Esquisses de caractères russes

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ESQUISSES DE CARACTÈRES RUSSES



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I.
LA MORT DU MATELOT.


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I


Le crépuscule tombe, la mer pâlit.

Goussef se soulève un peu sur sa couchette et dit à son voisin :

— Pavel Ivanovitch, m’entends-tu ? Une fois, à Sakhaline, un soldat m’a conté que leur navire avait heurté un poisson si gros, que la cale en fut brisée.

L’homme auquel il adresse la parole n’est pas soldat comme Goussef. Personne à l’infirmerie du navire ne le connaît. Il ne répond pas et fait semblant de n’avoir point entendu.

Un grand silence règne à l’infirmerie. Il est vrai que le vent remue dans la mâture et secoue les hunes, que les vagues battent contre les flancs du bateau, que les cadres grincent, mais l’oreille est depuis longtemps habituée à ce tapage… Goussef s’ennuie. Il guette les bruits du vent et remarque que le navire commence à être secoué très fort. Son lit se relève avec lenteur, puis s’abaisse, on dirait une poitrine qui respire profondément…

— Le vent a rompu sa chaîne, murmure Goussef.

Cette fois, Pavel Ivanovitch se met à tousser, puis réplique d’un ton irrité :

— Est-ce bête ce que tu chantes là, avec tes poissons géans et tes vents enchaînés ! Le vent n’est pas un animal qu’on puisse mettre à la chaîne, imbécile !

— Les chrétiens disent ça.

— Ceux qui le disent sont des ignorans comme toi. Si tu as une tête sur les épaules, c’est pour réfléchir. Raisonne donc un peu, gros niais !

Dès qu’il y a le moindre roulis, Pavel Ivanovitch souffre du mal de mer et en cet état il devient fort irritable. Goussef juge que dans ce qu’il vient de dire, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Pourquoi, par exemple, n’y aurait-il pas de poissons grands comme une montagne et dont le dos serait couvert d’une écaille très dure ? D’autre part, Goussef ne trouve rien d’extraordinaire à ce que le vent porte des chaînes ; il se représente très bien les rochers gigantesques qui forment la fin du monde et auxquels les vents sont attachés. Si les choses ne se passaient pas ainsi, pourquoi alors le vent se débattrait-il comme un fou sur la mer ? Et si on ne l’attachait pas, où resterait-il lorsqu’il fait calme et doux dehors ?

Goussef pense à tout cela, puis l’ennui le reprend.

Pour se distraire, il se met à évoquer des souvenirs de son village ; voilà cinq ans qu’il ne l’a vu, cinq ans qu’il sert avec son régiment dans l’extrême Orient. Maintenant il retourne là-bas, auprès de son vieux père et de sa mère, et subitement il a comme une vision de son pays natal. Il voit l’immense étang gelé, couvert d’une nappe de neige ; d’un côté se dresse la grande manufacture de porcelaine en briques rouges, aux hautes cheminées d’où sortent des flots de fumée noire, de l’autre, le village. Voilà, sur la grande route blanche, le traîneau de son frère Alexis sur lequel il est avec ses deux enfans, le gamin Vania et la fillette Akoulka. Vania crie et rit, Akoulka a caché son petit minois rose dans un fichu de laine, — et Alexis est ivre.

— Aller au bois par un temps pareil ! bougonne Goussef, pourvu que les enfans ne gèlent pas ! Donne-leur, Seigneur, plus de bon sens, mais surtout fais qu’ils respectent leurs parens et ne s’élèvent pas au-dessus de leurs père et mère.

— Il faudrait absolument de nouveaux gonds… — C’est un des soldats malades qui délire. — Je crois bien,.. mais oui…

Goussef aussi sent que ses pensées s’embrouillent ; une température très élevée excite dans son cerveau des images incohérentes. Il voit tout d’un coup à la place de l’étang et du traîneau une grande tête de taureau sans yeux, entourée de fumée noire. La fumée tourbillonne, et il ne sait pas pourquoi ce mouvement l’égaie. Il sent la joie comme mille petites fourmis picoter tout son corps jusqu’au bout des doigts.

— Ce sera tout de même gentil de se revoir, bégaie-t-il à moitié inconscient. — Au son de sa voix, il ouvre les yeux et tâtonne pour trouver son verre d’eau.

Il boit un peu, puis se recouche, et de nouveau il voit passer le traîneau et la tête de taureau, et la fumée noire… Lorsqu’il rouvre les yeux, il s’aperçoit que l’œil-de-bœuf qui forme la fenêtre de l’infirmerie se dessine comme un rond bleu et transparent, c’est que la nuit est passée et que le jour commence à poindre.

Dans la demi-clarté de l’aube, Goussef regarde son voisin, Pavel Ivanovitch. Cet homme dort sur son séant, car il étouffe dès qu’il s’étend sur le dos. Il a un visage gris, le nez long et pointu, la moustache mesquine et les cheveux rares, mais longs. À le voir, il est impossible de deviner sa condition, — ce n’est ni un paysan, ni un monsieur, ni un marchand. Ses longs cheveux le désigneraient comme jeûneur ou habitué de quelques couvens, mais ses paroles ne sont pourtant pas celles d’un dévot. Il s’aperçoit que Goussef l’observe et, tournant vers lui son visage affreusement maigre, il dit :

— Je commence à deviner, oui, je commence à comprendre.

