Esquisses contemporaine - Anatole France/03

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Esquisses contemporaine - Anatole France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 592-629).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. ANATOLE FRANCE

III[1]
APRÈS L’ « HISTOIRE CONTEMPORAINE »

En 1897, une affaire, qui touchait l’armée dans ses bureaux et ses conseils de guerre, émut le pays. Pour l’ardeur des passions qu’elle souleva, elle ne peut être comparée qu’à celle de la bulle Unigenitus, survenue cent soixante-quatorze ans auparavant et qui fut aussi, j’ai plaisir à le dire, une querelle des Français sur le juste et l’injuste. L’affaire de 1897, sortie d’un jugement secret, avait cela de dangereux, que le mystère dont elle était environnée favorisait le mensonge. A son origine, on trouve les antisémites, qui travaillaient depuis quelque temps la France paisible. Et, qu’il se soit rencontré, par des temps calmes, chez un peuple aimable et tolérant, des hommes pour réveiller les vieilles haines de races et fomenter des guerres de religion, ce serait un sujet d’étonnement, si l’on ne savait d’où venaient ces hommes et si l’on ne reconnaissait en eux des missionnaires de l’Église romaine. Aux antisémites se joignit bientôt un parti nombreux, le parti noir, qui, dans les salons, dans les faubourgs, dans les campagnes, semait des bruits sinistres, soufflait des nouvelles alarmantes, parlait de complot et de trahison, inquiétait le peuple dans son patriotisme, le troublait dans sa sécurité, l’imbibait longuement de colère et de peur. Il ne se montrait pas encore au grand jour et formait dans l’ombre une masse immense et confuse, où l’on devinait comme une ressemblance avec les frocs cuirassés de la Ligue. Mais, quand il eut rallié toutes les forces de la contre-révolution, attiré les mécontens de la République, soulevé enfin devant lui tout ce qu’un coup de vent de l’opinion peut emporter de poussière humaine, il dressa son front immense et bigarré, et prit le nom brillant de nationalisme…


Ce n’est ni Henri Brisson, ni Arthur Ranc, ni M. Combes qui parle ainsi ; c’est M. Anatole France lui-même, dans une Préface qui lui fera, je le crains, peu d’honneur aux yeux de la postérité, et qu’il a écrite, en 1904, pour un recueil de discours… de M. Combes en personne[2]. Oui, le délicat auteur du Crime de Sylvestre Bonnard a éprouvé le besoin de prononcer publiquement l’apologie de l’homme qui, depuis vingt ans, a fait assurément le plus de mal à son pays, il a loué « la probité de son esprit, » « la fermeté de son caractère, » « son goût pour la simplicité, l’ordre et la clarté. » « Dans sa petite maison blanche de Pons où se voit encore la sonnette du docteur (car il pratiqua longtemps la médecine), M. Combes passe ses vacances en promenades et en lectures. Il sait les langues anciennes et il aime, m’a-t-on dit, les orateurs et les historiens grecs. Il a raison. Les Grecs ont ce mérite, entre autres, de garder la juste mesure et de n’être jamais excessifs. M. Combes les suit en cela… » En d’autres termes, M. Combes est un attique, et il est mûr sans doute pour l’Académie… Ariel, gentil et subtil Ariel, qu’avez-vous donc fait aux Muses pour qu’elles vous aient abandonné, et qu’elles vous aient laissé, si loin d’elles, monter sur les tréteaux de Caliban ?

Donc, ce gracieux joueur de flûte s’est réveillé un beau jour radical-socialiste, et, chose plus grave, il l’est resté. Hier encore, n’appelait-il pas aux armes « contre le parti noir » les Jeunesses laïques, et, prenant les tristes fantômes de ses sombres rêveries pour d’abominables réalités, ne leur dénonçait-il pas une fois de plus l’éternel péril clérical ? « Déjà, s’écriait-il, angoissé, déjà l’on parle d’un général pour en faire un diplomate et l’envoyer négocier au Vatican[3]. » Et je ne puis rappeler en quels termes peu académiques il flétrissait dans l’Humanité les auteurs responsables de la loi de trois ans[4]. Depuis une quinzaine d’années, il n’est pas une des manifestations publiques de son nouveau parti auquel il n’ait pris part. Il ne s’est pas contenté de signer d’innombrables et souvent fâcheuses affiches : il a présidé des banquets et des meetings, des réunions électorales ; il a inauguré des universités populaires, des » soirées ouvrières, » des « restaurans coopératifs, » des « imprimeries communistes ; » il a porté des toasts, prononcé des allocutions ou de grands discours, ou bien, quand il ne pouvait rehausser de sa présence réelle fêtes ou assemblées, il envoyait des encycliques qui étaient lues avec recueillement. Pas de cérémonie « laïque, » pas de réunion radicale ou socialiste qui, depuis quinze ans, ne soit bénie par M. France, ne soit honorée d’un mandement de lui : la prose de Sylvestre Bonnard est l’un des « numéros » nécessaires du programme, presque au même titre que l’Internationale. Il est l’ « Ecrivain, » il est le « Penseur, » il est le « Mage » du parti ; parlons-en mieux : il est devenu, comme le disait si joliment Dumas fils de Renan, une sorte de Pape de la libre pensée. Ah ! maître Jérôme Coignard, si l’on avait votre ironie, comme on pourrait s’amuser de vous voir officier sous ce costume !

Nous ne recueillerons pas tous ces propos de table, et nous ne nous attarderons pas à les discuter bien longuement : aussi bien ils se réfutent par leur violence même. Traiter de « fourbes » et d’ « hypocrites[5] » ceux qui ne sont pas de notre avis, ce n’est peut-être pas faire preuve d’une grande sérénité philosophique. Définir Thiers « un petit vieillard habile, égoïste, cruel, qui défendait la République sans générosité, sans honneur, mais âprement et subtilement comme son bien[6], » ce n’est probablement pas porter sur le « libérateur du territoire » le jugement qu’en portera l’histoire. Appeler Godefroy Cavaignac « sinistre Gribouille qui, de peur du méprisable orage dont le menaçaient les criminels, va se noyer dans leur crime[7], » c’est sans doute une injure, ce n’est pas une définition. Et enfin qualifier de « criminel, » et cela non pas seulement dans un journal français, mais dans une Revue anglaise[8], un gouvernement dont le seul crime est d’avoir fait un peu d’apaisement et d’avoir pris l’initiative d’une loi de sécurité nationale, c’est avoir sur les intérêts supérieurs de son pays des idées un peu bien particulières. En vérité, est-ce la peine d’être l’un des premiers écrivains de son temps, pour en venir à ces étranges excès de langage ?

Ce n’est pas que le rare écrivain ne se retrouve encore quelquefois dans ces sermons laïques, — et très laïques. Vous ne le reconnaîtriez certainement pas dans l’homme qui nous représente Spuller « vieux, fatigué, gras » et « soufflant dans les bureaux des Cultes un esprit qu’il appelait l’esprit nouveau[9], » ou qui nous montre le nationalisme « ratant le coup du catafalque[10] ; » mais si vous persistez à préférer la Prière sur l’Acropole au discours de M. France à Tréguier, vous avouerez pourtant que les paroles de Pallas Athéné à Renan, dans ce dernier discours, sont, en leur genre, une assez belle chose. Seulement, pourquoi faut-il qu’à chaque instant la phraséologie radicale ou socialiste vienne alourdir et gâter les développemens les plus littéraires ? Le « cléricalisme, » la « réaction, » le » prolétariat, » les « préjugés, » la « superstition, » « pas d’ennemis à gauche, » toutes les formules usées, tous les clichés connus reviennent dans ces homélies à l’usage des « citoyennes et citoyens » réunis pour flétrir le « tsarisme, » la politique coloniale, la guerre et tous les innombrables fléaux qui désolent l’humanité, depuis qu’il y a des hommes et des sociétés constituées. Et quand, parfois, au bas de ces manifestes, on lit : « Salut et fraternité, » on a l’illusion qu’ils sont signés non pas Anatole France, mais Évariste Gamelin.

Si maintenant l’on va au fond des choses, et que, parmi ces violences et ces déclamations électorales, on essaie de saisir et de classer les quelques idées qui les inspirent, on est un peu effrayé et humilié du caractère étrangement simpliste de la philosophie qu’elles recouvrent. Deux partis, deux camps dans l’humanité : d’un côté, les partisans aveugles, féroces ou perfides du passé ; de l’autre, les ouvriers généreux, purs, ardens, désintéressés de l’avenir ; d’un côté, tous ceux qui, par intérêt, par peur ou par sottise, sont attachés à l’absurde idéal théologique ; de l’autre, tous ceux qui, affranchis des vieilles servitudes, ne croient qu’à la Raison, à la Science, à la Solidarité humaine. Ceci tuera cela, et ceci doit tuer cela. Pas de quartier à l’obscurantisme ! « Citoyens, il faut finir ce que vous avez commencé, il faut achever la déconfiture des moines[11]. » Cela fait, une ère de progrès, de lumière, de joie, de concorde luira enfin pour l’humanité. Plus de guerres, plus de contrainte, plus de frontières, plus de misères sociales ; l’union féconde de tous les travailleurs fera régner la paix universelle. Et voilà le nouvel Évangile.


Citoyennes et citoyens,... c’est parce que les découvertes des grandes lois physiques qui régissent les mondes ont été lentes, tardives, longtemps renfermées dans un petit nombre d’intelligences, qu’une morale barbare, fondée sur une fausse interprétation des phénomènes de la nature, a pu s’imposer à la masse des hommes et les soumettre à des pratiques imbéciles et cruelles.

Croyez-vous, par exemple, citoyens, que si les savans avaient connu plus tôt la vraie situation du globe terrestre... il eût été possible d’effrayer les hommes en leur faisant croire qu’il y a sous terre un enfer et des diables ? C’est la science qui nous affranchit de ces grossières imaginations et de ces vaines terreurs que certes vous avez rejetées loin de vous. Et ne voyez-vous pas que de l’étude de la nature vous tirerez une foule de conséquences morales qui rendront votre pensée plus assurée et plus tranquille ?... N’écoutons pas les prêtres qui enseignent que la souffrance est excellente. C’est la joie qui est bonne... A. vous citoyens, à vous travailleurs, de hausser vos esprits et vos cœurs, et de vous rendre capables, par l’étude et la réflexion, de préparer l’avenir de la justice sociale et de la paix universelle[12]...


Et dire que, parmi ces « citoyennes et citoyens, » il ne s’est levé personne pour leur crier qu’on les trompait ; que notre science n’est qu’incertitude ; qu’elle n’est d’ailleurs accessible qu’aux rares privilégiés de l’intelligence ; que, fût-elle complète et, comme ils disent, » intégrale, » étant d’un autre ordre, elle ne peut contredire les enseignemens des antiques disciplines ; que, n’étant capable de supprimer ni la douleur, ni la mort, et qu’étant impuissante à fonder une morale, elle n’assure ni le bonheur, ni la paix de l’esprit, ni la tranquillité du cœur ; et qu’enfin, dans l’avenir comme dans le passé, les seuls adoucissemens réels dont soit susceptible notre condition humaine seront les fruits de la charité et de la bonté, lesquelles n’ont rien à voir avec la science ! Pauvre Caliban, quand cesseras-tu d’écouter les flatteurs ?

