Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 1/Chapitre 2

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CHAPITRE II.

Qu’il n’y a point de Principes de pratique qui ſoient innez.


§. 1.Il n’y a point de Principe de Morale ſi clair ni ſi généralement reçu que les Maximes ſpéculatives dont on vient de parler.
SI les Maximes ſpéculatives, dont nous avons parlé dans le Chapitre précedent, ne ſont pas reçuës de tout le monde, par un conſentement actuel, comme nous venons de le prouver, il eſt beaucoup plus évident à l’égard des Principes de pratique, Qu’il s’en faut bien qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel. Et je croi qu’il ſeroit bien difficile de produire une Règle de Morale, qui ſoit de nature à être reçuë d’un conſentement auſſi général & auſſi prompt que cette maxime, Ce qui eſt, eſt, ou qui puiſſe paſſer pour une vérité auſſi manifeſte que ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. D’où il paroît clairement que le privilege d’être inné convient beaucoup moins aux Principes de pratique qu’à ceux de ſpéculation ; & qu’on eſt plus en droit de douter que ceux-là ſoient imprimez naturellement dans l’Ame que ceux-ci. Ce n’eſt pas que ce doute contribuë en aucune maniére à mettre en queſtion la vérité de ces différens Principes. Ils ſont également véritables, quoi qu’ils ne ſoient pas également évidens. Les Maximes ſpéculatives que je viens d’alleguer, ſont évidentes par elles-mêmes : mais à l’égard des Principes de Morale, ce n’eſt que par des raiſonnemens, par des diſcours, & par quelque application d’eſprit qu’on peut s’aſſûrer de leur vérité. Ils ne paroiſſent point comme autant de caractéres gravez naturellement dans l’Ame : car s’ils y étoient effectivement empreints de cette maniére, il faudroit néceſſairement que ces caracteres ſe rendiſſent viſibles par eux-mêmes, & que chaque homme les pût reconnoître certainement par ſes propres lumiéres. Mais en refuſant aux Principes de Morale la prérogative d’être innez, qui ne leur appartient point, on n’affoiblit en aucune maniére leur vérité ni leur certitude, comme on ne diminuë en rien la vérité & la certitude de cette Propoſition, Les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits, lorsqu’on dit qu’elle n’eſt pas ſi évidente que cette autre Propoſition, Le tout eſt plus grand que ſa partie ; & qu’elle n’eſt pas ſi propre à être reçuë dès qu’on l’entend pour la prémiere fois. Il ſuffit, que ces Règles de Morale ſont capables d’être démontrées, de ſorte que c’eſt notre faute, ſi nous ne venons pas à nous aſſûrer certainement de leur vérité. Mais de ce que pluſieurs perſonnes ignorent abſolument ces Règles, & que d’autres les reçoivent d’un conſentement foible & chancelant, il paroit clairement qu’elles ne ſont rien moins qu’innées ; & qu’il s’en faut bien qu’elles ſe préſentent d’elles-mêmes à leur vûë, ſans qu’ils ſe mettent en peine de les chercher.

§. 2.Tous les hommes ne regardent pas la Fidelité & la Juſtice comme des Principes. Pour ſavoir s’il y a quelque Principe de Morale dont tous les hommes conviennent, j’en appelle à ceux qui ont quelque connoiſſance de l’Hiſtoire du Genre Humain, & qui ont, pour ainſi dire, perdu de vûë le clocher de leur Village, pour aller voir ce qui ſe paſſe hors de chez eux. Car où eſt cette vérité de pratique qui ſoit univerſellement reçuë ſans aucune difficulté, comme elle doit l’être, ſi elle eſt innée ? La Juſtice & l’obſervation des contrats eſt le point ſur lequel la plûpart des hommes ſemblent s’accorder entr’eux. C’eſt un principe qui eſt reçu, à ce qu’on croit, dans les Cavernes même des Brigans & parmi les Sociétez des plus grands ſcélerats ; de ſorte que ceux qui détruiſent le plus l’humanité, ſont fidèles les uns aux autres & obſervent entr’eux les règles de la Juſtice. Je conviens que les Bandits en uſent ainſi les uns à l’égard des autres, mais c’eſt ſans conſiderer les Règles de justice qu’ils obſervent entr’eux, comme des Principes innez, & comme des Loix que la Nature ait gravées dans leur Ame. Ils les obſervent ſeulement comme des règles de convenance dont la pratique eſt abſolument néceſſaire pour conſerver leur Société : car il eſt impoſſible de concevoir qu’un homme regarde la Juſtice comme un Principe de pratique, ſi dans le même temps qu’il en obſerve les règles avec ſes Compagnons voleurs de grand chemin, il dépouille ou tuë le prémier homme qu’il rencontre. La Juſtice & la Vérité ſont les liens communs de toute Société : c’eſt pourquoi les Bandits & les Voleurs qui ont rompu avec tout le reſte des hommes, ſont obligez d’avoir de la fidélité & de garder quelques règles de juſtice entr’eux, ſans quoi ils ne pourroient pas vivre enſemble. Mais qui oſeroit conclurre de là, que ces gens, qui ne vivent que de fraude & de rapine, ont des Principes de Vérité & de Juſtice, gravez naturellement dans l’Ame, auxquels ils donnent leur conſentement ?

§. 3.On objecte, que les hommes démentent par leurs actions ce qu’ils croyent dans leur ame. Réponſe à cette Objection. On dira peut-être, Que la conduite des Brigans eſt contraire à leurs lumiéres, & qu’ils approuvent tacitement dans leur Ame ce qu’ils démentent par leurs actions. Je répons prémiérement, que j’avois toûjours crû qu’on ne pouvoit mieux connoître les penſées des hommes que par leurs actions. Mais enfin puis qu’il eſt évident par la pratique de la plûpart des hommes, & par la profeſſion ouverte de quelques-uns d’entr’eux, qu’ils ont mis en queſtion, ou même nié la verité de ces Principes, il eſt impoſſible de ſoûtenir qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel, ſans quoi l’on ne ſauroit conclurre qu’ils soient innez ; & d’ailleurs il n’y a que des hommes faits qui donnent leur conſentement à ces ſortes de Principes. En ſecond lieu, c’eſt une choſe bien étrange & tout-à-fait contraire à la Raiſon, de ſuppoſer que des Principes de pratique, qui ſe terminent à de pures ſpéculations, ſoient innez. Si la Nature a pris la peine de graver dans notre Ame des Principes de pratique, c’eſt ſans doute afin qu’ils ſoient mis en œuvre ; & par conſéquent ils doivent produire des actions qui leur ſoient conformes ; & non pas un ſimple conſentement qui les faſſe recevoir comme véritables. Autrement, c’eſt en vain qu’on les diſtingue des Maximes de pure ſpéculation. J’avoûë que la Nature a mis, dans tous les hommes, l’envie d’être heureux, & une forte averſion pour la miſére. Ce ſont là des Principes de pratique, véritablement innez ; & qui, ſelon la deſtination de tout Principe de pratique, ont une influence continuelle ſur toutes nos actions. On peut, d’ailleurs, les remarquer dans toutes ſortes de perſonnes, de quelque âge qu’elles ſoient, en qui ils paroiſſent conſtamment & ſans diſcontinuation : mais ce ſont-là des inclinations de notre Ame vers le Bien, & non pas des impreſſions de quelque vérité, qui ſoit gravée dans notre Entendement. Je conviens qu’il y a dans l’Ame des Hommes certains penchans qui y ſont imprimez naturellement, & qu’en conſéquence des prémiéres impreſſions que les hommes reçoivent par le moyen des Sens, il ſe trouve certaines choſes qui leur plaiſent, & d’autres qui leur ſont désagréables, certaines choſes pour leſquelles ils ont du penchant, & d’autres dont ils s’éloignent & qu’ils ont en averſion. Mais cela ne ſert de rien pour prouver qu’il y a dans l’Ame des caractéres innez qui doivent être les Principes de connoiſſance qui règlent actuellement notre conduite. Bien loin qu’on puiſſe établir par-là l’exiſtence de ces ſortes de caractéres, on peut en inferer au contraire, qu’il n’y en a point du tout : car s’il y avoit dans notre Ame certains caractéres qui y fuſſent gravez naturellement, comme autant de Principes de connoiſſance, nous ne pourrions que les apercevoir agiſſant en nous, comme nous ſentons l’influence que ces autres impreſſions naturelles ont actuellement ſur notre volonté & ſur nos déſirs, je veux dire l’envie d’être heureux, & la crainte d’être miſerable : Deux Principes qui agiſſent conſtamment en nous, qui ſont les reſſorts & les motifs inſéparables de toutes nos actions, auxquelles nous ſentons qu’ils nous pouſſent & nous déterminent inceſſamment.