— Que comprenez-vous, Pavel Ivanovitch ?

— Je commence à comprendre comment il se fait qu’il y ait tant de soldats malades à bord… Ce n’est pas naturel,.. on aurait dû vous laisser tranquilles à l’hôpital, — oui. — Mais voilà, messieurs les médecins militaires ne savaient que faire de vous là-bas, — vous ne leur rapportiez ni argent, ni honneur ; au contraire, tous ces cas de mort ne pouvaient que nuire à leur avancement. Alors il est naturel qu’ils aient cherché à se débarrasser de vous. Et c’était bien facile. Est-ce que parmi les quatre cents soldats amenés ici, on pouvait distinguer les malades ? Le troupeau s’est embarqué dans l’obscurité, puis le lendemain, lorsque les phtisiques et les paralysés se traînaient sur le pont, on a découvert le pot aux roses.

Goussew ne comprend pas le sens de tous ces mots, il croit que Pavel Ivanovitch le gronde, et il cherche à se disculper.

— Je me suis étendu sur le pont parce que j’étais à bout de forces ; le trajet depuis l’hôpital était si fatigant.

— C’est indigne, s’écrie Pavel Ivanovitch, et ils savent, les gredins, que vous ne supporterez pas la traversée ; à peine si on vous amènera jusqu’à l’Océan-Indien, — et après ?… Quelle belle récompense pour un service loyal et dévoué !

Les yeux de Pavel Ivanovitch jettent des éclairs, le dépit lui fait perdre haleine, il tousse fortement et dit entre deux quintes de toux :

— Il faut que la presse dénonce ces infamies ! Au pilori tous ces misérables !

Deux soldats malades et un matelot se sont aussi déjà éveillés et ont tout de suite commencé de jouer aux cartes. Ils sont assis par terre dans les poses les moins commodes ; l’un des soldats porte la main droite bandée et tient les cartes avec son bras. Le roulis devient de plus en plus fort ; il est impossible de prendre le thé.

— Tu as été ordonnance ? demande Pavel Ivanovitch.

— À votre service, répond Goussef.

— Ha ! fait en grinçant des dents Pavel Ivanovitch, — arracher un homme à sa famille, à son travail, le transporter à quinze mille verstes, le jeter en proie à la phtisie, — et tout cela pour qu’il brosse les bottes de quelque capitaine Kopékine, de quelque mid-shipman Dirka ! Voilà qui est beau, hein, voilà qui est sublime !

— Ce n’est pas si dur que ça, répond Goussef, croyant toujours nécessaire de s’excuser. Le matin on brosse les habits, on apporte le samovar, on fait la chambre et puis on est libre ou de prier Dieu, ou de lire, ou d’aller dans la rue… Le lieutenant dessine des plans dans sa chambre. Dieu donne à tous une vie si facile !

— Oh ! oui, une vie charmante ! Il dessine des plans, ton lieutenant, et toi, tu laisses écouler ta vie, imbécile ! Crois-tu que tu en recevras une seconde, dis donc ?

— Un mauvais gars, Pavel Ivanovitch, est rudement mené partout, — au service comme ailleurs, — certes, pour lui la vie n’est pas gaie. — Mais quand on a de la conscience, quand on obéit aux supérieurs, — pourquoi s’affligerait-on ? Les chefs sont des gens instruits et sages. Pendant les cinq ans de mon service je n’ai pas connu la prison et quant à être battu, ça ne m’est arrivé, — Dieu me donne la mémoire, — qu’une seule fois !

— Et pourquoi ?

— Pour une dispute, Pavel Ivanovitch. C’était en automne. Les Mandchous arrivaient avec du bois dans notre cour, ça m’ennuya, — je les ai joliment arrangés, même que l’un saignait du nez, le chien de mécréant ! Mais le lieutenant avait tout vu de la fenêtre, il se fâcha et me donna des soufflets…

— Tu n’es qu’un pauvre imbécile, un gros bêta, murmura Pavel Ivanovitch, tu ne comprends rien.

Il est très faible ; le balancement du navire l’a épuisé. Il voudrait s’étendre, dormir, mais à peine essaie-t-il d’une nouvelle attitude que la toux le suffoque. Il ferme les yeux.

Les joueurs se sont querellés et injuriés ; leurs voix ont rempli la cabine ; cependant les oscillations du vaisseau les fatiguent à la fin ; ils se traînent jusqu’à leurs lits et se taisent. Le silence devient oppressant.

De nouveau les images les plus incohérentes se succèdent devant les regards de Goussef. Tantôt c’est Androne, le fusil sur l’épaule, qui porte un lièvre tué, et le petit juif Isaïe, qui le suit, en lui proposant d’échanger le lièvre contre un morceau de savon, — tantôt c’est Downa sur le seuil de sa chaumière, cousant une chemise et pleurant sur un chagrin quelconque… Puis c’est encore le frère Alexis sur son traîneau et Vanka qui rit et la petite Akoulka, qui a dégrafé sa pelisse et avancé ses petits pieds, comme pour dire : — Regardez, bonnes gens, mes nouvelles bottes en feutre !

— Six ans et encore si étourdie, divague Gousset. Au lieu de geler tes petons, apporte donc à l’oncle soldat un petit verre de vodka. Va, mignonne.

