Esquisses contemporaines - Pierre Loti

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Esquisses contemporaines - Pierre Loti
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 619-658).

ESQUISSES CONTEMPORAINES

PIERRE LOTI


« Je n’ai jamais composé un livre, moi ; je n’ai jamais écrit que quand j’avais l’esprit hanté d’une chose, le cœur serré d’une souffrance. — et il y a toujours beaucoup trop de moi-même dans mes livres. »
Discours de réception à l’Académie, p.37.

Quand un écrivain comme Loti est depuis trente ans bientôt sur la brèche, quel que soit l’intérêt des livres qu’il médite encore, la plupart des mots « déterminans » qu’il avait à dire ont été prononcés, les principaux aspects de sa personnalité littéraire et morale ont pu se déployer sans contrainte. Et l’on peut se proposer de définir son inspiration et de caractériser son œuvre.

I

C’était une idée chère, et justement chère, à Sainte-Beuve, qu’on ne saurait trop insister, dans l’étude des grands artistes, sur leurs années de formation et d’apprentissage. C’est alors en effet que l’on voit se dessiner le plus clairement leurs tendances futures, et qu’on peut le mieux saisir, avant les acquisitions de l’expérience et les partis pris de la vie, le fond vrai de leur vraie nature.

Pour nous représenter Loti « avant la gloire, » nous avons, parmi tant d’aveux qui parsèment tous ses ouvrages, tout un livre infiniment précieux, « le plus intime qu’il ait jamais écrit, » ce délicieux Roman d’un Enfant, autobiographie à peine idéalisée, semble-t-il, d’un exquis poêle en prose.

Il était le dernier né d’une famille de vieille souche huguenote, qui avait conservé pieusement les souvenirs, les traditions d’un lointain passé. « Dans l’île d’Oléron, à l’extrémité d’une petite fille ignorée, il est une très vieille et silencieuse demeure blanche… C’est de cette maison que sont partis pour l’exil, une nuit d’il y a deux siècles passés, mes ancêtres protestans. » Et les lettres des exilés, les « lettres de Hollande » existent encore, et quelques-unes d’entre elles sont signées de cette Judith Renaudin dont Loti a fait l’héroïne du seul drame qu’il ait fait jouer. Plus tard, la famille quitta l’île, et vint se fixer sur le continent. La maison où elle s’installa fut arrangée ne varietur. C’est là que l’écrivain vécut ses années d’enfance. « C’était une maison de province très modeste, où se sentait l’austérité huguenote, et dont la propreté et l’ordre irréprochables étaient le seul luxe. » Chaque soir, suivant l’antique usage des familles protestantes, le père lisait Lout haut quelques versets de la Bible ; et puis, tout le monde, y compris les domestiques, s’agenouillait pour la prière en commun. Une éducation de ce genre, même quand on doit un jour en répudier les principes, manque rarement de déposer au fond de l’âme des impressions, des souvenirs et des habitudes qui ne s’effacent plus. Pierre Loti est peut-être, de tous les romanciers contemporains, celui qui retrouve le plus fréquemment sous sa plume des images ou des citations de l’Écriture, et il est indéniable que l’homme qui a si souvent proclamé la vanité de toutes les religions et le néant de tous les symboles a gardé, malgré tout, un tour de sensibilité invinciblement chrétienne.

Tout enfant, s’il faut l’en croire, et nous l’en croyons volontiers, il avait une conscience timorée et scrupuleuse à l’excès. Il voulait être pasteur, et « sa vocation religieuse semblait tout à fait grande. » Elle ne devait point durer. De très bonne heure, la mer, les horizons lointains, les lointaines aventures attiraient, sollicitaient sa jeune âme inquiète et rêveuse. Ceci devait tuer cela. Un moment, il crut tout concilier en déclarant qu’il serait missionnaire. Cette seconde vocation allait tomber comme l’autre. Comment cela se fit-il ? Comment ce « mysticisme des commencemens, » comment cette « foi d’avant-garde, » cette foi ardente, intransigeante, et déjà si fertile « en argumens contre le papisme, » comment a-t-elle fini par faire place à ce « vague panthéisme inconscient » que « la contemplation continuelle des choses de la nature » faisait peu à peu naître en lui ? Lui-même, à plus d’une reprise, accuse de ce changement « l’écœurant formalisme » qu’il constatait autour de lui, et ce qu’il appelle « le patois religieux, » « l’ennui de certaines prédications du dimanche, le vide de ces prières, préparées à l’avance, dites avec l’onction convenable et les gestes qu’il faut… » « Au temple surtout, du gris blafard descendait déjà autour de moi. » En réalité, il y avait désaccord secret entre le fond du tempérament moral et l’éducation reçue ; et le divorce ne pouvait manquer d’aller toujours grandissant.

Ce qui contribua sans doute à le faire éclater, ce fut l’atmosphère trop enveloppante et amollissante que l’enfant respirait au foyer familial. Il avait une sœur et un frère de beaucoup plus âgés que lui et qui, comme il arrive souvent en pareil cas, rivalisaient avec un père, avec une mère surtout très tendrement aimée, — car il parle peu de son père, — avec des tantes, grand’tantes et grand’mères pour le gâter à qui mieux mieux. « Et seul enfant au milieu d’eux tous, je poussais comme un petit arbuste trop soigné en serre, trop garanti, trop ignorant des halliers et des ronces. » Les enfances trop choyées n’habituent pas à vouloir ; elles laissent la nature développer librement toutes ses énergies et abonder, pour ainsi dire, dans son propre sens ; elles n’enseignent pas à réagir contre soi-même, à accepter une discipline extérieure ; et elles préparent parfois, contre l’éducation qui s’en accommode, de violentes, de terribles réactions.

Celle de Loti eut au moins cet avantage de ne mettre aucune entrave à l’éclosion de ses facultés poétiques. Lui-même estime que, sans cette première « étape dans un milieu presque incolore, » il eût été plus tard « moins impressionné par la fantasmagorie changeante du monde : » il est probable qu’il dut à cette vie très retirée et comme recueillie, de pouvoir contempler ensuite l’univers avec des regards plus neufs et plus aisément éblouis. D’autre part, à vivre ainsi replié sur lui-même, il put de très bonne heure approfondir son âme, et, à travers les élans longuement poursuivis de son imagination et de sa sensibilité, prendre déjà conscience de cette capacité de résonance intérieure, qui est peut-être par excellence le don inné du vrai poète.

Cependant, pour enrichir et fortifier ces facultés naissantes, les impressions du dehors apportaient leur fécond tribut. La mer d’abord, « si souvent regardée par ses ancêtres marins » que, la première fois qu’il la vit, il crut la reconnaître, et qui, de loin en loin, « lui mettait un peu d’immensité dans les yeux. » Puis, ce fut l’initiation au dessin, à la peinture, à la musique « évocatrice d’ombres, » en attendant Liszt et Beethoven, et la découverte, trop prompte et trop fructueuse peut-être, des « hallucinations » de Chopin. Puis, pendant les joyeuses journées vécues à la Limoise, le domaine familial, et un peu plus tard, durant les vacances passées dans un coin du Midi, ce fut l’intime communion avec la terre natale, la vision lentement formée et fidèlement entretenue des paysages de France et de tous ces horizons familiers dont le souvenir ému le poursuivra jusque sous les climats les plus opposés. Et enfin, des livres de voyages, et des lettres d’un frère aîné auquel Loti paraît avoir un peu ressemblé, et qui fut marin comme lui, — lettres « qui pour lui sentaient toujours les lointains pays enchantés, » — de tout cela, il se dégageait un pressentiment et comme un parfum d’exotisme très attirant et très troublant tout ensemble. Et ainsi se formait peu à peu, à l’ombre du foyer domestique, et loin des influences qui auraient pu en gêner le libre développement, cette personnalité qui devait un jour s’exprimer par tant d’œuvres charmantes. Quand, à douze ans et demi, l’enfant entra au collège, elle était déjà presque fixée en ses traits essentiels.

Ce furent alors, de son propre aveu, « quatre années de l’externat le plus libre et le plus fantaisiste. » Elève irrégulier, ennuyé et peu laborieux, à la fois orgueilleux et timide, « pas populaire parmi ceux de sa classe, et dédaigneux de ces compagnons de chaîne avec lesquels il ne se sentait pas une idée commune, » il y complète capricieusement, à bâtons rompus, l’éducation littéraire dont il avait reçu dans sa famille les premiers élémens. On le destinait à l’Ecole polytechnique ; et lui n’avait point protesté contre cette orientation nouvelle imposée à sa vie ; mais peu à peu, dans le secret de son cœur, ses rêves d’exotisme prenaient corps, et il sentait la vocation de marin sourdre et se préciser en lui. En même temps, une autre vocation, héréditaire peut-être aussi celle-là, — car les fragmens qu’il nous cite d’un journal tenu par sa sœur rappellent en effet sa manière, presque à s’y méprendre, — une autre vocation se faisait jour dans ce collégien qui prétend avoir été si « nul » en narration française. « J’aimais déjà à écrire, mais pour moi tout seul, par exemple, et en m’entourant d’un mystère inviolable… J’inscrivais dans ce journal moins les événemens de ma petite existence tranquille que mes impressions incohérentes, mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêves des lointains pays. » Faut-il croire Loti quand il ajoute, en parlant de ces pages enfantines : « En fait d’art et de rêve, malgré le manque de procédé, le manque d’acquis, j’allais bien plus loin et plus haut qu’à présent, c’est incontestable[1] ? » Illusion sans doute d’un homme qui regrette sa jeunesse ! Ce qu’il faut noter du moins, et ce qui est en effet « assez particulier, » sinon « unique, » c’est que ce grand poète n’a jamais écrit de vers. « Jamais, jamais, à aucune époque de ma vie, l’idée ne m’est venue de composer un seul vers. Mes notes étaient écrites toujours en une prose affranchie de toutes règles, farouchement indépendantes. » Ce n’était point faute de comprendre la poésie. Il est tel vers d’Homère ou de Virgile qui déjà parlait à son imagination juvénile. Musset surtout lui fut une révélation, — une révélation qui, coïncidant avec les premières fièvres de l’adolescence, « le troubla comme quelque chose d’inouï, de révoltant et de délicieux. » Et « la dangereuse voix d’or, » on le sait, a longtemps chanté dans les proses de l’auteur d’Aziyadé.

Il avait alors entre quatorze et quinze ans. Ses vocations successives s’étaient toutes évanouies l’une après l’autre. Seule, sa vocation de marin avait survécu. Il résolut de la suivre, et d’abord s’en ouvrit à son frère. La mer n’est-elle pas « le cloître profond et superbe, le souverain refuge ouvert aux désolés qui n’ont pas de foi ? » Peut-être aussi un secret instinct l’avertissait-il que seule cette carrière lui permettrait de remplir toute sa destinée, de cueillir comme à pleines mains, sous les cieux les plus divers, les impressions, les couleurs et les images dont il avait besoin pour mettre en œuvre tous les dons qu’il sentait en lui. En tout cas, sa première enfance est alors bien finie ; et au sortir de là, voici que le Loti que nous connaissons nous apparaît au complet déjà, tel que nous l’avons toujours connu.

Il est né, — c’est là le fond primitif et inaliénable, — avec une âme mobile et chantante de poète, plus capable qu’aucune autre de vibrer et d’être émue, et de traduire avec des mois les émotions qui l’agitent. Un moment, l’idéal religieux paraît remplir les besoins de cette âme d’enfant ; mais bientôt, « le froid et l’ennui » des raisonnemens humains s’y glissent malgré elle, « lui amoindrissant la Bible et l’Evangile, lui enlevant des parcelles de leur grande poésie sombre et douce ; » et peu à peu, pour y suppléer, elle se laisse dériver aux spectacles toujours renouvelés de la nature extérieure, à tous les « divertissemens » du monde et de la vie. Mais cette lente substitution d’un idéal à un autre ne s’est pas faite en un jour, ni sans douleur, ni parfois sans retours attristés vers le passé. « Je ne crois à rien, ni à personne, écrira-t-il dans son premier livre, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance. J’ai mis vingt-sept ans à en venir là ; si je suis tombé plus bas que la moyenne des hommes, j’étais aussi parti de plus haut. » De son éducation protestante, il a gardé, avec un grand fond d’individualisme moral, la faculté, précieuse pour un poète, de comprendre et de sentir les choses religieuses : peu d’écrivains ont exprimé plus fortement, plus sincèrement que Loti, avec un accent de détresse plus profonde, la nostalgie de la foi perdue. D’autre part, quand, de toutes les forces de son âme, on a cru à l’immortalité, on ne renonce pas aisément à cette consolation et à cette croyance ; et c’est en partie pour y suppléer encore que Loti a écrit, pour « lutter contre la fragilité des choses et de lui-même, pour essayer de prolonger au-delà de sa propre durée tout ce qu’il a été, tout qu’il a pleuré, tout ce qu’il a aimé. » L’aveu est significatif : il revient souvent sous la plume de Loti ; et il y a lieu de le retenir.