Que M. Anatole France ait été du reste la première dupe de tous ces sophismes, — qu’il avait plus d’une fois réfutés jadis, — qu’en plaidant comme il l’a fait la cause des « prolétaires, » des Arméniens massacrés, des Finlandais opprimés, des révolutionnaires russes, il ait cédé généreusement à l’entraînement de son cœur, c’est ce que l’on n’a garde de nier ici. El l’on n’aurait qu’a applaudir à cette générosité même, si, trop souvent, elle n’avait pour revers ou pour rançon une sourde excitation à l’odieuse lutte des classes. Le « socialisme » de M. France n’est point pacifique : il combat, il proscrit, il veut détruire ; il est à base d’anarchie. Il a pour mot d’ordre essentiel, non point la devise de Gambetta qu’il trouve insuffisante : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi, » mais bien : « L’Église, voilà l’ennemi[13]. » Personne, je veux dire aucun écrivain depuis quinze ans, n’a plus fait que l’auteur de Crainquebille pour séparer « les deux Frances, » pour les dresser et les jeter l’une contre l’autre ; personne n’a plus applaudi aux mesures de persécution, d’exception, de spoliation et de proscription prises contre les prêtres et les moines, n’a plus contribué à la nouvelle révocation de l’édit de Nantes dont nous avons été témoins. Où est le temps où il déclarait, nous l’avons vu, qu’il ne serait jamais « ingrat » envers ses anciens maîtres de Stanislas, qu’il a pourtant poussés sur les chemins de l’exil ? Où est le temps où il proclamait « détestable et funeste » l’erreur qui consiste à croire que « la France date de la Révolution, » où il rêvait une « réconciliation de l’ancien esprit et du nouveau î) au palais et sous les ombrages de Fontainebleau ? Depuis quinze ans. M. France n’a plus fait « le pèlerinage de Fontainebleau. »

Comment ce subtil et ingénieux artiste, comment ce délicat écrivain, comment cet attique en est-il venu là ? En dépit des contradictions dont fourmille son œuvre, oserai-je le dire ? il me semble qu’au fond, tout au fond, il n’a guère changé. Assurément, et nous l’avons assez dit, pendant une certaine période de sa vie, sous diverses influences, à tout prendre heureuses, il a essayé, sinon de s’oublier, au moins de se dépasser lui-même, et il y a, du reste, assez bien réussi. Il a, de propos, je crois, très délibéré, laissé dans l’ombre, et peut-être comprimé, certains côtés moins heureux de sa nature ; il en a développé d’autres, plus superficiels, si je ne m’abuse, et il s’est ouvert, ou il a paru s’ouvrir à certaines idées, à certaines préoccupations sur lesquelles s’exerçait sa prestigieuse virtuosité, mais qu’en secret son tempérament répudiait. Même alors, d’ailleurs, ce tempérament perçait quelquefois, et nous avons eu à en noter les saillies inattendues. Et ce tempérament, tel qu’il s’est révélé à nous dès ses premiers écrits, c’est celui d’un fils du XVIIIe siècle, ennemi né de toute autorité morale ou sociale et surtout religieuse, jaloux de toute atteinte portée au libre développement de l’instinct individuel. On l’a bien vu, lorsque, à propos du Disciple, M. France a pu croire qu’on allait laisser mettre en discussion le droit, selon lui, imprescriptible, qu’a tout homme qui pense d’aller jusqu’au bout de sa pensée et de l’exprimer librement. L’esprit du XVIIIe siècle, ainsi réchauffé et provoqué chez l’auteur de Thaïs, allait désormais circuler ouvertement dans tous ses livres, et la Rôtisserie, le Lys Rouge, les Opinions de Jérôme Coignard ne nous prêchent assurément pas le respect des disciplines sociales. Survient l’Affaire, et le vent de folie qu’elle déchaîna non seulement sur la France, mais sur l’Europe entière. M. France s’imagina que les temps de la Ligue et de l’Inquisition allaient revenir : il vit rouge, — ou noir, comme on voudra : l’auteur des Légions de Varus, de Denys, tyran de Syracuse, l’adversaire du régime impérial, l’ennemi personnel des « prétoriens » se réveilla plus jeune et plus ardent que jamais, et par la parole ou par la plume, il « sauva la République ; » il a continué depuis. L’esprit de « grand’maman Nozière, » qui veillait toujours en M. France, a définitivement supplanté toutes les influences contraires. Et si l’on veut connaître l’origine, l’une des origines tout au moins du farouche anticléricalisme qu’il a déployé en tant de circonstances récentes, peut-être faut-il se reporter à une page de l’Orme du mail où l’écrivain nous conte la façon dont M. l’abbé Lantaigne s’y prit pour renvoyer du grand séminaire un élève trop subtilement indiscipliné du nom de Firmin Piédagnel :


Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la sacristie.


A l’âpreté soudaine de l’accent, on devine que M. France parle ici en son propre nom. Je ne pense pas qu’il ait été, au collège Stanislas, l’objet d’une mesure aussi grave que celle dont il vient de nous entretenir ; mais n’aurait-il pas été, dans sa jeunesse, ou ne se serait-il pas cru la victime de quelque injustice ou de quelque maladresse ecclésiastique ? En tout cas, cet enfant qui « n’avait ni l’esprit théologique ni la vocation du sacerdoce, » dont « la foi même était incertaine, » cette « âme à qui le doute était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l’irréligion var une pente naturelle, » cet « esprit tranquillement indocile, » « ingénieux, » « dissimulé par politesse, » et qui « n’avait retenu de l’enseignement du séminaire que des élégances de latinité, de l’adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme sentimental[14], » si cet enfant-là, de son vrai nom ne s’appelle pas, non pas Firmin Piédagnel, mais Anatole Thibault, je veux que M. France ne se soit jamais peint dans ses livres. Et si l’assimilation est légitime, à l’exemple de tant d’autres anticléricaux élevés par des prêtres, ah ! comme il a eu la rancune vivace !


II

Sortons de ce « bain de haine » où nous a plongés la lecture des opuscules politiques ou sociaux, ou plutôt socialistes de l’auteur de Thaïs. Hélas ! nous ne le pourrons pas complètement. A l’inverse de M. Jules Lemaître qui, lui, n’a rien, ou presque rien laissé passer de ses expériences et de ses conceptions politiques dans ses œuvres d’imagination, M. Anatole France n’a pas su se dédoubler, et nous retrouverons trop souvent le préfacier de M. Combes dans les romans et les contes qui ont suivi l’Affaire.

Et d’abord, dans les quatre volumes qui composent l’Histoire contemporaine. Sont-ce bien des romans que ces livres qui s’intitulent l’Orme du mail (1897), le Mannequin d’osier (1897), l’Anneau d’améthyste (1898), M. Bergeret à Paris (1901), et où l’on voit reparaître toujours les mêmes personnages, saisis dans des attitudes parfois identiques et parfois différentes ? Ce sont plutôt des « chroniques, » suivant le mot qu’employait M. France lui-même pour désigner son premier roman[15] : des chroniques non pas peut-être d’ « histoire contemporaine, » mais de mœurs provinciales d’aujourd’hui, écrites par un Parisien artiste, observateur et ironiste ; chroniques souvent bien décousues, presque toujours trop longues, et qui ne savent comment finir, mais chroniques quelquefois bien amusantes, et d’où se détachent maintes scènes lestement enlevées, maintes physionomies inoubliables.

Les scènes de libertinage, — elles sont nombreuses, et elles n’ont pas peu contribué au succès de l’ouvrage, surtout à l’étranger, — y sont admirables. M. Anatole France est passé maître dans l’art de tout dire, ou de tout laisser entendre, — je dis tout, — presque sans un mot cru, sans un geste brutal, en phrases gentiment papelardes et innocemment perfides, qui déshabillent sans qu’on y songe, et dont l’audace n’apparaît qu’à la réflexion. Il sait être grivois avec décence : c’est une grande force pour un conteur. Et les scènes aussi où il fait parler les prêtres, sont, généralement, bien savoureuses : celle, par exemple, où Mgr Charlot, pour s’épargner l’ennui de répondre à une démarche gênante de l’abbé Lantaigne, feint de le consulter au sujet d’une fausse histoire de pendu et le renvoie sans l’avoir laissé parler, celle aussi où l’abbé Guitrel intéresse à ses ambitions épiscopales un jeune baron juif un peu snob, sont de délicieuses scènes de comédie ecclésiastique. Comme le disait M. Jules Lemaître de certaines pages de Ferdinand Fabre, il n’y a là pas une phrase qui ne porte la soutane. Et nous ne sommes pas loin d’éprouver pour le peintre la « surprise mêlée d’admiration » que la diplomatie sacerdotale de M. l’abbé Guitrel inspire au jeune Bonmont.

L’art du peintre se manifeste encore par le relief qu’il a su prêter aux principaux personnages qu’il fait mouvoir sous nos yeux. Ce sont d’abord les prêtres, tous si bien campés dans cette attitude de réserve intérieure et de politesse onctueuse qui est chez eux la marque indélébile du caractère professionnel : Mgr Charlot, le cardinal-archevêque, si fin sous ses apparences un peu vulgaires, si habile à ne pas se compromettre, à éviter les « affaires, » à finir en paix avec le pouvoir civil comme avec l’autorité ecclésiastique une vie d’administrateur prudent et ferme ; M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, orateur abondant, théologien robuste, orgueilleux, maladroit, prompt aux dénonciations et aux jugemens peu charitables, mieux fait pour manier des syllogismes et pour disserter sans fin, a le regard en dedans, » sur les droits inaliénables de l’Église que pour vivre parmi les contingences mondaines ; M. l’abbé Guitrel, le professeur d’éloquence sacrée, prêtre aux dehors « libéraux, » ambitieux, aimable et insinuant, complaisant pour les riches et les gens en place, mais invinciblement secret, digne malgré tout, et qui, une fois évêque, saura racheter par son « intransigeance » ses compromissions d’autrefois. Puis, parmi tous les autres comparses de la comédie contemporaine, le ministre égrillard Loyer, Joseph Lacrisse, le secrétaire de la jeunesse royaliste, la vulgaire Mme Bergeret, la sentimentale juive convertie Élisabeth de Bonmont, la facile Mme de Gromance ; quelques figures curieusement dessinées et qui se détachent en pleine lumière : le vieux général Cartier de Chalmot, qui « commande sa division sur fiches » et qui a été converti au nouveau régime par « la gravité douce et la chaste raideur » du président Carnot ; le préfet Worms-Clavelin, Israélite de naissance, créature des loges, irrémédiablement vulgaire et médiocre, mais bon garçon, bon vivant, et qui se soutient par ses grosses habiletés, la modération de son zèle et son éternelle belle humeur ; et enfin, l’ineffable M. Bergeret. M. Bergeret mérite, lui, une attention toute particulière, car il est devenu, avec le temps, — et l’Affaire aidant, — une des incarnations de M. Anatole France. Je ne crois pas que celui-ci l’ait délibérément voulu tout d’abord : car, sans cela, lui eût-il prêté les ridicules dont il a commencé par l’affubler ? On ne saurait en effet, s’y tromper : M. Lucien Bergeret, maître de conférences de littérature latine, mari trompé et sans bravoure, auteur sur fiches d’un Virgilius nauticus, M. Bergeret est ridicule : il l’est du moins dans l’Orme du mail et le Mannequin d’osier. Mais comme ce professeur chétif, maladroit et aigri, à l’esprit subtil, paradoxal et bizarre, n’est pas sans avoir quelques idées générales qui lui sont communes avec M. France, étant voltairien, pacifiste, antinationaliste, son biographe finira par le prendre en affection et par en faire son porte-parole. Pauvre M. Bergeret ! Il peut se consoler maintenant de « n’avoir aucun commerce avec des écrivains tels que MM. Faguet, Doumic ou Pellissier : » il est devenu le familier, le « double » de l’auteur de Thaïs ; et comme tel, il est probablement immortel.

C’est que, dans cette voie du réalisme discret et modéré, M. France trouvait l’utilisation de tous ses dons d’artiste épris de formes vivantes, d’observateur narquois, d’analyste ingénieux. Au fond, — qu’on s’en rappelle la curieuse préface, — c’est cette voie qu’il cherchait depuis les Désirs de Jean Servien. N’ayant pas assez d’imagination pour « se bien figurer les anciennes formes de la vie, » il s’était rabattu sur le « roman d’analyse, « et il avait entrepris d’ « écrire sur le monde moderne. » Mais, poète incorrigible, il n’avait pu se réduire à analyser la vie moderne, telle qu’elle était ; il y avait mêlé trop de romanesque ; il y a trop de romanesque dans Servien, dans Jocaste, même dans le Lys rouge. Cette fois, dans l’Histoire contemporaine, le romanesque a disparu : l’auteur peint la réalité des mœurs et des caractères d’aujourd’hui, telle qu’il l’a vue, dans leur platitude originelle, et il fait œuvre vivante, parce qu’il y a un accord secret entre les sujets qu’il traite et ses véritables aptitudes.

