre les catholiques.

Ses amis répondent que Sir George n’a jamais oublié qu’il était le chef du Bas-Canada, qu’il l’a prouvé, lorsque dans la conférence de Londres, en 1866, les délégués des autres provinces voulurent faire de l’union fédérale une union législative. Indigné de voir qu’on y voulait violer le principe fondamental du projet fédéral accepté à Québec, il menaça de se retirer et de soulever tout le Bas-Canada contre l’Angleterre, si ses collègues persistaient dans leur funeste résolution. Ils citent encore le triomphe national qu’il remporta dans l’organisation politique de la province de Manitoba qu’il arracha si habilement aux griffes du fanatisme. Ils ajoutent enfin que Sir George comprenait la nécessité de tourner ses regards sur le Bas-Canada, que le temps était arrivé maintenant d’y créer une industrie nationale et indépendante de l’Angleterre.

Le temps n’est pas venu de porter un jugement impartial et juste sur la carrière politique de Sir George, les passions qu’il a soulevées sont encore trop bouillantes et les conséquences de ses actes trop enveloppées dans les nuages de l’avenir.

L’homme d’État appartient à l’histoire ; ses discours passent, mais ses actes restent et leurs résultats sont aussi vastes quelquefois que les destinées des nations. Beaucoup d’hommes calomniés pendant leur vie ont été bénis par la postérité, et beaucoup, dont la vie n’avait été qu’un enchaînement de succès et d’applaudissements, ont été jetés à la voirie après leur mort.

L’éloge et le blâme ont été si exagérés dans notre pays depuis trente ans qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir sur les véritables proportions de nos hommes publics. Ces deux espèces d’exagérations ont eu de funestes résultats pour notre société. Nos conditions d’existence et les exigences de notre état social et politique rendent d’ailleurs très-difficile l’appréciation de nos hommes d’État. Comment démêler au milieu de tant d’événements compliqués et de transformations rapides les motifs qui les ont fait agir, lorsqu’ils sont eux-mêmes obligés de les taire pour ne point froisser les susceptibilités nationales de ceux avec lesquels ils sont forcés d’agir de concert ? Quelle habileté il leur faut pour concilier l’intérêt de la race dont ils ont les destinées entre les mains, avec les exigences de la prospérité générale, de l’intérêt commun du pays ? Qui peut dire maintenant que c’est le patriotisme, l’ambition ou la nécessité qui les a fait agir dans telle et telle circonstance ?

Quoi qu’il en soit, il est un fait que tous les partis doivent constater à l’honneur de M. Cartier : c’est sa vie sobre, laborieuse, exempte de ces vices et de ces faiblesses qui déshonorent si souvent les hommes de haute capacité. Le succès qui perd tant d’hommes n’a été pour M. Cartier qu’une raison de plus de travailler et de se rendre digne de la confiance publique. Comment nier la force de caractère et les grandes facultés de l’homme qui, pendant trente ou quarante ans, au Barreau, à la Chambre, au Pouvoir, n’a pas cessé un instant de lutter, triomphant de tous les obstacles semés sur sa route et accroissant tous les jours son influence et sa réputation ? Comment à la vue de tant d’existences brisées, de talents perdus, ne pas rendre justice à une vie si bien remplie, à un compatriote que le pays tout entier regarde comme une de ses gloires, dont la mort est un deuil pour quatre millions d’hommes dont les trois quarts n’avaient pas pourtant ses idées religieuses et nationales.

Appelé à administrer l’héritage politique de MM. Lafontaine et Morin, il a bien porté le nom canadien et n’a pas diminué aux yeux de l’étranger la bonne opinion que ces deux grands hommes avaient donnée de nous. Comme on a depuis quelques jours établi des comparaisons entre ces trois illustres chefs du Bas-Canada, nous dirons, nous aussi, notre pensée. M. Cartier n’avait pas la haute raison, le jugement calme et profond de Lafontaine, l’étendue d’esprit, la science politique et l’esprit de sacrifice de M. Morin, ni la modération et la dignité politique de l’un et l’autre ; mais il l’emportait de beaucoup sur eux par l’action, l’énergie, la connaissance du monde, la stratégie parlementaire, la fécondité d’esprit, l’ardeur et l’habileté dans la lutte. Ils étaient des hommes à principes, il était, lui, l’homme à succès, l’homme de combat par excellence. Il aurait pu faire ce qu’ils ont fait, mais eux n’auraient jamais pu conduire le parti conservateur dans des temps aussi difficiles, lutter avec autant de succès contre des adversaires aussi capables, à une époque où il fallait pour monter au pouvoir et y rester des qualités qu’ils n’avaient pas, prendre certains moyens qui auraient répugné à la nature indépendante de M. Lafontaine et à la conscience scrupuleuse de M. Morin.