II

Au mois de janvier 1879, paraissait sans nom d’auteur à Paris un petit livre intitulé : Aziyadé (Stamboul, 1876-1877), Extrait des notes d’un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 janvier 1876, tué sous les murs de Kars, le 27 octobre 1877. Le livre semble avoir été peu remarqué. Un an après, le même éditeur publiait un autre volume, sous ce titre, fait pour piquer la curiosité : Rarahu, idylle polynésienne, par l’auteur d’Aziyadé[2]

Le hasard ayant fait tomber, dit-on, le manuscrit entre les mains de Mme Adam, celle-ci en avait été très frappée, et en avait donné la primeur aux lecteurs de la Nouvelle Revue : cette fois, l’attention publique était saisie, et l’on fit fête au nouvel écrivain. Le volume qui suivit, l’étonnant, et j’oserai dire l’aveuglant et brûlant Roman d’un Spahi, était enfin signé du nom, du pseudonyme plutôt, qui allait devenir promptement célèbre, de Pierre Loti[3]. Puis vint Fleurs d’ennui, dont certaines pages parurent ne mériter que trop bien leur titre. Avec Mon frère Yves, enfin, cet écrivain de trente-trois ans se classait au tout premier rang de la littérature contemporaine. Comme les dieux d’Homère qui en trois pas franchissent le ciel, cinq années lui avaient suffi pour dégager pleinement son originalité, pour franchir les degrés qui séparent l’entière obscurité de la réputation, presque de la gloire.

Ils sont fort intéressans à relire aujourd’hui ces premiers livres de Loti[4], et à plus d’un titre. On y distingue d’abord assez aisément les influences littéraires qui se sont exercées sur sa personnalité naissante. Car il est entendu que Loti n’a jamais rien lu ; et je veux bien croire, puisqu’il le dit, que c’est vers trente ans seulement qu’il connut « la première œuvre de Flaubert, que son ami Daudet l’obligea à lire, » et qui lui fut d’ailleurs « une révélation charmante. » Ce serait donc de cette époque que daterait certain exemplaire de Salammbô copieusement annoté par lui. Que le capitaine de vaisseau garde fidèlement ce souvenir du jeune enseigne ! Ces notes nous seront un jour aussi précieuses que le Commentaire de Chénier sur Malherbe… Pourtant, de son aveu même, si Loti « par hasard a ouvert un livre, il est très capable de se passionner pour lui quand il en vaut la peine. » Et c’est ainsi que, vers la vingtième année, « dans le calme des soirs en mer, à bord du premier navire qui l’emporta vers ces pays du soleil rêvés depuis son enfance, » il lut « avec passion » deux volumes de Feuillet, Sybille et Julia de Trécœur. Je le soupçonne aussi d’avoir lu, et non sans profit, « dans son extrême jeunesse, » ou depuis, Leconte de Lisle et Baudelaire, Fromentin et Sully Prudhomme, Gautier, les Goncourt, et Renan, — Renan, dont le ton de pensée et de style s’apparente si bien au sien, — et les grands poètes romantiques, Lamartine et Musset surtout,, et les maîtres de l’idylle exotique, Bernardin, Chateaubriand, — Chateaubriand, dont on ne dira jamais assez l’influence persistante sur l’auteur de Rarahu et de Ramuntcho… On voit les origines livresques de ce grand poète : il résume et synthétise en lui tout ce que l’exotisme de la fin du XVIIIe et de toutes les écoles du XIXe siècle a comme incorporé de préoccupations nouvelles et de sensations inédites à notre littérature nationale.

Mais il ne se contente pas d’être un simple écho, et, dès ses premiers écrits, parmi bien des enfantillages, des truculences et des affectations romantiques, sa personnalité se dessine avec une remarquable netteté. — Le romancier d’Aziyadé a déjà une forme bien à lui. Il parle une langue exquise de souplesse musicale, d’élégante sobriété, de simplicité directe, et d’une puissance d’évocation et de suggestion extraordinaire. J’ouvre au hasard son livre de début, et je tombe sur ces quelques lignes :


La vue est belle de là-haut. Au fond de la Corne d’Or, le sombre paysage d’Eyoub ; la mosquée sainte émergeant avec sa blancheur de marbre d’un bas-fond mystérieux, d’un bois d’arbres antiques ; et puis des collines tristes, teintées de nuances sombres et parsemées de marbres, des cimetières immenses, une vraie ville des morts. [Aziyadé, p. 72.]


La phrase est à peine faite : nul souci des répétitions : une suite de mots très simples, ornés d’épithètes nullement raffinées ou curieuses, et qui notent brièvement les principaux traits du tableau, et comme les détails successifs de la vision du poète, avec l’impression finale qu’elle lui laisse… Et voilà que l’image complète, avec la nuance précise d’émotion qui doit l’accompagner, se lève dans l’esprit du lecteur, plus parlante et plus obsédante que dans les plus minutieuses descriptions de vingt autres écrivains. C’est déjà tout l’art et toute la manière de Loti.

Ce don de voir et de peindre, il le transporte partout avec lui. Le soleil qui luit à Stamboul n’est pas le même que celui qui sévit au Sénégal, et rien ne ressemble moins à Tahiti que la Bretagne. Voilà ce que Loti nous fait merveilleusement sentir. Cette infinie diversité des climats, des paysages et des mœurs, il nous en donne, dès ses premiers livres, la sensation aiguë jusqu’à la souffrance. Son génie descriptif est comme un miroir qu’il promène de ciel en ciel et où vient se refléter avec une admirable fidélité ce qu’il y a d’unique et de rigoureusement individuel, de pas encore vu et d’irrémédiablement éphémère dans les spectacles changeans qui se succèdent sous ses yeux.

Aime ce que jamais tu ne verras deux fois !


Ce pourrait être la devise de Loti voyageur. Et l’incomparable artiste s’est déjà très bien rendu compte de son procédé de notation pittoresque : il l’analyse, il en fait la théorie, tout comme un de ces vulgaires critiques qu’il a littéralement en horreur :


Il y a plusieurs manières de décrire les pays… Il y a… les notes rapides, qui sont comme les impressions sténographiées du voyageur qui passe. — Impressions prime-sautières qui s’effacent très vile ; qu’il faut noter tout de suite, parce que, un peu plus tard, ou ne les noterait plus. Certains aspects des pays où l’on arrive vous frappent très vivement à première vue, par contraste avec les pays d’où l’on vient ; au bout de quelques jours, ils ne vous frappent plus ; un peu plus tard, ou trouve oiseux d’en parler.

C’est pourquoi les voyages en courant ont du bon ; — quand on a déjà beaucoup circulé par le monde, on s’est habitué à se former d’un seul coup une idée de toute une contrée. — Du pêle-mêle des choses qui vous sont apparues en quelques heures, on dégage une vue d’ensemble, — vue bizarre, esquissée à grands traits, — mais souvent juste.

C’est ce pêle-mêle qui va suivre. — Il y aura dans ce chapitre des choses incohérentes, et des choses futiles, notées au hasard de la course. — La vue d’ensemble s’en dégagera-t-elle pour le lecteur ? — Il est fort à craindre que non : celui qui écrit n’a pas pour cela le talent qu’il faudrait…


Non seulement il a déjà « tout le talent qu’il faudrait, » — et il s’en doute bien, — mais ce talent, il l’applique avec autant de bonheur aux êtres vivans qu’aux choses inanimées. Aziyadé, Rarahu, Fatou-Gaye, Jean Peyral, mon frère Yves sont des personnages qu’on n’oublie plus quand une fois on a lu Loti. Ils revivent dans ses pages, avec leur individualité propre, avec leurs gestes familiers, avec toute leur âme simple et profonde. Loti est admirable pour peindre ces âmes peu compliquées d’apparence, toutes proches de la nature, qui semblent vivre leur vie comme dans un rêve, et qui, de temps à autre, nous découvrent des dessous insoupçonnés d’elles-mêmes, et comme des mystères d’humanité inconsciente.

Il se peint aussi lui-même avec une sincérité, une naïveté parfois, qui, si elle peut, faire sourire, ne laisse pas d’avoir son charme et son éloquence. Il a si souvent dit, et sur tous les tons, qu’il est revenu de toutes choses, qu’il n’a plus ni croyances, ni illusions, que ce serait lui faire injure que de mettre en doute la réalité et la profondeur de son nihilisme moral. « J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai pas pu, nous avoue-t-il quelque part. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter : il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. » Visiblement, il s’efforce de réaliser de son mieux cet inquiétant programme. De trop bonne heure sans doute, les doctrines ambiantes ont soufflé sur ses convictions religieuses, et de ces doctrines il n’a su retenir que le côté purement négatif. Pour combler « le vide écœurant » de son âme, il essaye de se prendre à tous les mirages de la vie[5] ; mais il n’y réussit pas longtemps, et il suffit de peu de chose pour le faire « retomber sur lui-même. » Et c’est alors toujours la même douloureuse plainte qui retentit : « Je ne retrouve plus au-dedans de moi que l’immense ennui de vivre. » « J’ai beau faire, Plumkelt, je ne suis pas heureux ; aucun expédient ne me réussit pour m’étourdir. J’ai le cœur plein de lassitude et d’amertume. » Ailleurs encore : « L’idée chrétienne était restée longtemps ilot-tante dans mon imagination, alors même que je ne croyais plus ; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd’hui, ce prestige est absolument tombé ; je ne connais rien de si vain, de si mensonger, de si inadmissible. » et pourtant, cette idée chrétienne, qu’il croit morte dans son cœur, est encore plus vivante en lui qu’il ne le veut bien dire. Elle se mêle, au moins quelquefois, pour l’épurer, la spiritualiser, à sa conception de l’amour et de la mort[6] ; elle l’incline à une profonde et touchante pitié pour tous ceux qui souffrent de la vie, pour tous ces humbles qu’il coudoie et qu’il a mis dans ses livres. Enfin, ne va-t-il pas jusqu’à écrire : « Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai de ressaisir quelques bribes de foi ? » Ce ne sont pas là les propos et les pensées d’un incrédule bien sûr de son incroyance ; surtout, ce n’est point l’état d’âme habituel de ceux qu’il a flétris un jour dans une phrase sanglante, « libres penseurs farouches, bavant des inepties athées sur toutes les choses saintes d’autrefois. » Le futur pèlerin de Jérusalem ne froissera jamais aucune âme religieuse.


III

Et il a mérité d’écrire ce chef-d’œuvre de poésie, de tendresse inquiète, de douloureuse pitié et de poignante tristesse qui s’appelle Pêcheur d’Islande. C’est le plus populaire des livres de Loti[7], et c’en est, sinon peut-être le plus complet, tout au moins le plus profondément et le plus simplement humain. On avait pu justement reprocher à ses premiers romans l’abus des amours exotiques et l’étalage un peu indiscret de sa personnalité. Ici, une pareille critique n’aurait plus sa raison d’être. Le moi de l’auteur n’intervient plus, — j’entends directement, — qu’en une ou deux rapides circonstances : « Aussi bien, je ne puis m’empêcher de conter cet enterrement de Sylvestre que je conduisis moi-même là-bas, dans l’île de Singapour… » Ailleurs, c’est pour jeter ce cri d’émotion et d’angoisse à la pauvre grand’mère Moan, qui vient pour la dernière fois d’embrasser son petit-fils : « Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre ; jusqu’à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s’efface là-bas pour jamais… » Et enfui, ceux qui ne s’intéressaient guère aux lointaines aventures d’Aziyadé, de Rarahu ou de Fatou-Gaye, — ils avaient tort sans doute, — comment pouvaient-ils se dérober au charme prenant, Apre et mélancolique qui se dégage de l’humble histoire du grand Yann et de la grave et tendre Gaud, « avec ses yeux d’un gris de lin à cils presque noirs ? » Car ils sont bien de chez nous, les héros de l’idylle tragique : leur âme ne nous est point étrangère ; nous n’avons aucun effort à faire pour les comprendre ; nous entrons comme de plain-pied dans les préoccupations de leur vie quotidienne ; la mort même qui les menace, nous la voyons ou nous la savons suspendue, autour de nous, sur tant d’existences françaises, qu’elle nous émeut comme si elle allait atteindre l’un des nôtres ; et lequel d’entre nous ou de nos proches n’a dans son souvenir quelque sombre histoire vraie comme celle qui forme le fond du livre, un jeune bonheur péniblement édifié, puis brutalement brisé par l’impitoyable mort ?…

Au reste, ceux qui veulent à tout prix qu’un roman les dépayse peuvent trouver dans Pêcheur d’Islande de quoi satisfaire leur passion d’exotisme. Si la terre bretonne est bien le centre commun des personnages et de l’action, elle n’est pas seule à fournir au poète la matière de ses paysages : le Tonkin, l’Indo-Chine, l’Inde même, et les mers équatoriales, l’Islande surtout, avec son étrange lumière, ses brumes fantastiques et les perfidies de sa « mer hyperborée, » apportent leur tribut d’évocations pittoresques, élargissent et diversifient le décor, jettent sur tout le drame cette poésie très spéciale, faite de réalité et de rêve, qui semble l’apanage des lointains pays inconnus. Mais, plus que tout le reste, ce qui donne au livre cette couleur, cet accent poétique qui font que parfois il confine à la grande épopée, c’est la mer, la mer vue de la côte et du large, sous tous ses aspects, tantôt souriante et hospitalière, tantôt furieuse et rugissante, la mer féconde et nourricière, la mer dévoreuse d’hommes, la mer qui attire et qui tue, qu’on maudit et qu’on aime tout ensemble. C’est elle qui a suggéré à l’écrivain l’idée grandiose et sombre, qui revient comme un douloureux leit motiv dans son récit, de ces fiançailles quasi mystiques de Yann avec « la grande chose émouvante, mystérieuse. » C’est elle qui, semblable à la fatalité antique, domine, implacable, toute l’action, comme elle domine, dans la vie réelle, toutes les humbles destinées qui lui sont confiées : elle fait planer, sur l’œuvre tout entière, je ne sais quelle secrète horreur, et un peu de cet effroi que nous inspire toujours la vue des grandes forces naturelles, dans leur aveugle déchaînement.

