Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 15

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CHAPITRE XV.

De la Durée & de l’Expanſion, conſiderées enſemble.


§.1.La Durée & l’Expanſion capables du plus & du moins.
QUoique dans les Chapitres précedens je me ſois arrêté aſſez long-temps à conſiderer l’Eſpace & la Durée ; cependant comme ce ſont des Idées d’une importance générale, et qui de leur nature ont quelque choſe de fort abſtrus & de fort particulier, je vais les comparer l’une avec l’autre, pour les faire mieux connoître, perſuadé que nous pourrons avoir des idées plus nettes & plus diſtinctes de ces deux choſes en les examinant jointes enſemble. Pour éviter la confuſion, je donne à la Diſtance ou à l’Eſpace conſideré dans une idée ſimple & abſtraite, le nom d’Expanſion, afin de le diſtinguer de l’Etenduë, terme que quelques-uns n’employent que pour exprimer cette diſtance entant qu’elle eſt dans les parties ſolides de la Matiére, auquel ſens il renferme, ou déſigne du moins l’idée du Corps ; au lieu que l’idée d’une pure diſtance n’enferme rien de ſemblable. Je préfere auſſi le mot d’Expanſion à celui d’Eſpace parce que ce dernier eſt ſouvent appliqué à la diſtance des parties ſucceſſives & tranſitoires qui n’exiſtent jamais enſemble, auſſi bien qu’à celles qui ſont permanentes.

Pour venir maintenant à la comparaiſon de l’Expanſion & de la Durée, je remarque d’abord que l’Eſprit y trouve l’Idée commune d’une longueur continuée, capable du plus ou du moins, car on a une idée auſſi claire de la différence qu’il y a entre la longueur d’une heure & celle d’un jour, que de la différence qu’il y a entre un pouce & un pié.

§. 2.L’expanſion n’eſt pas bornée par la Matiére. L’Eſprit s’étant formé l’idée de la longueur d’une certaine parite de l’Expanſion, d’un empan, d’un pas, ou de telle longueur que vous voudrez, il peut repeter cette idée, comme il a été dit, & ainſi en l’ajoûtant à la prémiére, étendre l’idée qu’il a de la longueur & l’égaler à deux empans, ou à deux pas, & cela auſſi ſouvent qu’il veut, juſqu’à ce qu’il égale la diſtance de quelques parties de la Terre qui ſoient à tel éloignement qu’on voudra l’une de l’autre, & continuer ainſi juſqu’à ce qu’il parvienne à remplir la diſtance qu’il y a d’ici au Soleil, ou aux Etoiles les plus éloignées. Et par une telle progreſſion, dont le commencement ſoit pris de l’endroit où nous ſommes, ou de quelque autre que ce ſoit, notre Eſprit peut toûjours avancer à paſſer au delà de toutes ces diſtances ; en ſorte qu’il ne trouve rien qui puiſſe l’empêcher d’aller plus avant, ſoit dans le lieu des Corps, ou dans l’Eſpace vuide de Corps. Il eſt vrai, que nous pouvons aiſément parvenir à la fin de l’Etenduë ſolide, & que nous n’avons aucune peine à concevoir l’extremité & les bornes de tout ce qu’on nomme Corps : mais lors que l’Eſprit eſt parvenu à ce terme, il ne trouve rien qui l’empêche d’avancer dans cette Expanſion infinie qu’il imagine au delà des Corps & où il ne ſauroit ni trouver ni concevoir aucun bout. Et qu’on n’oppoſe point à cela, qu’il n’y a rien du tout au delà des limites du Corps, à moins qu’on ne prétende renfermer Dieu dans les bornes de la Matiére. Salomon, dont l’Entendement étoit rempli d’une ſageſſe extraordinaire, qui en avoit étendu & perfectionné les lumiéres, ſemble avoir d’autres penſées lorsqu’il dit en parlant à Dieu, Les Cieux & les Cieux des Cieux ne peuvent le contenir. Et je croi pour moi que celui-là ſe fait une trop haute idée de la capacité de ſon propre Entendement, qui ſe figure de pouvoir étendre ſes penſées plus loin que le lieu où Dieu exiſte, ou imaginer une expanſion où Dieu n’eſt pas.