Trois choses cependant nous gâtent la vérité et l’intérêt de cette peinture. Et d’abord, le débordement de sensualité qu’on y rencontre, et dont il est impossible à un « honnête homme » de ne pas être un peu choqué. Les scènes d’alcôve, ou de fiacre sont décidément trop abondantes dans ces quatre volumes, et développées avec une complaisance quelque peu disproportionnée à leur importance. Les personnages, presque tous les personnages de M. France ne songent guère qu’à « la bagatelle, » et, si Mme de Gromance s’y était prêtée, il n’est pas jusqu’à M. Bergeret lui-même... Cela est vraiment excessif. N’avais-je même pas tort tout à l’heure de dire que la pudeur du langage est toujours respectée ? Les plaisanteries des habitués du libraire Paillot sur Philippe Tricouillard et celles de M. Bergeret sur Hercule mélampyge ne sont pas d’un goût fort relevé. Les choses de l’amour ne tiennent pas, sauf chez quelques maniaques, dans la vie des hommes, la place démesurée que leur attribue le gaulois chroniqueur de l’Histoire contemporaine, et le laisser croire, c’est, en fait, qu’on le veuille ou non, spéculer sur les plus fâcheuses dispositions d’un certain public. Tourguénef, complimentant un jour Maupassant sur ses Contes, lui disait : « Mais quel plaisir éprouvez-vous donc à émouvoir les vieux marcheurs ? » — il employait des expressions plus vives. — Et Maupassant de protester, et d’invoquer, suivant l’usage, les droits imprescriptibles de l’art. — « Mais non, mais non, répliquait Tourguénef, ce n’est pas là de l’art, et vous le savez bien ! »

M. France a jadis trop vivement critiqué Zola pour ne pas le savoir lui aussi. Mais aujourd’hui qu’il voit en Zola « un moment de la conscience humaine[16], » il ne se contente pas d’être un trop joyeux conteur, il introduit la politique, l’odieuse politique dans le roman. A l’exemple de Voltaire qui, pour le plus grand dommage de l’art, utilisait la forme tragique comme un instrument de propagande philosophique, l’auteur de l’Histoire contemporaine glisse dans ses romans, sans même se donner la peine de leur faire subir une transposition préalable, toutes ses opinions sur les affaires du moment. M. Bergeret ne parle pas autrement que ne parlerait M. France justifiant la politique de M. Combes ou présidant une réunion de la Ligue des Droits de l’homme. Et, quelque chaleur qu’il y mette, ces fragmens de pamphlet, n’étant ici point à leur place, paraissent dénués de tout intérêt. Je cherchais un romancier, et je trouve un politicien. Nombre de pages de l’Anneau d’améthyste et surtout de M. Bergeret à Paris sont devenues aujourd’hui parfaitement ennuyeuses ; dans un demi-siècle, et peut-être avant, elles seront illisibles. La vieille distinction des genres, décidément, avait du bon.

Et enfin, goûtera-t-on beaucoup, dans un demi-siècle d’ici, cette ironie perpétuelle, et si monotone à la longue, où M. France baigne, pour ainsi dire, chacun de ses personnages ? Ironie très complexe, et dont je n’ai garde de nier la grâce subtile et la perverse séduction. Si l’on essaie d’analyser les principaux élémens dont elle se compose, on croit y reconnaître l’habituel persiflage de l’ « artiste » à l’égard des « bourgeois, » des « philistins » qu’il coudoie dans la vie ; le facile, trop facile dédain du « Parisien » endurci pour les pauvres « provinciaux » qu’il rencontre ; le mépris transcendant du « philosophe » pour la tourbe humaine qui « ne pense pas. » Et encore une fois, que tout cela donne aux récits de l’Histoire contemporaine un air de vivacité spirituelle et légère, c’est ce qui est l’évidence même. Mais il y a le revers de la médaille. L’auteur semble prendre si peu au sérieux les personnages qu’il met en scène, que des doutes nous viennent sur la vérité de leurs portraits. L’illusion, qui ne demandait qu’à naitre, s’évanouit. Nous craignons d’être dupes. Nous voulions bien nous intéresser à des hommes, nous nous refusons à contempler trop longuement des fantoches. Et comme nous sommes hommes, après tout, comme nous sentons bien que nous ne sommes pas plus épargnés que nos frères du livre, nous nous révoltons contre cette continuité d’ironie, d’amertume et de pessimisme. Quoi ! parmi tous ces contemporains qui défilent devant nous, pas une âme honnête, droite et saine ! Rien que des intrigans, des coquins, des pleutres, des fêtards, ou des imbéciles ! Un seul être sympathique : c’est le chien Riquel. On peut, sans avoir grande illusion sur ses semblables, trouver cette vision du monde un peu sommaire. Il y a, même en province, des professeurs de littérature latine qui ne sont pas trompés par leur femme et leur meilleur élève ; il y a, même en province, de bons prêtres qui songent plus à sauver des âmes qu’à conquérir l’anneau d’améthyste. Tout cela est de l’ « histoire contemporaine » simplifiée pour l’exportation. M. Anatole France ne l’a point voulu, je le sais bien. Mais quand je songe à la diffusion de son œuvre hors de France, — depuis l’Affaire, — je ne puis m’empêcher de penser qu’avec Zola aucun écrivain français ne nous a plus calomniés aux yeux de l’étranger.

M. France a-t-il fini par sentir lui-même le danger de sa manière ? Ou bien, tout simplement, a-t-il éprouvé le besoin de se renouveler ? Ce qui est sûr, c’est qu’à partir de 1901, il a arrêté l’Histoire contemporaine, — qui pouvait se prolonger aussi longtemps que celle des Rougon-Macquart, — pour nous donner plusieurs volumes de contes et de romans. Les recueils de contes s’intitulent : Clio (1900), Crainquebille, Putois, JRiquet, et autres récits profitables (1904), Sur la pierre blanche (1905), les Contes de Jacques Tournebroche (1908), les Sept femmes de la Barbe-Bleue ‘1909). De tous ces contes et du conteur on dirait volontiers ce qu’il dit lui-même d’un de ses personnages épisodiques, le joyeux Jeronimo : « Il parlait abondamment, joyeusement, richement, lançait des propos en l’air, enfilait des histoires, les unes excellentes, les autres moins bonnes, mais qui faisaient rire[17]. » Quelques-unes, en effet, sont « moins bonnes, » et pour écrire les Grandes manœuvres à Montil, ou Emile, il n’est point nécessaire de s’appeler M. Anatole France. D’autres sont des rognures, ou même des extraits de l’Histoire contemporaine. D’autres sont un peu grasses, et d’autres un peu bien longues. D’autres ont un peu trop l’air de pastiches scolaires. D’autres sont gâtées par toute sorte d’allusions politiques, et d’autres enfin le sont par ce ton sournois de raillerie irréligieuse que l’auteur de Gallion et du Procurateur de Judée a mêlé à tant de ses récits. Sur ce dernier point d’ailleurs, M. France s’est d’avance condamné lui-même, et il n’y a qu’à lui rappeler ce qu’il écrivait jadis en tête des Noces corinthiennes : « C’eût été trop manquer du sens de l’harmonie que de traiter sans piété ce qui est pieux. Je porte aux choses saintes un respect sincère. » Le respect s’est évaporé, — c’est du reste une question de savoir s’il a jamais été sinon « sincère, » du moins profond, — et le sens de l’harmonie, et le goût en même temps. Mais le talent de style n’a point baissé, et je sais peu d’écrivains qui aient aussi bien su, en quelques lignes, parfois en une phrase, faire tenir tout un tableau, étonnant de précision pittoresque et d’ampleur suggestive :


Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses dernières flèches l’arc triomphal de Titus sur la haute Vélia. Le ciel, où nageait à l’Occident la lune blanche, restait bleu comme au milieu du jour. Une ombre égale, tranquille et claire emplissait le Forum silencieux. Les terrassiers bronzés piochaient ce champ de pierres, tandis que, poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades tournaient la roue d’un puits pour tirer l’eau qui mouille encore le lit où dormait, aux jours du pieux Numa, le Vélabre ceint de roseaux[18].


Et ceci encore


Le soleil trempait dans le cercle de brumes qui bordaient l’horizon son disque agrandi et rougi. Le ciel était semé, vers l’Orient, de nuées légères comme les feuilles d’une rose effeuillée. La mer agitait mollement les plis de vermeil et d’azur de sa nappe luisante[19].


Et ceci peut-être surtout :


Dans un ciel sans lune et sans nuées, la neige ardente des étoiles était suspendue en flocons tremblans[20].


Soyons assures que, si Flaubert avait pu lire cette dernière phrase, il en eût rugi d’admiration. Il aurait eu bien raison, le vieux Flaubert !

Ce n’est pas seulement le mérite de la forme qui fera vivre longtemps les meilleurs de ces contes ; les idées que l’auteur y a exprimées ou insinuées n’y nuiront certainement pas. Non que ces idées soient toujours justes : ce sont celles qui forment le fond des trois volumes Vers les temps meilleurs. Par exemple, dans les longues conversations qui relient l’un à l’autre les deux contes du recueil intitulé Sur la pierre blanche, entre une diatribe contre la Russie et une autre contre la politique coloniale, nous apprenons que M. Jaurès et M. Ribot, « sont tous deux pacifiques, » mais que « Jaurès l’est simplement, » tandis que « M. Ribot l’est superbement, » et « qu’il est temps pour la France de se résigner à la gloire que lui assurent l’exercice de l’esprit et l’usage de la raison[21] : » comme si cette gloire même, la France ne l’avait pas conquise et défendue les armes à la main !... Mais les idées, même discutables, même fausses, valent mieux en art que l’absence d’idées. Il arrive d’ailleurs au conteur, comme dans le Christ de l’Océan, de développer, sous une forme ingénieuse, une idée des plus heureuses, celle de l’humilité nécessaire du christianisme. Il est aussi fort intéressant et piquant, quand, dans les pages intitulées Par la porte de corne ou par la porte d’ivoire, M. France nous expose son rêve d’une cité future, de l’entendre dire qu’en cet heureux temps triomphera l’union libre, que le mariage ne subsistera plus que « chez les Cafres, » et que, « quoi qu’en disent les Cafres, il faut subordonner la société à la nature et non, comme on l’a fait trop longtemps, la nature à la société[22]. » Nous autres, naïfs ou médiocres esprits, nous nous imaginions que ce sont précisément les Cafres qui subordonnent aujourd’hui la société à la nature ; et voilà qu’on nous engage à les imiter ! Cette engageante théorie aurait été du goût de Diderot. Et enfin, si le biographe de Sylvestre Bonnard avait eu quelque scrupule à aller, dans ses contes comme dans ses autres écrits, jusqu’au bout de sa pensée, nous n’aurions pas eu Crainquebille, et, à bien des égards, il faut avouer que c’eût été dommage.

Crainquebille, c’est le Candide de M. France, et, en son genre, c’est un petit chef-d’œuvre. On connaît l’histoire de ce « pauvre marchand des quatre-saisons » qui, accusé à tort par un « sergot » monomane d’avoir crié : « Mort aux vaches ! » passe en correctionnelle, est condamné à quinze jours de prison, malgré la déposition contraire d’un honnête médecin, et renié par ses anciennes clientes, aigri par le malheur immérité, devient alcoolique, et rêve de retourner en prison où du moins il ne souffrait ni du froid, ni de la faim. Histoire aussi navrante qu’elle est peu vraisemblable, mais histoire admirablement contée, et dont tous les détails concourent à nous suggérer l’idée que la société humaine est mal faite, que la sottise et le pharisaïsme en sont les bases indestructibles, qu’elle a été littéralement inventée pour opprimer les faibles, que les erreurs judiciaires ne sont pas l’exception, mais la règle, qu’elles sont conditionnées par le fonctionnement même de l’appareil social, et qu’en un mot « Vive l’anarchie ! » Je ne m’étonne pas qu’on ait trouvé Crainquebille dans le repaire d’un des plus sinistres compagnons de la « bande tragique ; » il y a des coïncidences symboliques, et que le pur hasard ne suffit pas à expliquer.