Tout à coup on entend un grand bruit sur le pont, — quelque chose est tombé avec tracas, on crie, on court. Goussef ouvre les yeux et se soulève, craignant qu’un malheur ne soit arrivé. Le bruit s’apaise après quelque temps… Il fait très chaud… Goussef voudrait boire, mais l’eau tiède lui répugne.

Les soldats et le matelot ont recommencé à jouer. Mais voilà qu’ils s’entre-regardent tout étonnés. L’un des soldats semble pris d’un vertige : il appelle les trèfles des piques, il s’embrouille, il laisse tomber les cartes, il sourit bêtement et tourne les yeux.

— Je suis à vous, mes petits frères, je suis à vous ! marmotte-t-il, et il s’étend sur le plancher.

Les autres, tout interdits, l’appellent :

— Peut-être que tu te sens mal, Stépane, hein ? demande le soldat dont la main est malade, veux-tu qu’on appelle le pope, hein ?

— Stépane, bois une gorgée d’eau, frère, dit le matelot,

Alors Goussef se fâche et gronde :

— Cesse donc de lui fourrer le verre dans les dents ! Ne vois-tu pas ? ..

— Quoi donc ?

— Qu’il ne boira plus jamais. On dirait que tu n’as jamais vu un mort, ma parole !

II


Le navire s’est arrêté en rade, il n’y a plus de roulis et Pavel Ivanovitch ne bougonne plus ; son visage a pris une expression de hâblerie et de vantardise ironique ; il est devenu communicatif et même loquace.

— Encore un mois, dit-il, et nous arriverons à Odessa. D’Odessa je filerai directement vers Charkof. J’ai à Charkof un ami littérateur chez lequel je me rendrai immédiatement et je lui dirai : « Assez, frère, de tes romans sur les amours de tel ou tel et les beautés de la nature, je vais te donner un sujet plus important, plus intéressant. »

Il se tait un moment et sourit avec malice.

— Sais-tu, Goussef, de quelle façon je les ai mis dedans ?

— Qui donc, Pavel Ivanovitch ?

— Ces messieurs de la compagnie… Ils ont imaginé de n’avoir sur leurs bateaux que première et troisième classe, — la troisième est pour les paysans et, si l’on a de loin la moindre ressemblance avec un bourgeois, on vous oblige de payer cinq cents roubles pour les premières. À toutes les objections, ils répondent : « Un individu convenable ne pourrait pas supporter de voyager en troisième, on y est trop salement ! » Voyez-vous cela ! Alors comment un individu convenable qui n’a ni volé la couronne, ni exploité les indigènes, ni exercé la contrebande, qui, en un mot, ne possède pas les cinq cents roubles nécessaires, comment arrive-t-il à faire la traversée ? J’ai tout simplement endossé la pelisse de peau de brebis, mis de grandes bottes, je me suis fait une tête d’ivrogne et je suis alléchez l’agent : « Donne-moi, mon petit père, votre excellence, un bon petit billet. »

— À quel état appartenez-vous donc, Pavel Ivanovitch ? demande Goussef.

— À l’état religieux, mon ami. Mon père était un honnête pope, qui a beaucoup souffert, parce qu’il a toujours enseigné la vérité. Moi aussi je dis la vérité et tout le monde me trouve insupportable. Mais cela me fait plaisir, — je ne crains personne, je suis fier de ma réputation ! J’ai servi trois ans en Orient, mais on se souviendra de moi là-bas durant un siècle, je me suis brouillé avec tout le monde. Mes amis en Russie m’écrivent aussi : « Ne reviens pas. » Alors je retourne exprès. Je retourne leur dire la vérité à eux aussi ! Toi, Goussef et tes pareils, vous êtes des âmes dans les ténèbres, vous ne voyez pas, ou, si vous voyez, vous ne comprenez goutte à ce que vous voyez ! On vous raconte que le vent est attaché à une chaîne, vous le croyez ! On vous vole votre existence en vous jetant un demi-rouble, vous baisez la main des voleurs et criez : « Quel bon monsieur ! » Tandis que moi, j’ai les yeux grands ouverts, et je vois loin comme l’aigle qui plane dans les hauteurs ; je proteste quand je vois l’ignominie, je proteste quand je vois la fourberie, la fraude, je proteste quand je vois un cochon triomphateur ! On peut me couper la langue, mais on ne me fera pas faire ! Voilà ce que j’appelle vivre, ce n’est pas comme toi, mon pauvre Goussef !

Mais Goussef n’écoute pas. Ses regards cherchent, par la petite fenêtre, l’eau transparente d’un vert très doux et toute dorée par le soleil aveuglant. Sur l’eau se balance un canot et dans le canot se tiennent debout plusieurs Chinois tout nus, qui tendent vers le navire des cages pleines de serins en criant :

— Chante, chante !

Mais voilà un second canot qui se heurte au premier, un Chinois très gras y est assis et mange du riz avec des petites baguettes. Les vagues claquent contre le navire, des mouettes blanches rasent la mer de leurs ailes. — Qu’il est gras ! pense Goussef à moitié endormi, ce serait amusant de donner une bonne claque sur ce dos-là !

Puis il s’engourdit et il lui semble que toute la terre se trouve dans ce même état de demi-somnolence. Et le temps passe, passe, les jours fuient… Le navire a quitté le port et marche vers son but lointain à travers l’immense et solitaire océan.