§. 4. Les Règles de Morale ont beſoin d’être prouvées, donc elles ne ſont point innées. Une autre raiſon qui me fait douter s’il y a aucun Principe de pratique inné, c’eſt qu’on ne ſauroit propoſer, à ce que je croi, aucune Règle de Morale dont on ne puiſſe demander la raiſon avec juſtice. Ce qui ſeroit tout-à-fait ridicule & abſurde, s’il y en avoit quelques-unes qui fuſſent innées, ou même évidentes par elles-mêmes : car tout Principe inné doit être ſi évident par lui-même, qu’on n’ait beſoin d’aucune preuve pour en voir la vérité, ni d’aucune raiſon pour le recevoir avec un entier conſentement. En effet, on croiroit deſtituez de ſens commun ceux qui demanderoient, ou qui eſſayeroient de rendre raiſon, pourquoi il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Cette Propoſition porte avec elle ſon évidence ; & n’a nul beſoin de preuve, de ſorte que celui qui entend les termes qui ſervent à l’exprimer, ou la reçoit d’abord en vertu de la lumiére qu’elle a par elle-même, ou rien ne ſera jamais capable de la lui faire recevoir. Mais ſi l’on propoſoit cette Règle de Morale, qui eſt la ſource & le fondement inébranlable de toutes les vertus qui regardent la Société, Ne faites à autrui que ce que vous voudriez qui vous fût fait à vous-même, ſi, dis-je, on propoſoit cette Règle à une perſonne qui n’en auroit jamais ouï parler auparavant, mais qui ſeroit pourtant capable d’en comprendre le sens, ne pourroit-elle pas, ſans abſurdité, en demander la raiſon ? Et celui qui la propoſeroit, ne ſeroit-il pas obligé d’en faire voir la vérité ? Il s’enſuit clairement de là, que cette Loi n’eſt pas née avec nous, puiſque, ſi cela étoit, elle n’auroit aucun beſoin d’être prouvée, & ne pourroit être miſe dans un plus grand jour, mais devroit être reçuë comme une vérité inconteſtable qu’on ne ſauroit revoquer en doute, dès lors, au moins, qu’on l’entendroit prononcer & qu’on en comprendroit le ſens. D’où il paroît évidemment que la vérité des Règles de Morale dépend de quelque autre vérité antérieure, d’où elles doivent être déduites par voye de raiſonnement, ce qui ne pourroit être, ſi ces Règles étoient innées, ou même évidentes par elles-mêmes.

§. 5.Exemple tiré des raiſons pourquoi il faut obſerver les Contrats. L’obſervation des Contrats & des Traitez eſt ſans contredit un des plus grands & des plus inconteſtables Devoirs de la Morale. Mais ſi vous demandez à un Chrétien qui croit des récompenſes & des peines après cette vie, Pourquoi un homme doit tenir ſa parole, il en rendra cette raiſon, c’eſt que Dieu eſt l’arbitre du bonheur & du malheur éternel, nous le commande. Un Diſciple d’Hobbes à qui vous ferez la même demande, vous dira que le Public le veut ainſi, & que le Leviathan vous punira, ſi vous faites le contraire. Enfin, un Philoſophe Payen auroit répondu à cette Queſtion, que de violer ſa promesse, c’étoit faire une choſe deshonnête, indigne de l’excellence de l’homme, & contraire à la Vertu, qui éleve la Nature humaine au plus haut point de perfection où elle ſoit capable de parvenir.

§. 6.La Vertu eſt généralement approuvée non pas à cauſe qu’elle eſt innée, mais par qu’elle eſt utile. C’eſt de ces différens Principes que découle naturellement cette grande diverſité d’Opinions qui ſe rencontre parmi les hommes à l’égard des Règles de Morale, ſelon les differentes eſpèces de bonheur qu’ils ont en vûë, ou dont ils ſe propoſent l’acquiſition : diverſité qui leur ſeroit abſolument inconnuë, s’il y avoit des Principes de pratique qui fuſſent innez & gravez immédiatement dans leur Ame par le doigt de Dieu. Je conviens que l’exiſtence de Dieu paroît par tant d’endroits, & que l’obéiſſance que nous devons à cet Etre ſuprême, eſt ſi conforme aux lumiéres de la Raiſon, qu’une grande partie du Genre Humain rend témoignage à la Loi de la Nature ſur cet important article. Mais d’autre part, on doit reconnoître, à mon avis, que tous les hommes peuvent s’accorder à recevoir pluſieurs Règles de Morale, d’un conſentement univerſel, ſans connoître ou recevoir le véritable fondement de la Morale, lequel ne peut être autre choſe que la volonté ou la Loi de Dieu, qui voyant toutes les actions des hommes, & pénétrant leurs plus ſecretes penſées, tient, pour ainſi dire, entre ſes mains les peines & les récompenſes, & a aſſez de pouvoir pour faire venir à compte ceux qui violent ſes ordres avec le plus d’inſolence. Car Dieu ayant mis une liaiſon inſéparable entre la Vertu & la Félicité publique, & ayant rendu la pratique de la Vertu néceſſaire pour la conſervation de la Société humaine, & viſiblement avantageuſe à tous ceux avec qui les gens-de-bien ont à faire, il ne faut pas s’étonner que chacun veuille non ſeulement approuver ces Règles, mais auſſi les recommander aux autres, puiſqu’il eſt perſuadé que s’ils les obſervent, il lui en reviendra à lui-même de grands avantages. Il peut, dis-je, être porté par intérêt, auſſi bien que par conviction, à faire regarder ces Règles comme ſacrées, parce que ſi elles viennent à être profanées & foulées aux piés, il n’eſt plus en ſûreté lui-même. Quoi qu’une telle approbation ne diminue en rien l’obligation morale & éternelle que ces Règles emportent évidemment avec elles, c’eſt pourtant une preuve que le conſentement exterieur & verbal que les hommes donnent à ces Règles, ne prouve point que ce ſoient des Principes innez. Que dis-je ? Cette approbation ne prouve pas même, que les hommes les reçoivent interieurement comme des Règles inviolables de leur propre conduite, puiſqu’on voit tous les jours, que l’intérêt particulier & la bienſéance obligent pluſieurs perſonnes à s’attacher extérieurement à ces Règles ; & à les approuver publiquement, quoi que leurs actions faſſent aſſez voir qu’ils ne songent pas beaucoup au Légiſlateur qui les leur a preſcrites, ni à l’Enfer qu’il a deſtiné à la punition de ceux qui les violeroient.

§. 7. En effet, ſi nous ne voulons par civilité attribuer à la plûpart des hommes plus de ſincerité qu’ils n’en ont effectivement, mais que nous regardions leurs actions comme les interprêtes de leurs penſées, nous trouverons qu’en eux-mêmes ils n’ont point tant de reſpect pour ces ſortes de Règles, ni une fort grande perſuaſion de leur certitude, & de l’obligation où ils ſont de les observer. Par exemple, ce grand Principe de Morale, qui nous ordonne de faire aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes, eſt beaucoup plus recommandé que pratiqué. Mais l’infraction de cette Règle ne sauroit être ſi criminelle, que la folie de celui qui enſeigneroit aux autres hommes que ce n’eſt pas un Précepte de Morale qu’on ſoit obligé d’obſerver, paroîtroit abſurde & contraire à ce même intérêt qui porte les hommes à violer ce Précepte.

§. 8.La conſcience ne prouve pas qu’il y ait aucune Règle de Morale, innée. On dira peut-être, que puiſque la Conſcience nous reproche l’infraction de ces Règles, il s’enſuit de là que nous en reconnoiſſons intérieurement la juſtice et l’obligation. A cela je répons, que, ſans que la Nature aît rien gravé dans le cœur des hommes, je ſuis aſſûré qu’il y en a pluſieurs qui par la même voye qu’ils parviennent à la connoiſſance de pluſieurs autres véritez, peuvent venir à reconnoître la juſtice & l’obligation de pluſieurs Règles de Morale. D’autres peuvent en être inſtruits par l’éducation, par les Compagnies qu’ils fréquentent, & par les coûtumes de leur Païs : & cette perſuaſion une fois établie met en action leur Conſcience, qui n’eſt autre choſe que l’Opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous faiſons. Or ſi la Conſcience étoit une preuve de l’existence des Principes innez, ces Principes pourroient être oppoſez les uns aux autres : puiſque certaines perſonnes font par principe de conſcience ce que d’autres évitent par le même motif.