Les contes et nouvelles de M. France ont toujours été des « divertissemens » ou des « intermèdes » entre des œuvres de plus longue haleine ; et c’est ainsi qu’après ce « roman, » ou plutôt ce recueil de souvenirs, suivis de notes de voyage, qu’il a intitulé Pierre Nozière (1899), il nous a donné l’Histoire comique (1903), l’Ile des Pingouins (1908) et les Dieux ont soif (1912).

L’Histoire comique, — entendez Histoire d’une comédienne, — est, dans le genre léger ou libertin, une fort jolie chose. M. France n’a peut-être rien écrit, à cet égard, de plus osé, ni qui sente plus son XVIIIe siècle. Il y a conté aussi l’enterrement d’un cabotin en des pages qui sont à mettre à côté des funérailles de Désirée Delobelle, dans Fromont jeune et Risler aîné. Et enfin, il n’y a fait aucune allusion à l’Affaire. Ce sont là de grandes qualités réunies. Pourquoi donc l’auteur de ce livre peu édifiant, mais pimpant et amusant, a-t-il voulu forcer son talent, et écrire l’Ile des Pingouins ?

Les écrivains « arrivés » sont bien heureux ! Quoi qu’ils fassent, on les imprime, on les achète, on les lit peut-être, et il ne se trouve presque personne pour crier : « Après l’Agésilas, hélas ! » Supposez que l’Ile des Pingouins, au lieu d’être le trentième ouvrage de M. France, eût été son livre de début, et essayez d’imaginer comment on en aurait parlé, si même on en eût parlé ! Et pourtant l’Ile des Pingouins a eu, dans sa fraîche nouveauté, cinquante fois plus d’éditions que le Crime de Sylvestre Bonnard ; nos arrière-petits-neveux auraient beau jeu là-dessus à tourner en dérision la vanité de nos jugemens littéraires, s’ils n’étaient pas prédestinés à faire exactement comme nous. Ce qui paraît dès maintenant bien certain, c’est qu’ils liront sans joie, en dépit des polissonneries, des railleries ou des impiétés qui l’égayent, cette interminable Histoire de France travestie, et s’ils prennent quelque intérêt à l’émiral Châtillon[23] ou à l’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin, c’est qu’ils auront de bien grands loisirs. Ils trouveront sans doute aussi que cette ironie cuite, recuite, et même réchauffée, ne laisse pas d’être grimaçante, et qu’elle manque souvent de légèreté, pour ne rien dire de plus. Un ange délivre un jeune religieux du nom d’OddouI, qui a résisté aux avances de la reine Glamorgane, et il est naturellement indigné de cette vertu : « Alors, s’écria l’ange, qu’est-ce que tu fiches ici, espèce d’andouille ? » — une petite note nous avertit que l’expression est traduite littéralement du latin : species inductilis. — Et je renonce à vous dire ce qu’Oddoul reçoit sur la tête en quittant sa prison, et ce qui le fait s’écrier : « Tes desseins sont mystérieux. Seigneur, et tes voies impénétrables. » Peut-être n’était-il point nécessaire d’avoir écrit le Livre de mon ami pour trouver pareille plaisanterie[24].

Si j’avais l’honneur d’être radical-socialiste, j’aurais lu sans grand plaisir les Dieux ont soif. « Eh quoi ! n’aurais-je pu manquer de dire, n’est-ce point là une trahison ? Cet écrivain, ce penseur, ce mage, sur lequel nous comptions, avec lequel nous avions combattu les grands combats, est-ce que, par hasard, il ne passerait pas aujourd’hui à l’ennemi ? Il semble avoir, en tout cas, sur la Révolution, des idées singulièrement réactionnaires : il n’a pas pour l’âge héroïque, pour les grands ancêtres, toute l’admiration respectueuse qui conviendrait ; des maniaques dissolus et sanguinaires, voilà, pour lui, les fondateurs de la France moderne. Son Evariste Gamelin semble l’illustration des trop célèbres pages où Taine étudie la psychologie du Jacobin : il est odieux et stupide. Et celui de ses personnages qui a toutes ses sympathies, et où il passe pour s’être peint lui-même, le vieux traitant Brotteaux des Ilettes, tout philosophe qu’il soit, n’est qu’un sceptique, un épicurien d’ancien Régime ; il est d’ailleurs parfaitement ridicule, ce Brotteaux, qui ne peut faire un pas sans son Lucrèce, — ce Lucrèce relié en maroquin rouge qu’il tire à chaque instant de la poche béante de sa redingote puce pour le lire comme un bréviaire d’un nouveau genre... Non, non, l’auteur de les Dieux ont soif a beau haranguer les instituteurs, encourager les « Jeunesses laïques, » déclarer qu’ « à cette heure, c’est l’ombre du Père du Lac qui gouverne la France, » il n’est pas sûr, il n’est plus des nôtres... »

Je ne suis pas radical-socialiste, et ne suis donc point qualifié pour reprocher à M. France une « défection » politique. Mais, je l’avoue, telle qu’elle ressort de ce roman, où il y a de si jolies pages et tant de talent[25], sa conception de la Révolution m’étonne. On peut, certes, concevoir la Révolution de bien des façons différentes : il me semble, quitte à les discuter et à choisir, que je les comprends et les admets à peu près toutes. Je conçois fort bien qu’un Joseph de Maistre y voie quelque chose de « satanique ; » je conçois tout aussi bien qu’un Michelet ou un Louis Blanc célèbrent 1789 ou même 1793 comme l’avènement d’une ère nouvelle ; je comprends l’indignation d’honnête homme que les ruines et les crimes du temps inspirent à Taine ; et j’admets enfin que, comme Thiers ou Mignet, Tocqueville ou Lamartine, on veuille « choisir » dans l’œuvre révolutionnaire, et ne pas tout admirer ou tout réprouver « en bloc. » Mais se promener, si je puis dire, le sourire aux lèvres, à travers cette époque, répandre également sur toutes choses les grâces légères, — oh ! bien légères, — d’une ironie transcendantale, et, quand on marche à l’échafaud, songer à la bagatelle, c’est peut-être faire preuve d’un esprit médiocrement philosophique ; c’est contempler le monde par le gros bout de la lorgnette ; et, pour tout dire, c’est manifester une certaine impuissance foncière à embrasser dans toute sa grandeur un grand événement historique. J’ai peur que l’examen de la Vie de Jeanne d’Arc ne nous conduise à la même conclusion.


III

Car M. France, on le sait, a voulu, comme son maître Renan, écrire sa Vie de Jésus, et il s’est fait, sur le tard, l’historien de Jeanne d’Arc. J’ai tort d’ailleurs de dire : sur le tard, car si le livre n’a vu le jour qu’en 1908, il était préparé et commencé de longue date. De tout temps, l’auteur de Thaïs a été attiré par la glorieuse et sainte figure de la Pucelle, et, dans ses chroniques de la Vie à Paris ou de la Vie littéraire, toutes les fois que l’occasion se présentait de parler d’elle, il la saisissait avec empressement. Il y a près de trente ans, il écrivait déjà :


Une messe a été célébrée à Notre-Dame des Victoires, le lundi 30 mai 1886, pour le 455e anniversaire de la mort de Jeanne d’Arc. La religion honore cette sainte ; la patrie et l’humanité lui doivent les plus pieux hommages. Elle nous a rendu notre patrie et elle a montré au monde ce que peut l’amour. Je ne puis me défendre de contempler un moment avec vous cette belle mémoire. On vous dit qu’il y a deux Frances, l’ancienne et la nouvelle ; que celle-ci est bonne et que l’autre était mauvaise. Ne le croyez pas. Il n’y en a qu’une. Elle s’est développée ; elle n’a point changé de nature. L’âme de la vieille France était charmante : elle s’est incarnée dans une bergère, et l’on a vu alors l’être le plus doux, le plus ingénu, le plus fin, le plus généreux qui ait vécu sur la terre. Jeanne était, de son temps, la meilleure créature qu’il y eût en France, mais tout le monde lui ressemblait dans le royaume. Et elle était la pensée de tous ; elle portait en elle le génie de tous. C’est pourquoi elle fut obéie et suivie[26].


Il est peut-être regrettable que l’ingénieux écrivain n’ait point achevé et publié sa Jeanne d’Arc au temps où il n’admettait pas l’existence des « deux Frances, » où il n’avait pas « d’ennemis à droite : » le livre y eût gagné une unité de ton, une générosité et une largeur d’inspiration qu’il n’a plus, ou plutôt qu’il a perdues en route.

Et l’on peut se demander ce qui, dans la vie et la personne de Jeanne d’Arc, a pu séduire et attacher le biographe de maître Jérôme Coignard ; car enfin, il semble bien que si la Pucelle avait pu choisir son historien, ce n’est certainement pas le préfacier de M. Combes, même dans sa bonne époque, qu’elle eût désigné ou souhaité ; je crois, pour toute sorte de raisons, qu’elle eût préféré même Michelet, et surtout M. Hanotaux. Mieux que personne, M. France a dû sentir l’intime dissemblance morale qui existait entre son héroïne et lui-même : comment se fait-il donc qu’il ait insisté, persévéré dans son dessein ? Sans doute, comme tant d’autres écrivains ou artistes, il a tout d’abord été séduit par ce qu’il y avait d’extraordinaire, et donc de « poétique, » dans la destinée de la Pucelle ; et il est d’ailleurs à remarquer que ce négateur intrépide du surnaturel a toujours eu, en vrai fils du XVIIIe siècle, un goût immodéré, — il l’a bien montré dans ses œuvres romanesques, — pour tout ce qui a l’apparence du surnaturel. D’autre part, — et, à cet égard, son cas n’est pas unique, — cette âme subtile, compliquée et un peu perverse a éprouvé de tout temps pour les âmes claires, ingénues et simples une sympathie qui semble bien n’être point affectée, une sympathie où il entre de la curiosité, de l’ironie, de la pitié, de l’admiration, de l’envie peut-être, et même un peu de tendresse. Et enfin, et, je crois, surtout, le désir de rivaliser avec Renan, presque sur son propre terrain, et non pas peut-être de le « supplanter, » mais tout au moins de lui « succéder » et de partager sa gloire est entré, pour une part considérable, dans le projet qu’a formé de bonne heure M. France d’écrire une Vie de Jeanne d’Arc. Jusqu’à quel point a-t-il réalisé ses multiples ambitions ?

Littérairement, la Vie de Jeanne d’Arc est assez loin de valoir la Vie de Jésus. Le livre est trop long ; il abonde en digressions qui souvent en ralentissent la marche et qui, plus d’une fois même, nous font perdre de vue l’héroïne dont on nous retrace la biographie. La composition successive, un peu flottante, donne à tout l’ouvrage un air de lenteur laborieuse qui ne convient pas très bien au sujet : combien j’aime mieux l’allure un peu trépidante assurément, mais si martiale, de M. Hanotaux ! M. France a voulu reconstituer autour de Jeanne d’Arc tout son milieu, toute la vie de son temps : si cette préoccupation, peut-être excessive, a entraîné quelques-uns des inconvéniens que nous venons de signaler, il faut reconnaître en revanche qu’elle a conduit l’artiste à écrire nombre de ces pages pittoresques où il est décidément passé maître : c’est une très belle chose, par exemple, vivante et colorée, que le récit du siège d’Orléans. Et je goûte fort aussi ces deux lignes descriptives sur la « baie de Somme, morne et grise, au ciel bas, traversé du long vol des oiseaux de mer[27], » et ce paysage qui ouvre le premier volume :


De Neufchâteau à Vaucouleurs, la Meuse coule libre et pure entre les trochées de saules et d’aulnes et les peupliers qu’elle arrose, se joue tantôt en brusques détours, tantôt en longs circuits, et divise et réunit sans cesse les glauques filets de ses eaux, qui parfois se perdent tout à coup sous terre. L’été, ce n’est qu’un ruisseau paresseux qui courbe en passant les roseaux du lit qu’il n’a presque pas creusé : et, si l’on approche du bord, on voit la rivière ralentie par des Ilots de joncs, couvrir à peine de ses moires un peu de sable et de mousse. Mais dans la saison des pluies, grossie de torrens soudains, plus lourde et plus rapide, elle laisse, en fuyant, une rosée souterraine qui remonte çà et là, en flaques claires, à fleur d’herbe, dans la vallée.