III


Pavel Ivanovitch ne peut rester assis ; il est couché, son nez est devenu encore plus pointu et ses yeux sont clos.

— Pavel Ivanovitch ! crie Goussef, Pavel Ivanovitch ! Pavel Ivanovitch ouvre les yeux et remue les lèvres.

— Vous êtes indisposé ?

— Non, répond Pavel Ivanovitch en respirant avec peine, au contraire, je me sens mieux, tu vois, je peux rester étendu…

— Dieu soit loué, Pavel Ivanovitch.

— Si je me compare à vous autres, je vous plains, mes amis. Qu’est-ce que ma toux ? Elle vient de l’estomac, ce n’est rien. Et puis je raisonne, j’observe tout, même ma maladie, mais vous, pauvres diables ! ..

Il n’y a plus de vent, l’onde est calme, mais la chaleur devient insupportable. Goussef pense avec délices à l’hiver de sa patrie. Il se voit emporté dans un traîneau léger, par des chevaux fougueux. Hue ! comme le vent glacial lui mord agréablement la peau ; la neige que les sabots des chevaux lui jettent à la figure est douce. Le fouet claque, les bonnes gens crient, les chiens aboient et tout à coup, le traîneau se renverse, on tombe, le visage dans la neige, dans la délicieuse, la froide neige…

Pavel Ivanovitch ouvre un œil, regarde Goussef et demande doucement :

— Dis donc, Goussef, ton colonel volait-il ?

— Dieu le sait, Pavel Ivanovitch, ces choses-là n’arrivaient pas jusqu’à nos oreilles.

Ils se taisent. Goussef a terriblement soif et se sent très faible. Il ne s’ennuie plus, — au contraire, il souhaite que personne ne le dérange, que personne ne lui parle… Il n’a qu’une idée en tête : c’est la gelée, le froid, l’hiver à la maison.

Ainsi passe le jour. Vers le soir, des matelots aux pieds lourds emportent de la cabine un corps enveloppé dans des draps. Goussef s’éveille en sursaut : — Qu’est-ce que c’est ?

Le soldat à la main malade fait de sa main gauche le signe de la croix : — Que la paix éternelle soit avec lui au royaume des cieux l C’était un homme bien peu tranquille.

— Paix éternelle, répète Goussef.

— Penses-tu qu’il entre dans le royaume des cieux ? demande le soldat.

— Qui donc ?

— Pavel Ivanovitch !

— Certainement… D’abord il a beaucoup souffert. Puis il a appartenu à l’état religieux, — toute sa parenté intercédera et priera pour son âme.

Le soldat s’assied sur le lit de Goussef et dit :

— Toi, Goussef, tu ne seras pas non plus bien longtemps de ce monde. Tu n’arriveras pas en Russie.

— Est-ce que le docteur l’a dit ? demande Goussef.

— Non, mais ça se voit. Tu ne manges plus, tu maigris, — en un mot, tu as la phtisie. Je ne dis pas ça pour t’inquiéter, mais peut-être voudrais-tu communier. Ou, si tu as de l’argent, tu ferais bien de le remettre à l’un des officiers.

— Et dire que je n’ai pas écrit à la maison ! soupire Goussef. Je mourrai et ils ne sauront rien là-bas.

— Si fait, ils le sauront, dit un des matelots, les morts s’inscrivent ici dans un livre et à Odessa les chefs militaires enverront la nouvelle au maire de ton village.

Cet entretien n’est pas pour égayer Goussef. Il se sent inquiet, il suffoque dans la chaude cabine.

— Pour l’amour de Dieu, dit-il, conduisez-moi sur le pont, mes frères.

— Volontiers, répond le soldat, je te porterai, tiens-toi à mon cou. Et de sa main restée saine il soutient Goussef, qui est suspendu à son cou. Ainsi les deux misérables arrivent en haut. Le pont est couvert de soldats en congé, qui dorment, étendus sur leurs manteaux. Il est difficile de se frayer un passage parmi eux.

La nuit est sombre. Pas de lampe sur le pont, ni dans les mâts, — et la mer tout autour si noire ! — Sur la poulaine se tient immobile comme une statue la sentinelle ; on dirait qu’elle dort aussi et que le navire s’en va comme il veut dans l’espace, vers un but à lui.

Le soldat penche la tête sur le bord et dit : — Demain on descendra Pavel Ivanovitch dans la mer.

— Oui, — c’est la loi.

— Être couché dans la terre vaut mieux. Là, au moins, notre mère pourrait venir pleurer.

Goussef et le soldat lèvent involontairement la tête ; ils voient là-haut le ciel, les étoiles étincelantes, le calme, la paix ; ce ciel, ils le connaissent depuis leur enfance, il est le même dans leur patrie. Puis leurs yeux se baissent et la mer leur paraît méchante, énigmatique. Pour des raisons inconnues, les vagues grondent et bruissent : la première cherche à s’élever sur la tête de la seconde, la chasse, l’opprime, puis la troisième arrive, haletante, sauvage, insensée, elle étouffe les autres…

La mer, d’après Gousset, n’a ni sentiment, ni raison. Si le navire était plus petit, plus chétif, elle l’écraserait sans pitié et ensevelirait les justes avec les méchans. Mais le navire, à son tour, est aussi un être insensible ; il marche en avant, coupe les vagues et ne craint ni les ténèbres, ni la tempête, ni la distance, ni l’isolement…

— Où sommes-nous maintenant ? demande Goussef.