À cette poésie de la mer s’ajoute et se môle la poésie plus intime de l’amour. Le peintre, souvent « troublant » des amours de Jean Peyral et de Fatou-Gaye a compris qu’en abordant ce nouveau sujet, il devait changer sa manière, sous peine de commettre une grave faute de goût littéraire et moral, et il y a excellemment réussi. Son inspiration, son expression aussi s’est simplifiée, épurée. « C’est que chez ces simples, écrit-il, il y a le sentiment, le respect inné de la majesté de l’épouse ; un abîme la sépare de l’amante, chose de plaisir… » Voilà la note juste et le sentiment exact. Certes, l’écrivain demeure hardi, — car il n’a pas fréquenté impunément chez Flaubert, chez les Goncourt et chez Daudet, et la pruderie n’est point son fait, — mais il sait être discret, et il ne dédaigne point d’être délicat. Il y a certaines pudeurs qu’il devine et qu’il exprime à merveille. « En dehors de ce baiser de frère qu’il lui donnait en arrivant et en partant, il n’osait pas l’embrasser. Il adorait le je ne sais quoi invisible qui était en elle, qui était son âme[8], qui se manifestait à lui dans le son pur et tranquille de sa voix, dans l’expression de son sourire, dans son beau regard limpide… » Cette conception hautement spiritualiste de l’amour, la seule du reste qui soit digne d’un vrai poète, donne à ses héros et à leur histoire une profondeur, une élévation qui les transfigurent. La réalité est ici dépassée, devinée, interprétée, et, sans cesser d’être la réalité, — ou ce que nous prenons pour elle, — elle s’élève et s’élargit jusqu’au symbole. Comme dans le vieux poème de Tristan et Iseut, ce qui s’exprime dans Pêcheur d’Islande, c’est l’âme même d’une race plus éprise qu’aucune autre d’idéal et d’infini. « Un des côtés de la chaumière était occupé par des boiseries grossièrement sculptées et aujourd’hui toutes vermoulues ; en s’ouvrant, elles donnaient accès dans des étagères où plusieurs générations de pêcheurs avaient été conçues, avaient dormi, et où les mères vieillies étaient mortes. » Toute la vie bretonne est dans ces quatre lignes. Et c’est pour avoir rendu cette conception de l’amour avec un mélange unique de hardi réalisme et de délicate réserve que Loti a pu « rajeunir et moderniser l’idylle, — le mot est de M. Paul Bourget, — jusqu’à tout faire paraître conventionnel en regard. »

Si l’amour appelle la mort, dans la vie réelle comme dans les œuvres des poètes, nulle part cela n’est plus vrai qu’en Bretagne. Elle n’est jamais loin, au pays d’Armor, la sinistre visiteuse.


Autour d’eux, pour leur premier coucher de mariage, le même invisible orchestre jouait toujours, Houhou !… houhou !… Et la grande tombe des marins était tout près, mouvante, dévorante, battant les falaises de ses mêmes coups sourds. Une nuit ou l’autre, il faudrait être pris la dedans, s’y débattre, au milieu de la frénésie des choses noires et glacées ; — ils le savaient…


Cette ubiquité et cette omniprésence de la mort, Loti l’a sentie, et il l’a rendue avec une puissance, avec une intensité d’émotion, avec une abondance verbale, avec une force incessamment renouvelée d’expression, avec un frémissement d’horreur physique, qui n’ont, je crois, jamais été surpassés. À toutes les pages du livre, l’idée que nous ne sommes rien, que nos joies, nos désirs et nos rêves vont avoir là, bientôt, dans ce grand trou noir béant qui nous attend, leur prompte et naturelle conclusion, cette idée-là revient, quelquefois à peine exprimée, suggérée plutôt, d’autant plus obsédante et insinuante. « Ils mouraient par milliers sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la Mer-Rouge… Leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait eu trop ; alors la mère aveugle, et sans âme, la mère nature avait chassé d’un souffle cet excès de petits oiseaux avec la même impassibilité que s’il se fût agi d’une génération d’hommes. » « La mère aveugle, et sans âme : » nous touchons là le fond et nous saisissons le secret de cette tristesse morne et désespérée qui se dégage invinciblement de Pêcheur d’Islande. La pensée de la mort, même fréquente, même habituelle, peut n’être point sans douceur. Si la foi religieuse s’en empare pour y mêler des idées d’immortalité, de libération spirituelle, et des espérances d’éternel revoir, elle peut devenir, une fois tombés les premiers troubles et les premières révoltes de la chair et du sang, elle peut devenir la plus apaisante, la plus réconfortante des consolations. On le sait bien en terre bretonne, et c’est pourquoi sans doute l’idée chrétienne y est demeurée si vivace, si difficile à extirper ; et Loti est trop poète, il a trop le sens pieux des « choses saintes d’autrefois » pour ne pas comprendre cette disposition d’esprit et pour n’en point tenir compte. Il s’est donc scrupuleusement conformé à la « couleur locale » en recueillant avec fidélité, avec sympathie mille témoignages de la piété bretonne : il note le grand nombre de « croix de granit, qui se dressent sur les falaises avancées de cette terre des marins, comme pour demander grâce ; » ailleurs, il représente la grand’mère Moan, dans la dernière journée qu’elle passe avec son petit-fils, entrant avec lui dans une église « pour dire ensemble leurs prières ; » il n’oublie pas non plus, au repas de noces, le touchant usage de la prière pour les morts, qui lui fournit une page d’un si saisissant effet ; et enfin, quand Gaud, lasse d’attendre le retour de son mari, se retrouve, à la chapelle des naufragés, en face d’une autre femme de pêcheur, les deux femmes, « presque haineuses » tout d’abord, finissent par s’agenouiller « près l’une île l’autre comme deux sœurs. A la Vierge Etoile de la Mer, elles disent des prières ardentes, avec toute leur âme. Et puis bientôt on n’entendit plus qu’un bruit de sanglots, et leurs larmes pressées commencèrent à tomber sur la terre… Elles se relevèrent, — ajoute l’écrivain, — plus douces, plus confiantes. » — Et cependant, une chose manque dans la représentation, d’ailleurs si fidèle, de la piété de ces humbles : l’idée d’immortalité en est absente, et la croyance assurée à un au-delà réparateur. Les héros de Loti font bien le geste de la foi ; il ne me semble pas que ceux mêmes d’entre eux qui ont été le plus éprouvés par la vie entrevoient clairement la raison dernière de ces vénérables pratiques, et trouvent, dans la pensée d’une autre existence meilleure, apaisement et réconfort. Le poète, sans le vouloir, apparemment, leur a prêté un peu de son âme. La contagion de son incroyance les a gagnés. Et ce qu’il dit de l’un d’entre eux, j’ai bien peur qu’on ne le puisse dire de tous : « Dans son idée à lui, la mort finissait tout… Il lui arrivait bien, par respect, de s’associer à ces prières qu’on dit en famille pour les défunts ; mais il ne croyait à aucune survivance des âmes. » N’est-ce pas, à peine transposé, l’état dame de Loti lui-même ? Telle phrase de lui, jetée négligemment en passant sur « le grand néant bleu, » en dit plus long à cet égard que les déclarations les plus formelles. Évidemment, Pêcheur d’Islande a été conçu et écrit dans un de ces momens de désespérance intime, d’incroyance absolue, d’entier et sombre nihilisme dont ses premiers écrits nous faisaient parfois la confidence, et telle est bien l’impression dernière que nous laisse le livre. Je n’en sache pas qui proche plus fortement et plus subtilement tout ensemble la vanité de toute action, le néant de tout effort, et l’universel « À quoi bon ? » de la vie. Chef-d’œuvre, certes, mais chef-d’œuvre de morne désolation, et chef-d’œuvre de stérile pitié, puisque la pitié ne s’y achève pas en espérance.

Pêcheur d’Islande nous offre l’harmonieuse synthèse de tous les dons que Loti avait jusqu’ici manifestés tour à tour. Il est désormais en pleine possession de toutes ses ressources d’écrivain, comme de ses principaux motifs d’inspiration. Et les livres vont dès lors succéder aux livres, multipliant, certes, les belles pages, mais sous la diversité des sujets, des impressions et des paysages, ne laissant pas de découvrir quelquefois une certaine monotonie de pensée et de facture. Madame Chrysanthème serait assurément une fort jolie chose si le Mariage de Loti n’existait pas ; et Fantôme d’Orient n’a peut-être que le tort d’être une reprise, charmante d’ailleurs, mais, relativement, assez facile, d’Aziyadé. Il est vrai qu’à prendre individuellement tous ces ouvrages, et en faisant effort pour oublier ceux qui les précèdent, on retrouve en chacun d’eux ce charme un peu maladif, mais si pénétrant et si fort, qui émane de tous les livres de Loti. Romans personnels, impressions de voyage, souvenirs intimes, nouvelles ou récits, Loti a monnayé, sous les formes les plus diverses, ses dons de poète descriptif, et les aventures de sa vie individuelle. « Je n’ai jamais su parler que de ce que j’avais bien vu, » nous déclare-t-il quelque part, et comme sa vie s’est passée à « promener par le monde changeant son âme changeante, » il a pu nous rapporter de tous les coins du monde des « choses vues, » et que personne ne sait nous faire voir comme lui. Le Maroc, les Indes, le Japon, Stamboul, la Roumanie, Venise, le golfe d’Aden, et combien d’autres contrées ! revivent dans ses écrits, chacune avec la nuance particulière de son ciel, avec les caractères individuels de ses paysages, avec les habitudes et les mœurs de ses habitans, avec ce je ne sais quoi qui est son âme, et qu’il est plus facile de sentir, de subir même pour son compte, que de définir avec précision, et de faire sentir aux autres. Loti, lui, ne définit pas, — ce n’est point son affaire, — mais il sait faire merveilleusement sentir. Et son génie d’évocateur ne se borne pas au simple décor de cette vie humaine qu’il veut peindre : les faits et les êtres les plus humbles comme les plus imposans, le prestigieux magicien n’a qu’à les toucher de sa baguette pour qu’ils s’animent sous nos yeux et vivent à jamais dans notre souvenir. Quoi de plus ténu et de plus mince que l’histoire qui forme le fond de la Vie de deux chattes ! Et pourtant, on la lit, elle nous émeut, — et on la retient, presque aussi fidèlement que l’admirable fresque, si complète, si émouvante, sur la mort de l’amiral Courbet. Heureux les spectacles ou les hommes que Loti a daigné regarder et décrire ! Ils sont assurés de ne pas mourir tout entiers.

C’est aussi bien la seule immortalité qu’il ose leur promettre. « Toujours cette dérision lamentable : aimer de tout son cœur des êtres et des choses que chaque journée, chaque heure travaille à user, à décrépir, à emporter par morceaux ; et après avoir lutté, lutté avec angoisse pour retenir des parcelles de tout ce qui s’en va, passer à son tour. » « De tels effets, dira-t-il plus nettement ailleurs, sont pour nous donner la très effrayante preuve de la matière, rien que matière dont nous sommes pétris, et du néant d’après. » Des déclarations de ce genre, un peu brutales dans leur matérialisme simpliste, sont du reste rares chez Loti ; et si elles expriment assez bien la disposition habituelle, et peut-être même l’arrière-fond de sa pensée, elles comportent, dans la pratique, plus d’une atténuation et plus d’un repentir. « Autour des lieux où on a longtemps prié, confessera-t-il, il y a toujours des essences inconnues qui planent. Dans les églises bretonnes, dans tous les vieux temples de toutes les religions du monde, j’ai éprouvé cette oppression du surnaturel. » S’il songe à « sa bien-aimée vieille mère, » il a « l’inconséquence de presque espérer pour son âme, au-delà de la mort, un prolongement sans fin ; » car cette « foi tranquille » qu’il « vénère » « est la seule chose au monde lui donnant à certaines heures une espérance irraisonnée encore un peu douce. » Un autre jour, un peu d’islamisme aidant, car il s’est « toujours senti l’âme à moitié arabe, » il fera la profession de foi que voici :


Je pense que la foi des anciens jours, qui fait encore des martyrs et des prophètes, est, bonne à garder et douce aux hommes à l’heure de la mort. A quoi bon se donner tant de peine pour tout changer, pour comprendre et embrasser tant de choses nouvelles, puisqu’il faut mourir, puisque forcément un jour il faut râler quelque part, au soleil ou à l’ombre, à une heure que Dieu seul connaît ? Plutôt, gardons la tradition de nos pères, qui semble un peu nous prolonger nous-mêmes en nous liant plus intimement aux hommes passés et aux hommes à venir… [Au Maroc, 1890, p. III.]