§. 3.La durée n’eſt pas bornée non plus par le Mouvement. Ce que je viens de dire de l’Expanſion, convient parfaitement à la Durée. L’Eſprit ayant conçu l’idée d’une certaine durée, peut la doubler, la multiplier, & l’étendre non ſeulement au delà de ſa propre exiſtence, mais au delà de celle de tous les Etres corporels, & de toutes les meſures du Temps, priſes ſur les Corps Céleſtes & ſur leurs mouvemens. Mais quoi que nous faſſions la Durée infinie, comme elle l’eſt certainement, perſonne ne fait difficulté de reconnoître que nous ne pouvons pourtant pas étendre cette Durée au delà de tout Etre, car Dieu remplit l’Eternité, comme chacun en tombe aiſément d’accord. On ne convient pas de même que Dieu rempliſſe l’Immenſité, mais il eſt mal-aiſé de trouver la raiſon pourquoi l’on douteroit de ce dernier point, pendant qu’on aſſûre le prémier, car certainement ſon Etre infini eſt auſſi bien ſans bornes à l’un qu’à l’autre de ces égards ; & il me ſemble que c’eſt donner un peu trop à la Matiére que de dire, qu’il n’y a rien là où il n’y a point de Corps.

§. 4.Pourquoi on admet plus aiſément une Durée infinie, qu’une Expanſion infinie. De là nous pouvons apprendre, à mon avis, d’où vient que chacun parle familierement de l’Eternité, & la ſuppoſe ſans heſiter le moins du monde, ne faiſant aucune difficulté d’attribuer l’infinité de l’Eſpace qu’avec beaucoup plus de retenuë, & d’un ton beaucoup moins affirmatif. La raiſon d’Etenduë étant employez comme des noms de qualitez qui appartiennent à d’autres Etres, nous concevons ſans peine une durée infinie en Dieu, & ne pouvons même nous empêcher de le faire. Mais comme nous n’attribuons pas l’étenduë à Dieu, mais ſeulement à la Matiére qui eſt finie, nous ſommes plus ſujets à douter de l’exiſtence d’une Expanſion ſans Matiére, de laquelle ſeule nous ſuppoſons communément que l’Expanſion eſt un attribut. Voilà pourquoi, lors que les hommes ſuivent les penſées qu’ils ont de l’Eſpace, ils ſont portez à s’arrêter ſur les limites qui terminent le Corps, comme ſi l’Eſpace étoit là auſſi ſur ſes fins, & qu’il ne s’étendît pas plus loin : ou ſi conſiderant la choſe de plus près, leurs idées les engagent à porter leurs penſées encore plus avant, ils ne laiſſent pas d’appeler tout ce qui eſt au delà des bornes de l’Univers, Eſpace imaginaire, comme ſi cet Eſpace n’étoit rien, dès là qu’il ne contient aucun Corps. Mais à l’égard de la Durée qui précede tous les Corps & les mouvemens par leſquels on la meſure, ils raiſonnent tout autrement, car ils ne la nomment jamais imaginaire, parce qu’elle n’eſt jamais ſuppoſée vuide de quelque ſujet qui exiſte réellement. Que ſi les noms des choſes peuvent nous conduire en quelque maniére à l’origine des idées des hommes, (comme je ſuis tenté de croire qu’elles y peuvent contribuer beaucoup) le mot de Durée peut donner ſujet de penſer, que les hommes crurent qu’il y avoit quelque analogie entre une continuation d’exiſtence qui enferme comme une eſpéce de réſiſtance à toute force deſtructive, & entre une continuation de ſolidité, (propriété des Corps qu’on eſt ſouvent porté à confondre avec la dureté, & qu’on trouvera effectivement n’en être pas fort différente, ſi l’on conſidere les plus petits atomes de la Matiére,) & que cela donna occaſion à la formation des mots durer, & être dur, qui ont une ſi étroite affinité enſemble. Cela paroit ſur tout dans la Langue Latine, d’où ces mots ont paſſé dans nos Langues Modernes : car le mot Latin durare eſt auſſi bien employé pour ſignifier l’idée de la dureté proprement dite, que l’idée de l’exiſtence continuée, comme il paroît par cet endroit d’Horace (Epod. xvi.) ferro duravit ſæcula.. Quoi qu’il ſoit, il eſt certain, que quiconque ſuit ſes propres penſées, trouvera qu’elles ſe portent quelquefois bien au delà de l’étenduë des Corps, dans l’infinité de l’Eſpace ou de l’Expanſion, dont l’idée eſt diſtincte du Corps & de tout autre choſe ; ce qui peut fournir la matiere d’une plus ample méditation à qui voudra s’y appliquer.