— Je n’en sais rien, répond le soldat, on nous dit que nous ne verrons la terre que dans huit jours.

Goussef ne peut détacher ses regards de ces vagues ondoyantes, qui projettent de faibles éclairs phosphorescens.

— Au fond, il n’y a là rien de terrible, dit-il, nos pensées seules nous effraient. Si l’officier faisait descendre une chaloupe et envoyait les hommes pêcher à cent verstes, j’irais bien. Et si un chrétien tombait dans l’eau, je sauterais bien derrière lui. Pour un Mandchou, je ne le ferai pas, c’est évident.

— Cela ne t’effraie donc pas de mourir ?

— Comment le dire, frère ? J’en suis peiné à cause des affaires à la maison. Mon frère est un ivrogne, qui bat sa femme et manque de respect aux vieux parens ; ils connaîtront tous la misère… Quant au sac et au plongeon dans l’eau, ça m’est égal, puisque c’est la loi. Et maintenant, allons dormir, mes jambes ne me tiennent plus.

La nuit à l’infirmerie paraît longue à Goussef. Il se sent inquiet et tourmenté de désirs vagues ; sa poitrine est oppressée, son front comme serré dans un étau. Il voit dans des demi-rêves le grand four de la caserne, dont on vient de retirer le pain.., il y grimpe… Puis la chaleur l’épuisé, — il penche la tête, — et il s’endort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après deux jours, on porte son corps sur le pont, on l’enveloppe dans un morceau de voile ; ainsi il a l’air d’un long navet gris, pointu en bas et s’élargissant vers le haut. On le met sur une planche, le prêtre se tient à sa tête, les soldats libres et les matelots se rassemblent autour du corps. Ils font le signe de la croix pendant que le prêtre lit le service des morts et ils contemplent la mer, qui murmure, comme impatiente de recevoir le corps de leur camarade.

Enfin le prêtre jette une poignée de terre sur le mort et on chante : En mémoire éternelle.

Puis Goussef glisse de la planche, s’envole, la tête en bas, tourne deux fois sur lui-même et l’écume jaillissante l’enveloppe d’une dentelle blanche. Il a disparu. D’abord il descend avec précipitation vers le fond, mais plus il en approche, plus la chute se ralentit ; bientôt le courant l’emporte d’un côté.

À sa rencontre toute une bande de petits poissons, qu’on appelle des pilotes, arrive en frétillant de la queue. Voyant ce grand corps, ils s’arrêtent, puis tous à la fois se détournent et disparaissent. — Mais un instant après, ils reviennent très vite, se jettent sur Goussef et se mettent à flairer la toile grise.

Alors apparaît un autre grand corps sombre : c’est un requin. Il avance avec dignité, comme s’il ne voyait pas Goussef, s’allonge voluptueusement le long du corps, le soulève, le tourne et ouvre paresseusement la gueule avec ses deux rangées de dents…

Les pilotes semblent trouver cela très amusant, ils se sont un peu éloignés, mais suivent le procédé avec intérêt.

Le requin, las de jouer avec le corps, enfonce ses dents dans la toile et la déchire… Un poids en fer qui y était enfermé heurte contre les côtes du requin et descend lourdement vers le fond de la mer.

Pendant ce temps, l’horizon oriental s’obscurcit et des nuages sort un long rayon vert qui s’étend jusqu’à moitié du ciel. Bientôt un rayon violet vient se placer à côté du rayon vert, puis c’est un rayon doré, puis un autre, tout rose… Le ciel prend une délicate teinte lilas.

Contre cette superbe et ravissante orgie de couleurs, l’océan semble d’abord bouder, se plisser de mille rides, mais bientôt il reflète les beautés du ciel, il sépare de tons gais, tendres et passionnés pour lesquels la langue humaine n’a pas encore trouvé de noms.




LE FUYARD[1].


Ce fut toute une longue affaire. D’abord Paschka s’en alla avec sa mère à travers les champs moissonnés, sur des routes humides dont la glaise collait à ses petites bottes ; puis, sa mère et lui restèrent debout dans une vaste antichambre et attendirent patiemment l’arrivée du médecin. Il faisait moins froid dans l’antichambre que dehors, surtout lorsqu’elle se remplit de monde ; même il y en avait tant, que Paschka se sentit presque étouffé par une grande pelisse de brebis qui sentait le poisson salé.

Enfin on ouvrit les portes de la salle d’attente et Paschka entra avec sa mère. Tous les bancs étaient occupés par des malades ; il y en avait de très drôles. Paschka, les yeux écarquillés, les regardait et s’amusait beaucoup ; mais il n’osa pas ouvrir la bouche. Une fois seulement, lorsque la porte laissa passer un petit paysan tout essoufflé qui sautillait sur son unique jambe, Paschka sentit le désir de sauter avec lui. Il donna un coup de coude à sa mère et dit :

— Mâma, regarde ; un vrai moineau.

— Tais-toi, enfant, tais-toi, répondit sa mère.

Quelqu’un ouvrit un petit guichet, et l’infirmier y montra son visage endormi.