Deux ou trois années, se passent, et Loti écrit ce douloureux roman de Matelot. Là aussi, comme dans Pêcheur d’Islande, il y a une pauvre mère de marin, à laquelle son fils n’est pas rendu, car, ainsi que tant d’autres, il lui a fallu « descendre, enveloppé d’une gaine de toile, descendre, descendre à travers la grande obscurité d’en dessous. » Or, après les premiers jours de grande révolte et d’affreux désespoir, ses yeux hagards se fixent sur une image de la Vierge et du Christ, et les douces larmes bienfaisantes coulent enfin comme d’une source. « Le céleste revoir apparut à cette mère, avec les promesses éternelles et tout le leurre radieux de cette immortalité chrétienne, telle que les simples l’entendent, et telle qu’il faut qu’elle soit pour consoler. » Et l’on se rappelle les dernières lignes du livre :


O Christ de ceux qui pleurent, ô Vierge calme et blanche, ô tous les mythes adorables que rien ne remplacera plus, ô vous seuls qui donnez le courage de vivre aux mères sans enfans et aux fils sans mère, ô vous qui faites les larmes couler plus douces et qui mettez, au bord du trou noir de la mort, votre sourire, soyez bénis !… Et nous, qui vous avons perdus pour jamais, baisons, en pleurant, dans la poussière, la trace que vos pas ont laissée en s’éloignant de nous… [Matelot, 1893, p. 241-242.]


Et enfin, s’il arrive qu’on dise devant Loti que tel livre, fût-il écrit par une reine qu’il aime, contient des choses « qui surpassent en consolation le christianisme, » et qu’on « parle presque dédaigneusement de cette foi qui, pendant des siècles, a donné aux mourans la paix souriante, » il s’attriste de cette « puérile vanité, » de ce « blasphème d’enfant ; » il ne se contente plus de « soutenir, par attachement de cœur, par douce tradition d’enfance, l’ineffable leurre chrétien, convaincu alors comme maintenant, comme toujours, que jamais plus radieux mirage ne viendra enchanter les heures de souffrance et de mort, » il s’indigne, il se révolte : « Alors, je me mis à défendre le christianisme avec une violence subite, comme si on m’eût outragé moi-même. » [L’Exilée, 1893, p. 95-90.]

L’homme qui parle ainsi n’a pas renoncé définitivement encore à reconquérir la foi maternelle : il est déjà presque à moitié sur la route de Jérusalem[9].


Où sont mes frères de rêve, ceux qui jadis ont bien voulu me suivre aux champs d’asphodèles du Moghreb sombre, aux plaines du Maroc ?… Que ceux-là, mais ceux-là seuls, viennent avec moi en Arabie Pétrée, dans le profond désert sonore…

Puis, au bout de la route longue, troublée de mirages, Jérusalem apparaîtra, ou du moins sa grande ombre, et alors peut-être, ô mes frères de rêve, de doute et d’angoisse, nous prosternerons-nous ensemble, là dans la poussière, devant d’ineffables fantômes. [Le Désert, p. 1895, p. I-II.]


« Anxieux pèlerinage, depuis si longtemps souhaité, remis d’année en année par une instinctive crainte[10], » laquelle ne devait d’ailleurs être que trop justifiée. La foi ne se donne pas, et, dans la mesure où on peut la conquérir, elle exige, avec l’humilité du cœur, le don absolu, sans réserve de l’âme tout entière, et un vigoureux, un persistant effort de la volonté. Loti a-t-il réalisé pleinement ces conditions préalables ? Les lecteurs de Jérusalem et de la Galilée peuvent répondre. Ce qui, en tout cas, n’est pas douteux, c’est la profonde, l’ingénue sincérité avec laquelle le poète a accompli ce « pèlerinage sans foi, » a tenté cette pieuse expérience. Sans doute, comme Chateaubriand jadis, il est allé là-bas, en Terre-Sainte, « chercher des images nouvelles, » et aussi bien, les paysages qu’il en a rapportés comptent-ils parmi les plus beaux qu’il ait brossés ; mais ce n’était pas son vrai, ou du moins son principal dessein. Il faut en croire non l’artiste, mais l’homme, quand, nous parlant de cette « sorte de patrie mystique, » il nous déclare qu’il avait « espéré y trouver autre chose que le sentiment de la nature souveraine et de son renouveau éternel. » Très sincèrement, en « évoquant sur place et dans leur cadre originel des souvenirs de la Bible et du Christ, » il a voulu « réveiller au fond de lui-même les vieux espoirs morts, » il a voulu retrouver cette foi dont il a connu toute la vertu consolante et pacifiante, et faire revivre dans son âme, « qui fut parmi les tourmentées de ce siècle finissant, » « ce pardon-que Jésus avait apporté, cette consolation et ce céleste revoir. »


Oh ! il n’y a jamais eu que cela ; tout le reste, vide et néant, non seulement chez les pâles philosophes modernes, mais même dans les arcanes de l’Inde millénaire, chez les sages illuminés des vieux âges. Alors de notre abîme, continue de monter vers celui qui jadis s’appelait, le Rédempteur, une vague adoration désolée… Vraiment, mon livre ne, pourra être lu et supporté que par ceux qui se meurent d’avoir possédé et perdu l’Espérance Unique ; par ceux qui, à jamais incroyans comme moi, viendraient encore au Saint-Sépulcre avec un cœur plein de prière, des yeux pleins de larmes, et qui, pour un peu, s’y traîneraient à deux genoux. [Jérusalem, p. 1-2.]


« A jamais incroyans comme moi : » l’aveu dit assez l’issue de l’expérience. Et pourtant, qui oserait dire que « le rêve religieux » du poète ait de tous points avorté ? Si, avec sa sincérité foncière, il ne nous fait grâce d’aucun des doutes qui l’assaillent, fût-ce même dans sa dernière visite au Saint-Sépulcre ; si, « avec ses idées calvinistes, » Jérusalem lui paraît décidément « trop idolâtre ; » s’il ne peut s’empêcher d’en vouloir aux moines qui lui ont « banalisé le Grand Souvenir ; » si, plus d’une fois, il éprouve « le froid des déceptions irréparables ; » si, alors, il se sent « repris par le charme de l’Islam, » ou encore « rappelé à la terre » par un de ces « leurres d’un jour appropriés sans doute, mieux que les grands rêves, à notre brièveté dérisoire ; » si enfin, dans la nuit qu’il passe au Gethsémani, et où il s’était promis je ne sais quelle révélation spéciale de Jésus, il se découvre « l’âme plus déçue, vide à jamais, amère et presque révoltée, » ce ne sont pas là les seules impressions qu’il ait rapportées de la terre des miracles. À l’apparition de Bethléem, des larmes infiniment désolées, mais si douces, » comme une « dernière prière, » lui montent aux yeux, et il va jusqu’à se reprocher son « dédain de raffiné » pour tout ce qui « enchante et console la foule innombrable des simples. » En montant à Jérusalem, il note « des instans de compréhension du lieu où il est, — et alors d’émotion profonde, — mais tout cela furtif, troublé, emporté par le bruit. » Puis, au Saint-Sépulcre, il sent « se faire en lui comme un réveil de la foi des aïeux, » et quand la religieuse qui raccompagne lui montre les vestiges des voies hérodiennes, « me voici, dit-il, ému autant qu’elle-même et, pour un temps, je ne doute plus. » « On s’imagine ne plus rien croire, dit-il ailleurs, mais tout au fond de l’âme subsiste encore obscurément quelque chose de la douce confiance des ancêtres. » Et enfin, dans sa dernière visite au Saint-Sépulcre :

C’était inattendu et sans résistance possible : dans ce retrait du pilier qui me cache, voici que je pleure moi aussi ; que je pleure enfin toutes les larmes accumulées et refoulées pendant mes longues angoisses antérieures, au cours de tant de changeantes et vides comédies dont mon existence a été tramée. On prie comme on peut, et moi je ne peux pas mieux…

Et, en ce moment, si étrange que cela puisse paraître venant de moi, je voudrais oser dire à ceux de mes frères inconnus qui m’ont suivi au Saint-Sépulcre : Cherchez-Le, vous aussi ; essayez… puisqu’en dehors de Lui il n’y a rien !… Peut-être le trouverez-vous mieux que je n’ai su le faire… Et d’ailleurs, je bénis même cet instant court où j’ai presque reconquis en Lui l’espérance ineffable et profonde, — en attendant que le néant me réapparaisse plus noir, demain. [Jérusalem, p. 220-221.]

Espérance bien instable sans doute, et bien troublée, que les touchantes évocations du lac de Tibériade prolongeront encore un peu, mais qui ne résistera pas longtemps aux mille sollicitations de la vie sensible, aux suggestions du tempérament individuel. Du moins, lame du poète a été touchée en ses profondeurs, et elle est sortie en partie renouvelée de cette expérience.

Donc, il s’achève ce soir, notre pèlerinage sans espérance et sans foi… En nous s’est affirmée d’une façon plus dominante le sentiment que tout chancelle comme jamais, que, les dieux brisés, le Christ parti, rien n’éclairera notre abîme… Et nous entrevoyons bien les lugubres avenirs, les âges noirs qui vont commencer après la mort des grands rêves célestes, les démocraties tyranniques et effroyables, où les désolés ne sauront même plus ce que c’était que la Prière… [La Galilée, p. 209-210.]

IV

Au lendemain d’une expérience analogue qu’il avait tentée, dans son long pèlerinage à Port-Royal, Sainte-Beuve écrivait à son ami Victor Pavie :

Vous me dites, mon cher Pavie, de bien bonnes choses et des espérances trop belles sur l’effet moral que vous attendez, de ce cours sur moi. Hélas ! il est trop certain que, s’il ne me fait pas de bien, il me fera grand mal. On ne touche pas impunément aux autels : et, en supposant que j’aie fait quelque bien autour de ma parole, on ne fait pas impunément du bien si l’on n’en reçoit au cœur soi-même. Aussi, je vous parle de ce cœur, toujours flottant, toujours repris, et qui ne se sent un peu heureux aujourd’hui que d’un plus libre rayon de printemps.

Je ne sais jusqu’à quel point, en quittant la Palestine, Loti n’aurait pas cru pouvoir s’appliquer à lui-même ces vives et douloureuses paroles. Elles eussent d’ailleurs été aussi injustes dans son cas qu’elles l’étaient dans celui de Sainte-Beuve. Il est très vrai qu’ « on ne touche pas impunément aux autels, » — on veut dire, quoi qu’en pense l’auteur de Volupté, sans quelque profit moral et même littéraire. De même que nous n’aurions pas le Port-Royal, si Sainte-Beuve n’avait pas entrepris son cours de Lausanne, de même nous n’aurions pas Ramuntcho[11], si Loti n’était pas allé en Terre-Sainte. En refaisant, sur les traces du grand ancêtre, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, il a trouvé quelques-uns des « motifs » d’une nouvelle Atala.

Car, comme dans Atala, le sujet de la touchante idylle pyrénéenne, c’est l’histoire de deux amans séparés par la religion, — une religion peut-être mal comprise par une mère peu éclairée. Mais Loti, tout poète qu’il est, a le goût de la vraisemblance et de la réalité prochaine. Ses héros ne sont pas entièrement des créations de son imagination, et leurs aventures ne se passent pas « dans le désert. » Il s’est avisé qu’il y a, en France même, et de nos jours, des coins aussi peu connus, et d’un exotisme aussi particulier, aussi rare, que ceux qu’il était allé chercher bien loin, au-delà des mers. C’est cette fois le pays basque, resté si original d’aspect, de langue et de mœurs, qui lui a fourni le décor de son drame, et la matière de ces descriptions, qui sont un des élémens indispensables de ses récits, et par lesquelles il excelle à entretenir notre curiosité, à reposer notre attention ; et il a su si bien, comme toujours, marier la peinture des lieux et celle des âmes, qu’on ne pourrait même concevoir que l’histoire de Ramuntcho se passât ailleurs qu’au village d’Etchézar. Ne parlons pas ici du style, qui n’a jamais été plus frais, plus souple, plus constamment inventé, plus fécond en heureuses trouvailles. Si l’on joint à cela que, sans renoncer à sa composition habituelle, laquelle est une composition essentiellement poétique, et non une composition logique, — comme celle de M. Bourget, par exemple, — Loti a cette fois fait preuve d’une entente plus complète et moins nonchalante de son métier, d’une facture plus serrée et plus ferme, on se rendra compte que l’art de l’écrivain, loin de déchoir avec les années, s’est au contraire enrichi, mûri et fortifié.