§. 9.Exemples de pluſieurs actions énormes, commiſes ſans aucun remords de conſcience. D’ailleurs, ſi ces Règles de Morale étoient innées & empreintes naturellement dans l’Ame des hommes, je ne ſaurois comprendre comment ils pourroient venir à les violer tranquillement, & avec une entiére confiance. Conſiderez une Ville priſe d’aſſaut, & voyez s’il paroît dans le cœur des ſoldats, animez au carnage & au butin, quelque égard pour la Vertu, quelque Principe de Morale, & quelque remords de conſcience pour toutes les injuſtices qu’ils commettent. Rien moins que cela. Le brigandage, la violence, & le meurtre ne ſont que des jeux pour des gens mis en liberté de commettre ces crimes ſans en être ni cenſurez ni punis. Et en effet n’y a-t-il pas eû des Nations entiéres & mêmes des plus polies ** Les Grecs & les Romains., qui ont crû qu’il leur étoit auſſi bien permis d’expoſer leurs Enfans pour les laiſſer mourir de faim, ou devorer par les bêtes farouches, que de les mettre au Monde ? Il y a encore aujourd’hui des Païs où l’on enſevelit les Enfans tout vifs avec leurs Méres, s’il arrive qu’elles meurent dans leurs couches ; ou bien on les tuë, ſi un Aſtrologue aſſûre qu’ils ſont nez ſous une mauvaiſe Etoile. Dans d’autres Lieux, un Enfant tuë ou expoſe ſon Pére & ſa Mére, ſans aucun remords, lors qu’ils ſont parvenus à un certain âge. Dans (a)(a) Gruber apud Thevenot. Part. IV. pag. 13. un endroit de l’Aſie, dès qu’on déſeſpére de la ſanté d’un Malade, on le met dans une foſſe creuſée en terre ; & là expoſé au vent & à toutes les injures de l’air, on le laiſſe périr impitoyablement, ſans lui donner aucun ſecours. C’eſt une choſe ordinaire (b)(b) Lambert apud Thevenot. pag. 38. parmi les Mingreliens, qui font profeſſion du Chriſtianiſme, d’enſevelir leurs Enfans tout vifs, ſans aucun ſcrupule. Ailleurs, les Péres (c)(c) Voſſius de Nili origine. c. 18. 19. mangent leurs propres Enfans. Les Caribes (d)(d) P. Mart. Dec. 1. ont accoûtumé de les châtrer, pour les engraiſſer & les manger. Et Garcillaſſo de la Vega rapporte (e)(e) Hiſt. des Incas. Liv. I. ch. 12. que certains Peuples du Perou avoient accoûtumé de garder les femmes qu’ils prenoient priſonniéres, pour en faire des Concubines, & nourriſſoient auſſi délicatement qu’ils pouvoient, les Enfans qu’ils en avoient, juſqu’à l’âge de treize ans ; après quoi ils les mangeoient, & faiſoient le même traitement à la Mére dès qu’elle ne leur donnoit plus d’Enfans. Les Toupinambous (f)(f) Lery, ch. 16. ne connoiſſoient pas de meilleur moyen pour aller en Paradis que de ſe vanger cruellement de leurs Ennemis, & d’en manger le plus qu’ils pouvoient. Ceux que les Turcs canoniſent & mettent au nombre des Saints, menent une vie qu’on ne ſauroit rapporter ſans bleſſer la pudeur. Il y a, ſur ce ſujet, un endroit fort remarquable dans le Voyage de Baumgarten. Comme ce Livre eſt aſſez rare, je tranſcrirai ici le paſſage tout au long dans la même Langue qu’il a été publié. Ibi (fcil. prope Belbes in Ægypto) vidimus ſanctum unum Saracenicum inter arenarum cumulos, ita ut ex utero matris prodiit, nudum ſedentem. Mos eſt, ut didicimus, Mahometiſtis, ut eos, qui amentes & ſine ratione ſunt, pro ſanctis colant & venerentur. Inſuper & eos qui cùm diu vitam egerint inquinatiſſimam, voluntariam demùm pœnitentiam & paupertatem, ſanctitate verenrandos deputant. Ejuſmodi verò genus hominum libertatem quandam eſſrænumem habent, domos quas volunt intrandi, edendi, bibendi, & quod majus eſt, concumbendi, ex quo concubitu, ſi proles ſecuta fuerit, ſancta ſimiliter habetur. His ergo hominibus, dum vivunt, magnos exhibent honores : mortuis verò vel rempia vel monumenta exſtruunt ampliſſima, eoſque contingere ac ſepelire maxime fortune ducunt loco. Audivimus hæc dicta & dicenda per interpretem à Mierelo noſtro. Inſuper ſanctum illum, quem eo lodi vidimus, publicitus apprime commendari, eum eſſe hominem ſanctum, divinum ac integritate præcipium : eo quod, nec fœminarum unquam eſſet nec puerorum, ſed tantummodo aſelharum concubitor atque mularum. Peregr. Baumgarten, Lib. 2. cap. I. p. 73.[1] Où ſont, je vous prie, ces Principes innez de juſtice, de piété, de reconnoiſſance, d’équité & de chaſteté, dans ce dernier exemple & dans les autres que nous venons de rapporter ? Et où eſt ce conſentement univerſel qui nous montre qu’il y a de tels Principes, gravez naturellement dans nos Ames ? Lors que la mode avoit rendu les Duels honorables, on commettoit des meurtres ſans aucun remords de conſcience ; & encore aujourd’hui, c’eſt un grand deshonneur en certains Lieux que d’être innocent ſur cet article. Enfin, ſi nous jettons les yeux hors de chez-nous, pour voir ce qui ſe paſſe dans le reſte du Monde, & conſiderer les hommes tels qu’ils ſont effectivement, nous trouverons qu’en un Lieu ils font ſcrupule de faire, ou de négliger certaines choſes, pendant qu’ailleurs d’autres croyent mériter récompenſe en s’abſtenant des mêmes choſes que ceux-là font par un motif de conſcience, ou en faiſant ce que ces premiers n’oſeroient faire.

§. 10.Les Hommes ont des principes de pratique, oppoſez les uns aux autres. Qui prendra la peine de lire avec ſoin l’Hiſtoire du Genre Humain & d’examiner d’un œuil indifférent la conduite des Peuples de la Terre, pourra ſe convaincre lui-même, qu’excepté les Devoirs qui ſont abſolument néceſſaires à la conſervation de la Société humaine (qui ne ſont même que trop ſouvent violez par des Sociétez entiéres à l’égard des autres Sociétez) on ne ſauroit nommer aucun Principe de Morale, ni imaginer aucune Règle de vertu qui dans quelque endroit du Monde ne ſoit mépriſée ou contredite par la pratique générale de quelques Sociétez entiéres qui ſont gouvernées par des Maximes de pratique, & par des règles de conduite tout-à-fait oppoſées à celles de quelque autre Société.

§. 11.Des Nations entières rejettent certaines règles de Morale. On objectera peut-être ici, qu’il ne s’enſuit pas qu’une règle ſoit inconnuë, de ce qu’elle eſt violée. L’Objection eſt bonne, lors que ceux qui n’obſervent pas la règle, ne laiſſent pas de la recevoir en qualité de Loi ; lors, dis-je, qu’on la regarde avec quelque reſpect par la crainte qu’on a d’être deshonoré, cenſuré, ou châtié, ſi l’on vient à la négliger. Mais il eſt impoſſible de concevoir qu’une Nation entiére rejettât publiquement ce que chacun de ceux qui la compoſent, connoîtroit certainement & infailliblement être une véritable Loi, car telle eſt la connoiſſance que tous les hommes doivent néceſſairement avoir des Loix dont nous parlons, s’il eſt vrai qu’elles ſoient naturellement empreintes dans leur Ame. On conçoit bien que des gens peuvent reconnoître quelquefois certaines Règles de Morale comme véritables, quoi que dans le fond de leur ame, ils les croyent fauſſes : il peut être, dis-je, que certaines perſonnes en uſent ainſi en certaines rencontres, dans la ſeule vuë de conſerver leur reputation & de s’attirer l’eſtime de ceux qui croyent ces Règles d’une obligation indiſpensable. Mais qu’une Société entiére d’hommes rejette & viole, publiquement & d’un commun accord, une Règle qu’ils regardent chacun en particulier comme une Loi, de la vérité à de la juſtice de laquelle ils ſont parfaitement convaincus, & dont ils ſont perſuadez que tous ceux à qui ils ont à faire, portent le même jugement, c’eſt une choſe qui paſſe l’imagination. Et en effet, chaque Membre de cette Société qui viendroit à mépriser une telle Loi, devroit craindre néceſſairement de s’attirer, de la part de tous les autres, le mépris & l’horreur que méritent ceux qui font profeſſion d’avoir dépouillé l’humanité ; car une perſonne qui connoîtroit les bornes naturelles du Juſte & de l’Injuſte, & qui ne laiſſeroit pas de les confondre enſemble, ne pourroit être regardé que comme l’ennemi déclaré du repos & du bonheur de la Société dont il fait partie. Or tout Principe de pratique qu’on ſuppoſe inné, ne peut qu’être connu d’un chacun comme juſte & avantageux. C’eſt donc une véritable contradiction ou peu s’en faut, que de suppoſer, que des Nations entiéres puſſent s’accorder à démentir tant par leurs diſcours que par leur pratique, d’un conſentement unanime & univerſel, une choſe, de la vérité, de la juſtice & de la bonté de laquelle chacun d’eux ſeroit convaincu avec une évidence tout-à-fait irrefragable. Cela ſuffit pour faire voir, que nulle Règle de pratique qui eſt violée univerſellement & avec l’approbation publique, dans un certain endroit du Monde, ne peut paſſer pour innée. Mais j’ai quelque autre choſe à répondre à l’objection que je viens de propoſer.