— Qu’on vienne s’inscrire ! cria-t-il.

Tout le monde se leva, se pressa autour du guichet. Le scribe demandait à chacun son nom, son âge, son domicile et la durée de sa maladie. Paschka apprit, par les réponses de sa mère, qu’il ne s’appelait pas Paschka, mais Paul Galaktionof, qu’il avait sept ans et qu’il était malade depuis Pâques.

Tout le monde reprit sa place, mais bientôt on se leva en masse, car le docteur venait d’arriver. Il portait un tablier blanc et s’adressa tout de suite au petit paysan qui n’avait qu’une jambe.

— Ah ! te voilà, imbécile ! Ne t’avais-je pas dit de venir lundi, et c’est aujourd’hui vendredi ? Ce ne sera pas ma faute si ta jambe est perdue.

Le petit paysan écoutait très penaud ; son visage se contracta, et il dit d’un ton plaintif :

— Ayez pitié, Ivan Mikolaitch !

— C’est pourtant vrai que tu n’es qu’un sot, continua le docteur. Pourquoi n’obéis-tu pas ? Ne t’avais-je pas dit de venir lundi ? Mais non… tu es un imbécile, voilà tout !

Il entra dans son cabinet et se mit à appeler les malades à tour de rôle. Bientôt on entendit de là-bas des cris aigus, des pleurs d’enfans et la voix irritée du docteur.

— Pourquoi hurles-tu ? Je ne te coupe pas par morceaux. Reste tranquille, veux-tu ?

Enfin vint le tour de Paschka.

— Paul Galaktionof ! cria le docteur.

La mère tressauta ; elle était si peu habituée à ce nom. Elle prit la main de Paschka et se glissa avec lui dans le cabinet du docteur, qui fouillait parmi ses papiers.

— Qu’est-ce qui lui fait mal ? demanda-t-il sans tourner la tête.

— C’est au coude que le gars a une maladie, répondit la mère, et Paschka remarqua qu’elle fit une mine comme si elle avait grand chagrin.

— Déshabille-le, dit le docteur.

Paschka se mit à défaire le nœud du mouchoir qu’il portait autour du cou, puis moucha son petit nez dans sa manche et commença, sans trop se presser, à ôter sa petite pelisse de peau de brebis.

— Eh bien ! la commère, tu n’es pas venue ici en visite de politesse, gronda le docteur. Dépêche-toi, il y en a d’autres qui attendent !

Vite Paschka fit tomber sa pelisse par terre et sa mère lui enleva sa chemise. Le docteur considéra d’un coup d’œil son petit corps tout nu et lui tapa sur le ventre.

— En voilà une petite bedaine importante, frère Paschka ! dit-il. Voyons le coude.

Paschka jeta un regard oblique sur l’eau rougie de la cuvette, puis sur le tablier du docteur, et se mit à pleurer.

— Méeee-mé, gémit le docteur en le contrefaisant. — Comment, voilà un gaillard qu’on devrait penser à marier et il ose pleurnicher encore !

Paschka regarda sa mère, comme pour lui dire : — Ne raconte pas au village que j’ai pleuré à l’hôpital. — Le docteur prit son coude, le pressa, claqua de la langue, le pressa encore et dit :

— Tu mériterais une bonne volée de coups, la commère. Si jamais quelqu’un les mérita, c’est toi ! Pourquoi ne me l’as-tu pas amené plus tôt ? Sa main est perdue, — regarde donc, pauvre bête, la jointure est attaquée.

— Ça doit être, petit père, comme vous dites. Vous en savez plus long que moi, dit la femme.

— Vous en savez plus long que moi ! répéta le docteur, irrité. Puisque tu en es sûre, pourquoi ne l’as-tu pas amené ? Je te dis que sa main est perdue, il ne pourra pas travailler. Tu devras le soigner toute ta vie et ce ne sera que juste ! C’est toi qui as perdu sa main ! Vous êtes tous comme cela,.. des animaux ! Que le diable vous emporte !

Il alluma une cigarette, et, tout en fumant, continua de gronder la femme, qui écoutait tranquille. Paschka, debout et nu, suivait des yeux les spirales de la fumée.

Enfin le docteur jeta la cigarette et dit sur un autre ton : — Voilà ! Des gouttes et des onctions n’ont rien à faire ici. Il faut le laisser à l’hôpital.

— Si vous le jugez nécessaire, petit père, pourquoi ne le laisserais-je pas ?

— Nous tenterons une opération ! — Le docteur tapa sur l’épaule de Paschka et dit : — Laisse ta mère retourner seule au village, frère Paul, et à nous deux nous allons nous divertir comme des princes, mon ami. La vie chez moi est bonne, tu verras ! Je te montrerai un renard vivant ; nous irons à la foire des pains d’épice, veux-tu ? Ta mère reviendra te chercher demain. Paschka regarda sa mère :

— Reste, mon gars, reste ! dit-elle.

— Je crois bien qu’il restera ! s’écria gaîment le docteur, il n’y a pas de discussion possible, puisqu’il s’agit de voir un renard vivant ! Maria Denissovna, conduisez le là-haut.