Sur ce fond commun, largement et finement brossé tout à la fois, s’enlèvent vigoureusement les personnages, dessinés de quelques traits si sobres et si justes, si suggestifs de tout le reste, qu’on ne les oublie plus. A l’arrière-plan, Itchoua, le bandit homme d’Eglise, à l’âme énigmatique et ténébreuse ; Arrochkoa, le hardi et brillant joueur de pelote, « contrebandier par fantaisie, » à « l’œil caressant et fuyant ; » sa mère, la sombre, dure et implacable Dolorès, qui colore de religion ses vieilles jalousies et ses rancunes inexpiables ; et Franchita, qui a su faire oublier par toute une vie de dignité hautaine la faute de sa jeunesse, pauvre âme troublée et douloureuse de femme trop tendre et de mère passionnée. Au premier plan, Ramuntcho, l’enfant sans père, à demi civilisé, comme Chactas, de par ses hérédités paternelles, qui se sent comme un demi-étranger au pays basque, et dont l’âme est partagée comme les croyances, mais si beau, si ardent, si généreux, et si digne d’être aimé ; et Gracieuse, sa fiancée, partagée elle aussi entre l’amour et le cloître, petite âme limpide et fraîche, où on lit comme dans un miroir, si simple, si naïvement confiante, adorable personnification de la tendresse chaste et profonde. Et entre ces divers personnages, l’action se déroule, vive et directe, par une succession de tableaux et d’épisodes qui nous font pénétrer dans leur vie journalière, mettent en saillie les principaux aspects de leurs caractères, et viennent se fondre en une impression commune d’harmonieuse unité. Puis, après les scènes joyeuses ou tristes d’amour partagé et de deuil, après les scènes où la passion grondante s’emporte à une entreprise audacieuse et presque désespérée, le dénouement, si admirablement filé, dans cet humble couvent où, d’elle-même, se fait la « renonciation totale et douce, » où l’apaisement tombe des blanches murailles et envahit pou à peu ces cœurs pleins d’irritation et d’amertume… L’art de Loti s’est quelquefois, — comme dans Pêcheur d’Islande, — appliqué à des sujets plus larges, plus poétiques peut-être et, en tout cas, plus tragiques : il n’a jamais été plus sûr de ses moyens et réalisé plus pleinement son objet.

Et enfin, — et c’est où je vois le bénéfice moral des émotions éprouvées en Terre-Sainte, — l’œuvre manifeste une intelligence du christianisme plus entière et plus pénétrante que les romans qui l’avaient précédée. Assurément, et quoique l’auteur n’intervienne pas, ou n’intervienne guère dans son récit, on sent très bien qu’il n’est pas croyant, et qu’il est un de ces hommes dont il parle quelque part, « des raffinés aussi, sans foi, sans prière, échangeant entre eux, à demi-mots légers, des pensées d’abîme. » Il a d’ailleurs conçu son héros à son image, et il ne peut s’empêcher de lui faire partager un peu son incroyance. Voyez aussi comme il nous peint Franchita au moment de la mort :


Croyante, elle l’était bien un peu : pratiquante plutôt, connue tant d’autres femmes autour d’elle ; timorée vis-à-vis des dogmes, des observances, des offices, mais sans conception claire de l’au-delà, sans lumineux espoir… Le ciel, toutes les belles choses promises après la vie… Oui, peut-être… Mais pourtant, le trou noir était là, proche et certain, où il faudrait pourrir.


Et, comme pour préciser sa pensée, c’est à la nature tout entière qu’un matin, en des pages du reste admirables, le poète fait prêcher, et chanter « le néant des religions, l’inexistence des divinités que les hommes prient. » — Et cependant, tel n’est pas son dernier mot, ni l’inspiration dominante du livre. La poésie, et l’on peut bien dire le « génie » du christianisme ont rarement été sentis et rendus avec autant de bonheur, par exemple, que dans la description de la grand’messe en ce village perdu d’Etchézar, ou encore dans les pages de la fin, qui, si aisément, auraient pu prêter à des insinuations « anticléricales : » songez à ce que fût devenu le sujet entre les mains de tel autre de nos romanciers contemporains ! Au contraire, la vertu pacifiante de la religion semble se communiquer non seulement aux deux jeunes gens, venus dans des dispositions si différentes, mais à l’écrivain lui-même. « Sur lui sans doute agissent les mystérieuses puissances blanches qui sont ici dans l’air ; » et le drame se termine sur une impression de mélancolique douceur, d’humble résignation religieuse, qui contraste avec l’âpre accent de désolation désespérée que nous avons noté dans Pêcheur d’Islande. Oui, peut-être, semble ici conclure Loti, le christianisme est probablement une illusion ; mais, après tout, cela n’est pas absolument sûr ; et si c’est un leurre, n’est-ce pas le plus respectable, le plus bienfaisant des leurres ? « Faire les mêmes choses que depuis des âges sans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément les mêmes paroles de foi, est une suprême sagesse, une suprême force, » déclare-t-il à plus d’une reprise. « Il ne sait pas, dit-il encore en parlant de Ramuntcho, qu’il est sage de se soumettre, avec confiance quand même, aux formules vénérables et consacrées, derrière lesquelles se cache peut-être tout ce que nous pouvons entrevoir des vérités inconnaissables. » A l’acquisition, ou plutôt à l’intelligence de cette « sagesse, » les radieuses visions du lac de Tibériade n’ont pas été étrangères.

La même inspiration, avant de se perdre une fois encore, va se retrouver dans quelques-unes des œuvres qui vont suivre. Un jour, en décrivant une messe de minuit dans un couvent espagnol, il appellera bien le Christ, il est vrai, « le fictif triomphateur de la mort. » Mais, un autre jour, s’il vient à parler de Daudet et des dispositions morales de ses dernières années.


J’aurais voulu suivre, — nous dit-il, — imiter l’évolution intime île son âme revenant peu à peu, du fond des abîmes froids et noirs, vers des idées d’immortalité, des idées presque chrétiennes, de pardon et d’éternel amour ; rien de précis peut-être, mais une foi dans une justice suprême, dans des Au-Delà resplendissans et tranquilles. Et je crois que sa belle sérénité, son oubli de soi-même et de son mal, sa patience d’héroïque martyr, lui venaient un peu de là.


Qu’on lise enfin, dans Reflets sur la sombre route, les très belles pages intitulées Nocturne, si belles, qu’elles font un peu songer à Pascal. Dans une nuit d’hiver, toute scintillante d’étoiles, le poète éprouve et nous dépeint merveilleusement « ce sentiment particulier qui est l’épouvante sidérale, le vertige de l’infini. » Et il marche « orgueilleux et troublé dans son rêve. » Mais voici que, « devant la route de sa pensée en révolte, » se dresse la silhouette d’un clocher de village, qui « masque à sa vue des constellations, des milliers d’univers, des groupes incommensurables de mondes, » et qui « semble tout à coup lui dire : »


Dans de plus mystérieux domaines, admets donc aussi mes proportions relatives ; bénis en moi, en l’idée chrétienne que je représente, l’écran protecteur capable de te cacher les abîmes, de l’épargner l’effroi des gouffres.

Par rapport au rien que tu es, cette idée-là me parait infiniment grande ; elle offre des vérités inconnaissables, une représentation très suffisamment approchée, et mise avec sagesse à la portée de ta raison frêle. Essaye d’imiter les simples qui, à mes pieds, sont couchés sous les tombes, et qui s’en sont allés confians, sans scruter le vide ni connaître le vertige. [Reflets sur la sombre route, p. 11-12.]


Ce conseil si sage, Loti ne pourra s’y tenir définitivement encore. Comme autrefois la Judée, l’Inde « millénaire » va l’attirer maintenant, et pour des raisons analogues à celles qui l’ont jadis conduit à Jérusalem : des images nouvelles à trouver, et un peu d’apaisement moral à conquérir : « Je m’en vais là, dans cette Inde, berceau de la pensée humaine et de la prière, pour y demander la paix aux dépositaires de la sagesse aryenne, les supplier qu’ils me donnent, à défaut de l’espoir chrétien qui s’est évanoui, au moins leur croyance, plus sévère, en une prolongation indéfinie des âmes. » Au temps de sa première jeunesse, c’était une idée courante, — elle est aujourd’hui, comme on sait, très fortement battue en brèche, — que bouddhisme et christianisme se ressemblent trait pour trait, dans le fond de la doctrine comme dans leur développement historique, et que Çakya-Mouni, en un mot, fut un « frère et un précurseur de Jésus. » Cette idée-là, Loti en avait écarté brièvement l’obsession durant son voyage à travers la Galilée, mais, le « leurre chrétien » n’ayant pu fixer longtemps son inquiétude, elle avait dû se représenter plus tard à son esprit, et il éprouvait maintenant le besoin d’en contrôler la vraisemblance. « Jadis, attaché désespérément que j’étais à la conception chrétienne de la vie, j’avais dédaigné l’examen de cette doctrine qui révoltait toute mon humaine tendresse. » Tout d’abord, le sombre et farouche brahmanisme lui donne « l’impression de quelque chose de lugubrement idolâtre, de formé aussi, d’hostile et de terrible, » et il se prend à regretter « la douce paix mensongère des églises chrétiennes, bienfaisantes encore à ceux-là mêmes qui ne croient plus ; » il n’a d’ailleurs que faire de l’immortalité non séparée que lui promettent les théosophes de Madras ; mais l’un d’eux, en lui conseillant d’essayer du « brahmanisme ésotérique, » lui tient le symbolique langage que voici :


Cherchez et vous trouverez : moi, j’ai cherché depuis quarante ans ; ayez le courage de chercher encore… Et puis, — ajouta-t-il en souriant, — votre heure n’est pas venue ; la terre vous tient encore par des liens terribles.

— Peut-être.

— Vous cherchez, mais vous avez peur de trouver.

— Peut-être.

— Nous vous parlons de renoncement et vous voulez vivre !… Continuez donc votre voyage : allez voir Delhi et Agra, tout ce que vous voudrez, tout ce qui vous appelle et vous amuse. Promettez-moi seulement qu’avant de quitter l’Inde, vous irez vous reposer chez nos amis de Bénarès… [L’Inde, p. 257.]


Et à Bénarès, l’initiation commence. Voici que peu à peu, sous la parole des vieux sages, tombent les « limitations illusoires qui produisent les désirs de l’être séparé, » et que le détachement, le renoncement germent dans l’âme du poète. « Je sais, nous dit-il, que ce renoncement passera, et que peu à peu, échappé de cette sphère d’influence, je me reprendrai à la vie, mais jamais comme avant, » car on a fait passer devant lui « de telles évidences qu’il ne doute plus d’une continuation presque indéfinie de sa propre durée ; » « et la consolation puisée là, au moins n’est pas destructible par le raisonnement, comme celles des religions révélées. » Et il devait, à défaut d’un enseignement qu’il se juge incapable de donner, cette indication suprême aux « frères inconnus » qui l’ont toujours si fidèlement suivi.

Est-il bien vrai d’ailleurs qu’ « on ne redevienne jamais tout à fait soi-même, lorsqu’une fois on a été touché, si légèrement que ce fût, par la paix qui règne dans la petite maison des Sages ? » On ne s’en douterait guère, en tout cas, quand, après les Derniers jours de Pékin et la Troisième jeunesse de Madame Prune, on lit Vers Ispahan et les Désenchantées. Il semble que nous retrouvions bien là tout entier le Loti du Maroc et de Fantôme d’Orient, ou plutôt d’Aziyadé. Car les Désenchantées, c’est une reprise d’Aziyadé par un artiste plus sûr de ses moyens, un peu gâté peut-être par l’admiration, et qui, comme le Chateaubriand de certaine confession amoureuse, ne se résigne guère à vieillir. Roman délicieux du reste, d’un grand charme mélancolique, véritable idylle d’automne, que Loti seul a pu écrire. « Les êtres comme lui, qui auraient pu être de grands mystiques, mais n’ont su trouver nulle part la lumière tant cherchée, se replient avec toute leur ardeur déçue vers l’amour et la jeunesse, s’y accrochent en désespérés quand ils la sentent fuir. » Le renoncement bouddhique n’a pas eu plus de prise sérieuse sur lui que le détachement chrétien. Après Bénarès, comme après Jérusalem, il « se retrouve absolument tel qu’autrefois, et toujours enclin à se laisser dangereusement troubler par le charme nouveau des êtres et des choses, par la séduction du monde extérieur. » Avouons que l’art pur n’y a point perdu, et qu’à cet égard il eût été fâcheux que le roman des Désenchantées ne fût point écrit.