§. 12. Il ne s’enſuit pas, dit-on, qu’une Loi ſoit inconnuë de ce qu’elle eſt violée. Soit : j’en tombe d’accord. Mais je ſoûtiens qu’une permiſſion publique de la violer, prouve que cette Loi n’eſt pas innée. Prenons par exemple, quelques-unes de ces Règles que moins de gens ont eû l’audace de nier, ou l’imprudence de revoquer en doute, comme étant des conſéquences qui ſe préſentent le plus aiſément à la Raiſon humaine, & qui ſont les plus conformes à l’inclination naturelle de la plus grande partie des hommes. S’il y a quelque règle qu’on puiſſe regarder comme innée, il n’y en a point, ce me ſemble, à qui ce privilége doive mieux convenir qu’à celle-ci, Péres & Méres, aimez & conſervez vos Enfans. Si l’on dit, que cette Régle eſt innée, on doit entendre par-là l’une de ces deux choſes, ou que c’eſt un Principe conſtamment obſervé de tous les hommes ; ou du moins, que c’eſt une vérité gravée dans l’Ame de tous les hommes, qui leur eſt, par conſéquent, connu à tous, & qu’ils reçoivent tous d’un commun conſentement. Or cette Régle n’eſt innée en aucun de ces deux ſens. Car prémierement ce n’eſt pas un Principe que tous les hommes prennent pour règle de leurs actions, comme il paroit par les exemples que nous venons de citer ; & ſans aller chercher en Miagrelie & dans le Perou des preuves du peu de ſoin que des Peuples entiers ont de leurs Enfans, juſques à les faire mourir de leurs propres mains, ſans recourir à la cruauté de quelques Nations Barbares qui ſurpaſſe celle des Bêtes mêmes, qui ne ſait que c’étoit une coûtume ordinaire & autoriſée parmi les Grecs & les Romains, d’expoſer impitoyablement & ſans aucun remords de conſcience, leurs propres Enfans, lors qu’ils ne vouloient pas les élever ? Il eſt faux, en ſecond lieu, que ce ſoit une vérité innée & connuë de tous les hommes ; car tant s’en faut qu’on puiſſe regarder comme une vérité innée ces paroles, Péres, & Méres, ayez ſoin de conſerver vos Enfans, qu’on ne peut pas même leur donner le nom de Vérité, car c’eſt un commandement, & non pas une Propoſition ; & par conſéquent on ne peut pas dire qu’il emporte vérité ou fauſſeté. Pour faire qu’il puiſſe être regardé comme vrai, il faut le reduire à une Propoſition, comme eſt celle-ci, C’eſt le devoir des Péres & des Méres de conſerver leurs Enfans. Mais tout Devoir emporte l’idée de Loi ; & une Loi ne ſauroit être connuë ou ſuppoſée ſans un Légiſlateur qui l’ait preſcrite, ou ſans récompenſe & ſans peine : de ſorte qu’on ne peut ſuppoſer, que cette Règle, ou quelque autre Règle de pratique ce ſoit, puiſſe être innée, c’eſt-à-dire imprimée dans l’Ame ſous l’idée d’un Devoir, ſans ſuppoſer que les idées d’un Dieu, d’une Loi, d’une Vie à venir, & de ce qu’on nomme obligation & peine, ſoient auſſi innées avec nous. Car parmi les Nations dont nous venons de parler, il n’y a point de peine à craindre dans cette vie pour ceux qui violent cette Règle ; & par conſéquent, elle ne ſauroit avoir force de Loi dans les Païs où l’uſage généralement établi y eſt directement contraire. Or ces idées qui doivent toutes être néceſſairement innées, ſi rien eſt inné en qualité de Devoir, ſont ſi éloignées d’être gravées naturellement dans l’eſprit de tous les hommes, qu’elles ne paroiſſent pas même fort claires & fort diſtinctes dans l’eſprit de pluſieurs perſonnes d’étude & qui font profeſſion d’examiner les choſes avec quelque exactitude, tant s’en faut qu’elles ſoient connuës de toute créature humaine. Et parmi ces idées dont je viens de faire l’énumération, je prouverai en particulier dans le Chapitre ſuivant qu’il y en a une qui ſemble devoir être innée préferablement à toutes les autres, qui ne l’eſt pourtant point, je veux parler de l’idée de Dieu : ce que j’eſpére faire voir avec la derniére évidence à tout homme qui eſt capable de ſuivre un raiſonnement.

§. 13.Des Nations entiéres rejettent plusieurs Règles de Morale. De ce que je viens de dire, je croi pouvoir conclurre ſûrement, qu’une Règle de pratique qui eſt violée en quelque endroit du Monde d’un conſentement général & ſans aucune oppoſition, ne ſauroit paſſer pour innée. Car il eſt impoſſible, que des hommes puſſent violer ſans crainte ni pudeur, de ſang froid, & avec une entiére confiance, une Règle qu’il ſauroit évidemment & ſans pouvoir l’ignorer, être un Devoir que Dieu leur a preſcrit, & dont il punira certainement les infracteurs, d’une maniére à leur faire ſentir qu’ils ont pris un fort mauvais parti en la violant. Or c’eſt ce qu’ils doivent reconnoître néceſſairement, ſi cette Règle eſt née avec eux ; & ſans une telle connoiſſance, l’on ne peut jamais être aſſuré d’être obligé à une choſe en qualité de Devoir. Ignorer la Loi, douter de ſon autorité, eſpérer d’échapper à la connoiſſance du Légiſlateur, ou de ſe ſouſtraire à ſon pouvoir ; tout cela peut ſervir aux hommes de prétexte pour s’abandonner à leurs paſſions préſentes. Mais ſi l’on ſuppoſe qu’on voit le péché & la peine l’un après l’autre, le ſupplice joint au crime, un feu toûjours prêt à punir le coupable ; & qu’en conſiderant d’un côté le plaiſir qui ſollicite à mal faire, on découvre en même temps la main de Dieu levée & en état de châtier celui qui s’abandonne à la tentation ; (car c’eſt ce que doit produire un Devoir qui eſt gravé naturellement dans l’Ame,) cela, dis-je, étant poſé, concevez-vous qu’il ſoit poſſible que des gens placez dans ce point de vûë, & qui ont une connoiſſance ſi diſtincte & ſi aſſûrée de tous ces objets, puiſſent enfraindre hardiment & ſans ſcrupule, une Loi qu’ils portent gravée dans leur Ame en caractéres ineffaçables, & qui ſe préſente à eux toute brillante de lumiére à meſure qu’ils la violent ? Pouvez-vous comprendre que des hommes qui liſent au dedans d’eux-mêmes les ordres d’un Légiſlateur tout-puiſſant, ſoient en même temps capables de mépriſer & fouler aux pieds avec confiance & avec plaiſir, ſes commandemens les plus ſacrez ? Enfin, eſt-il bien poſſible que, pendant qu’un homme ſe déclare ouvertement contre une Loi innée, & contre le ſouverain Légiſlateur qui l’a gravée dans ſon ame, eſt-il poſſible, dis-je, que tous ceux qui le voyent faire ſans prendre aucun intérêt à ſon crime, que les Gouverneurs même du Peuple qui ont la même idée de la Loi & de celui qui en eſt l’Auteur, la laiſſent violer ſans faire ſemblant de s’en appercevoir, ſans rien dire, & ſans en témoigner aucun déplaiſir, ni jetter le moindre blâme ſur une telle conduite ?