Paschka se dit que le docteur tenait évidemment à ne pas aller seul à la foire, et, comme lui, Paschka, n’y avait jamais été encore, il se sentait très content d’être emmené. Seulement il se demandait comment il ferait sans sa mère. Après réflexion, il jugea qu’elle pourrait aussi demeurer à l’hôpital. Mais, avant qu’il eût trouvé le temps d’en parler au médecin, la garde-malade lui avait déjà fait monter l’escalier ; elle l’introduisit dans une grande salle. Paschka trottait à ses côtés en ouvrant démesurément la bouche. Le plafond si haut, les murs si propres, les suspensions, les rideaux l’étonnaient ; il lui sembla que la maison du docteur n’était vraiment pas mal. On l’assit sur un lit et il palpa avec délices une belle couverture grise, qui devait tenir bien chaud.

Il n’y avait dans cette pièce que trois lits, — l’un était inoccupé, l’autre appartenait à Paschka, et sur le troisième se tenait assis un vieillard aux yeux méchans, qui ne faisait que tousser et cracher dans un bol. Par la porte entr’ouverte, Paschka pouvait voir une partie de la salle voisine ; il remarqua un lit dans lequel dormait un homme très pâle, ayant sur la tête un sac en caoutchouc ; dans un autre lit se trouvait un paysan, dont la tête aussi était bandée, ce qui lui donnait l’air d’une femme.

La garde-malade apporta un paquet de vêtemens et dit à Paschka :

— C’est pour toi, allons, habille-toi.

Paschka revêtit une chemise propre, des pantalons, une paire de pantoufles et une petite robe de chambre grise, qui lui parut être le comble de l’élégance. Il se regardait avec extase et pensa tout de suite combien, sous ce costume, il aimerait à parader dans le village. Son imagination lui représenta que sa mère l’envoyait chercher de l’herbe pour le cochon de lait et qu’il s’en allait vers la prairie, le long de la rue, pendant que garçons et filles le suivaient, admirant avec envie sa jolie petite robe de chambre.

Bientôt une servante entra dans la salle et apporta deux écuelles en terre, deux cuillères et deux morceaux de pain. C’était pour Paschka et pour le vieillard. Lorsque Paschka s’aperçut que son bol contenait une belle soupe aux choux, avec un grand morceau de viande dedans, il devint rouge de plaisir et décida que la maison du docteur était tout à fait bien. Il ne comprenait plus comment il avait pu croire le docteur méchant !

Paschka mangea lentement en léchant la cuillère.

Lorsqu’il eut fini la soupe, il jeta un regard de regret sur le bol du vieillard, qui n’était qu’à moitié vidé. Il résolut de manger plus lentement encore la bonne viande, mais malgré ses fermes intentions, celle-ci disparut très vite. Alors il attaqua le morceau de pain et l’acheva, tout en pensant à différentes choses.

Après quelque temps, la servante revint, portant cette fois deux bols dans lesquels se trouvaient du rôti et des pommes de terre.

— Où est donc ton pain ? demanda-t-elle.

Paschka ne sut que répondre, mais il gonfla ses joues et soupira.

— Avec quoi mangeras-tu maintenant le rôti ? demanda-t-elle, Petit goulu, va !

Elle partit et lui apporta un autre morceau de pain. Jamais de sa vie Paschka n’avait vu du rôti, et il le goûta d’abord avec appréhension, mais il le trouva si bon, qu’il lui fut impossible de le manger autrement que très vite. Le rôti disparut comme par enchantement ; il ne restait que le pain. Paschka remarqua que le vieillard rangeait son pain dans le tiroir de sa petite table et il se promit d’agir de même. Mais, réflexion faite, il finit par manger aussi son second morceau de pain.

Après avoir si bien dîné, Paschka éprouva le désir de prendre un peu d’exercice. Il se mit à trottiner par la chambre, puis il entra dans la pièce voisine et vit qu’outre les malades qu’il connaissait déjà, il y avait là quatre hommes. L’un d’eux surtout l’intéressa. C’était un paysan très grand et terriblement maigre, qui, assis dans son lit, ne faisait que se bercer d’un côté et de l’autre. Paschka se planta devant lui et ne put détourner les yeux de ce drôle de personnage qui se balançait ainsi ; mais bientôt sa mine ne le divertit plus, au contraire. Paschka comprit qu’il souffrait beaucoup.

Alors il alla plus loin, dans une troisième salle. Là, deux paysans se tenaient immobiles sur leurs lits ; ils avaient des visages très rouges et qui reluisaient comme graissés ; leurs yeux semblaient tout bouffis. Paschka trouva qu’ils avaient l’air de ne pas avoir de visage du tout.

— Ma petite tante, qu’est-ce qu’ils ont ? demanda-t-il à l’infirmière.

— Ils ont la petite vérole, bambin, répondit-elle.

Paschka retourna dans sa chambre et se mit à attendre le docteur, qui l’emmènerait à la foire, mais, à la place du docteur, un infirmier arriva et alla droit vers le malade au sac de caoutchouc. Il se pencha sur lui et cria :

— Michaïl !

Michaïl ne bougea pas. Alors l’infirmier fit un geste de la main et s’en alla.

Paschka, pour se distraire, s’occupa du vieillard, qui ne cessait de tousser. Il remarqua que cette toux produisait des sons très étranges, mais ce qui l’amusait le plus, c’était lorsque le vieillard respirait profondément après ces quintes ; dans sa poitrine quelque chose commençait drôlement à siffler et à chanter.