Mais son style habituel n’a pas suffi à M. France. « J’ai nourri mon texte, nous dit-il, de la forme et de la substance des textes anciens, mais je n’y ai. autant dire, jamais introduit de citations littérales : je crois que, sans une certaine unité de langage, un livre est illisible, et j’ai voulu être lu. » Scrupule assurément très louable, mais qui va peut-être se retourner contre son auteur. Est-il d’abord bien sûr qu’un livre où l’on « introduit des citations littérales » soit illisible ? Voilà Taine Sainte-Beuve, — et combien d’autres ! — déclarés « illisibles ! » M. France est dur pour quelques-uns de ses confrères. En second lieu, il peut paraître bon, sous prétexte d’ « unité de langage » et de couleur locale, de « garder le ton de l’époque » et de « préférer les formes archaïques de la langue. » Mais quoi ! n’est-ce pas précisément ce qu’on appelle le pastiche ? Et M. France est assurément en ce genre un maître incomparable : avouons pourtant que bien des pages de sa Jeanne d’Arc pourraient être intitulées : A la manière de… Froissart ou de Comines. J’ouvre le livre, et je cite au hasard :


Puisque les Anglais ne lui avaient point renvoyé son héraut, elle venait à eux, à leurs chefs, comme un héraut de Messire ; elle venait requérir qu’ils fissent paix. Et s’ils ne voulaient faire paix, elle était prête à combattre. C’est seulement après leur refus qu’elle serait assurée de vaincre, non par raisons humaines, mais parce que son conseil le lui avait promis[28]...


Notez que ces affectations d’archaïsme, — car, M. France a beau dire : ce sont des affectations, — pourraient, à la rigueur, avoir leur raison d’être, si l’allure habituelle de son style et de sa pensée avait quelque parenté naturelle avec celle de ces vieux auteurs qu’il imite. Mais M. France n’est rien moins qu’un « primitif ! » Il est tout au contraire le moins naïf, le plus roué des artistes contemporains. Et à chaque instant, la dissonance éclate : à chaque instant, le masque se dénoue et laisse apparaître les véritables traits du visage : « Elle (Jeanne d’Arc) prophétisait et, comme il arrive à tous les prophètes, elle n’annonçait pas toujours ce qui devait arriver. Ce fut le sort du prophète Jonas lui-même. Et les docteurs expliquent comment les prophéties des véritables prophètes peuvent ne pas être toutes vraies[29]. » Est-ce un contemporain de Jeanne d’Arc, ou est-ce Voltaire qui par le ici ? Il arrive même à M. France d’unir dans une même phrase l’archaïsme et le « modernisme » verbal d’une manière tout à fait inattendue : « Il (Charles VII) avait ceci d’excellent qu’il n’aimait pas du tout les prouesses et qu’il n’était ni ne pouvait être de ces chevalereux qui faisaient la guerre en beauté[30]. « On pourrait multiplier les exemples. Peut-être était-il imprudent de faire tant de sacrifices à l’unité de ton et de langue, et de s’en vanter, alors qu’en fait on la respecte si rarement.

Discutable comme œuvre d’art, malgré de fort belles parties, la Vie de Jeanne d’Arc a-t-elle, au point de vue historique, toute la haute et durable valeur que l’on pourrait souhaiter ? A en croire M. France, il aurait tout fait pour qu’il en fût ainsi. Etude directe de toutes les sources imprimées, de tous les documens ou travaux de détail publiés ultérieurement, voyages, vision personnelle de tout ce qui, — miniatures, images peintes ou taillées, monumens, meubles, costumes, objets divers, — nous reste de ces âges disparus, l’historien n’aurait rien négligé pour que son enquête fût aussi complète que possible, pour faire œuvre non seulement « très honnête, » mais impartiale, impersonnelle et objective : « Je crois, nous dit-il, qu’au risque de ne point montrer toute la beauté de son cœur, il vaut mieux ne pas paraître dans les affaires qu’on raconte. J’ai écrit cette histoire avec un zèle ardent et tranquille ; j’ai cherché la vérité sans mollesse, je l’ai rencontrée sans peur. Alors même qu’elle prenait un visage étrange, je ne me suis pas détourné d’elle[31]. » Ce sont là de bien belles déclarations, et Dieu veuille qu’elles soient justifiées !

Si l’on en croyait M. France, elles le seraient pleinement. Dans une Préface de 1909, — Préface où il y a beaucoup d’ironie, et un peu d’aigreur, — il nous affirme que ses plus sévères censeurs « n’ont pu découvrir dans son œuvre aucune erreur grave, aucune inexactitude flagrante. » « Il a fallu, ajoute-t-il, que leur sévérité se contentât de quelques inadvertances et de quelques fautes d’impression. » M. France se vante un peu. Si je pouvais résumer ici tous les articles critiques dont sa Vie de Jeanne d’Arc a été l’objet, et qui n’ont pas tous pour auteurs des « hagiographes, » comme il le dit dédaigneusement, on verrait qu’il y a dans son information plus de lacunes, et dans ses interprétations plus d’erreurs graves, plus d’arbitraire qu’il ne veut bien l’avouer[32]. Mais ce ne sont là que les petits côtés de la question. La valeur historique d’une œuvre n’est pas à la merci de ces erreurs de détail, comme il s’en glisse même dans les œuvres le plus justement réputées. Quand toutes les inexactitudes que M. Aulard reproche à Taine seraient matériellement établies, — et elles ne le sont qu’une fois sur deux, — et quand elles auraient, — ce qui n’est pas, — toute l’importance que M. Aulard leur attribue, les Origines de la France contemporaine n’en seraient pas moins les Origines de la France contemporaine. Il faut voir les choses plus largement et de plus haut.

« L’histoire de Jeanne, — écrit très justement M. France, — > l’histoire de Jeanne, je ne puis assez le dire, est une histoire religieuse, une histoire de sainte, tout comme celle de Colette de Corbie ou de Catherine de Sienne[33]. » Et donc, son historien sera nécessairement un « hagiographe. » De quel droit, dès lors, écrire de l’honnête Jeanne d’Arc de l’honnête Wallon : « C’est une œuvre consciencieuse, morne et d’un fanatisme modéré[34] ? » Wallon, un fanatique, même « modéré, » — > comme si les fanatiques pouvaient être modérés ! — J’ai peur que M. France ne traite un peu bien aisément de fanatiques tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Mais voilà un mot qui me met en garde et en défiance au seuil même du livre. Est-ce là l’objectivité, l’impersonnalité qu’on nous avait promises ? Car enfin, Jeanne d’Arc, pas plus que Wallon, n’était une « libre penseuse : » elle a droit, au moins autant que son historien, à l’épithète de « fanatique. » Et assurément, M. France ne le dit pas, il n’ose pas le dire, même si, dans le fond de son cœur, il le pense. Mais s’il ne le pense pas, pourquoi tant d’ironies, tant de traits cinglans à l’adresse de l’héroïne, ou des croyances qui ont soutenu son héroïsme ? « En fait, comme on le pense bien, confessés ou non, près d’elle ou loin d’elle, ces soudards commettaient tous les péchés compatibles avec la simplicité d’esprit, mais l’innocente n’en voyait rien ; ouverts aux choses invisibles, ses yeux étaient fermés aux choses sensibles. » Aimez-vous beaucoup ce ton disgracieux de supériorité protectrice ? « La Pucelle avait raison plus qu’elle ne croyait. Tout dans son armée allait à la grâce de Dieu. » « Le duc d’Alençon admira cette prophétie. Sans doute la Pucelle était venue pour le sauver, et elle n’était pas venue pour sauver le sire Du Ludde. Les anges du Seigneur viennent pour le salut des uns et la perte des autres. » « Depuis plus de trois mois, ses voix la tympanisaient avec l’assaut de Paris... Elle agissait sur le conseil de ses voix et ses déterminations dépendaient du moindre bruit qui se faisait dans ses oreilles. » « Si les docteurs avaient vu, comme elle, à toute heure du jour, le ciel leur dégringoler sur la tête[35]... » Et je passe sur bien d’autres inconvenances. Comprenez-vous maintenant pourquoi M. France, dans sa Préface, est si indulgent pour « les petits vers de la Pucelle » de Voltaire[36] ? Et est-ce là vraiment ce qu’il appelait « ne pas paraître dans les affaires qu’on raconte, » et, au temps des Noces corinthiennes, « porter aux choses saintes un respect sincère ? »

Si ce n’étaient là que des fautes de tact et de goût, on les passerait volontiers à maître Jérôme Coignard. Mais elles sont le signe et la preuve d’un état d’esprit qui se traduit par des torts historiques infiniment plus graves. M. France appartient à l’époque, déjà bien lointaine, où l’on niait, sans même le discuter, le surnaturel, et où l’on expliquait toutes choses en histoire par « les grandes pressions environnantes. » Comme il a négligé, sur tous ces points, de réviser les idées de sa jeunesse, il a cru faire merveille en appliquant à l’histoire de Jeanne d’Arc les théories qui Levaient cours il y a un demi-siècle, et c’est, si je puis dire, à travers ce parti pris philosophique qu’il a lu les textes et regardé les faits. Dès 1890, il écrivait déjà, à propos de la Jeanne d’Arc de Jules Barbier :


Je crois, pour ma part, que rien dans la vie de Jeanne d’Arc ne se dérobe, en dernière analyse, à une interprétation rationnelle. Là, comme ailleurs, le miracle ne résiste pas à l’attentif des faits. Le tort de ses biographes est de trop isoler cette jeune fille, de l’enfermer dans une chapelle. Ils devraient, au contraire, la placer dans son groupe naturel, au milieu des prophétesses et des voyantes qui foisonnaient alors... Notre Jeanne ne perdrait rien à être expliquée de la sorte. Elle n’en paraîtrait ni moins belle, ni moins grande, pour avoir incarné le rêve de toutes les âmes, pour avoir été véritablement celle qu’on attendait[37].


M. France a, depuis, réalisé ce programme. Personne ne lui reprochera d’avoir « trop isolé » Jeanne d’Arc : par tous les moyens possibles, il la « baigne » dans son temps, il l’y noie. Sa mission avait été prophétisée, préparée de longue date ; elle lui a été suggérée par on ne sait quel religieux contemporain. Et comme cette mission correspondait aux vœux de tout un parti puissant et habile, Jeanne n’a eu, en quelque sorte, qu’à se laisser porter par ce parti, et par les circonstances, pour la bien remplir. Elle croyait agir sur les conseillers du Roi ; ce sont eux qui agissaient sur elle ; ce sont eux qui l’ont « mise en œuvre, » suivant une expression que M. France emploie jusqu’à satiété. Et voilà, en bref, tout « le mystère de Jeanne d’Arc. »

Et voilà aussi une admirable façon de simplifier l’histoire ! Les grands événemens, on les résout en une série de petits faits obscurs, qui ont la banalité des « faits divers » de la vie quotidienne ; les grands hommes, les héros, les saints, on les réduit à l’état d’automates, aveugles et bornés ; on dissout leur personnalité dans la foule anonyme et inglorieuse de ceux qui rêvent éternellement sans agir ; et l’on ramène le drame émouvant de l’histoire à la platitude de nos destinées communes.