§. 5.Le Temps eſt à la Durée ce que le Lieu eſt à l’Expanſion. En général, le Temps eſt la Durée, ce que le Lieu eſt à l’Expanſion. Ce ſont autant de portions de ces deux Océans infinis d’Eternité & d’Immenſité, diſtinguées du reſte comme par autant de Bornes ; & qui ſervent en effet à marquer la poſition des Etres réels & finis, ſelon le rapport qu’ils ont entr’eux dans cette uniforme & infinie étenduë de Durée & d’Eſpace. Ainſi, à bien conſiderer le Temps & le Lieu, ils ne ſont rien autre choſe que des idées de certaines diſtances déterminées, priſes de certains points connus & fixes dans les choſes ſenſibles, capables d’être diſtinguées & qu’on ſuppoſe garder toûjours la même diſtance les unes à l’égard des autres. C’eſt de ces points fixes dans les Etres ſenſibles que nous comptons la durée particuliére, & que nous meſurons la diſtance de diverſes portions de ces Quantitez infinies ; & ces diſtinctions obſervées ſont ce que nous appellons le Temps et le Lieu. Car la Durée & l’Eſpace étant uniformes de leur nature, ſi l’on ne jettoit la vûë ſur ces ſortes de points fixes, on ne pourroit point obſerver dans la Durée & dans l’Eſpace, l’ordre & la poſition des choſes ; & tout ſeroit dans un confus entaſſement que rien ne ſeroit capable de débrouiller.

§. 6.Le Temps & le Lieu ſont pris pour autant de portions de Durée & d’Eſpace qu’on en peut deſigner par l’exiſtence & le mouvement des Corps. Or à conſiderer ainſi le Temps & le Lieu comme autant de portions déterminées de ces Abymes infinis d’Eſpace & de Durée, qui ſont ſeparées ou qu’on ſuppoſe diſtinguées du reſte, par des marques & des bornes connuës, on leur fait ſignifier à chacun deux choſes differentes.

Et prémiérement, le Temps conſideré en général ſe prend communément pour cette portion de Durée infinie, qui eſt meſurée par l’exiſtence & le mouvement des Corps Céleſtes, qui coëxiſte à cette exiſtence & à ce mouvement, autant que nous en pouvons juger par la connoiſſance que nous avons de ces Corps. A prendre la choſe de cette maniére le Temps commence & finit avec la formation de ce Monde ſenſible, & c’eſt le ſens qu’il faut donner à ces expreſſions que j’ai déjà citées, avant tous les temps, ou lorsqu’il n’y aura plus de temps. Le Lieu ſe prend auſſi quelquefois pour cette portion de l’Eſpace infini qui eſt compriſe & renfermée dans le Monde materiel, & qui par-là eſt diſtinguée du reſte de l’Expanſion ; quoi que ce fût parler plus proprement de donner à une telle portion de l’Eſpace, le nom d’Etenduë plûtôt que celui de Lieu. C’eſt dans ces bornes que ſont renfermez le Temps & le Lieu, pris dans le ſens que je viens d’expliquer ; & c’eſt par leurs parties capables d’être obſervées, qu’on meſure & qu’on détermine le temps ou la durée particuliére de tous les Etres corporels, auſſi bien que leur étenduë & leur place particuliére.