— Grand-père, qu’est-ce qui siffle comme cela chez toi ? Demanda Paschka.

Le vieillard ne répondit pas. Paschka attendit un peu, puis demanda encore :

— Grand-père, où donc est le renard ?

— Quel renard ?

— Le renard vivant.

— Où peut-il être ? Dans la forêt sans doute.

Et le docteur toujours n’arrivait pas. Il commençait à faire nuit et Paschka comprit qu’il était trop tard pour aller à la foire. La servante vint apporter les tasses et le gronda d’avoir mangé son pain, qui était destiné pour le thé.

Paschka s’étendit sur son lit en essayant de penser au pain d’épice et au renard. Il se sentait un peu triste. Dès qu’il ferma les yeux, il vit l’intérieur de sa chaumière ; il y faisait sombre et chaud et de derrière le grand poêle partait la voix grondeuse de la vieille grand’mère Yegorova. Au moment où il allait pleurer, il se souvint que sa mère viendrait demain le prendre. Alors il sourit béatement et s’endormit.

Un bruit étrange le réveilla.

Plusieurs hommes marchaient, parlaient dans la chambre à côté. Paschka reconnut, à la lumière des veilleuses, qu’ils tournaient autour du lit de Michaïl.

— Faut-il l’emporter avec son lit ? demanda une voix.

— Non, le lit ne passerait pas. En voilà un qui aurait pu attendre jusqu’à demain pour trépasser.

— Que la paix éternelle soit avec lui ! dit le paysan à la tête de femme.

Un des hommes prit Michaïl par les épaules, un autre par les pieds, le troisième fit le signe de la croix sur sa tête, puis ils l’emportèrent ainsi, en trépignant lourdement des pieds et Paschka remarqua que les mains de Michaïl et les pans de sa robe de chambre traînaient tout le temps par terre.

La chambre resta silencieuse ; de la poitrine du vieillard endormi sortaient seulement des sifflemens et des chants étranges, comme si plusieurs personnes s’y fussent parlé. Paschka écoutait, et peu à peu la peur le prit.

— Mâma ! soupira-t-il.

Sa propre voix l’effraya. Elle lui semblait inconnue. Fou de terreur, il sauta hors du lit et courut vers la chambre voisine. Là, les malades, éveillés par la mort de Michaïl, se tenaient tous sur leur séant et, à la clarté des veilleuses, Paschka crut remarquer qu’ils devenaient de plus en plus grands. Dans son lit, du coin où devant la sainte icône brûlait la petite lampe rouge, le paysan maigre se berçait encore, toujours avec le même mouvement rythmique.

Alors Paschka, perdant la tête, se jeta dans la salle des varioleux, de là dans le corridor, puis ouvrit la première porte qui se présentait à lui, tomba dans la salle des femmes et fut épouvanté par la vue de quelques vieux et horribles visages, aux longs cheveux en désordre.

Il rebroussa chemin, vola le long des corridors, descendit l’escalier et, se trouvant dans l’antichambre, qu’il reconnaissait, il tira les verrous de la porte avec ses petites mains crispées.

La porte s’ouvrit si fort que Paschka en faillit choir ; mais il ne fit que chanceler et se mit à courir, à courir.

Il ne savait pas le chemin de la maison, mais il croyait que, s’il courait fort, bien fort, il arriverait au village et auprès de sa mère.

La nuit était sombre ; cependant un faible clair de lune lui fit voir une grande cour. Il la traversa et fut arrêté par des arbustes ; alors il réfléchit une seconde, se précipita du côté gauche, et aperçut, à travers une palissade, de longues rangées de croix blanches…

Son petit cœur n’en pouvait plus d’angoisse : — Màmka ! cria-t-il de toutes ses forces. — Et il courut éperdument dans une autre direction.

Il tomba dans la boue, se releva tout de suite et continua de fuir. Comme il vit de loin une fenêtre éclairée, il s’y dirigea, ne sachant pourquoi, car, au fond, cette fenêtre si brillante dans cette nuit si sombre lui faisait peur. Lorsqu’il l’atteignit, il vit qu’à côté de la fenêtre des marches en pierre conduisaient vers une porte ; il les gravit, se dressa sur la pointe de ses pieds et ne se sentit pas de joie en apercevant la figure connue du docteur, qui, assis devant une table, lisait un livre.

Paschka riait de bonheur ; il tendit ses bras vers l’ami, voulut crier, l’appeler, mais une force invisible lui coupa la respiration et le projeta sur les marches de l’escalier, où il tomba sans connaissance.

Lorsqu’il s’éveilla, il faisait déjà jour et, près de lui, une voix familière évoquait toute la série des bonheurs promis : — foire, pain d’épice, renard vivant. — Cette voix lui répétait :

— Imbécile de Paschka, n’est-ce pas que tu es un imbécile, dis ?


Antoine Tchekof.
Traduit du russe par J. Tverdianski.
  1. Tchekof se plaît à tracer, auprès de ses études psychologiques d’une grande mélancolie, des croquis ébauchés, des silhouettes d’enfans qui, par leur forme incomplète, un peu vague, rendent bien le point de vue du romancier, attentif à dérouler la situation aussi exactement que possible, et dans son décousu de vie réelle pour ainsi dire. Il ne conclut pas, il semble proposer au lecteur la solution de ce qui pour lui reste une énigme.