Mais l’histoire ne se laisse pas ainsi impunément travestir ; les faits et les hommes parlent plus haut que les constructions arbitraires d’un rationalisme à courte vue. Si l’on compare la situation générale non seulement de la France, mais de la chrétienté tout entière, à la veille de l’apparition de Jeanne d’Arc et au lendemain de sa mort, — ce que M. Anatole France s’est bien gardé de faire, mais ce que M. Hanotaux a fait supérieurement, — on constate ce que Pascal eût appelé « un renversement du pour au contre ; » et ce changement peut s’exprimer en deux mots : Avant Jeanne, un grand peuple se débat dans les dernières convulsions de l’agonie et va disparaître de la scène du monde ; après Jeanne, un grand peuple est ressuscité. Et que ce soit là l’œuvre de Jeanne, et de Jeanne seule, — de Jeanne aidée, bien entendu, par ceux à qui elle avait fait partager sa foi, et dont elle avait renouvelé l’âme, — c’est ce qui ressort non seulement de l’étude des textes et des documens contemporains, non seulement des Histoires autres que celle de M. France, mais, chose bien plus piquante, puisqu’elle est involontaire, de l’Histoire de M. France lui-même. Oui, M. France a beau vouloir nous montrer, — en dépit des faits les plus avérés et des témoignages les plus certains, — que rien dans l’œuvre de la Pucelle n’appartient en propre à la Pucelle même : à travers ses réticences, ses atténuations, ses hypothèses, ses interprétations soi-disant rationnelles, nous entrevoyons, malgré lui, que Jeanne, forte de l’assurance de ses Voix, a su imposer sa conviction, et sa volonté, aux conseillers du roi Charles, au faible roi Charles lui-même, aux chefs de l’armée royale. Venit, vidit, vicit. Et c’est si bien là la vérité de l’histoire qu’elle s’impose à M. France : « Elle avait tout fait, puisque sans elle on n’aurait rien fait[38], » dit-il de la Pucelle après sa première victoire. On ne saurait mieux dire : ce pourrait être là l’épigraphe d’une Vie de Jeanne d’Arc.

Pourquoi donc M. France, non seulement dans sa Préface, mais dans tout le cours de son livre, et plus particulièrement, ce me semble, dans son second volume, a-t-il pris comme tâche, sous prétexte de l’ « humaniser, » de rabaisser la Pucelle, de diminuer l’importance de son rôle et de sa mission ? C’est sans doute parce que son intelligence, essentiellement amie des « coteaux modérés, » est peu familière avec les hauts sommets de l’histoire. Et elle habite aussi peu volontiers les hauts sommets de la pensée. Le problème métaphysique et psychologique que soulèvent la personne et la destinée de Jeanne d’Arc, — ce problème que M. Hanotaux, a posé avec tant de vigueur et de franchise[39], — M. France, lui, ne le pose nulle part ; nulle part il ne l’aborde directement, bien en face ; il le fuit, il l’élude, il se contente de le trancher... par prétention. Il ignore évidemment comment la question du surnaturel se pose dans la philosophie contemporaine ; il ne connaît pas les travaux de M. bachelier, de M. Boutroux, de M. Bergson, de M. Le Roy, et même si certain Bulletin de la Société française de philosophie, où le Problème du miracle est discuté d’une manière bien suggestive[40], avait paru avant l’achèvement de sa Jeanne d’Arc, je ne pense pas qu’il aurait eu la curiosité de le feuilleter. Or, l’on peut regretter que l’auteur d’une « Vie de sainte » où sont nécessairement impliquées de si. graves questions, soit resté étranger à la manière dont les plus « libres » esprits les envisagent aujourd’hui.

Métaphysiquement donc, peut-on admettre que la destinée et l’œuvre de Jeanne d’Arc s’expliquent tout « naturellement, » — comme par exemple celles d’un Du Guesclin, — en vertu, je ne veux pas dire des lois, mais des habitudes du déterminisme historique ? ou bien sommes-nous en présence d’un phénomène « hors cadre » et « hors série, » inséré, bien entendu, dans la suite des événemens historiques, mais y formant contraste, et irréductible aux explications communes ? Et, psychologiquement, suffit-il, pour expliquer la Pucelle, de reconnaître en elle une jeune fille de grand cœur et de haute piété, exaltée jusqu’à l’héroïsme par sa piété même, ou une malade, une anormale, « fanatisée, » jouet et victime des fatalités organiques ? A ces questions, on sait comment, en fait, non sans se contredire d’ailleurs quelquefois, M. France a essayé de répondre. Il ne voit rien d’étonnant dans la destinée de Jeanne : « La mauvaise fortune des Anglais à partir de 1428, nous dit-il, s’explique tout naturellement... Ce dont on peut être surpris, ce n’est pas que les Anglais aient été chassés de France, c’est qu’ils l’aient été si lentement[41]. » Et il ne va pas jusqu’à faire de la Pucelle une « hystérique notoire, » — il se contente de le laisser insinuer par le Dr Dumas, contre l’autorité duquel on peut invoquer celle du Dr Babinski[42], — mais il en fait une malade, — il parle de son « état pathologique, » — une perpétuelle hallucinée, et il admet comme une chose évidente que ses « perceptions de l’ouïe et de la vue » sont « fausses » de tous points. « Une automate, perpétuellement hallucinée, qui n’obéit qu’aux suggestions des clercs, incapable de sentimens propres et d’initiative personnelle, et qui n’a même pu concevoir d’elle-même l’idée qu’un prince français n’est roi que lorsqu’il est sacré, et qu’il faut avant tout le conduire à Reims, est-ce là vraiment la Jeanne d’Arc de la vérité et de l’histoire ? On nous permettra encore d’en douter. » C’est un historien de métier peu suspect de « cléricalisme, » c’est un médiéviste ici qui par le ; c’est Achille Luchaire, et on ne peut que lui donner raison.

Pour ma part, je l’avoue, ces façons de raisonner m’étonnent toujours. Comment ne voit-on pas qu’elles éludent, qu’elles ajournent la difficulté, disons mieux, qu’elles l’escamotent, mais qu’elles ne la suppriment pas ? — C’est un clerc qui a suggéré à Jeanne sa mission ? — Pourquoi un clerc ? et quel est donc le nom de ce clerc mystérieux ? Et pourquoi a-t-il fallu une Jeanne d’Arc pour réaliser son plan de salut ? Mais n’insistons pas sur tout ce qu’il y a de vague, d’arbitraire, et même de fantaisiste, et en tout cas, d’hypothétique et de conjectural, — de l’aveu même de M. France, — dans ces explications soi-disant « rationnelles. » Accordons à l’historien de la Pucelle tout ce qu’il veut ; accordons-lui même plus qu’il ne demande, et acceptons comme faits prouvés, vérifiés, inattaquables, toutes les hypothèses qu’il présente. C’est entendu : Jeanne d’Arc a été toute sa vie un instrument entre les mains des prêtres. On lui a suggéré sa mission et ses voix. On lui a inspiré, dans le plus petit détail, tout son plan de campagne. C’était une hallucinée, une des pénitentes du frère Richard, comme la Pierronne, comme Catherine de la Rochelle. C’était une hystérique notoire... Et puis après ? Qu’est-ce que cela prouve ? En est-il moins vrai qu’une simple « bergerette » a fait ce que tant d’autres n’ont pas su, pu, ou voulu faire ? En est-il moins vrai qu’une enfant de dix-huit ans, en écoutant ses voix, a traversé la moitié de la France pour aller trouver son « gentil » dauphin à Chinon, qu’elle a fait lever le siège d’Orléans, conduit et fait sacrer son roi à Reims, et, malgré son emprisonnement, malgré sa mort, « bouté les Anglais hors de France, » changé le cours de l’histoire de son pays, et même, M. Hanotaux l’a bien montré, de l’Histoire universelle ? Oui ou non, est-ce Jeanne d’Arc qui a fait cela ? Et si c’est elle, et non pas une autre, voilà ce qui est, — ne disons pas surnaturel, pour ne rien préjuger, — mais extraordinaire, mais « hors de l’ordre commun, » mais véritablement unique. ! Ce qui est extraordinaire, c’est, d’une part, l’uniciié du cas de Jeanne d’Arc ; et ce qui est extraordinaire, c’est, d’autre part, la disproportion qui existe entre la personne de l’héroïne et la grandeur de son œuvre. En présence d’un cas comme celui de Jeanne d’Arc, il faut ou admettre les raisons d’ordre « surnaturel » que Jeanne donnait elle-même de son rôle et de sa mission, — et pourquoi son propre témoignage sur elle-même ne serait-il pas aussi recevable que celui de M. France ? — ou s’incliner devant le mystère, et dire tout simplement : « Je ne comprends pas. » Toute autre attitude de pensée me paraît assez peu philosophique. Quand, non content de nier le mystère, on prétend encore et surtout l’expliquer, on peut, autant qu’on le voudra, écrire une Vie de Voltaire ; on n’écrit pas une Vie de Jeanne d’Arc.


IV

Nous nous sommes jusqu’ici prêté, aussi complaisamment que nous l’avons pu, à cet art savant, ingénieux, fertile en ressources, à cette pensée subtile, et un peu fuyante, qui charme et déconcerte tout ensemble. Le moment est venu d’immobiliser en quelque sorte notre modèle, de tâcher de préciser et de fixer les traits qui composeront son image dans la mémoire de ses futurs lecteurs. Son œuvre n’est assurément point achevée : telle qu’elle est pourtant, elle est très suffisamment complète, et il n’est guère probable qu’elle nous réserve à l’avenir beaucoup d’imprévu.

Un artiste : c’est, je crois, le premier mot qui vient à l’esprit ou sous la plume, quand, après avoir lu les trente et quelques volumes de M. France, on essaie de traduire l’impression qu’il nous laisse. Un artiste qui n’est point complet, auquel il manque, dans tous les genres où il s’est exercé, la grande originalité créatrice, la puissance de composition et le don de sympathie, mais un artiste qui rachète, en partie, par l’habile exécution du détail, par la grâce élégante et industrieuse de la forme, quelques-unes de ses imperfections ou de ses lacunes.

On a tout dit sur la langue et le style de M. Anatole France, et nous-même, nous avons cité de lui des pages auxquelles nous n’avons pas marchandé notre admiration. Mais à cet égard, n’est-on point parfois allé un peu bien loin dans l’éloge, et même dans l’hyperbole ? A en croire quelques-uns de ses panégyristes, — les Léon Blum, les Fernand Gregh, — c’est aux plus grands maîtres de la langue qu’il faudrait comparer, et peut-être préférer, l’auteur de Crainquebille, et les noms de Racine, de Fénelon, de Voltaire, de Renan, sont par eux bien aisément prononcés. « Le premier écrivain de son temps[43], » dit l’un. Et l’autre : « Ce sera un grand classique. On n’a jamais mieux écrit en français, ni au XVIIe , ni au XVIIIe siècle. C’est la perfection. Renan même écrivait moins bien[44]... » N’exagérons rien. On trouve chez M. France des « dans le fait, » des » dans un but, » des « par contre, » des « voire même » qui feraient froncer le sourcil à plus d’un puriste. Il emploie presque toujours le mot « sensualisme » pour le mot « sensualité[45], » et je sais de petites incorrections jusque dans le Crime de Sylvestre Bonnard. D’autre part, son style a infiniment de grâce, c’est entendu ; mais n’est-il pas un peu monotone ? Les effets, trop calculés, manquent trop souvent d’imprévu ; les mêmes coupes de phrases se répètent avec une insistance quelque peu fatigante, et le rythme, le balancement de la période a l’air d’obéir à des lois fixes, presque à un mot d’ordre. Bref, il y a du procédé et un peu d’artifice dans ce style ; et il suffit de le comparer à celui des « grands classiques » pour voir ou pour sentir ce qui lui manque de spontanéité, de liberté, de vigueur nerveuse. Sainte-Beuve par le quelque part, à propos de Balzac, de « ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, énervé, rosé, et veiné de toutes les teintes, ce style d’une corruption délicieuse, tout asiatique comme disaient nos maîtres, plus brisé par places et plus amolli que celui d’un mime antique[46]. » Est-ce que quelques-uns de ces traits ne s’appliqueraient pas assez bien à l’auteur de Thaïs ? « La langue de celui-ci, a dit Angellier, pour exquise qu’elle soit, sent le renfermé ; elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un parfum d’autrefois, de fleur desséchée ; elle est dépaysée au grand air. Même ses paysages sont vus à travers des vitres ; ils ont quelquefois la couleur, ils n’ont jamais la brise[47]. »

Il y a bien du vrai dans ces observations. Mais il nous faut serrer les questions de plus près, et, nous remémorant les plus belles pages de M. France, nous demander ce qui, en dépit des imitations qu’elles trahissent, en constitue, malgré tout, l’originalité, et ce qu’elles nous révèlent aussi du tempérament propre de l’écrivain :


Chaque fois que de sa voix grasse de vieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase : « Les débris de l’armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit, » je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossues, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision, à demi voilée, qui s’effaçait lentement, était si grave et d fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d’admiration dans ma poitrine[48].