§. 7.Quelquefois pour tout autant de Durée & d’Eſpace que nous en déſignons par des meſures priſes de la groſſeur ou du mouvement des Corps.
* Geneſe, chap. I. vs. 1 +.
En ſecond lieu, le Temps ſe prend quelquefois dans un ſens plus étendu, & eſt appliqué aux parties de la Durée infinie, non à celles qui ſont réellement diſtinguées & meſurées par l’exiſtence réelle & par les mouvemens périodiques des Corps, qui ont été deſtinez dès le commencement * à ſervir de ſigne, & à marquer les ſaiſons, les jours & les années, & qui ſuivant cela nous ſervent à meſurer le Temps ; mais à d’autres portions de cette Durée infinie & uniforme que nous ſuppoſons égales, dans quelques rencontres, & certaines longueurs d’un temps précis, & que nous conſiderons par conſéquent comme déterminées par certaines bornes. Car ſi nous ſuppoſions par exemple, que la création des Anges ou leur chute fût arrivée au commencement de la Période Julienne, nous parlerions aſſez proprement, & nous nous ferions fort bien entendre, ſi nous diſions que depuis la création des Anges il s’eſt écoulé 764. ans de plus, que depuis la création du Monde. Par où nous déſignerions tout autant de cette Durée indiſtincte, que nous ſuppoſerions égaler 764. Révolutions annuelles du Soleil, de ſorte qu’elles auroient été renfermées dans cette portion, ſuppoſé que le Soleil ſe fût mû de la même maniére qu’à préſent. De même, nous ſuppoſons quelquefois de la place, de la diſtance ou de la grandeur dans ce Vuide immenſe qui eſt au delà des bornes de l’Univers, lorſque nous conſiderons une portion de cet Eſpace, qui ſoit égale à un Corps d’une certaine dimenſion déterminée comme d’un pié cubique, ou qui ſoit capable de la recevoir : ou lors que dans cette vaſte Expanſion, vuide de Corps, nous concevons un Point, à une diſtance préciſe d’une certaine partie de l’Univers.

§. 8.Le Lieu & le Temps appartiennent à tous les Etres finis. Où & Quand ſont des Queſtions qui appartiennent à toutes exiſtences finies, deſquelles nous déterminons toûjours le lieu & le temps, par rapport à quelques parties connuës de ce Monde ſenſible, & à certaines Epoques qui nous ſont marquées par les mouvemens qu’on y peut obſerver. Sans ces ſortes de Périodes ou Parties fixes, l’ordre des choſes ſe trouveroit anéanti eu égard à notre Entendement borné, dans ces deux vaſtes Océans de Durée & d’Expanſion, qui invariables & ſans bornes renferment en eux-mêmes tous les Etres finis, & n’appartiennent dans toute leur étenduë qu’à la Divinité. Il ne faut donc pas s’étonner que nous ne puiſſions nous former une idée complette de la Durée & de l’Expanſion, & que notre Eſprit ſe trouve, pour ainſi dire, ſi ſouvent hors de route, lorsque nous venons à les conſiderer, ou en elles-mêmes par voye d’abſtraction, ou comme appliquées en quelque maniere à l’Etre ſuprême & incomprehenſible. Mais lorsque l’Expanſion & la Durée ſont appliquées à quelque Etre fini, l’Entenduë d’un Corps eſt tout autant de cet Eſpace infini, que la groſſeur de ce Corps en occupe ; & ce qu’on nomme le Lieu, c’eſt la poſition d’un Corps conſideré à une certaine diſtance de quelque autre Corps. Et comme l’idée de la durée particuliére d’une choſe, eſt l’idée de cette portion de durée infinie, qui paſſe durant l’exiſtence de cette choſe, de même le temps pendant lequel une choſe exiſte, eſt l’idée de cet Eſpace de durée qui s’écoule entre quelques périodes de durée, connuës & déterminées, & entre l’exiſtence de cette choſe. La prémiére de ces Idées montre la diſtance des extremitez de la grandeur ou des extremitez de l’exiſtence d’une ſeule & même choſe, comme que cette choſe eſt d’un pié en quarré, ou qu’elle dure deux années ; l’autre fait voir la diſtance de ſa location, ou de ſon exiſtence d’avec certains autres points fixes d’Eſpace ou de Durée, comme qu’elle exiſte au milieu de la Place Royale, ou dans le prémier dégré du Taureau, ou dans l’année 1671. ou l’an 1000. de la Période Julienne ; toutes diſtances que nous meſurons par les idées que nous avons conçuës auparavant de certaines longueurs d’Eſpace, ou de Durée, comme ſont, à l’égard de l’Eſpace, les pouces, les piés, les lieuës, les dégrez ; & à l’égard de la Durée, les Minutes, les Jours, & les Années, &c.

