Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre deuxième/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Les Égyptiens n’ont pas été conquérants ; pourquoi leur civilisation resta stationnaire.

Il n’y a pas à s’occuper des oasis de l’ouest, et en particulier de l’oasis d’Ammon. La culture égyptienne y régna seule, et probablement même ne fut-elle jamais possédée que par les familles sacerdotales groupées autour des sanctuaires. Le reste de la population ne pratiqua guère que l’obéissance. Ne nous occupons donc plus que de l’Égypte proprement dite, où cette question, la seule importante, reste à résoudre presque en entier : la grandeur de la civilisation égyptienne a-t-elle correspondu exactement à la plus ou moins grande concentration du sang de la race blanche dans les groupes habitants du pays ? En d’autres termes, cette civilisation, sortie d’une migration hindoue et modifiée par des mélanges chamites et sémites, alla-t-elle toujours en décroissant à mesure que le fond noir, existant sous les trois éléments vitaux, prit graduellement le dessus ?

Avant Ménès, premier roi de la première dynastie humaine, l’Égypte était déjà civilisée et possédait au moins deux villes considérables, Thèbes et This. Le nouveau monarque réunit sous sa domination plusieurs petits États jusque-là séparés. La langue avait déjà revêtu son caractère propre. Ainsi l’invasion hindoue et son alliance avec des Chamites remontent au delà de cette très antique période, qui en fut le couronnement. Jusque-là point d’histoire. Les souffrances, les dangers et les fatigues du premier établissement forment, comme chez les Assyriens, l’âge des dieux, l’époque héroïque.

Cette situation n’est pas particulière à l’Égypte : dans tous les États qui commencent on la retrouve.

Tant que durent les difficiles travaux de l’arrivée, tant que la colonisation demeure incertaine, que le climat n’est pas encore assaini, ni la nourriture assurée, ni l’aborigène dompté, que les vainqueurs eux-mêmes, dispersés dans les marais fangeux, sont trop absorbés par les assauts auxquels chaque individualité doit faire tête, les faits arrivent sans qu’on les recueille ; on n’a d’autre souci que la préservation, si ce n’est la conquête.

Cette période a une fin. Aussitôt que le labeur porte réellement ses premiers fruits, que l’homme commence à jouir de cette sécurité relative vers laquelle le portent tous ses instincts, et qu’un gouvernement régulier, organe du sentiment général, est enfin assis ; à ce moment, l’histoire commence, et la nation se connaît véritablement elle-même. C’est ce qui s’est passé, sous nos yeux, à plusieurs reprises, dans les deux Amériques, depuis la découverte du XVe siècle.

La conséquence de cette observation est que les temps véritablement antéhistoriques ont peu de valeur, soit parce qu’ils appartiennent aux races incivilisables, soit parce qu’ils constituent, pour les sociétés blanches, des époques de gestation où rien n’est complet ni coordonné, et ne peut confier un ensemble de faits logiques à la mémoire des siècles.

Dès les premières dynasties égyptiennes, la civilisation marcha si rapidement que l’écriture hiéroglyphique fut trouvée ; elle ne fut pas perfectionnée du même coup. Rien n’autorise à supposer que le caractère figuratif ait été immédiatement transformé, de manière à se simplifier, et, en même temps, à s’idéaliser sous une forme purement graphique[1].

La bonne critique attache de nos jours, et très justement, une haute idée de supériorité civilisatrice à la possession d’un moyen de fixer la pensée, et le mérite est d’autant plus grand que le moyen est moins compliqué. Rien ne dénote chez un peuple plus de profondeur de réflexion, plus de justesse de déduction, plus de puissance d’application aux nécessités de la vie, qu’un alphabet réduit à des éléments aussi simples que possible. À ce titre, les Égyptiens sont loin de pouvoir se réclamer de leur invention pour occuper une des places d’honneur. Leur découverte, toujours ténébreuse, toujours laborieuse à mettre en œuvre, les rejette sur les bas degrés de l’échelle des nations cultivées. Derrière eux, il n’est que les Péruviens nouant leurs cordelettes teintes, leurs quipos, et les Mexicains peignant leurs dessins énigmatiques. Au-dessus d’eux se placent les Chinois eux-mêmes ; car, du moins, ces derniers ont franchement passé du système figuratif à une expression conventionnelle des sons, opération, sans doute, imparfaite encore, mais qui, pourtant, a permis, à ceux qui s’en sont contentés, de rallier les éléments de l’écriture sous un nombre de clefs assez restreint. Du reste, combien cet effort, plus habile que celui des hommes de Thèbes, est-il encore inférieur aux intelligentes combinaisons des alphabets sémitiques, et même aux écritures cunéiformes, moins parfaites, sans doute, que celles-ci qui, à leur tour, doivent céder la palme à la belle réforme de l’alphabet grec, dernier terme du bien en ce genre, et que le système sanscrit, si beau cependant, n’égale pas ! Et pourquoi ne l’égale-t-il pas ? C’est uniquement parce que nulle race, autant que les familles occidentales, n’a été douée, tout à la fois, de cette puissance d’abstraction qui, unie au vif sentiment de l’utile, est la vraie source de l’alphabet.