Nos appetits ſont à la vérité des Principes actifs, mais ils ſont ſi éloignez de pouvoir paſſer pour des Principes de Morale, gravez naturellement dans notre Ame, que ſi nous leur laiſſions un plein pouvoir de déterminer nos Actions, ils nous feroient violer tout ce qu’il y a de plus ſacré dans le Monde. Les Loix ſont comme une digue qu’on oppoſe à ces deſirs déréglez pour en arrêter le cours ; ce qu’elles ne peuvent faire que par le moyen des récompenſes & des peines qui contre-balancent la ſatiſfaction que chacun peut avoir deſſein de ſe procurer en transgreſſant la Loi. Si donc il y avoit quelque choſe de gravé dans l’Eſprit de l’Homme, ſous l’idée de Loi, il faudroit que tous les hommes fuſſent aſſûrez d’une maniére certaine & à n’en pouvoir jamais douter, qu’une peine inévitable ſera le partage de ceux qui violeront cette Loi. Car ſi les hommes peuvent ignorer ou revoquer en doute ce qui eſt inné, c’eſt en vain qu’on nous parle de Principes innez, & qu’on en veut faire voir la néceſſité. Bien loin qu’ils puiſſent ſervir à nous inſtruire de la vérité & de la certitude des choſes, comme on le prétend, nous nous trouverons dans le même état d’incertitude avec ces Principes, que s’ils n’étoient point en nous. Une Loi innée doit être accompagnée de la connoiſſance claire & certaine d’une punition indubitable & aſſez grande pour faire qu’on ne puiſſe être tenté de violer cette Loi ſi l’on conſulte ſes véritables intérêts ; à moins qu’en ſuppoſant une Loi innée, on ne veuille ſuppoſer auſſi un Evangile inné. Du reſte, de ce que je nie qu’il y ait aucune Loi innée, on auroit tort d’en conclurre que je croi qu’il n’y a que des Loix poſitives. Ce ſeroit prendre tout-à-fait mal ma penſée. Il y a une grande différence entre une Loi innée, & une Loi de la Nature, entre une vérité gravée originairement dans l’Ame, & une vérité que nous ignorons, mais dont nous pouvons acquerir la connoiſſance en nous ſervant comme il faut des Facultez que nous avons reçûes de la Nature. Et pour moi, je croi que ceux qui donnent dans les extrémitez oppoſées, ſe trompent également, je veux dire, ceux qui poſent une Loi innée, & ceux qui nient qu’il y ait aucune Loi qui puiſſe être connuë par la lumière de la Nature, c’eſt-à-dire, ſans le ſecours d’une Revelation poſitive.

§. 14.Ceux qui ſoûtiennent qu’il y a des Principes de pratique innez, ne nous diſent pas quels ſont ces Principes. Il eſt ſi évident, que les hommes ne s’accordent point ſur les Principes de pratique, que je ne penſe pas, qu’il ſoit néceſſaire d’en dire davantage pour faire voir qu’il n’eſt pas poſſible de prouver par le conſentement général qu’il y ait aucune Règle de Morale, innée ; & cela ſuffit pour faire ſoupçonner que la ſuppoſition de ces ſortes de Principes n’eſt qu’une opinion inventée à plaiſir ; puiſque ceux qui parlent de ces Principes avec tant de confiance, ſont ſi réſervez à nous les marquer en détail. C’eſt pourtant ce qu’on auroit droit d’attendre de ceux qui font tant de fond ſur cette opinion. Leur refus nous donne ſujet de nous défier de leurs lumiéres ou de leur charité, puiſque ſoûtenant que Dieu a imprimé dans l’Ame des hommes, les fondemens de leurs connoiſſances, & les règles néceſſaires à la conduite de leur vie, ils s’intereſſent ſi peu pour l’inſtruction de leurs prochains, & pour le repos du Genre Humain, ſi fatalement diviſé ſur ce ſujet, qu’ils négligent de leur montrer quels ſont ces Principes de ſpéculation & de pratique. Mais à dire le vrai, s’il y avoit de tels Principes, il ne ſeroit pas néceſſaire de les indiquer à perſonne. Car ſi les hommes les trouvoient gravez dans leur Ame, ils pourroient aiſément les diſtinguer des autres véritez qu’ils viendroient à apprendre dans la ſuite, & à déduire de ces prémiéres connoiſſances ce que c’eſt que ces Principes, & combien il y en a. Nous ſerions auſſi aſſûrez de leur nombre que nous le ſommes du nombre de nos doigts ; & en ce cas-là, l’on ne manqueroit pas apparemment de les étaler un à un dans tous les Systémes. Mais comme perſonne, que je ſache, n’a encore oſé nous donner un Catalogue exact de ces Principes qu’on ſuppoſe innez, on ne ſauroit blâmer ceux qui doutent de la vérité de cette ſuppoſition, puiſque ceux-là même qui veulent impoſer aux autres la néceſſité de croire qu’il y a des Propoſitions innées, ne nous diſent point quelles ſont ces Propoſitions. Il eſt aiſé de prévoir, que ſi différentes perſonnes, attachées à différentes Sectes, entreprenoient de nous donner une liſte des Principes de pratiques qu’ils regardent comme innez, ils ne mettroient dans ce rang que ceux qui s’accordant avec leurs hypotheſes, ſeroient propres à faire valoir les opinions qui regnent dans leurs Ecoles, ou dans leurs Egliſes particuliéres : preuve évidente qu’il n’y a point de telles véritez innées. Bien plus, une grande partie des hommes ſont ſi éloignez de trouver en eux-mêmes de tels Principes de Morale innez, que dépouillant, les hommes de leur Liberté, & les changeant par-là en autant de Machines, ils détruiſent non ſeulement les Règles de Morale qu’on veut faire paſſer pour innées, mais toutes les autres, quelles qu’elles ſoient, ſans laiſſer aucun moyen de croire qu’il y en aît aucune, à tous ceux qui ne ſauroient concevoir qu’une Loi puiſſe convenir à autre choſe qu’à un Agent libre : de ſorte que ſur ce fondement on eſt obligé de rejetter tout principe de vertu, pour ne pouvoir allier la Morale avec la néceſſité d’agir en Machine : deux choſes qu’il n’eſt pas effectivement fort aiſé de concilier, ou de faire ſubſiſter enſemble.

§. 15.Examen des Principes innez, que propoſe Mylord Herbert. Comme je venois d’écrire ceci, l’on m’apprit que Mylord Herbert avoit indiqué les Principes de Morale qu’on prétend être innez, dans ſon Ouvrage intitulé, De Veritate, De la Verité. J’allais d’abord le conſulter, eſpérant qu’un ſi habile homme auroit dit quelque choſe qui pourroit me ſatisfaire, & terminer toutes mes recherches ſur cet article. Dans le chapitre où il traite de l’inſtinct naturel, De inſtinctu naturali, pag. 76. Edit. 1656. voici les ſix marques auxquelles il dit qu’on peut reconnoître ce qu’il appelle Notions communes, 1. Prioritas, ou l’avantage de préceder toutes les autres connoiſſances. 2. Independentia, l’independance, 3. Univerſalitas, l’univerſalité. 4. Certitudo, la certitude. 5. Neceſſitas, la néceſſité, c’eſt-à-dire, comme il l’explique lui-même, ce qui ſert à la conſervation de l’homme, quæ faciunt ad hominis conſervationem. 6. Modus conformationis, id eſt, Aſſenſus nullâ interpoſitâ morâ, la maniére dont on reçoit une certaine vérité, c’eſt-à-dire un prompt conſentement qu’on donne ſans héſiter le moins du monde. Et ſur la fin de ſon petit Traité ** De la Religion du Laique. De Religione Laici, il parle ainſi de ces Principes innez, pag. 3. Adeò ut non uniuſcujuſvis Religionis confinio arctentur quæ ubique vigent veritates. Sunt enim in ipſâ mente cœlitùs deſcriptæ, nulliſque traditionibus, ſive ſcriptis, ſive ſcriptis obnoxiæ : C’eſt-à-dire, « Ainſi ces Véritez qui ſont reçuës par tout, ne ſont point reſſerrées dans les bornes d’une Religion particuliére, car étant gravées dans l’Ame même par le doigt de Dieu, elles ne dépendent d’aucune Tradition, écrite ou non écrite ». Et un peu plus bas, il ajoûte, Veritates noſtræ Catholicæ, quæ tanquam indubia Dei effata, in foro interiori deſcriptæ ; c’eſt-à-dire, «  nos Vérités catholiques, qui ſont écrites sans la Conſcience, comme autant d’Oracles infaillibles émanez de Dieu ». Mylord Herbert ayant ainſi propoſé les caractéres des Principes innez ou Notions communes, & ayant aſſûré que ces Principes ont été gravez dans l’Ame des hommes par le doigt de Dieu, il vient à les propoſer, & les réduit à ces cinq :[2] Le premier eſt, qu’il y a un Dieu ſuprême : Le ſecond, que ce Dieu doit être ſervi : Le troiſiéme, que la Vertu jointe avec la piété eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à la Divinité : Le quatriéme, qu’il faut ſe repentir de ſes péchez : Le cinquiéme, qu’il y a des peines et des récompenſes après cette vie, ſelon qu’on aura bien ou mal vêcu. Quoi que je tombe d’accord que ce ſont là des véritez évidentes, & d’une telle nature qu’étant bien expliquées, une Créature raiſonnable ne peut guere éviter d’y donner ſon conſentement, je croi pourtant qu’il s’en faut beaucoup que cet Auteur faſſe voir que ce ſont des impreſſions innées, naturellement gravées dans la Conſcience de tous les hommes, in Foro interiori deſcriptæ. Je me fonde ſur quelques obſervations que j’ai pris la liberté de faire contre ſon hypotheſe.