Car toutes les ressources de l’art de Loti, tous ou presque tous les thèmes d’inspiration qu’il a successivement développés s’y trouvent repris, fondus et orchestrés avec une aisance souveraine, avec « je ne sais quelle longueur de grâces » dont rien ne saurait dépasser le charme et la séduction. Et, ce qui est tout à fait nouveau dans son œuvre, ce « roman des harems turcs contemporains » est en même temps « un livre voulant prouver quelque chose. » En même temps qu’une poétique histoire d’amour exotique, c’est un plaidoyer en faveur du « féminisme » musulman d’aujourd’hui. Et les deux élémens sont si bien mêlés, que la thèse ne nuit en aucune sorte à l’intérêt d’émotion que provoque la piquante et douloureuse aventure des trois petites âmes qui ont effleuré la vie d’André Lhéry, et au contraire y ajoute un attrait de plus. Au moment même où certains signes pouvaient faire craindre que Loti n’abusât bientôt du droit de raconter, dans une langue un peu uniforme, des impressions déjà éprouvées, et de récrire lui-même ses propres livres antérieurs, voici que l’ingénieux et fécond artiste rajeunit du tout au tout sa manière, et, tout en se prolongeant, se renouvelle. Les Désenchantées sont d’hier. Souhaitons au poète que demain nous apporte encore une « combinaison » aussi savoureuse, aussi finement originale que celle qui lui a été inspirée par « la majestueuse et l’unique, l’incomparable » Stamboul.


V

Rassemblons maintenant tous ces traits épars et successifs, et, de l’ensemble de l’œuvre, essayons de dégager ceux qui se sont trouvés en conformité plus particulièrement étroite avec l’intelligence et la sensibilité contemporaines. « Ah ! insensé, qui crois que tu n’es pas moi ! » Ce mot de Hugo que Loti prend pour épigraphe d’un de ses livres, ne pourrait-il pas servir de devise à tous les écrivains que l’on aime et que l’on admire ? Les aimerions-nous, les lirions-nous seulement si, par quelque endroit, nous ne nous reconnaissions pas en eux ?

Ce que nous leur demandons d’abord, c’est d’avoir un style, je veux dire une forme d’art assez personnelle pour qu’on la reconnaisse entre mille autres, assez expressive et assez vivante pour qu’elle fasse passer dans l’âme du lecteur les émotions qu’on veut lui faire éprouver, les idées qu’on souhaiterait lui faire partager. Que Loti ait un style, c’est ce dont je ne veux pour preuve entre tant d’autres, que cette page, l’une des plus prestigieuses de ce prestigieux écrivain :


De mon premier voyage de marin, j’ai gardé le souvenir d’un soir où je fus plus particulièrement en communion et en contact avec les puissances vitales épandues dans ces mers. C’était en plein milieu de l’Atlantique, sous l’équateur, dans la région des grandes pluies chaudes pareilles aux pluies du monde primitif, au déclin d’une de ces journées si rares où le ciel de là-bas quitte son voile obscur. Pas un nuage et pas un soufflé ; par hasard, le Baal éternel flambait dans du bleu profond, — et alors tout devenait, magnificence et enchantement. Dans l’immensité vide qui resplendissait, deux navires se tenaient inertes, arrêtés depuis des jours par le calme, lentement balancés sur place : le nôtre, et un inconnu qui apparaissait là-bas dans les limpidités chaudes de l’horizon.

Vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, à l’instant où le Baal commence à éclairer d’or, on me chargea d’aller, dans une très petite embarcation, visiter cet autre promeneur du large, qui nous avait fait un signal d’appel. Oh ! quand je fus au milieu de la route, voyant loin de moi, l’un en avant, l’autre en arrière, les deux immobiles navires, je pris conscience d’un tête-à-tête bien imposant et bien solennel avec les grandes eaux silencieuses. Seul, dans ce canot frêle aux rebords très bas, où ramaient six matelots alanguis de chaleur, seul et infiniment petit, je cheminais sur une sorte de désert oscillant, fait d’une nacre bleue très polie où s’entre-croisaient des moirures dorées. Il y avait une houle énorme, mais molle et douce, qui passait, qui passait sous nous, toujours avec la même tranquillité, arrivant de l’un des infinis de l’horizon pour se perdre dans l’infini opposé : longues ondulations lisses, immenses boursouflures d’eau qui se succédaient avec une lenteur rythmée, comme des dos de bêtes géantes, inoffensives à force d’indolence. Peu à peu, soulevé sans l’avoir voulu, on montait jusqu’à l’une de ces passagères cimes bleues : alors on entrevoyait, un moment, des lointains magnifiquement vides, inondés de lumière, tout en ayant l’inquiétante impression d’avoir été porté si haut par quelque chose de fluide et d’instable, qui ne durerait pas, qui allait s’évanouir. En effet, la montagne bientôt se dérobait, avec le même glissement, la même douceur perfide, et on redescendait. Tout cela se faisait sans secousse et sans bruit, dans un absolu silence. On ne savait même pas bien positivement si l’on redescendait soi-même ; avec un peu de vertige, on se demandait si plutôt ce n’étaient pas les horizons qui s’effondraient par en dessous, dans des abîmes… Et maintenant, on était de nouveau au fond d’une des molles vallées, entre deux montagnes aux luisans nacrés, qui se mouvaient, — l’une en fuite, celle d’où l’on venait de glisser si aisément, et l’autre toute pareille, qui s’approchait menaçante. Cette eau chaude, aux pesanteurs d’huile, qui vous berçait comme une plume légère, était d’un bleu si intense qu’on l’eût dite colorée par elle-même, teinte à l’indigo pur. Si l’on se penchait pour en prendre un peu dans le creux de la main, on voyait qu’elle était pleine de myriades de petites plantes ou de petites bêtes ; qu’elle était encombrée et comme épaissie de choses vivantes. Autour de nous, il y avait aussi de ces coquillages appelés argonautes, qui naviguaient nonchalamment, toutes voiles dehors : surtout, il y avait une profusion de méduses flottantes, qui tendaient chacune, à je ne sais quels imperceptibles souffles, une transparente petite voile nuancée au carmin : sur la surface du désert bleu, c’était comme une jonchée de fleurs en cristal rose… [Après une lecture de Michelet, Reflets sur la sombre route, p. 330-354.]


Quelle merveille ! Et peut-on, je le demande, avec des mots, de simples mots, de pauvres petits signes noirs accouplas, mieux réussir à nous rendre non seulement spectateurs, mais acteurs de cette scène ? Sensations, idées, sentimens, tout ce que le poète a éprouvé, a senti, a pensé ce soir-là, il le fait passer en nous. Nous subissons l’accablement morne qui descend comme un suaire lumineux du « Baal éternel, » et qui peu à peu nous envahit, nous enveloppe, nous ensevelit irrésistiblement. Suspendus, ballottés entre deux infinis, redevenus une de ces imperceptibles choses avec lesquelles jonglent les grandes fatalités naturelles, nous abdiquons toute personnalité, tout vouloir ; nous ne sommes plus qu’une passivité sentante et souffrante ; nous rentrons indifférens au sein du Grand Tout ; nous nous sentons, au même titre que ces innombrables méduses flottantes, un atome, un reflet de la vie universelle, un moment de l’universel écoulement, un jouet de l’universelle Maïa. La poésie a produit ce miracle de nous mettre, si je puis dire, dans un état d’âme panthéiste.

Quel est le secret de ce sortilège ? Ce poète a-t-il une rhétorique ? Ce style a-t-il des procédés que l’on pourrait, au besoin, analyser et dénombrer ? Procédés tout instinctifs, hâtons-nous de le dire, et qui ne valent que par les dons innés qu’ils manifestent. Loti loue quelque part Feuillet de « n’employer que des mots français, ces vieux mots français qui suffisaient si bien à nos pères pour tout dire. » Il mériterait pareil éloge. De propos évidemment délibéré, il n’use que du vocabulaire courant, et, voulant se faire entendre de tous, il parle le langage de tous[12]. Mais c’est ici le cas de redire le mot célèbre : « Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Ces « vieux mois, » Loti les place si bien, il les combine si heureusement, il en fait, à l’instar des grands classiques, des alliances si originales, qu’ils prennent immédiatement sous sa plume une signification toute neuve. La généralité, et j’oserai dire la banalité des termes, — des épithètes notamment, — qu’il emploie lui permet de faire naître dans toutes les âmes des impressions vaguement analogues à celles qu’il éprouve et qu’il veut traduire, et ces impressions se trouvent aussitôt précisées, individualisées par l’originalité vivante des associations verbales que le poète crée intarissablement[13]. Nous percevons ainsi et nous partageons une émotion très personnelle sous le couvert d’une forme en apparence très simple et presque familière. Pour rendre l’illusion plus complète encore, l’écrivain multiplie les formules de la conversation la moins surveillée[14], les répétitions, et tout ce qu’un rhéteur de l’école pseudo-classique appellerait des « négligences. » Mais pour lui, comme pour d’autres,


Ses négligences sont ses plus grands artifices.


Elles lui sont un moyen de faire passer presque inaperçues ses plus vives hardiesses de pensée ou d’expression et de donner à ses pages les plus colorées un air d’aisance et de naturel incomparable. Et c’est ainsi que dans ses livres la plus somptueuse poésie rejoint et pénètre la prose la plus humble, et que tous les contrastes viennent se fondre en une commune impression de vivante harmonie et de charme pittoresque[15].

Ce style à la fois si moderne d’allure et si classique d’inspiration est éminemment propre à agir sur les sensibilités d’aujourd’hui : il les renouvelle sans les heurter et, sans les fatiguer, il les dépayse. C’est ce que nous demandons plus que jamais aux livres que nous lisons. Les conditions de la vie contemporaine nous ont fait à tous, plus ou moins, ce que M. Bourget a si heureusement appelé, — à propos de Loti justement, — « des âmes de passage. » Ceux-là mêmes d’entre nous qui ne voyagent guère, éprouvent le besoin de quitter, au moins par l’imagination, leurs horizons journaliers, de connaître d’autres pays et d’autres mœurs, de pénétrer d’autres âmes. À ce besoin naturel de dépaysement et d’exotisme, personne n’a donné plus de satisfactions, et de plus diverses, et de plus subtiles que Loti. Presque tout l’univers connu déroule à travers les livres de ce marin voyageur sa fantasmagorie changeante. Chacune des innombrables contrées qu’il a visitées a laissé dans son œuvre, — et dans notre souvenir, — une image distincte, à laquelle son art a su intéresser tous nos sens : parfums, paysages, couleurs, jeux de lumière et d’ombre, température, que sais-je encore ? il n’est aucune des sensations particulières qui naissent au contact d’un milieu inconnu que Loti n’excelle à nous faire éprouver. Et ces impressions d’ailleurs entrent d’autant plus facilement en nous que l’écrivain, bien loin de nous les imposer en insistant sur ce qu’elles peuvent avoir de plus étrange, se plaît à multiplier les points de contact avec nos souvenirs et nos habitudes quotidiennes. A chaque instant, il retrouve dans les aspects des régions lointaines comme un reflet des paysages de France. Tel coin de la Palestine, par exemple, lui rappellera « la Beauce ou certaines régions normandes. » « Ceux-là seuls, dit-il, connaissent tout le charme et toute l’âpre tristesse des voyages, qui ont dans le fond de lame un invincible attachement au recoin natal[16]. » Et ainsi, son exotisme s’aiguise et se tempère tout ensemble, se complique et s’humanise de tout ce que les souvenirs du sol natal mêlent de filiale piété aux divers « propos d’exil » dont Loti a enchanté notre curiosité et bercé notre inquiétude.

C’est le propre des civilisations très avancées et des âmes très raffinées d’éprouver, par besoin du contraste et du changement, un goût très vif pour la simplicité des vieux âges et des mœurs primitives. En vertu d’une de ces « harmonies préétablies » qui font du grand écrivain l’homme prédestiné à réaliser les aspirations d’une génération tout entière, Loti, plus qu’aucun autre, a satisfait ce besoin, que les Alexandrins et les contemporains de Rousseau ou de Bernardin ont si bien connu avant nous.


Ce qui est très particulier chez vous, — se fait-il dire quelque part, — ce qui donne à vos livres cette étrangeté qui attrape les badauds, c’est le mépris que vous semblez faire des choses modernes, c’est l’indépendance aisée avec laquelle vous paraissez vous dégager de tout ce que trente siècles ont apporté à l’humanité pour en revenir aux sentimens simples de l’homme primitif… Seulement vous employez toutes les ressources, toutes les recherches de l’homme très civilisé, pour les rendre intelligibles, ces sentimens, et vous y parvenez dans une certaine mesure… [Fleurs d’ennui, p. 104.]


Loti, décidément, se connaît fort bien lui-même, et l’on ne saurait mieux et plus justement dire. Il est par excellence le peintre des âmes simples, des grands sentimens profonds et naturels. Tous ses héros, — et en l’y comprenant peut-être lui-même, — nous transportent à mille lieues des personnages du roman psychologique ou naturaliste. Ces derniers surtout lui sont particulièrement antipathiques, et « le monstrueux talent » de Zola et de quelques autres n’est pas pour lui en imposer. « Ces gens du monde qu’ils essaient de nous peindre, ou bien ces paysans, ces laboureurs, pareils tous à des gens que l’on prendrait dans des bals de Belleville, sont archi-faux… j’en ai la certitude, moi qui arrive du grand air du dehors. » Le monde de Loti, ce sont essentiellement « les rudes et les simples, qui ont leur haute noblesse eux aussi, et ne sont presque jamais vulgaires. » Il les aime, car il les connaît, il les envie peut-être, et il a mis tout son génie et tout son cœur à nous les faire connaître et à nous les faire aimer. Il y a merveilleusement réussi, et lui seul a su nous donner ce que nous attendions, ce que nous cherchions même dans certains romans naturalistes, de véritables idylles, à la fois réelles et délicates, où la fraîcheur, la poésie même des sentimens fût comme rehaussée par l’humilité des conditions et la simplicité des mœurs représentées.