§. 9.Chaque partie de l’Extenſion, eſt extenſion, & chaque partie de la Durée, eſt durée. Il y a une autre choſe ſur quoi l’Eſpace & la Durée ont enſemble une grande conformité, c’eſt que quoi que nous les mettions avec raiſon au nombre de nos Idées ſimples, cependant de toutes les idées diſtinctes que nous avons de l’Eſpace & de la Durée, il n’y en a aucune qui n’aît quelque ſorte de compoſition. Telle eſt la nature de ces deux choſes[1] d’être compoſées de parties. Mais comme ces parties ſont toutes de la même eſpèce, & ſans mêlange d’aucune autre idée, elles n’empêchent pas que l’Eſpace & la Durée ne ſoient du nombre des Idées ſimples. Si l’Eſprit pouvoit arriver, comme dans les Nombres, à une ſi petite partie de l’Etenduë ou de la Durée, qu’elle ne pût être diviſée, ce ſeroit, pour ainſi dire, une idée, ou une unité indiviſible, par la repetition de laquelle l’Eſprit pourroit ſe former les plus vaſtes idées de l’Etenduë & de la Durée qu’il puiſſe avoir. Mais parce que notre Eſprit n’eſt pas capable de ſe repréſenter l’idée d’un Eſpace ſans parties, on ſe ſert, au lieu de cela, des meſures communes qui s’impriment dans la mémoire par l’usage qu’on en fait dans chaque Païs, comme ſont à l’égard de l’Eſpace, les pouces, les piés, les coudées & les paraſanges ; & à l’égard de la Durée, les ſecondes, les minutes, les heures, les jours & les années : notre Eſprit, dis-je, regarde ces idées ou autres ſemblables comme des idées ſimples dont il ſe ſert pour compoſer des idées plus étenduës, qu’il forme dans l’occaſion par l’addition de ces ſortes de longueurs qui lui ſont devenuës familiéres. D’un autre côté, la plus petite meſure ordinaire que nous ayons de l’un & de l’autre, eſt regardée comme l’Unité dans les Nombres, lorſque l’Eſprit veut réduire l’Eſpace ou la Durée en plus petites fractions, par voye de diviſion. Du reſte, dans ces deux opérations, je veux dire dans l’addition & la diviſion de l’Eſpace ou de la Durée, & lorsque l’idée en queſtion devient fort étenduë, ou extrêmement reſſerrée, ſa quantité préciſe devient fort obſcure & fort confuſe ; & il n’y a plus que le nombre de ces additions ou diviſions repetées qui ſoit clair & diſtinct. C’eſt dequoi l’on ſera aiſément convaincu, ſi l’on abandonne ſon Eſprit à la contemplation de cette vaſte expanſion de l’Eſpace ou de la diviſibilité de la Matiére. Chaque partie de la Durée, eſt durée, & chaque partie de l’Extenſion, eſt extenſion ; & l’une & l’autre ſont capables d’addition ou de diviſion à l’infini. Mais il eſt, peut-être, plus à propos que nous nous fixions à la conſideration des plus petites parties de l’une & de l’autre, dont nous ayions des idées claires & diſtinctes, comme à des idées ſimples de cette eſpece, deſquelles nos Modes complexes de l’Eſpace, de l’Etenduë & de la Durée, ſont formez, & auxquelles ils peuvent être encore diſtinctement réduits. Dans la Durée, cette petite partie peut être nommée un moment, & c’eſt le temps qu’une Idée reſte dans notre Eſprit, dans cette perpetuelle ſucceſſion d’idées qui s’y fait ordinairement. Pour l’autre petite portion qu’on peut remarquer dans l’Eſpace, comme elle n’a point de nom, je ne ſai ſi l’on me permettra de l’appeller Point ſenſible, par où j’entens la plus petite particule de Matiére ou d’Eſpace, que nous puiſſions diſcerner, & qui eſt ordinairement environ une minute, ou aux yeux les plus pénétrans, rarement moins que trente ſecondes d’un cercle dont l’Oeuil eſt le centre.