§. 16. Je remarque, en premier lieu, que ces cinq Propoſitions ne ſont pas toutes des Notions communes, gravées dans nos Ames par le doigt de Dieu, ou bien, qu’il y en a beaucoup d’autres qu’il faudroit mettre dans ce rang, ſi l’on étoit fondé à croire qu’il y en eût aucune qui y fût gravée de cette maniere. Car il y a d’autres propoſitions, qui, ſuivant les propres Règles de Mylord Herbert, ont pour le moins autant de droit à une telle origine, & peuvent auſſi bien paſſer pour innées, que quelques-unes de ces cinq qu’il rapporte, comme par exemple, cette Règle de Morale, Faites comme vous voudriez qu’il vous fût fait, & peut-être cent autres, ſi l’on prenoit la peine de les chercher.

§. 17. En ſecond lieu, toutes les marques qu’il donne d’un Principe inné, ne ſauroient convenir à chacune de ces cinq Propoſitions. Ainſi, la prémiére, la ſeconde & la troiſiéme de ces marques ne conviennent pas parfaitement à aucune de ces Propoſitions : & la prémiére, la ſeconde, la troiſiéme, la quatriéme, & la ſixiéme quadrent fort mal à la troiſiéme Propoſition, à la quatriéme & à la cinquiéme. On pourroit ajoûter, que nous ſavons certainement par l’Hiſtoire, non-ſeulement que pluſieurs perſonnes, mais des Nations entiéres regardent quelques-unes de ces propoſitions, ou même toutes, comme douteuſes, ou comme fauſſes. Mais cela mis à part, je ne ſaurois voir comment on peut mettre au nombre des Principes innez la troiſiéme Propoſition, dont voici les propres termes, la Vertu jointe avec la piété, eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à la Divinité : tant le mot de Vertu eſt difficile à entendre, tant la ſignification en eſt équivoque, & la choſe qu’il exprime, diſputée & mal-aiſée à connoître. D’où il s’enſuit qu’une telle Règle de pratique ne peut qu’être fort peu utile à la conduite de notre vie ; & que par conſéquent elle n’eſt nullement propre à être miſe au nombre des Principes de pratique qu’on prétend être innez.

§. 18. Conſiderons, pour cet effet, cette Propoſition ſelon le ſens qu’elle peut recevoir ; car ce qui conſtituë & doit conſtituer un Principe ou une Notion commune, c’eſt le ſens de la Propoſition & non pas le ſon des termes qui ſervent à l’exprimer. Voici la Propoſition : La Vertu eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à Dieu, c’eſt-à-dire, qui lui eſt le plus agréable. Or ſi on prend le mot de Vertu dans le ſens qu’on lui donne le plus communément, je veux dire pour les actions qui paſſent pour louables selon les différentes opinions qui regnent en différens Païs, tant s’en faut que cette Propoſition ſoit évidente, qu’elle n’eſt pas même véritable. Que ſi on appelle Vertu les actions qui ſont conformes à la Volonté de Dieu, ou à la Règle qu’il a preſcrite lui-même, qui eſt le véritable & le ſeul fondement de la Vertu, à entendre par ce terme ce qui eſt bon & droit en lui-même : en ce cas-là, rien n’eſt plus vrai ni plus certain que cette Propoſition, La Vertu eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à Dieu. Mais elle ne ſera pas d’un grand uſage dans la vie humaine, puiſqu’elle ſignifiera autre choſe, ſinon que Dieu ſe plaît à voir pratiquer ce qu’il commande : vérité dont un homme peut être entierement convaincu ſans ſavoir ce que c’eſt que Dieu commande, de ſorte que faute d’une connoiſſance plus déterminée il ſe trouvera tout auſſi éloigné d’avoir une Règle ou un Principe de conduite, que ſi cette Vérité-là lui étoit tout-à-fait inconnuë. Or je ne penſe pas qu’une Propoſition qui n’emporte autre choſe ſinon que Dieu ſe plaît à voir pratiquer ce qu’il commande, ſoit reçuë de bien des gens pour un Principe de Morale, gravé naturellement dans l’Eſprit de tous les hommes, quelque véritable & quelque certaine qu’elle ſoit ; puis qu’elle enſeigne ſi peu de choſe. Mais quiconque lui attribuera ce privilége, ſera en droit de regarder cent autres Propoſitions comme des Principes innez, car il y en a pluſieurs que perſonne ne s’eſt encore aviſé de mettre dans ce rang, qui peuvent y être placées avec autant de fondement que cette prémiére Propoſition.

§. 19.On continuë d’examiner les Principes innez, propoſez par Mylord Herbert. La quatriéme Propoſition, qui porte que tous les hommes doivent ſe repentir de leurs péchez, n’eſt pas plus inſtructive, juſqu’à ce qu’on aît expliqué quelles ſont les actions qu’on appelle des Péchez. Car le mot de péché étant pris (comme il l’eſt ordinairement) pour ſignifier en général de mauvaiſes actions qui attirent quelque châtiment ſur ceux qui le commettent ; nous donne-t-on un grand Principe de Morale, en nous diſant que nous devons être affligez d’avoir commis, & que nous devons ceſſer de commettre ce qui ne peut que nous rendre malheureux, ſi nous ignorons quelles ſont ces actions particuliéres que nous ne pouvons commettre ſans nous réduire dans ce triſte état ? Cette Propoſition eſt ſans doute très-véritable. Elle eſt auſſi très-propre à être inculquée dans l’eſprit de ceux qu’on ſuppoſe avoir appris quelles actions ſont des péchez dans les différentes circonſtances de la vie ; & elle doit être reçuë de tous ceux qui ont acquis ces connoiſſances. Mais on ne ſauroit concevoir que cette Propoſition ni la précédente, ſoient des Principes innez, ni qu’elles ſoient d’aucun uſage, quand bien elles ſeroient innées ; à moins que la meſure & les bornes préciſes de toutes les Vertus & de tous les Vices n’euſſent auſſi été gravées dans l’Ame des hommes, & ne fuſſent autant de Principes innez ; dequoi l’on a, je penſe, grand ſujet de douter. D’où je conclus qu’il ne ſemble preſque pas poſſible, que Dieu aît imprimé dans l’Ame des hommes, des Principes, conçus en termes vagues, tels que ceux de Vertu & de Péché, qui dans l’Eſprit de différentes perſonnes ſignifient des choſes fort différentes. On ne ſauroit, dis-je, ſuppoſer que ces ſortes de Principes puiſſent être attachez à certains mots, parce qu’ils ſont pour la plûpart compoſez de termes généraux qu’on ne ſauroit entendre, avant que de connoître les idées particuliéres qu’ils renferment. Car à l’égard des exemples de pratique, l’on ne peut en bien en juger que par la connoiſſance des actions mêmes ; & les Règles ſur leſquelles ces actions ſont fondées, doivent être indépendantes des mots, & préceder la connoiſſance du langage ; de ſorte qu’un homme doit connoître ces Règles, quelque Langue qu’il apprenne, le François, l’Anglois, ou le Japonnois ; dût-il même n’apprendre aucune Langue, & n’entendre jamais l’uſage des mots, comme il arrive aux ſourds & aux muets. Quand on aura fait voir, que des hommes qui n’entendent aucun Language, & qui n’ont pas appris par le moyen des Loix & des coûtumes de leur Païs, Qu’une partie du Culte de Dieu conſiſte à ne tuer perſonne, à n’avoir de commerce qu’avec une ſeule femme, à ne pas faire périr des Enfans dans le ventre de leur Mére, à ne pas les expoſer, à n’ôter point aux autres ce qui leur appartient, quoi qu’on en aît beſoin ſoi-même, mais au contraire à les ſecourir dans leurs néceſſitez ; & lors qu’on vient à violer ces règles, à en témoigner du repentir, à en être affligé, & à prendre une ferme réſolution de ne pas le faire une autre fois ; quand, dis-je, on aura prouvé que ces gens-là connoiſſent & reçoivent actuellement pour règle de leur conduite tous ces Préceptes, & mille autres ſemblables qui ſont compris ſous ces deux mots Vertu & Péché, l’on ſera mieux fondé à regarder ces Règles & autres ſemblables, comme des Notions communes & des Principes de pratique. Mais avec tout cela, quand il ſeroit vrai, que tous les hommes s’accorderoient ſur les Principes de Morale, ce conſentement univerſel donné à des véritez qu’on peut connoître autrement que par le moyen d’une impreſſion naturelle, ne prouveroit pas fort bien que ces véritez fuſſent effectivement innées ; & c’eſt là tout ce que je prétens ſoûtenir.