M. Cartier était essentiellement un chef de parti, un organisateur, un administrateur. Les traits dominants de son caractère étaient l’énergie, l’impétuosité, l’esprit de domination, le désir de se faire un nom, la confiance en lui-même, l’amour du travail, le désintéressement.

L’énergie ! Il en avait pour transporter les montagnes, escalader le ciel. Il se ruait sur ses adversaires avec la fougue des Zouaves montant à l’assaut de Malakoff ; il était sans peur et sans pitié comme les Turcos qui déchirent leurs ennemis à coups de dents quand ils ne peuvent plus se servir de leurs mains.

Pour faire toutes nos réserves, contentons-nous maintenant de faire une seule question. M. Cartier a-t-il, dans l’ardeur de la lutte, dépassé quelquefois les limites que lui assignaient la justice et l’intérêt public ?

On prétend généralement que, pour gouverner dans un état démocratique, il faut être peu particulier sur les moyens ; on dit même que la corruption est une conséquence nécessaire du régime populaire. Nous n’en persistons pas moins à dire que le véritable mérite de l’homme d’État est de savoir allier l’honnêteté avec l’habileté et de perdre le pouvoir plutôt que de contribuer à l’abaissement des mœurs publiques. Nous ne savons jusqu’à quel point M. Cartier est coupable personnellement sous ce rapport.

Sa vivacité, son impatience et son absolutisme lui faisaient supporter difficilement la contradiction et la résistance ; il voyait peu de chose en dehors de lui-même, il voulait tout concentrer, tout absorber, ne voir dans son orbite que des satellites, et croyant personnifier toute sa race, il pensait que tout le monde devait être content, quand il l’était. S’il eût pu faire excommunier comme hérétiques tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, il n’aurait pas manqué de le faire, il les aurait même fait brûler. Il ne leur épargnait pas au moins les gros mots, les persécutions et les déboires ; ses amis eux-mêmes avaient de la peine à supporter quelquefois ses rudesses et ses emportements. Cela contribua sans doute à le priver des secours et des conseils de plusieurs hommes de talent ; d’autres ne lui restèrent attachés que par terreur.

Mais, la majorité lui pardonnait facilement tout cela, parce qu’elle savait que sous ces dehors brusques, il cachait en réalité un grand fonds de bienveillance, et un dévouement sans bornes pour ses amis politiques. Ce dévouement l’a même porté trop loin en lui faisant donner des charges et des honneurs à des hommes qui en étaient peu dignes.

Dans tous les cas, il n’était plus le même homme dans les relations de la vie privée, où il se montrait aimable, cordial, hospitalier, libéral à l’excès. On sait qu’il aimait à recevoir et qu’à Ottawa comme à Montréal et à Québec, il ouvrait toutes les semaines sa maison à ses amis dont plusieurs étaient ses adversaires politiques. Personne, dans les réunions où il se trouvait, ne parlait, riait, chantait et dansait avec plus de verve et d’entrain ; il avait des éclats de rire à briser les vitres, faisait des jeux de mots qui n’étaient pas toujours des chefs-d’œuvre, et trouvait le moyen de plaire à tout le monde, de mettre dans tous les cœurs la joie et la gaîté. On partait de chez lui avec l’intention d’y revenir et bien décidé à lui pardonner dans l’intervalle ses impatiences et ses sarcasmes.

Une des qualités qu’on admirait le plus chez lui était la fidélité à la parole donnée ; lorsqu’il faisait une promesse il la tenait per fas et nefas.

Son amour du travail comme son énergie est passé en proverbe ; on ne peut se faire une idée exacte de la somme de travail qu’il faisait tous les jours, du zèle qu’il employait à tout savoir, à tout voir et à tout faire. Il mettait à travailler la passion que d’autres mettent à s’amuser ; il aurait voulu ne jamais perdre un instant, une minute, avoir sans cesse le harnais sur le dos. « On ne travaille pas assez, disait-il souvent ; il y a trop de paresseux dans le monde. » « Travaillez donc, dit-il, dans un moment de mauvaise humeur à quelqu’un qui lui demandait un conseil ; étudiez et vous saurez ce que je sais. Comment ai-je appris cela, moi, pensez-vous que c’est en dormant ? » Il aurait pu ajouter que c’était en travaillant quinze heures par jour. Aussi, bâti pour vivre jusqu’à quatre-vingts ans au moins, il n’est pas allé jusqu’à soixante.