Cet art si personnel et si neuf, si bien fait pour parler à l’imagination et à la sensibilité, est-il également capable d’exprimer des idées, de vraies idées, et, ce qui achève de classer les grands poètes, cet art enveloppe-t-il une philosophie véritable ? Que le mot appliqué à Loti ne fasse pas sourire. Il arrive souvent que les poètes voient plus loin et plus profondément que les philosophes de profession, et là où les formules abstraites ne peuvent atteindre, qui sait si parfois les images ne nous font point pénétrer ? Plusieurs des critiques qui ont étudié Loti, — Edmond Scherer, Ferdinand Brunetière entre autres, — ont été frappés de l’aisance avec laquelle, sans y songer, rien qu’en allant jusqu’au bout de sa sensation et en s’efforçant de la rendre, ce poète rencontrait de ces expressions fortes, profondes, toutes chargées de sens, qu’un métaphysicien pourrait lui envier et lui ravir. « Cet horizon, qui n’indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l’origine des siècles, qu’en regardant il semblait vraiment qu’on ne vît rien, — rien que l’éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d’être. » Elles ne sont pas rares dans Loti les phrases de ce genre, qui impliquent et suggèrent toute une conception de l’univers et de la vie ; et cette conception, il y a peut-être lieu maintenant de s’y arrêter et de la définir d’un peu plus près.

Il y a loin sans doute du « vague panthéisme inconscient » que Loti, encore adolescent, sentait sourdre en lui dans « la contemplation continuelle des choses de la nature M à celui qui s’exhale, si je puis dire, de presque tous ses livres ; mais au fond, c’est bien la même doctrine, ici plus balbutiante, là plus raisonnée, et fortifiée de tout ce que la réflexion, l’expérience de la vie, le spectacle du monde, l’étude, plus ou moins approfondie, des sciences positives et des systèmes contemporains, peut lui fournir de points d’appui et de commencemens de preuve. S’il y a une idée que suggère, — quand elle ne l’exprime pas formellement, — l’œuvre presque entière de Loti, c’est bien celle-ci que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, » que la vie, la mort, les religions, les civilisations et les races sont des phénomènes comme les autres, régis par les mêmes lois nécessaires, entraînés dans le même universel écoulement, prédestinés au même néant. On exagérerait à peine en disant que l’œuvre presque entière de Loti est la vivante, la poétique et sombre illustration de cette pensée, la même, notons-le, qui, vers l’époque où l’auteur d’Aziyadé commençait à écrire, résumait presque tout l’enseignement de Taine et de Renan, et qui, « en ces temps de vertige, » avait pénétré dans les intelligences les plus diverses. Phénoménisme, déterminisme, évolutionnisme, comment, aux alentours de 1880, n’aurait-on pas lu passionnément le poète qui chantait, qui traduisait à sa manière, dans la langue la plus émouvante et la plus accessible, la doctrine de l’universelle illusion ?

Mais ce poète n’était pas un impassible. Soit qu’il eût feuilleté Schopenhauer, soit que, tout simplement, en vivant ou en écrivant, il se souvînt d’être homme, il n’avait pas conquis cette implacable « sérénité du cœur » que Taine, dans une page fameuse, souhaitait à nos descendans, et qu’il avouait, pour sa part, n’avoir pas atteinte. « La grande Ame vague de la nature » ne l’empêchait pas d’entendre, en quelque lieu qu’il portât ses pas, « l’universelle chanson de la mort. » « Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. » Que de fois, dans sa langue à lui, Loti ne nous a-t-il pas répété le mot terrible de Pascal ! Il a vu trop souvent mourir autour de lui ; et à chaque fois, tout son être s’est ému, s’est révolté contre « le grand mystère d’épouvantement. » Cette émotion, cette révolte, personne, de nos jours, ne les a éprouvées et rendues comme lui. La mort sous toutes ses formes et dans toutes ses attitudes a trouvé dans Loti son peintre et son poète, le plus frémissant, le plus éloquent, le plus tragique, le plus impressionnant des poètes. Une nuit de mars, la mort qui passait, allant à Brest achever quelques poitrinaires, s’arrêta pour le tordre. Elle lui mit la bouche de travers, lui chavira les yeux, lui recroquevilla les doigts et reprit sa course, le laissant raide sur son lit, figé dans la pose qu’il devait garder jusqu’au moment de tomber par morceaux, dans la pourriture dernière [Propos d’exil, Un vieux, p. 321.]


Quelle inoubliable vision ! Ni Villon, ni Pascal, ni Bossuet, ni Hugo n’ont rien de plus fort, de plus poignant, de plus sobrement pathétique. Est-ce que toute la sinistre tragédie de l’existence humaine n’est pas renfermée là, dans ces quatre lignes ? Qu’on lise maintenant, dans Mon frère Yves, les pages sur l’ensevelissement de Barazère, ou, ici même, celles qui sont intitulées Profanation. C’est là du Shakspeare, le Shakspeare du cimetière d’Elseneur. Si le poème de la mort est quelque part dans la littérature d’aujourd’hui, il est dans l’œuvre de Loti, et tous ses livres sont des « livres de la Pitié et de la Mort. »

« La mort, a dit Schopenhauer, est le génie inspirateur de la philosophie. » Et à méditer la mort, Loti s’est élevé peu à peu à l’idée qui forme la conclusion dernière de la science connue de la spéculation contemporaines, à cette notion de l’Inconnaissable, qu’un Spencer, par exemple, a si fortement illustrée :


Et voilà toujours le terme auquel aboutit toute philosophie et toute science : la plus immense des formes que puisse revêtir aux yeux de notre esprit, l’Inconcevable, l’Incompréhensible, l’Inconnaissable… Et c’est bien quelque chose… ; car cela laisse un champ infini ouvert au cœur et à l’imagination ; cela affirme la notion de cet Inconnaissable, qui peut-être est Dieu !…


Simple possibilité sans doute ; mais qu’il ait pu l’entrevoir à certaines heures, cela nous prouve combien Loti a déjà dépassé le point de vue de la génération précédente, cette conception toute naturaliste et inflexiblement déterministe qui a été celle de Renan et de Taine[17], dont lui-même, nous l’avons noté, a été littéralement imbu et nourri, et qui, au total, inspire et soutient tant de ses livres. Et d’ailleurs, cette simple possibilité rationnelle ne suffit-elle pas pour y fonder l’espoir chrétien ? Ecoutons là-dessus la rêverie du poète au Saint-Sépulcre :


Le Christ n’était pas chargé de soulever pour nous le voile des causes et des phénomènes inconnaissables, mais peut-être d’apporter seulement au petit groupe humain une lueur, une indication certaine de durée et de revoir en attendant les révélations plus complètes d’après la mort. Qu’importe, mon Dieu, un peu plus d’incompréhensible ou un peu moins, puisque, par nous-mêmes, nous ne déchiffrerons seulement jamais le pourquoi de notre existence ! Sous l’entassement des nébuleuses images, rayonne quand même la parole d’amour et la parole de vie ! Or, cette parole, que Lui seul, sur notre petite terre perdue, a osé prononcer, — et avec une certitude infiniment mystérieuse, — si on nous la reprend, il n’y a plus rien ; sans cette croix et cette promesse éclairant le monde, tout n’est plus qu’agitation vaine dans de la nuit, remuement de larves en marche vers la mort.


À cette « agitation vaine, » à ce « remuement de larves en marche vers la mort » qu’il a si souvent et si éloquemment décrits lui-même, Loti, comme tant d’autres de sa génération, n’a pu finalement se résigner. Son hérédité, son éducation chrétiennes lui ont d’abord mis au cœur une inquiétude, une nostalgie du divin, qu’il a pu tromper, mais non pas détruire. « Je ne pourrai jamais marcher avec les multitudes qui dédaignent le Christ ou l’oublient. » D’autre part, à courir le monde, il a vu trop d’humaines détresses, trop de bras levés vers un au-delà réparateur, vers une suprême justice et une suprême bonté, pour croire à l’efficacité des simples remèdes humains, pour admettre aussi « que tant de supplications ne soient entendues de personne. » « Un Dieu — ou seulement une suprême raison de ce qui est — ayant laissé naître, pour tout de suite les replonger au néant, des créatures ainsi angoissées de souffrances, ainsi assoiffées d’éternité et de revoir ! Non, jamais la cruauté stupide de cela ne m’était, encore apparue aussi inadmissible que ce soir ! » Ses réflexions et ses lectures l’ont d’ailleurs amené à mettre en doute la tranquille assurance des négations courantes[18], et il entrevoit fort nettement la possibilité, pour« les plus compliqués et plus clairvoyans que nous sommes, » de revenir à la foi des humbles « par un effort supérieur de notre raisonnement. » Bref, il a senti, — combien plus profond en cela que Renan ! — tout ce qu’il y a d’unique et d’irremplaçable dans le christianisme. Et sans doute, tout cela n’est pas la foi. Mais, en dépit des incertitudes, et des doutes, et des retours offensifs de scepticisme et de désespérance, cet état d’âme est infiniment plus voisin de la foi que celui des maîtres les plus fameux de la génération antérieure. Et cela encore a rapproché de nous le poète de Pêcheur et Islande.

Car c’est là ce qui achève de donner à son œuvre cet accent d’humanité supérieure sans lequel il n’y a ni grand artiste, ni vrai poète. Loti, comme ses innombrables « frères de doute, de rêve et d’angoisse, » Loti a été touché et mordu au cœur par la grande inquiétude. Cette inquiétude, il l’a promenée partout, il l’a amusée, il a multiplié les expériences de tout genre pour en adoucir ou en oublier l’amertume : toujours elle est revenue l’étreindre, d’autant plus obsédante et lancinante que plus d’efforts ont été tentés pour la chasser. Et toujours la même, l’éternelle question se posait, inexorable : Comment retrouver « les vieux espoirs morts, » qui seuls donnent un sens à la vie, et qui réconcilient avec elle ? Comment reprendre goût à la seule nourriture spirituelle que l’expérience des siècles ait montrée capable de calmer la faim de vastes communautés humaines ? Comment rentrer en communion d’aine non seulement avec tous ces simples qui meurent si tranquilles, « une prière enfantine, un sourire inexprimable » aux lèvres, mais encore avec tant de hautes et nobles intelligences du passé et même du présent qui ont puisé lumière et force dans les saintes croyances d’autrefois ? — Grave et douloureuse question, qui ne s’est jamais posée peut-être plus angoissante que de nos jours, et qui, en tout cas, depuis trente ou quarante ans, agite plus qu’aucune autre les consciences contemporaines. Au lendemain des événemens de 1870, la pensée française qui, jusque-là, s’était brillamment dispersée au dehors, s’est comme repliée sur elle-même[19]. Dans le sévère examen de conscience auquel elle s’est alors livrée, des problèmes qu’elle avait pu croire résolus, ou qui l’avaient laissée relativement indifférente, se sont imposés de nouveau à son attention dans des conditions nouvelles d’acuité et d’urgence. Ne s’agissait-il pas de remédier à l’état d’anarchie morale où nous nous débattions, de reconstituer dans une certaine mesure l’unité spirituelle du pays, d’organiser enfin la démocratie nouvelle, et de la sauver du matérialisme jouisseur où elle risquait de s’enlizer sans retour ? Hélas ! le même problème se repose aujourd’hui, et si les termes en sont peut-être plus clairs qu’il y a trente ans, on ne voit pas, à considérer l’ensemble des faits et des idées, que la solution en soit beaucoup plus prochaine. Du moins, il se pose à un grand nombre d’âmes, et même parmi celles qui ne l’ont point résolu, qui ne le résoudront peut-être jamais, il n’en est aucune, — j’entends des nobles et des délicates, — qui n’en soit profondément troublée et agitée. Loti, quoi qu’on puisse penser de certaines parties de son œuvre, Loti est de celles-là. Il a senti passer cette angoisse collective ; il en a éprouvé pour son propre compte l’anxieuse amertume ; et il l’a dite, il l’a chantée comme il l’éprouvait, avec un frémissement d’accent personnel, avec une ardeur de passion et d’éloquence qui ont conquis toutes les sensibilités généreuses. Et il est vrai qu’il n’a rien conclu ; il l’avoue lui-même, et il s’en accuse :


Lorsqu’un écrivain met son talent, ses dons rares au service d’une thèse morale qui lui tient au cœur, si en outre elle est excellente, il me paraît que cela lui crée une supériorité sur ceux qui charment peut-être, mais qui ne prouvent rien, — par exemple, sur celui qui parle en ce moment et qui, sans jamais essuyer de rien conclure, n’a su que chanter son admiration épouvantée devant l’immensité changeante du monde, ou jeter son cri de révolte et de détresse devant la mort. [Discours de réception à l’Académie, p. 68-69.]