§. 20.On objecte, que les Principes innez peuvent être corrompus. Réponſe à cette Objection. Ce ſeroit inutilement qu’on oppoſeroit ici ce qu’on a accoûtumé de dire, Que la coûtume, l’Education & les opinions générales de ceux avec qui l’on converſe peuvent obſcurcir ces Principes de Morale qu’on ſuppoſe innez, & enfin les effacer entierement de l’eſprit des hommes. Car ſi cette réponſe eſt bonne, elle anéantit la preuve qu’on prétend tirer du conſentement univerſel, en faveur des Principes innez, à moins que ceux qui parlent ainſi, ne s’imaginent que leur opinion particuliére, ou celle de leur Parti, doit paſſer pour un conſentement général, ce qui arrive aſſez ſouvent à ceux qui ſe croyant les ſeuls arbitres du Vrai & du Faux, ne comptent pour rien les ſuffrages de tout le reſte du Genre Humain. De ſorte que le raiſonnement de ces gens-là ſe réduit à ceci : « Les Principes que tout le Genre Humain reconnoit pour véritables, ſont innez : Ceux que les perſonnes de bon ſens reconnoiſſent, ſont admis par tout le Genre Humain : Nous & ceux de notre Parti ſommes des gens de bon ſens : Donc nos Principes ſont innez ». Plaiſante maniére de raiſonner qui va tout droit à l’infaillibilité ! Cependant ſi l’on ne prend la choſe de ce biais, il ſera fort difficile de comprendre comment il y a certains Principes que tous les hommes reconnoiſſent d’un commun conſentement, quoi qu’il n’y ait aucun de ces Principes que la Coûtume ou l’Education n’aît effacé de l’eſprit de bien des gens : ce qui ſe réduit à ceci, que tous les hommes reçoivent ces Principes, mais que cependant pluſieurs perſonnes les rejettent, & refuſent d’y donner leur conſentement. Et dans le fond, la ſuppoſition de ces ſortes de prémiers Principes ne ſauroit nous être d’un grand uſage : car que ces Principes ſoient innez ou non, nous ſerons dans un égal embarras, s’ils peuvent être alterez, ou entierement effacez de notre Eſprit par quelque moyen humain, comme par la volonté de nos Maîtres & par les ſentiments de nos Amis ; & tout l’étalage qu’on nous fait de ces prémiers Principes & de cette lumiére innée, n’empêchera pas que nous ne nous trouvions dans des ténèbres auſſi épaiſſes, & dans une auſſi grande incertitude que s’il n’y avoit point de ſemblable lumiére. Il vaut autant n’avoir aucune Règle, que d’en avoir une fauſſe par quelque endroit, ou que de ne pas connoître parmi pluſieurs Règles différentes & contraires les unes aux autres, quelle eſt celle qui eſt droite. Mais je voudrois bien, que les Partiſans des idées innées me diſſent, ſi ces Principes peuvent, ou ne peuvent pas être effacez par l’Education & par la Coûtume. S’ils ne peuvent l’être, nous devons les trouver dans tous les hommes ; & il faut qu’ils paroiſſent clairement dans l’Eſprit de chaque homme en particulier. Et s’ils peuvent être alterez par des Notions étrangéres, ils doivent paroître plus diſtinctement & avec plus d’éclat, lors qu’ils ſont plus près de leur ſource, je veux dire dans les Enfans & les Ignorans ſur qui les opinions étrangéres ont fait le moins d’impreſſion. Qu’ils prennent tel parti qu’ils voudront, ils verront clairement qu’il eſt démenti par des faits conſtans, & par une continuelle experience.

§. 21.On reçoit dans le Monde des principes qui ſe détruiſent les uns les autres. J’avoûerai ſans peine que des perſonnes de différent Païs, d’un temperament différent, & qui n’ont pas été élevées de la même maniére, s’accordent à recevoir un fort grand nombre d’Opinions comme prémiers Principes, comme Principes irrefragables, parmi leſquelles il y en a pluſieurs qui ne ſauroient être véritables, tant à cauſe de leur abſurdité, que parce qu’elles ſont directement contraires les unes aux autres. Mais quelque oppoſées qu’elles ſoient à la Raiſon, elles ne laiſſent pas d’être reçuës dans quelque endroit du Monde avec un ſi grand reſpect, qu’il ſe trouve des gens de bon ſens en toute autre choſe qui aimeroient mieux perdre la vie & tout ce qu’ils ont de plus cher, que de les revoquer en doute, ou de permettre à d’autres de les conteſter.

§. 22.Par quels dégrez les hommes viennent communément à recevoir certaines choſes pour Principes. Quelque étrange que cela paroiſſe, c’eſt ce que l’expérience confirme tous les jours ; & l’on n’en fera pas ſi fort ſurpris, ſi l’on conſidére par quels dégrez il peut arriver que des Doctrines qui n’ont pas de meilleures ſources que la ſuperſtition d’une Nourrice, ou l’autorité d’une vieille femme, deviennent, avec le temps, & par le conſentement des voiſins, autant de Principes de Religion, & de Morale. Car ceux qui ont ſoin de donner, comme ils parlent, de bons Principes à leurs Enfans, (& il y en a peu qui n’ayent fait proviſion pour eux-mêmes de ces ſortes de Principes qu’ils regardent comme autant d’articles de Foi) leur inſpirent les ſentimens qu’ils veulent leur faire retenir & profeſſer durant tout le cours de leur vie. Et les Eſprits des Enfans étant alors ſans connoiſſance, & indifférens à toute ſorte d’opinions, reçoivent les impreſſions qu’on leur veut donner, ſemblables à du Papier blanc ſur lequel on écrit tels caractéres qu’on veut. Etant ainſi imbus de ces Doctrines, dès qu’ils commencent à entendre ce qu’on leur dit, ils y ſont confirmez dans la ſuite, à meſure qu’ils avancent en âge, ſoit par la profeſſion ouverte ou le conſentement tacite de ceux parmi leſquels ils vivent, ſoit par l’autorité de ceux dont la ſageſſe, la ſcience, & la piété leur eſt en recommandation, & qui ne permettent pas que l’on parle jamais de ces Doctrines que comme de vrais fondemens de la Religion & des bonnes mœurs. Et voilà comment ces ſortes de Principes paſſent enfin pour des véritez inconteſtables, évidentes, & nées avec nous.

§. 23. A quoi nous pouvons ajoûter, que ceux qui ont été inſtruits de cette maniére, venant à reflechir ſur eux-mêmes lors qu’ils ſont parvenus à l’âge de raiſon, & ne trouvant rien dans leur Eſprit de plus vieux que ces Opinions, qui leur ont été enſeignées avant que leur Memoire tînt, pour ainſi dire, regître de leurs actions, & marquât la datte du temps auquel quelque choſe de nouveau commençoit de ſe montrer à eux, ils s’imaginent que ces penſées dont ils ne peuvent découvrir en eux la prémiére ſource, ſont aſſurément des impreſſions de Dieu & de la Nature ; & non des choſes que d’autres hommes leur ayent appriſes. Prévenus de cette imagination, ils conſervent ces penſées dans leur Eſprit, & les reçoivent avec la même vénération que pluſieurs ont accoûtumé d’avoir pour leurs Parens, non en vertu d’une impreſſion naturelle, (car en certains Lieux où les Enfans ſont élevez d’une autre maniére, cette vénération leur eſt inconnuë) mais parce qu’ayant été conſtamment élevez dans ces idées, & ne ſe ſouvenant plus du temps auquel ils ont commencé de concevoir ce reſpect, ils croyent qu’il eſt naturel.