§. 10Les parties de l’Expanſion & de la Durée ſont inſeparables. L’Expanſion & la Durée conviennent dans cet autre point ; c’eſt que bien qu’on les conſidere l’une & l’autre comme ayant des parties, cependant leurs parties ne peuvent être ſeparées l’une de l’autre, pas même par la penſée ; quoi que les parties des Corps d’où nous tirons la meſure de l’Expanſion, & celles du Mouvement, ou plûtôt, de la ſucceſſion des Idées de notre Eſprit, d’où nous empruntons la meſure de la Durée, puiſſent être diviſées & interrompuës, ce qui arrive aſſez ſouvent, le Mouvement étant terminé par le Repos, & la ſucceſſion de nos idées par le ſommeil, auquel nous donnons auſſi le nom de repos.

§. 11.La Durée eſt comme une Ligne, & l’Expanſion comme un Solide. Il y a pourtant cette différence viſible entre l’Eſpace & la Durée que les idées de longueur que nous avons de l’Expanſion, peuvent être tournées en tout ſens, & ſon ainſi ce que nous nommons figure, largeur & épaiſſeur ; au lieu que la Durée n’eſt que comme une longueur continuée à l’infini en ligne droite, qui n’eſt capable de recevoir ni multiplicité ni variation, ni figure, mais eſt une commune meſure de tout ce qui exiſte, de quelque nature qu’il ſoit, une meſure à laquelle toutes choſes participent également pendant leur exiſtence. Car ce moment-ci eſt commun à toutes les choſes qui exiſtent préſentement, & renferme également cette partie de leur exiſtence, tout de même que ſi toutes ces choſes n’étoient qu’un ſeul Etre, de ſorte que nous pouvons dire avec verité, que tout ce qui eſt, exiſte dans un ſeul & même moment de temps. De ſavoir ſi la nature des Anges & des Eſprits a, de même, quelque analogie avec l’Expanſion, c’eſt ce qui eſt au deſſus de ma portée : & peut-être que par rapport à nous, dont l’Entendement eſt tel qu’il nous le faut pour la conſervation de notre Etre, & pour les fins auxquelles nous ſommes deſtinez, & non pour avoir une véritable & parfaite idée de tous les autres Etres, il nous eſt preſque auſſi difficile de concevoir quelque exiſtence, ou d’avoir l’idée de quelque Etre réel, entierement privé de toute ſorte d’Expanſion, que d’avoir l’idée de quelque exiſtence réelle qui n’ait abſolument aucune eſpèce de durée. C’eſt pourquoi nous ne ſavons pas quel rapport les Eſprits ont avec l’Eſpace, ni comment ils y participent. Tout ce que nous ſavons, c’eſt que chaque Corps pris à part occupe ſa portion particuliére de l’Eſpace, ſelon l’étenduë de ſes parties ſolides ; & que par-là il empêche tous les autres Corps d’avoir aucune place dans cette portion particuliére, pendant qu’il en eſt en poſſeſſion.