Qu’on rapproche de cette page étonnante celle où M. France nous conte sa première « vision éblouie » de Cléopâtre. « C’était au collège, l’année de sa rhétorique, l’hiver, un vendredi, pendant le repas de onze heures. » Dans la salle maussade, humide, bruyante et froide, un élève lisait tout haut du Rollin ; « Jamais je n’avais senti plus péniblement les vulgarités et les inélégance de la vie... Tout m’était à dégoût. Dans le tintement de la vaisselle, la voix du lecteur, par intervalles, m’arrivait aux oreilles. »


Tout à coup j’entendis le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de phrases charmantes : « Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de l’esprit... Sa personne plus puissante que toutes les parures... Elle entra dans le Cydnus... La poupe de son vaisseau était tout éclatante d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent... » Puis les noms caressans des flûtes, de parfums, de Néréides et d’Amours. Alors une vision délicieuse remplit mes yeux. Le sang me battit aux tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire et de la beauté. Je tombai dans une extase profonde. Le préfet des études, qui était un homme injurieux et laid, m’en tira brusquement en me donnant un pensum pour ne m’être pas levé au signal. Mais, en dépit du cuistre, j’avais vu Cléopâtre (La Vie littéraire, t. IV, p. 129).


Voyez-vous comme, chaque fois, la scène se reconstitue avec une exacte et vivante précision dans sa pensée ? Sa vision d’autrefois renaît devant les yeux de son âme aussi nette, aussi émouvante qu’au premier jour, et il n’a qu’à en noter scrupuleusement tous les détails pour la faire surgir à nos regards. Et en même temps, voyez-vous comme les images, même celles qui sortent des livres, agissent sur cette organisation d’artiste ? Il s’y livre, si l’on peut dire, corps et âme. C’est une sensation qui entre en lui, qui s’empare de tout son être, même physique, contre laquelle il se garde bien de réagir, à laquelle il s’abandonne passionnément, comme pour épuiser toute la volupté qu’elle recèle. Et c’est ce frémissement voluptueux, c’est cet ébranlement sensuel qu’il réussit à faire passer dans ses phrases, et qui donne à ses meilleures pages « cette efflorescence » que Sainte-Beuve goûtait déjà dans Balzac. « Chateaubriand, a dit bien joliment M. Charles Maurras, communique au langage, aux mots, une couleur de sensualité, un goût de chair. » J’en dirais volontiers autant de M. Anatole France.

Cet artiste n’est d’ailleurs pas uniquement un artiste. Il ne faudrait assurément pas le travestir en philosophe, ni même en un grand penseur : il n’a pas créé de système, et il est difficile de lui assigner, dans l’ensemble des théories contemporaines, une idée dont il soit proprement l’inventeur. Mais il a touché à beaucoup de questions, au moins incidemment ; il a exprimé avec une vivacité originale, parfois avec profondeur, presque toujours avec un rare bonheur, les conceptions qui avaient cours autour de lui, et il est fort remarquable que ses pages les plus concrètes, les plus poétiquement descriptives, ne sont pas uniquement plastiques ; elles ont, à chaque instant, comme des échappées sur le monde des idées abstraites. Il est donc possible, et il est légitime, plus même que pour d’autres écrivains, de scruter ses tendances maîtresses et de définir l’attitude générale de sa pensée.

Rien de plus malaisé, semble-t-il au premier abord. Peu d’esprits passent pour être plus difficilement saisissables, et il est certain qu’il s’est beaucoup contredit. Nous-même, sur plus d’un point important, avons dû l’opposer à lui-même, et si nous avions mis la moindre malice à nous amuser à ce jeu, comme nous aurions pu nous y livrer plus souvent ! Mais quoi ! quel est l’homme, quel est le logicien même qui ne s’est jamais contredit dans sa vie ? Et n’est-ce pas Pascal qui a déclaré que « la contradiction n’est pas marque infaillible d’erreur ? » Et puis, à y regarder d’un peu près, je suis très frappé de voir que les esprits à qui l’on a fait une réputation, d’ailleurs justifiée, de dogmatisme, — un Bossuet, un Taine, un Brunetière, — sont justement ceux dont la pensée est, au fond, sinon le plus flottante, tout au moins le plus variable, tandis que les esprits réputés ondoyans, — un Fénelon, un Renan, — sont ceux qui, au total, varient le moins. Sur ce point encore, M. France ressemble à Renan, dont le « discours fluide, » — comme il l’a dit d’un mot qui s’appliquerait si bien à lui-même, — recouvre, en fait, une pensée si ferme, et même si obstinée. M. Anatole France s’est contredit souvent, j’y consens : mais a-t-il jamais célébré l’avènement du christianisme comme un fait heureux de l’histoire humaine ? a-t-il jamais fait l’apologie de l’ascétisme ? a-t-il jamais condamné la volupté ? Et assurément, il a évolué, mais beaucoup moins qu’on ne l’a dit ; et c’est le ton de ses ouvrages qui a évolué, bien plutôt que le fond de sa pensée. Je l’ai déjà indiqué, et je le répète avec insistance : plus je creuse en M. France, plus je trouve en lui un fils du XVIIIe siècle, un héritier direct du « bon » Denis Diderot. « Le fond de M. France, a très bien dit M. Faguet, c’est l’horreur du merveilleux, l’horreur du surnaturel, l’horreur, pour parler cru, des religions. Or, en son temps de nonchalance, il détestait tout cela autant qu’aujourd’hui. Toute la différence, c’est qu’il le détestait sournoisement. Sa plus grande volupté intellectuelle d’alors, c’était de raconter des histoires religieuses, en y glissant des sourires d’impiété discrets et élégans. » Et quand je songe à ses tout premiers écrits, — ceux d’avant 1870, — à quelques-uns de ses vers, aux insinuations, aux déclarations qui lui échappaient, même « en son temps de nonchalance, » à l’âpreté, à la violence multipliée des négations dont il a émaillé ses livres et ses discours depuis vingt ans, à sa Jeanne d’Arc enfin, je ne puis m’empêcher de donner pleinement raison à M. Faguet.

Je n’ai pas à discuter, ç réfuter ici les opinions religieuses, ou plutôt irréligieuses, de M. Jérôme Coignard. Si je le faisais, je ne croirais pas pouvoir mieux faire que de reprendre et de développer une page inédite de Brunetière sur Diderot. Elle daté de 1880, cette page ; elle est donc d’une époque où, travaillant sur l’Encyclopédie, Brunetière, simple historien et « philosophe, » n’avait encore pris position ni sur la question religieuse, ni contre M. France :


Eh bien ! — s’écriait-il, — supposons un instant que Diderot ait raison ; supposons qu’au XVIIIe siècle il ait eu le droit de ne voir dans le christianisme qu’un amas de « superstitions impertinentes, » et de « pratiques abominables ; » allons plus loin, suivons-le jusque dans cette honteuse dérision de l’Évangile, et supposons un instant avec lui que dix-huit siècles de christianisme aient tiré leur origine d’une fable enfoncée dans la mémoire des hommes par la violence et la brutalité ; rien n’est plus contraire à la vérité de l’histoire, on le sait ; mais n’importe, accordons-lui comme à Voltaire tout ce qu’ils nous demandent ; ils n’oublient qu’un point, un seul point, et ce seul point est tout : c’est que, dix-huit cents ans, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, ce qu’il y a de plus gracieux, comme ce qu’il y a de plus héroïque, ce qu’il y a de plus humble comme ce qu’il y a de plus fier, est venu se greffer sur cette tige...


Oui, voilà ce que n’explique pas l’Ile des Pingouins elle-même.

Mais, encore une fois, nous essayons de définir M. France, nous ne le discutons pas. Et, à cet égard, tout persistant qu’il soit, je me demande si son antichristianisme est bien son fond véritable, ou plutôt encore son tréfond, et s’il ne procéderait pas lui-même d’une disposition plus générale et. plus permanente qui nous expliquerait tout entier l’auteur de Thaïs. A la question ainsi posée, il n’y a, je crois, qu’une réponse. On se rappelle la page célèbre où Montaigne fait l’éloge de la volupté : «... Quoi qu’ils en disent, en la vertu même le dernier mot de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contre-cœur... » Est-ce que ce ne pourrait pas être la devise de M. France ? et puisqu’on l’a souvent rapproché de Montaigne, est-ce qu’il ne pourrait pas emprunter cette épigraphe au vieil écrivain ? Le poète des Noces corinthiennes nous l’a dit d’ailleurs, ou laissé entendre plus d’une fois, il nous le crie par toute son œuvre : sa faculté maîtresse est la volupté. « Je puis dire que mon existence ne fut qu’un long désir, » écrivait-il hier encore. De là son style où, dans les meilleures pages, on goûte et l’on admire, comme l’a très bien dit le dernier et le plus pénétrant de ses critiques, M. G. Michaut, « je ne sais quelle langueur ardente, à la fois insinuante et chaude, dont l’impression est contagieuse. » De là son goût pour les scènes voluptueuses, et la perfection avec laquelle il les traite. De là sa haine pour les religions en général et pour le christianisme en particulier, qui proscrit le plaisir, prêche l’ascétisme, et divinise la douleur. De là son horreur du stoïcisme qui est « rude » et « professe trop d’austérité[49]. » De là son attachement au XVIIIe siècle qui a si généreusement affranchi les instincts du frein des antiques disciplines. De là le dilettantisme qu’il a si longtemps affiché : car il n’est rien au voluptueux qui ne puisse être objet de volupté secrète. De là ses tendances à l’anarchie : car toute règle sociale est une barrière imposée à la fantaisie de la jouissance individuelle. De là son « socialisme, » car il n’a pas mauvais cœur, et il veut que tous les hommes aient leur part de « la fête de la vie. » Et de là enfin l’amertume, la tristesse et le goût de cendre qui se dégagent de son œuvre : car, comme tous les grands Épicuriens, il n’a pu assouvir son immortel désir, il a vu l’ombre de la mort se mêler à toutes ses joies, et il en a touché l’irrémédiable néant. Surgit amari aliquid...

Et de là peut-être aussi sa perpétuelle ironie. Car « l’ironie, c’est la gaieté de la réflexion et la joie de la sagesse. » L’ironie est un régal divin, et nul doute que, si le monde pouvait avoir un sens, il ne fût l’œuvre, prodigieusement réjouissante, de quelque ironique démiurge. L’ironiste se ménage des voluptés à nulles autres secondes, puisqu’il est le seul à pouvoir en jouir pleinement. Songez donc ! il se moque à la fois de son sujet, de ses lecteurs et de lui-même, et il est le seul à percevoir où finit sa raillerie et où le sérieux commence. Fête suprême d’une intelligence souveraine qui se crée un univers transcendant où nul esprit n’est assez fin, assez agile, assez ailé pour le suivre ! Quelle joie de sentir que l’on plane bien loin au-dessus de la tourbe des intelligences épaisses et vulgaires ! — Joie égoïste, en tout cas, et plus fallacieuse qu’on ne pense. Oh ! je sais qu’à médire de l’ironie dans Athènes on se fait accuser d’être né en Béotie et de manquer totalement d’esprit de finesse. Mais la vérité vaut bien qu’on coure quelques risques pour elle. Et la vérité, c’est que l’ironie à jet continu, l’ironie qui ne respecte rien, l’ironie qui dissout et corrode tout ce qu’elle touche, loin d’être une marque de supériorité, est un signe de légèreté d’esprit. Tout railler, c’est ne rien comprendre, et il est plus facile de sourire que de penser. Croyez-vous donc qu’avec tout son génie, il fût une haute, large et profonde intelligence, ce Voltaire qui a été le roi des railleurs ? Essayez de compter toutes les choses qu’il n’a pas comprises ! Les ironistes peuvent bien, un temps, ravir l’admiration des hommes : ils ne la gardent pas toujours ; surtout, ils ne conquièrent jamais ce quelque chose d’infiniment plus précieux : la tendresse. Les hommes n’aiment que ceux qui les aiment, ceux qui souffrent avec eux de leurs misères, de leurs faiblesses, qui en prennent leur humaine part, qui les aident à vivre le rêve douloureux de la vie. Mais ceux qui les méprisent, qui les raillent, qui les accablent du poids d’une supériorité d’ailleurs bien hypothétique, ceux qui tournent en dérision non seulement leurs passions et leurs vices, mais leurs vertus mêmes et leurs plus chères, leurs plus nécessaires croyances, ceux-là, les pauvres hommes peuvent bien, quelques années, s’amuser de leur virtuosité, et se laisser prendre à leurs grâces : ils ne les mettent pas au rang des grands génies bienfaisans ; ils ne les introduisent pas dans le chœur sacré des Dieux lares de la vie morale.