Ainsi donc, tout en considérant l’écriture hiéroglyphique comme un titre solide de la nation égyptienne à prendre place parmi les peuples civilisés, on ne peut méconnaître que la nature de cette conception, parvenue même à ses perfectionnements derniers, ne classe ses inventeurs au-dessous des peuples assyriens. Ce n’est pas tout : dans le fait de cette idée stérilisée, il y a encore quelque chose à remarquer. Si les peuples noirs de l’Égypte n’avaient été gouvernés, dès avant le temps de Ménès, par des initiateurs blancs, ce premier pas de la découverte de l’écriture hiéroglyphique n’aurait certainement pas été fait. Mais, d’autre part, si l’inaptitude de l’espèce noire n’avait pas, à son tour, dominé la tendance naturelle des Arians à tout perfectionner, l’écriture hiéroglyphique et, après elle, les arts de l’Égypte n’auraient pas été frappés de cette immobilité, qui n’est pas un des caractères les moins spéciaux de la civilisation du Nil.

Tant que le pays ne fut soumis qu’à des dynasties nationales, tant qu’il fut dirigé, éclairé par des idées nées sur son sol et issues de sa race, ses arts purent se modifier dans les parties ; ils ne changèrent jamais dans l’ensemble. Aucune innovation puissante ne les bouleversa. Plus rudes peut-être sous la 2e et la 3e dynastie, ils n’obtinrent, sous les 18e et 19e, que l’adoucissement de cette rudesse, et sous la 29e, qui précéda Cambyse, la décadence ne s’exprime que par la perversion des formes, et non par l’introduction de principes jusque-là inconnus. Le génie local vieillit et ne changea pas. Élevé, porté au sublime tant que l’élément blanc exerça la prépondérance, stationnaire aussi longtemps que cet élément illustre put se maintenir sur le terrain civilisateur, décroissant toutes les fois que le génie noir prit accidentellement le dessus, il ne se releva jamais. Les victoires de l’influence néfaste étaient trop constamment soutenues par le fond mélanien sur lequel reposait l’édifice[2].

On a de tous temps été frappé de cette mystérieuse somnolence. Les Grecs et les Romains s’en étonnèrent comme nous, et puisqu’il n’est rien qui demeure sans une explication, telle quelle, on crut bien dire en accusant les prêtres d’avoir produit le mal.

Le sacerdoce égyptien fut dominateur, sans nul doute, ami du repos, ennemi des innovations comme toutes les aristocraties. Mais quoi ! les sociétés chamites, sémites, hindoues eurent aussi des pontificats vigoureusement organisés et jouissant d’une vaste influence. D’où vient que, dans ces contrées, la civilisation ait remué, marché, traversé des phases multiples ; que les arts aient progressé, que l’écriture ait changé de formes et soit arrivée à sa perfection ? C’est que, simplement, dans ces différents lieux, la puissance des pontificats, tout immense qu’elle pût être, ne fut rien devant l’action exercée par les couches successives du sang des blancs, source intarissable de vie et de puissance. Les hommes des sanctuaires eux-mêmes, pénétrés du besoin d’expansion qui échauffait leur poitrine, n’étaient pas les derniers à trouver et à créer. C’est rabaisser la valeur et la force des éternels principes de l’existence sociale que d’y supposer des obstacles infranchissables dans le fait essentiellement mobile et transitoire des institutions.