Mais il n’est pas nécessaire de conclure pour être un poète, un grand poète. Il l’a dit encore, songeant évidemment à lui-même : « Les vrais poètes, — dans le sens le plus libre et le plus général de ce mot, — naissent avec deux ou trois chansons qu’il leur faut à tout prix chanter, mais qui sont toujours les mêmes : qu’importe, du reste, s’ils les chantent chaque fois avec tout leur cœur ! » Loti a chanté à sa manière, mais avec tout son cœur, « la vieille chanson » dont a parlé le rhéteur socialiste. « Si on nous la reprend, il n’y a plus rien. » Il n’a pas été dupe de ceux qui croient avoir inventé mieux pour bercer et tromper la misère humaine. « Oh ! la foi bénie et délicieuse !… Ceux qui disent : L’illusion est douce, il est vrai ; mais c’est une illusion, alors il faut la détruire dans le cœur des hommes, sont aussi insensés que s’ils supprimaient les remèdes qui calment et endorment la douleur, sous prétexte que leur effet doit s’arrêter à l’instant de la mort… » Cette « conclusion » en vaut bien une autre, et elle a, n’en doutons pas, pénétré au plus profond de la conscience d’aujourd’hui.

Il est assez rare qu’un grand écrivain, fût-il un grand poète, sans jamais cesser d’être lui-même, de parler sa langue et de chanter son âme, ait su en même temps se faire l’écho des aspirations, même confuses et contradictoires, de toute une génération d’hommes. Cette bonne fortune est échue à Loti, et nul doute qu’il ne lui doive une large part de son succès. Nous nous sommes reconnus et aimés en lui. Nous nous sommes laissé prendre à son art savant et ingénu, complexe et naïf tout ensemble, à la musique ensorcelante de ses phrases, à la magie de ses tableaux, à ses évocations de lointains pays, d’âmes primitives, de tragiques destinées. Nous lui avons pardonné tous ses défauts d’enfant gâté, parce qu’il avait la grâce, et parce qu’il avait le charme, — le charme : n’est-ce pas le mot qui revient sans cesse sous la plume quand on parle de lui ? — Et nous l’avons aimé pour sa grande sincérité, pour tout ce qu’il a mis de ses inquiétudes et des nôtres dans son œuvre. Nous l’avons aimé pour son superbe amour de la vie, pour son effroi passionné en face de la mort, pour l’ardeur de sa plaintive et nostalgique prière. En un mot, il a été notre poète. Il a été pour nous, à bien des égards, ce que Chateaubriand a été pour ses contemporains, voilà près d’un siècle : il a été l’Enchanteur, celui par qui nous sont versés à pleines mains les philtres douloureux, subtils et berceurs. Et l’enchantement, soyons-en surs, ne cessera pas d’opérer après nous.


Ce mystérieux XXe siècle. — a-t-il dit, — va bientôt regarder dans le nôtre, pour y rechercher ce qu’il a eu d’un peu grand. Toute notre littérature, pour laquelle nous nous disputons si fort, va passer à ce crible des années, qui laisse tomber dans le vide sans fond les petites choses, la profusion des œuvres impersonnelles, banales, creuses, boursouflées d’habileté seule, pour ne retenir que celles qui valent…


Que Loti se rassure. Quand, de toute la production romanesque du XIXe siècle français, la postérité ne devrait retenir que dix œuvres seules, nos petits-neveux ne liront peut-être plus Lélia, — mais ils liront Pêcheur d’Islande.


VICTOR GIRAUD.

  1. A défaut de ces premiers essais, on nous a conservé quelques fragmens d’un autre journal, daté du mois d’août 1866. — Loti avait alors 10 ans, et il venait d’être reçu au Borda ; — c’est le journal de sa première traversée, au bord du Bouyainville, le long des côtes de France. Son individualisme y perce déjà d’une manière assez curieuse, et, avec son goût du « préadamisme, » son précoce talent descriptif. « La liberté individuelle, y déclare-t-il, est une des conditions indispensables de la vie. » Ailleurs, en face d’un « semblant de marais liassique, » entre -Port-Louis et Hennebont : « La vue est bornée de tous côtés par des chênes ou des châtaigniers énormes, et des pins maritimes imitent assez bien les gigantesques calamités des forêts primitives. La température est lourde, le ciel bruineux et plombé rappelle l’épaisse atmosphère de l’ancien monde… enfin un calme, un silence profond, quelque chose d’indéfinissable complète l’illusion. Nous restons longtemps en extase devant ce pays étrange. » En mer, un soir que « le ciel est pur, les étoiles brillantes et l’air tiède : » « C’est là un bien curieux spectacle. La crête de chaque lame, l’écume que nous faisons bouillonner en marchant, répandent une lumière semblable à celle de la lave, quoique plus douce encore : notre sillage s’étend derrière nous comme un long ruban lumineux, et des marsouins, qui viennent gambader autour de la corvette, laissent après eux des traînées de l’eu qui se croisent et s’entortillent comme des serpens de feu. » Enfin, voici un croquis de Bretagne, pris dans une excursion de Loguivy à Paimpol : « Les bois n’y sont pas touffus, les chênes y sont tordus et rabougris, mais tout cela est frais, vert et rongé de mousse. Il y a des petites chapelles grises enfouies au fond des bois, des crucifix dans tous les carrefours, des maisons antiques dans les arbres et de bonnes vieilles en coiffe assises à leur porte. (Michel Salomon, les Premières pages de Pierre Loti, dans Art et Littérature, Plon.)
  2. La 4e édition de Rarahu (Paris, Calmann-Lévy, 1881) est encore anonyme. Elle a pour titre exact : le Mariage de Loti (Rarahu), par l’auteur d’Azihadé. C’est déjà sous le titre actuel, le Mariage de Loti, que l’ouvrage avait paru dans la Nouvelle Revue.
  3. La publication dans la Nouvelle Revue avait encore été anonyme. Le Spahi, par l’auteur du Mariage de Loti, ainsi s’intitulait-il. — Les premières éditions des premiers livres de Loti diffèrent fort peu, pour le texte, des éditions actuelles.
  4. Sur les premiers romans de Loti, il faut relire ici même, dans la Revue du 1er octobre 1883, l’article de Ferdinand Brunetière, article un peu sévère, à mon gré, mais si riche d’idées, de justes intuitions, de féconds pressentimens, et qui fait tant d’honneur à la pénétration critique de ce maître irremplaçable.
  5. Cf. aussi cet aveu de Fantôme d’Orient, qui nous reporte au temps où Loti commençait à vivre le roman d’Aziyadé : « C’était aussi l’époque transitoire de ma vie, où, tout à coup, n’ayant plus de foi ni d’espérance, je me jetais à cœur perdu dans l’amour. » (P. 160.)
  6. Fleurs d’ennui, p. 116-120.
  7. En 1905, Pêcheur d’Islande était parvenu à la 261e édition ; Mon frère Yves, qui vient ensuite, à la 93e ; le Mariage de Loti, à la 74e ; Ramuntcho, à la 65e ; le Roman d’un Spahi, à la 56e. En 1907, les Désenchantées sont arrivées à la 83e édition. Il ne faut pas, je le sais bien, attacher à ces « signes extérieurs » plus d’importance qu’il ne convient, mais il ne faut pas non plus les négliger et les dédaigner de parti pris, surtout quand il s’agit d’un artiste tel que Loti, et que l’on cherche à expliquer la nature et la profondeur de son action.
  8. Cf. dans Fantôme d’Orient, p. 230 : « La notion m’est venue, furtive, inexplicable, mais ressentie, d’une âme persistante et présente… » C’est la reprise — ou une réminiscence — des vers célèbres de Sully Prudhomme :
    J’ai dans mon cœur, j’ai sous mon front
    Une âme invisible et présente…
  9. A propos de Matelot et de l’Exilée, la Nouvelle Revue reçut d’un prêtre anonyme, sur le Christianisme de M. Pierre Loti, un curieux article, qu’elle publia dans son numéro du 1er  décembre 1893. L’auteur se proposait d’y montrer que « la plus grande et la meilleure partie de l’œuvre de Loti est toute pénétrée du sentiment chrétien, » et que c’est à cela surtout qu’elle a dû son succès. Le sentiment chrétien, il le trouve, sinon dans la conception que l’écrivain se forme de la mort, tout au moins dans sa conception de l’amour, et à ce propos, non sans quelque naïveté, il déclare que Loti « n’a jamais écrit une ligne dont l’intention n’apparaisse très évidemment d’une pureté absolue. » Et il conclut : « Je voudrais seulement que M. Pierre Loti apprit qu’un prêtre, certes faillible, mais de bonne volonté et n’ayant en vue que le bien et la grandeur des âmes, a pu affirmer en parlant de ses livres : ce sont de bons livres, aussi au sens chrétien de l’expression. »
  10. Jérusalem, p. 178. — Sur Pierre Loti en Terre-Sainte, il faut lire le très bel article, si plein, si vibrant et si suggestif que M. Paul Bourget a récemment recueilli dans la troisième série de ses Études et Portraits, Sociologie et Littérature, Paris, Plon, 1906. On fera bien d’y joindre l’étude très clairvoyante de M. l’abbé Birot dans le Mouvement religieux. Paris, Lecoffre, 1901.
  11. Voyez sur Ramuntcho, dans la Revue du 15 avril 1897, l’excellent article de M. René Doumic.
  12. Loti travaille-t-il beaucoup son style ? A ceux qui seraient tentés de croire que le naturel en art s’obtient sans effort, même pour les mieux doués, on peut signaler ce curieux passade de l’auteur d’Aziyadé sur les œuvres de Carmen Sylva : « Aucune n’est assez travaillée, la reine professant en littérature cette erreur que tout doit être prime-sautier, écrit dans l’élan initial et puis laissé tel quel, au mépris de ce travail si indispensable qui consiste à serrer de plus en plus sa propre pensée et à la clarifier pour le lecteur, autant qu’on le peut. » (L’Exilée, p. 61.)
  13. Un des procédés les plus fréquens et les plus heureux de Loti consiste à encadrer entre deux épithètes le substantif qu’il emploie : « ces mêmes vieux golfes chauds et languides » (l’Inde) ; — « les grandes eaux silencieuses » (Reflets) ; — « une vague adoration désolée ; » — « de longs cris chantans extrêmement plaintifs » (Jérusalem). — On remarquera aussi chez lui, comme chez la plupart des poètes en prose. Chateaubriand et Michelet, par exemple, mais particulièrement aux fins de phrase, le grand nombre de vers blancs, de huit, dix ou douze syllabes : « dans le profond désert sonore ; » — « dans l’infini du désert rose » (Désert) ; — « sonnant la jeunesse et les gorges fraîches » (Ramuntcho) : — « où le ciel de là-bas quitte son voile obscur » (Reflets sur la sombre route). — Et l’on notera enfin, dans les premiers livres de l’écrivain, la multiplicité des tirets qui séparent les divers membres de phrase, et scandent, pour ainsi dire, comme dans une période poétique, la suite des mouvemens et la succession des rythmes.
  14. « C’est inouï ce que ce hameau de Beït Djibrin peut contenir ! » (Jérusalem.) — « C’est une sorte de village pas ordinaire. » (Japoneries d’automne.)
  15. Sur les procédés de style de Loti, on trouvera quelques pages extrêmement pénétrantes et suggestives dans l’article de M. Bourget que j’ai déjà signalé.
  16. L’Inde, p. 368. — Cf. Désert, p. 231 : Pêcheur d’Islande, p. 157 ; Japoneries d’automne, p. 158, etc. Le procédé, — est-ce un procédé ? — est constant dans Loti.
  17. Si l’on veut saisir sur le vif, et sous une forme singulièrement dramatique, cette opposition doctrinale de deux générations successives, il faut lire l’admirable et émouvante lettre que Taine a écrite à M. Bourget à propos du Disciple, et que l’on vient de publier au tome IV de la Correspondance (p. 287-293) : « A mon gré, déclarait Taine, la vraie science, la philosophie complote conclut non comme Sixte, mais comme Marc-Aurèle… Pardonnez-moi mon opposition ; elle vient de ce que votre livre m’a touché dans ce que j’ai de plus intime… Je ne conclus qu’une chose, c’est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l’inconnaissable, d’un au-delà, d’un noumène, vous conduira-t-elle vers un port mystique, vers une forme du christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de l’âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu’aujourd’hui…
  18. Voir dans la Galilée (p. 215-216), la curieuse page où il établit, « quoi qu’on ait voulu dire, » la supériorité de Jésus sur Çakya-Mouni.
  19. Comme tous les écrivains de sa génération, Loti a été profondément ébranlé par les événemens de 1870 : voyez là-dessus Derniers jours de Pékin, p. 436-437.