§. 12.Deux parties de la Durée n’exiſtent jamais enſemble, & les parties de l’Expanſion exiſtent toutes enſemble. La Durée eſt donc, auſſi bien que le Temps qui en fait partie, l’idée que nous avons d’une diſtance qui périt, & dont deux parties n’exiſtent jamais enſemble, mais ſe ſuivent ſucceſſivement l’une l’autre ; & l’Expanſion eſt l’idée d’une diſtance durable dont toutes les parties exiſtent enſemble, & ſont incapables de ſucceſſion. C’eſt pour cela que, bien que nous ne puiſſions concevoir aucune Durée ſans ſucceſſion, ni pour mettre dans l’Eſprit, qu’un Etre coëxiſte préſentement à Demain, ou poſſede à la fois plus que ce moment préſent de Durée, cependant nous pouvons concevoir que la Durée éternelle de l’Etre infini eſt fort différente de celle de l’Homme, ou de quelque autre Etre fini. Parce que la connoiſſance ou la puiſſance de l’Homme ne s’étend point à toutes les choſes paſſées & à venir, ſes penſées ne ſont, pour ainſi dire, que d’hier, & il ne fait pas ce que le jour de demain doit mettre en évidence. Il ne fauroit rappeller le paſſé, ni rendre préſent ce qui eſt encore à venir. Ce que je dis de l’Homme je le dis de tous les Etres finis, qui, quoi qu’ils puiſſent être beaucoup au deſſus de l’Homme en connoiſſance & en puiſſance, ne ſont pourtant que de foibles Créatures en comparaiſon de Dieu lui-même. Ce qui eſt fini, quelque grand qu’il ſoit, n’a aucune proportion avec l’Infini. Comme la durée infinie de Dieu eſt accompagnée d’une connoiſſance & d’une puiſſance infinies, il voit toutes les choſes paſſées & à venir ; en ſorte qu’elles ne ſont pas plus éloignées de ſa connoiſſance, ni moins expoſées à ſa vûë que les choſes préſentes. Elles ſont toutes également ſous ſes yeux ; & il n’y a rien qu’il ne puiſſe faire exiſter, chaque moment qu’il veut. Car l’exiſtence de toutes choſes dépendant uniquement de ſon bon-plaiſir, elles exiſtent toutes dans le même moment qu’il juge à propos de leur donner l’exiſtence.

§. 13.L’Expanſion & la Durée ſont renfermées l’une dans l’autre. Enfin l’Expanſion & la Durée ſont renfermées l’une dans l’autre, chaque portion d’Eſpace étant dans chaque partie de la Durée, & chaque portion de durée dans chaque partie de l’Expanſion. Je croi que parmi toute cette grande varieté d’idées que nous concevons ou pouvons concevoir on trouveroit à peine une telle combinaiſon de deux Idées diſtinctes, ce qui peut fournir matiére à de plus profondes ſpéculations.