Quand, par ces inventions de la convenance humaine, la civilisation se trouve gênée dans sa marche, elle, qui les a créées uniquement pour en tirer profit, est parfaitement armée pour les défaire, et l’on peut hardiment décider que, lorsqu’un régime dure, c’est qu’il convient à ceux qui le supportent et ne le changent pas. La société égyptienne, n’ayant reçu dans son sein que bien peu de nouveaux affluents blancs, n’eut pas lieu de renoncer à ce que, primitivement, elle avait trouvé bon et complet, et qui continua à lui paraître tel. Les Éthiopiens, les nègres, auteurs des plus anciennes et plus nombreuses invasions, n’étaient pas gens à transformer l’ordre de l’empire. Après l’avoir pillé, ils n’avaient que deux alternatives : ou se retirer, ou obéir aux règles établies avant leur venue. Les rapports mutuels des éléments ethniques de l’Égypte n’ayant été modifiés, jusqu’à la conquête de Cambyse, que par l’inondation croissante de la race noire, il n’y a rien d’étonnant à ce que tout mouvement ait commencé par se ralentir, puis se soit arrêté, et que les arts, l’écriture, l’ensemble entier de la civilisation, se soient, jusqu’au septième siècle avant J.-C., développés dans un sens unique, sans abandonner aucune des conventions qui avaient d’abord servi d’étais, et qui finirent, suivant la règle, par constituer la partie la plus saillante de l’originalité nationale.

On a la preuve que, dès la seconde dynastie, l’influence des vaincus de race noire se faisait déjà sentir dans les institutions, et, si l’on se représente l’oppression résolue des maîtres et leur mépris systématique des populations, on ne doutera pas que, pour obtenir ainsi créance, il fallait que les idées des sujets s’exprimassent par la bouche de puissants intéressés, d’hommes placés de manière à exercer les prérogatives dominatrices de la race blanche, tout en partageant jusqu’à un certain point les sentiments de la noire. Ces hommes ne pouvaient être autres que des mulâtres. Le fait dont il s’agit ici est celui que Jules Africain rapporte dans les termes qui suivent, au règne de Kaïechos, second roi de la dynastie thinite : « Depuis ce monarque, dit l’abréviateur, on établit en loi que les bœufs Apis à Memphis, et Mnévis à Héliopolis, et le bouc Mendésien étaient des dieux. »

Je regrette de ne pas trouver, sous la plume savante de M. le chevalier Bunsen, la traduction suffisamment exacte de cette phrase plus pleine de sens qu’il ne lui en attribue[3]. Jules Africain ne dit pas, ainsi qu’on pourrait l’induire des expressions dont se sert le savant diplomate prussien, que le culte des animaux sacrés fut, pour la première fois, introduit, mais bien qu’il fût officiellement reconnu, étant déjà ancien. Quant à ce dernier point, je m’en rapporte aux nègres pour n’avoir pas manqué, dès l’origine de leur espèce, de calculer la religion sur le pied de l’animalité. Si donc cette adoration de tous les temps avait besoin d’être consacrée par un décret pour devenir légale, c’est que, jusque-là, elle n’avait pu rallier les sympathies de la partie dominante de la société, et comme cette partie dominante était d’origine blanche, il fallut, pour que se fît une révolution aussi grave contre toutes les notions arianes du vrai, du sage et du beau, que le sens moral et intellectuel de la nation eût déjà subi une dégradation fâcheuse. C’était la conséquence des innovations survenues dans la nature du sang. De blanche, la société active était devenue métisse et, s’abaissant de plus en plus dans le noir, s’était, chemin faisant, associée à l’idée qu’un bœuf et un bouc méritaient des autels.