§. 24. C’eſt ce qui paroîtra fort vraiſemblable, & preſque inévitable, ſi l’on fait reflexion ſur la nature de l’homme & ſur la conſtitution des affaires de cette vie. De la maniére que les choſes ſont établies dans ce Monde, la plûpart des hommes ſont obligez d’employer preſque tout leur temps à travailler à leur profeſſion, pour gagner leur vie, & ne ſauroient néanmoins jouïr de quelque repos d’eſprit, ſans avoir des Principes qu’ils regardent comme indubitables, & auxquels ils acquieſcent entierement. Il n’y a perſonne qui ſoit d’un eſprit ſi ſuperficiel ou ſi flottant, qu’il ne ſe déclare pour certaines Propoſitions qu’il tient pour fondamentales, ſur leſquelles il appuye ſes raiſonnemens, & qu’il prend pour règle du Vrai & du Faux, du Juſte & de l’Injuſte. Les uns n’ont ni aſſez d’habileté, ni aſſez de loiſir pour les examiner ; les autres en ſont détournez par la pareſſe ; & il y en a qui s’en abſtiennent parce qu’on leur a dit, depuis leur enfance, qu’ils ſe devoient bien garder d’entrer dans cet examen : de ſorte qu’il y a peu de perſonnes que l’ignorance, la foiblesse d’eſprit, les diſtractions, la pareſſe, l’éducation ou la legereté n’engagent à embraſſer les Principes qu’on leur a appris, ſur la foi d’autrui ſans les examiner.

§. 25. C’eſt-là, visiblement, l’état où ſe trouvent tous les Enfans, & tous les jeunes gens ; & la Coûtume plus forte que la Nature, ne manquant guere de leur faire adorer comme autant d’Oracles émanez de Dieu, tout ce qu’elle a fait entrer une fois dans leur Eſprit, pour y être reçu avec un entier acquieſcement ; il ne faut pas s’étonner ſi dans un âge plus avancé, qu’ils ſont ou embarraſſez des affaires indiſpenſables de cette vie, ou engagez dans les plaiſirs, ils ne penſent jamais ſerieuſement à examiner les opinions dont ils ſont prévenus, particulierement ſi l’un de leurs Principes eſt, que les Principes ne doivent pas être mis en queſtion. Mais ſuppoſé même que l’on ait du temps, de l’eſprit & de l’inclination pour cette recherche ; qui eſt aſſez hardi pour entreprendre d’ébranler les fondemens de tous ſes raiſonnemens & de toutes ſes actions paſſées ? Qui peut ſoûtenir une penſée auſſi mortifiante, qu’eſt celle de ſoupçonner que l’on a été, pendant long-temps, dans l’erreur ? Combien de gens y a-t-il qui ayent aſſez de hardieſſe & de fermeté pour enviſager ſans crainte les reproches que l’on fait à ceux qui oſent s’éloigner du ſentiment de leur Païs, ou du Parti dans lequel ils ſont nez ? Et où eſt l’homme qui puiſſe ſe réſoudre patiemment à porter les noms odieux de Pyrrhonien, de Deïſte & d’Athée, dont il ne peut manquer d’être regalé s’il témoigne ſeulement qu’il doute de quelqu’une des opinions communes ? Ajoûtez qu’il ne peut qu’avoir encore plus de repugnance à mettre en queſtion ces ſortes de Principes, s’il croit, comme font la plûpart des hommes, que Dieu a gravé ces Principes dans ſon Ame pour être la règle & la pierre de touche de toutes ſes autres opinions. Et qu’eſt-ce qui pourroit l’empêcher de regarder ces Principes comme ſacrez, puiſque de toutes les penſées qu’il trouve en lui, ce ſont les plus anciennes, & celles qu’il voit que les autres hommes reçoivent avec le plus de reſpect ?

§. 26.Comment les hommes viennent pour l’ordinaire à ſe faire des Principes. Il est aiſé de s’imaginer, après cela, comment il arrive, que les hommes viennent à adorer les Idoles qu’ils ont faites eux-mêmes, à ſe paſſionner pour les idées qu’ils ſe ſont renduës familiéres pendant long-temps, & à regarder comme des véritez divines, des erreurs & de pures abſurditez ; zélez adorateurs de ſinges & de veaux d’or, je veux dire de vaines & ridicules opinions, qu’ils regardent avec un ſouverain reſpect, juſques à diſputer, ſe battre, & mourir pour les défendre ;

--- ** Juvenalis Sat. XV. vs. 37. & 38. quum ſolos credat habendos
Eſſe Deos, quos ipſe colit :

« Chacun s’imaginant que les Dieux qu’il ſert, ſont ſeuls dignes de l’adoration des hommes ». Car comme les Facultez de raiſonner, dont on fait preſque toûjours quelque uſage, quoi que preſque toûjours ſans aucune circonſpection, ne peuvent être miſes en action, faute de fondement & d’appui, dans la plûpart des hommes, qui par pareſſe ou par diſtraction ne découvrent point les véritables Principes de la Connoiſſance, ou qui faute de temps, ou de bons ſecours, ou pour quelque autre raiſon que ce ſoit, ne peuvent point les découvrir pour aller chercher eux-mêmes la Vérité juſque dans ſa ſource ; il arrive naturellement & d’une maniére preſque inévitable, que ces ſortes de gens s’attachent à certains Principes qu’ils embraſſent ſur la foi d’autrui ; de ſorte que venant à les regarder comme des preuves de quelque autre choſe, ils s’imaginent que ces Principes n’ont aucun beſoin d’être prouvez. Or quiconque a admis une fois dans son Eſprit quelques-uns de ces Principes, & les y conſerve avec tout le reſpect qu’on a accoûtumé d’avoir pour des Principes, c’eſt-à-dire, ſans ſe hazarder jamais de les examiner, mais en ſe faiſant une habitude de les croire parce qu’il faut les croire, ceux, dis-je, qui ſont dans cette diſpoſition d’eſprit, peuvent ſe trouver engagez par l’éducation & par les coûtumes de leur Païs à recevoir pour des Principes innez les plus grandes abſurditez du monde ; & à force d’avoir les yeux long-temps attachez ſur les mêmes objets, ils peuvent s’offuſquer la vûë juſqu’à prendre des Monſtres qu’ils ont forgez dans leur Cerveau, pour des images de la Divinité, & l’ouvrage même de ſes mains.

§. 27.Les Principes doivent être examinez. On peut voir aiſément par ce progrès inſenſible, comment dans cette grande diverſité de Principes oppoſez que des gens de tout ordre & de toute profeſſion reçoivent & défendent comme inconteſtables, il y en a tant qui paſſent pour innez. Que ſi quelcun s’aviſe de nier que ce ſoit là le moyen par où la plûpart des hommes viennent à s’aſſûrer de la vérité & de l’évidence de leurs Principes, il aura peut-être bien de la peine à expliquer d’une autre maniére comment ils embraſſent des opinions tout-à-fait oppoſées, qu’ils croyent fortement, qu’ils ſoûtiennent avec une extrême confiance, & qu’ils ſont prêts, pour la plûpart, de ſéeller de leur propre ſang. Et dans le fond, ſi c’eſt là le privilége des Principes innez d’être reçus ſur leur propre autorité, ſans aucun examen, je ne vois pas qu’il y ait rien qu’on ne puiſſe croire, ni comment les Principes que chacun s’eſt choiſi en particulier, pourroient être revoquez en doute. Mais ſi l’on dit, qu’on peut & qu’on doit examiner les Principes & les mettre, pour ainſi dire, à l’épreuve, je voudrois bien ſavoir comment de prémiers Principes, des Principes gravez naturellement dans l’ame, peuvent être mis à l’épreuve : ou du moins qu’il me ſoit permis de demander à quelles marques, & par quels caractéres on peut diſtinguer les véritables Principes, les Principes innez, d’avec ceux qui ne le ſont pas, afin que parmi le grand nombre de Principes auſquels on attribuë ce privilege, je puiſſe être à l’abri de l’erreur dans un point auſſi important que celui-là. Cela fait, je ſerai tout prêt à recevoir avec joye ces admirables Propoſitions qui ne peuvent être que d’une grande utilité. Mais juſque-là, je ſuis en droit de douter qu’il y ait aucun Principe véritablement inné, parce que je crains que le conſentement univerſel, qui eſt le ſeul caractére qu’on ait encore produit pour diſcerner les Principes innez, ne ſoit pas une marque aſſez ſûre pour me déterminer en cette occaſion, & pour me convaincre de l’exiſtence d’aucun Principe inné. Par tout ce que je viens de dire, il paroît clairement, à mon avis, qu’il n’y a point de Principe de pratique dont tous les hommes conviennent ; & qu’il n’y en a, par conſéquent, aucun qu’on puiſſe appeler inné.


  1. On peut voir encore au ſujet de cette eſpèce de Saints ſi fort reſpectez par les Turcs, ce qu’en a dit Pietro della Valle dans une Lettre du 25. Janvier, 1616.
  2. Eſſe aliquod ſupremum Numen. 2. Numen illud coli debere. 3. Virtutem cum pietate conjunctam optimam eſſe rationem Cultûs divini. 4. Reſipiſcendum eſſe à peccatis. 5. Dari præmium vel pœnam poſt hanc vitam tranſactam.