  1. On a objecté à M. Locke, que ſi l’Eſpace eſt compoſé de parties, comme il l’avouë en cet endroit, il ne ſauroit le mettre au nombre des Idées ſimples, ou bien qu’il doit renoncer à ce qu’il dit ailleurs qu’une des proprietez des idées ſimples c’eſt d’être exemptes de toute compoſition, & de ne produire dans l’Ame qu’une conception entierement uniforme, qui ne puiſſe être diſtinguée en differentes idées, p. 75. A quoi on ajoûte en paſſant qu’on eſt ſurpris que M. Locke n’ait pas donné dans le Chapitre II. du II. Livre où il commence à parler des idées ſimples, une définition exacte de ce qu’il entend par Idées ſimples. C’eſt M. Barbeyrac à préſent profeſſeur en Droit à Groningue qui me communiqua ces Objections dans une Lettre que je fis voir à M. Locke. Et voici la réponſe que M. Locke me dicta peu de jours après. « Pour commencer par la derniere Objection, M. Locke déclare d’abord, qu’il n’a pas traité ſon ſujet dans un ordre parfaitement Scholaſtique, n’ayant pas eu beaucoup de familiarité avec ces ſortes de Livres lors qu’il a écrit le ſien, ou plûtôt ne ſe ſouvenant guere plus alors de la Methode qu’on y obſerve ; & qu’ainſi ſes Lecteurs ne doivent pas s’attendre à des Définitions regulierement placées à la tête de chaque nouveau ſujet. Il s’eſt contenté d’employer les principaux termes ſur lesquels il raiſonne de telle ſorte que d’une maniére ou d’autre il faſſe comprendre nettement à ſes Lecteurs ce qu’il entend par ces termes-là. Et en particulier à l’égard du terme d’Idée ſimple, il a eu le bonheur de le définir dans l’endroit de la page 75. cité dans l’Objection ; & par conſéquent il n’aura pas beſoin de suppléer à ce défaut. La Queſtion ſe reduit donc à ſavoir ſi l’idée d’extenſion peut s’accorder avec cette définition, qui lui conviendra effectivement, ſi elle eſt étenduë dans le ſens que M. Locke a eu principalement devant les yeux. Or la compoſition qu’il a eu proprement deſſein d’exclurre dans cette définition, c’eſt une compoſition de differentes idées dans l’Eſprit, & non une compoſition d’idée de même eſpéce, & où l’on ne peut venir à une derniere entierement exempte de cette compoſition ; de ſorte que ſi l’Idée d’etenduë conſiſte à avoir partes extra partes, comme on parle dans les Ecoles, c’eſt toûjours au ſens de M. Locke, une idée ſimple, parce que l’idée d’avoir partes extra partes ne peut être reſoluë en deux autres idées. Du reſte, l’Objection qu’on fait à M. Locke à propos de la nature de l’Etenduë, ne lui avoit pas entierement échappé, comme on peut le voir dans le §. 9. de ce Chapitre où il dit que la moindre portion d’Eſpace ou d’Etenduë dont nous ayions une idée claire & diſtincte, eſt la plus propre à être regardée comme l’Idée ſimple de cette eſpece dont les Modes complexes de cette eſpece ſont compoſez : & à ſon avis, on peut fort bien l’appeler une Idée ſimple, puisque c’eſt la plus petite Idée de l’Eſpace que l’Eſprit ſe puiſſe former à lui-même & qu’il ne peut par conſéquent la diviſer en deux plus petites. D’où il s’enſuit qu’elle eſt à l’Eſprit une Idée ſimple, ce qui ſuffit dans cette occaſion. Car l’affaire de M. Locke n’eſt pas de discourir en cet endroit de la réalité des choſes, mais des Idées de l’Eſprit. Et ſi cela ne ſuffit pas pour éclaircir la difficulté, M. Locke n’a plus rien à ajoûter, ſinon que ſi l’idée d’étenduë eſt ſi ſinguliere qu’elle ne puiſſe s’accorder exactement avec la définition qu’il a donnée des Idées ſimples, de ſorte qu’elle differe en quelque maniere de toutes les autres de cette eſpèce, il croit qu’il vaut mieux la laiſſer là expoſée à cette difficulté, que de faire une nouvelle diviſion en ſa faveur. C’eſt aſſez pour Mr. Locke qu’on puiſſe comprendre ſa penſée. Il n’eſt que trop ordinaire de voir des discours très-intelligibles, gâtez par trop de délicateſſe ſur ces pointilleries. Nous devons aſſortir les choſes le mieux que nous pouvons, doctrina cauſâ ; mais après tout, il ſe trouvera toûjours quantité de choſes qui ne pourront pas s’ajuſter exactement avec nos conceptions & nos façons de parler ».