On peut être tenté de reprocher à ceci une sorte de contradiction. Je semble donner toutes les raisons et rassembler toutes les causes d’une décadence sans miséricorde dans les mains même du premier roi Ménès et, pourtant, l’Égypte n’a fait que commencer sous lui de longs siècles d’illustration[4]. En y regardant de près, la difficulté apparente s’évanouit. On a vu déjà, dans les États assyriens, avec quelle lenteur s’opère la fusion ethnique étendue sur un grand ensemble. C’est un véritable combat entre ses éléments et, outre cette lutte générale dont l’issue est très facile à préciser, il y a sur mille points particuliers des luttes partielles où l’influence à laquelle est assurée, par la raison de quantité, la victoire définitive, n’en subit pas moins des défaites momentanées, d’autant plus multipliées que cette influence se trouve aux prises avec un compétiteur, en lui-même, bien autrement doué et puissant. De même que sa victoire sera la fin de tout, de même aussi, tant que la vie, importée par le principe étranger, se manifeste, la puissance dont l’inertie est le caractère reçoit échecs sur échecs. Tout ce qu’elle peut, c’est de tracer le cercle d’où son adversaire finit par ne pouvoir sortir, et qui, se rétrécissant de plus en plus, l’étouffera un jour. Ainsi en advint-il de l’élément blanc qui dirigeait les destinées de la nation égyptienne, au milieu et contrairement aux tendances d’une masse trop considérable de principes mélaniens. Aussitôt que ces principes commencèrent assez notablement à se trouver mêlés à lui, ils imposèrent à ses découvertes, à ses inventions, une limite qu’il ne put jamais leur faire franchir. Ils bridaient son génie et ne lui permirent que les œuvres de patience et d’application. Ils voulurent bien le laisser toujours édifier ces prodigieuses pyramides dont il avait apporté, du voisinage des monts Oural et Altaï, l’inspiration et le modèle. Ils voulurent bien encore que les principaux perfectionnements trouvés aux premiers temps de l’établissement (car, là, tout ce qui était vraiment de génie datait de la plus haute antiquité) continuassent à être appliqués ; mais, graduellement, le mérite de l’exécution grandissait aux dépens de la conception, et, au bout d’une période qu’en l’étendant autant que possible, on ne peut guère agrandir au delà de sept à huit siècles, la décadence commença. Après Rhamsès III, vers le milieu du treizième siècle avant J.-C.[5], ce fut fini de toute la grandeur égyptienne. On ne vécut plus que sur les indications, chaque jour s’effaçant, des errements anciens[6].

Il est impossible que les plus fervents admirateurs de l’ancienne Égypte n’aient pas été frappés d’une remarque qui forme un singulier contraste avec l’auréole dont l’imagination entoure ce pays. Cette remarque ne laisse pas que de jeter une ombre fâcheuse sur la place qu’il occupe parmi les splendeurs du monde : c’est l’isolement à peu près entier dans lequel il a vécu vis-à-vis des États civilisés de son temps. Je parle, bien entendu, de l’ancien empire, et surtout, comme pour les Assyriens, je ne fais pas descendre au-dessous du septième siècle avant J.-C. le texte de mes considérations actuelles[7].

À la vérité, le grand nom de Sésostris plane sur toute l’histoire de l’Égypte primitive, et notre esprit, s’étant accoutumé à enchaîner derrière le char de ce vainqueur des populations innombrables, se laisse aller aisément à promener avec lui les drapeaux égyptiens du fond de la Nubie aux colonnes d’Hercule, des colonnes d’Hercule à l’extrémité sud de l’Arabie, du détroit de Bab-el-Mandeb à la mer Caspienne, et à les faire rentrer à Memphis, entourés encore des Thraces et de ces fabuleux Pélasges dont le héros égyptien est censé avoir dompté les patries. C’est un spectacle grandiose, mais la réalité en soulève des objections.

Pour commencer, la personnalité du conquérant n’est pas elle-même bien claire. On ne s’est jamais accordé ni sur l’âge qui l’a vu fleurir, ni même sur son nom véritable. Il a vécu longtemps avant Minos, dit un auteur grec ; tandis qu’un autre le repousse impitoyablement jusque dans les nuages des époques mythologiques. Celui-ci l’appelle Sésostris ; celui-là Sesoosis ; un dernier veut le reconnaître dans un Rhamsès, mais dans lequel ? Les chronologistes modernes, héritiers embarrassés de toutes ces contradictions, se divisent, à leur tour, pour faire de ce personnage mystérieux un Osirtasen ou un Sésortesen, ou encore un Rhamsès II ou un Rhamsès III. Un des arguments les plus solides au moyen desquels on pensait pouvoir appuyer l’opinion favorite touchant l’étendue des conquêtes de ce mystérieux personnage, c’était l’existence de stèles victorieuses dressées par lui sur plusieurs points de ses marches. On en a, en effet, trouvé, qui doivent être attribuées à des souverains du Nil, et dans la Nubie près de Wadi Halfah, et dans la presqu’île du Sinaï[8]. Mais un autre monument, d’autant plus célèbre qu’Hérodote le mentionne, monument existant encore près de Beyrouth, a été positivement reconnu, de nos jours, pour le gage de victoire d’un triomphateur assyrien[9]. D’ailleurs, rien d’égyptien ne s’est jamais rencontré au-dessus de la Palestine.