M. Cartier était petit, mais assez bien pris de taille, osseux, nerveux et fortement constitué, léger, vif et saccadé dans ses mouvements. Il avait le front bien fait, massif et droit, le regard brûlant et mobile, le teint coloré, la bouche haute, le bas du visage fortement développé, la physionomie ouverte, pleine de feu et d’intelligence. On devinait facilement, en le voyant, un homme travaillé par la pensée, dévoré par le besoin d’agir ; il courait plutôt qu’il ne marchait, regardant partout, voyant tout le monde, remarquant tout et sachant toujours ce qu’il faisait, ne perdant jamais le fil de sa pensée.

M. Cartier n’était pas un homme à théories brillantes ; comme il pensait plutôt pour agir que pour le plaisir de penser, il ne voyait en toutes choses que le côté pratique, il dépouillait une question de tous ses ornements pour n’en prendre que la moëlle, la substance.

On aurait dit rarement, à l’entendre parler, qu’il avait un jour commercé avec les muses. Ses discours étaient secs comme les déserts du Sahara, les fleurs de la littérature et de l’éloquence n’y croissaient pas. Il parlait à bâtons rompus, par soubresauts, avec des faits, des précédents et des souvenirs que son heureuse mémoire lui fournissait comme par enchantement. Il savait fort à propos rappeler à ses adversaires des faits qu’ils croyaient oubliés. Il ne se battait pas comme les guerriers antiques avec des armes bien fourbies d’avance, toute flamboyantes ; non, sous ce rapport il ressemblait aux braves enfants de la Verte Erin qui saisissent tout ce qui leur tombe dans la main, un caillou, un bâton et frappent sans pitié : chaque coup portait. Ses paroles retentissaient dans la Chambre comme les coups de marteau sur l’enclume, malheur à ceux qui avaient la tête trop près de lui et les oreilles aussi. Il savait du reste ce qu’il fallait dire pour satisfaire la majorité, qui aimait son éloquence rude, franche, mordante et substantielle.

Les honneurs ne lui ont pas manqué ; en Angleterre comme en Canada, on a rendu hommage à ses talents et à ses services publics. En 1868, ayant refusé le titre de compagnon du Bain, qu’on lui offrait, lorsque Sir John recevait celui de chevalier, l’Angleterre appréciait favorablement le sentiment d’orgueil bien placé qui l’animait et le créait baronnet.

Comme la plupart de nos hommes remarquables, il ne laisse pas de fils pour porter son nom et son titre, mais l’histoire portera loin sa réputation.

Il est mort… Dans quelques jours on verra paraître sur les eaux du St. Laurent qu’il a chantées, le vaisseau qui nous apporte sa dépouille mortelle. Ce sera un jour de deuil national, car, après tout, quelle que soit l’opinion qu’on entretienne sur certains actes politiques de M. Cartier, il n’en est pas moins vrai que sa mort laisse au sein de la nationalité canadienne française un vide difficile à remplir.

Il est une fleur que ses adversaires ne pourront s’empêcher de jeter sur sa tombe ; il est une chose qu’ils ne pourront s’empêcher de dire ; s’il a commis des fautes, il n’a point péché du moins par amour de l’argent : il est sorti de la politique moins riche qu’il n’était lorsqu’il y est entré, il est mort presque pauvre. Ajoutons qu’il est mort en chrétien, calme et résigné, au milieu de toutes les consolations et des espérances de la religion. C’est une mort catholique et nationale.

L. O. David.

N. B. — En 1846 il avait épousé Mlle Hortense, fille de feu Édouard Raymond Fabre et sœur de Mgr. Fabre et de M. Hector Fabre, notre confrère de L’Événement. Il laisse de ce mariage deux filles.

M. Cartier eut d’abord pour associés dans la profession, M. Damien Cartier, son frère, plus tard, M. le juge Berthelot et, dans les dernières années, MM. Pominville et Bétournay.

L. O. D.