La vraie critique, assez souvent, ce n’est pas celle qu’on lit dans les journaux ; c’est celle qu’on parle, en échangeant ses impressions entre amis, ou entre honnêtes gens. Dans un cercle assez nombreux où je me trouvais récemment, la conversation vint à tomber sur M. France. Il y avait là beaucoup de jeunes gens, et donc beaucoup d’iconoclastes. Chacun proposait sa définition, risquait sa formule, exprimait son opinion avec la vivacité tranchante et la liberté qui sont le charme piquant des entretiens de cette nature. Je voudrais pouvoir rendre la vivante physionomie de cette réunion, recueillir les « mots, » les ripostes, les saillies souvent contradictoires qui jaillissaient de toutes ces cervelles. — « Une magnifique orchidée, » disait l’un. — « Un homme de désir, » disait l’autre. — « Moi, reprenait un troisième, je pense de lui exactement comme Jules Lemaître : « Cet homme est l’extrême fleur du génie latin. » — « Vous voulez dire : alexandrin. M. France est le dernier des Alexandrins. » — « En tout cas, c’est le premier écrivain d’aujourd’hui. » — « Peut-être, si Pierre Loti, et, dans un autre genre, Jules Lemaître n’existaient pas. » — « Grand écrivain, si vous voulez, mais grand écrivain d’une époque de décadence. » — « En effet, il a le génie du pastiche : du pastiche intellectuel comme du pastiche verbal. » — « C’est l’Ironie faite homme. » — « C’est un demi-Montaigne qui a tourné à l’aigre. » — « C’est un corrupteur de la jeunesse. Hier encore, quand un collégien voulait s’émanciper, il lisait du France en cachette. — « Vous exagérez ! vous êtes un puritain ! Il n’y a pas corruption là où il y a tant de grâce… »

Un mathématicien philosophe et fin lettré, que toute cette jeunesse considère avec raison comme un maître, assistait en souriant à cet assaut de verve inventive. Il n’avait rien dit encore. Tout à coup, et comme s’il suivait un rêve intérieur, il laissa tomber ces mots : « Anatole France ? le plus séduisant et le plus dangereux professeur d’anarchie que nous ayons eu depuis vingt ans. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre et du 15 novembre.
  2. Émile Combes, Une campagne laïque, 1902-1903, préface par Anatole France. Paris. Simonis Empis, 1904, in-8, p. V-VI. — Comme il ne faut rien perdre, une bonne partie de cette Préface a été reproduite par M. France dans son livre l’Église et la République, éditions d’art Édouard Pelletan. Paris, 1904, p. 32 et suivantes.
  3. L’Humanité du 4 septembre 1913.
  4. L’Humanité du 23 mai 1913.
  5. Vers les temps meilleurs, éditions d’art Edouard Pelletan, 1906, t. I, p. 64.
  6. L’Église et la République, éditions d’art Edouard Pelletan, 1904, p. 31.
  7. Vers les temps meilleurs, t. I, p. 12.
  8. Lettre aux Jeunesses laïques, dans l’Humanité du 4 septembre 1913. — Cf. Pour la paix (The English Review, août 1913).
  9. L’Église et la République, p. 31.
  10. Vers les temps meilleurs, t. I, p. 69.
  11. Vers les temps meilleurs, t. I, p. 79.
  12. Id. ibid. p. 18-22.
  13. « Il (Gamtetta) lança une parole retentissante : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » coup de clairon qui sonnait la charge contre le vide. En désignant le cricléalisme comme l’ennemi, il détournait de l’Église les coups des républicains pour les attirer sur un être de raison, un fantôme d’État. » (L’Église et la République, p. 24-25.)
  14. L’Orme du mail, p. 16, 17, 27. — Ce qui achève de me faire croire que cette histoire de Firmin Piédagnel a une valeur autobiographique, c’est que M. France l’a reproduite, presque intégralement, dans ses Opinions sociales, (Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1902, l. Il, p. 103-108.)
  15. « J’y ai joint (à Jocaste) une petite chronique, que nous nommerons, si vous voulez, le Chat maigre. » (Jocaste et le Chat maigre, 1re édition, préface)
  16. Discours prononcé aux funérailles d’Emile Zola (Vers les temps meilleurs, t. II, p. 13). Ailleurs, t. II, p. 66), dans un toast porté au banquet offert à Georg Brandès, le 14 mars 1902, M. France disait, sans ironie, je veux le croire, au critique danois : « Votre œuvre à la fois critique, philosophique, est, avec celle de Sainte-Beuve, la plus considérable de notre temps. » Je ne pense pas que M. Brandès ait jamais reçu, dans son propre pays, pareil compliment
  17. Les Sept femmes de la Barbe-Bleue, p. 206.
  18. Sur la pierre blanche, p. 6-7.
  19. Clio, p. 182.
  20. Id., .p. 167.
  21. Sur la pierre blanche, p. 217, 223, 226-227, 232-234.
  22. Sur la pierre blanche, p. 299-300.
  23. Ces plaisanteries sur l’émiral Châtillon sont bien amusantes, quand on songe que M. France a été « boulangiste. »
  24. Signalons aux futurs exégètes de l’Ile des Pingouins, parmi les sources du livre, la Légende celtique de Th. de La Villemarqué. Par exemple (l’Ile des Pingouins, p. 143) : « Révélez-moi, Seigneur, la part que vous fîtes à celui qui chanta sur la terre comme les anges chantent dans les cieux ; » — (Légende celtique, éd. de 1887, p. 203) : « Je ne mangerai ni ne boirai que je ne sache au juste quelle part Dieu fait à ceux qui chantaient dans le monde comme chantent les anges dans le ciel. »
  25. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1908 et du 15 juillet 1912, sur l’Ile des Pingouins et les Dieux ont soif, les articles de M. Doumic.
  26. Temps du 6 juin 1886 (non recueilli en volume).
  27. Vie de Jeanne d’Arc, t. II, p. 224. La Préface (p. LXXVII) donne un premier, ou un second état de ce tableau : « La baie de Somme si triste et nue sous le vo) des oiseaux de passage. »
  28. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. 305.
  29. Id. ibid. t. I, p. 402.
  30. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. 171.
  31. Id. ibid. p. LXXXI.
  32. Voyez, entre autres, outre l’article de M. Doumic dans la Revue du 15 avril 1908, ceux de Gabriel Monod dans la Revue historique de mai-août 190S (p. 410-416), de M. Germain Lefèvre-Pontalis dans l’Opinion du 22 février 1908, de M. Frantz Funck-Brentano dans la Revue hebdomadaire du 4 juillet 1908, de M. Salomon Reinach dans la Revue critique de mars 1909, le petit livre de M. Andrew Lang, la Jeanne d’Arc de M. Anatole France (Perrin, 1909), et l’article d’Achille Luchaire dans la Grande Revue du 25 mars 1908 (p. 209-235) : « Au total, concluait Luchaire un livre singulier, et difficile à classer, où se décèle, avec une rare facilité de vision historique et un véritable effort d’érudition, l’inexpérience d’un historien de fraîche date. »
  33. Vie de Jeanne d’Arc, tome I, p. LXXX ; — Cf. aussi, p. XXXII.
  34. Id. ib. p. LXVII.
  35. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. 309, 409, 413 ; t. II, p. 73-74, 280.
  36. Id. t. I, p-LXII. — Est-ce que je me trompe ? Il me semble qu’un certain nombre de ces traits fâcheux, surtout dans le premier volume, ont été ajoutés après coup, comme si le préfacier de M. Combes, revoyant une première rédaction déjà ancienne, avait voulu y mettre sa marque nouvelle.
  37. Vie littéraire, t. III, p. 252.
  38. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. 339.
  39. On me permettra de renvoyer sur ce point à l’étude que j’ai consacrée à la Jeanne d’Arc de M. Hanotaux dans mes Maîtres d’autrefois et d’aujourd’hui (Hachette, 1912).
  40. Bulletin de la Société française de philosophie, mars 1912. Le Problème du miracle (Thèse de M. Le Roy ; — Discussion de MM. Blondel, Brunschvicg, Couturat, l’abbé Laberthonnière, Parodi), Paris, Armand Colin, in-8.
  41. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. XLIX, LI.
  42. Voyez J. Babinski, Démembrement de l’hystérie traditionnelle : Pithiatisme (Paris, Imprimerie de la Semaine médicale, 1909), et J. Babinski et Jean Daguan-Bouveret, Émotion et hystérie (Journal de psychologie normale et pathologique mars-avril 1912). — Il résulte des travaux du docteur Babinski que nombre de faits que jusqu’ici on désignait sous le nom d’hystériques doivent être rapportés à de tout autres causes, et que, comme le disait déjà Lasègue, « l’hystérie est un » corbeille dans laquelle on jette les papiers qu’on ne sait où classer. »
  43. Léon Blum, En lisant. Ollendorff, 1906, p. 45.
  44. Fernand Gregh, Anatole France, Revue Bleue du 23 février 1901.
  45. « Hélène était d’un sensualisme précoce. » (Jocaste, éd. actuelle, p. 31) ; « la nature réunit le sensualisme et l’ascétisme dans son sein immense. » (le Jardin d’Epicure, p. 164).
  46. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 449.
  47. Préface à la traduction d’An Inland Voyage, par P.. L. Stevenson. Le Chevallier, 1900, p. 6.
  48. Le livre de mon ami, p. 153.
  49. Discours prononcé au Dîner des « Amis de Montaigne, » le 8 juin 1912 par M. Anatole France (Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1913, fasc. I, p. 24). Il y a là toute une page sur l’épicurisme de Montaigne, et contre le stoïcisme et contre le christianisme, qui résume très bien toute la philosophie de M. France, et dont je ne puis m’empêcher de citer quelques lignes : « Montaigne était épicurien. Et les épicuriens sont des hommes qu’on a plaisir à fréquenter. Forcés d’être vertueux, ils donnent à la vertu une figure qui n’effraye pas ; ils la rendent humaine et naturelle et, s’il se peut, agréable et même voluptueuse. Et puis, ils sont discrets, ne s’imposent point et ne parlent point au nom des dieux jaloux… Il y a dans le stoïcisme quelque chose de roide et de tendu qui répugnait à son génie aimable. Le stoïcisme est rude ; il va rarement sans orgueil ni même sans quelque hypocrisie. C’est s’exposer à feindre que de professer trop d’austérité. Le stoïcisme est ennuyeux, même chez un Marc-Aurèle, et il n’est point artiste. On en peut dire autant, et même on en peut dire davantage de toutes les doctrines qui demandent trop d’efforts à la nature humaine, qui la veulent raidir à l’excès et qui nient que la douleur soit un mal. Mais que penser des doctrines, plus sombres mille fois, qui veulent que la douleur soit un bien désirable, une faveur céleste, qu’elle ait des mérites spéciaux, que des privilèges y soient attachés, et que la vue enfin d’un homme accablé de privations et de souffrances, soit un spectacle agréable à la divinité ? » — Le même discours contient une allusion directe à Brunetière : « Il fut naguère, il fut, dans le royaume de scolastique, un petit homme parleur et disputeur, d’un bois très dur et de formes acerbes, coupant comme un couteau à papier. Athée et fanatique, il avait feuilleté Montaigne… » Parler en ces termes parfaitement désobligeans, et d’ailleurs inexacts et injustes, d’un adversaire mort, et qui ne peut plus se défendre, ce n’est peut-être pas faire preuve d’une vertu très aimable, — ni très généreuse.