Avec toute la réserve que je dois apporter à me présenter dans ce débat, j’avoue que des différentes façons dont on a voulu prouver les conquêtes des Pharaons en Asie, aucune ne m’a jamais semblé satisfaisante[10]. Elles reposent sur des allégations trop vagues ; elles font courir trop loin les vainqueurs et leur livrent trop de terres pour ne pas éveiller la méfiance[11].

Puis elles se heurtent contre une très grave difficulté : l’ignorance complète où l’on trouve les prétendus vaincus de leur malheur. Je ne vois, à l’exception de quelques petits États de Syrie, pas un moment dans l’histoire unie, suivie, compacte des nations assyriennes jusqu’au VIIe siècle, où l’on puisse introduire d’autres conquérants que les différentes couches de Sémites et quelques Arians, et quant à reporter bien haut la douteuse omnipotence d’un nébuleux Sésostris, la tâche n’en devient que plus scabreuse. À ces époques indéterminées, témoins, il est vrai, de la plus belle efflorescence de Thèbes et de Memphis, les principaux efforts du pays se portaient vers le sud[12], vers l’Afrique intérieure, un peu vers l’est, tandis que le Delta servait de passage à des peuples de races diverses longeant les plages de l’Afrique septentrionale.

Outre les expéditions dans la Nubie et les contrées sinaïtiques, il faut tenir compte également des immenses travaux de canalisation et de défrichement, tels que le dessèchement du Fayoum, la mise en rapport de ce bassin, et les vastes constructions dont les différents groupes de pyramides sont les dispendieux résultats. Toutes ces œuvres pacifiques des premières dynasties n’indiquent pas un peuple qui ait eu ni beaucoup de goût ni beaucoup de loisir pour des expéditions lointaines, que rien, pas même la raison de voisinage, ne rendait attrayantes, encore bien moins nécessaires[13].

Cependant, faisons céder un moment toutes ces objections si fortes. Réduisons-les au silence, et adoptons Sésostris, et ses conquêtes pour ce qu’on nous les donne. Il restera incontesté que ces invasions ont été tout à fait temporaires, n’en déplaise à la fondation vaguement indiquée de cités soi-disant nombreuses, et tout à fait inconnues dans l’Asie Mineure, et à la colonisation de la Colchide, occupée par des peuples noirs, des Éthiopiens, disaient les Grecs, c’est-à-dire des hommes qui, de même que l’Éthiopien Memnon, peuvent fort bien n’avoir été que des Assyriens.

Tous les récits qui font des monarques de Memphis autant d’incarnations antérieures de Tamerlan, outre qu’ils sont contraires à l’humeur pacifique et à la molle langueur des adorateurs de Phtah, à leur goût pour les occupations rurales, à leur religiosité casanière, se montrent trop incohérents pour ne pas reposer sur des confusions infinies d’idées, de dates, de faits et de peuples[14]. Jusqu’au dix-septième siècle avant J.-C. l’influence égyptienne, et toujours l’Afrique exceptée, n’avait que très peu d’action ; elle exerçait un faible prestige, elle était à peine connue[15]. Des travaux de défense du genre de ceux que les rois avaient fait construire sur les frontières orientales pour fermer le passage aux sables et surtout aux étrangers[16], sont toujours l’œuvre d’un peuple qui, en se garantissant des invasions, limite lui-même son terrain. Les Égyptiens étaient donc volontairement séparés des nations orientales. Sans que tous rapports guerriers ou pacifiques fussent détruits, il n’en résultait pas un échange durable des idées, et par conséquent la civilisation resta confinée au sol qui l’avait vue naître, et ne porta point ses merveilles à l’est ni au nord, ni même dans l’ouest africain[17].

Quelle différence avec la culture assyrienne ! Celle-ci embrassa dans son vol immense un si vaste tour de pays, qu’il dépasse l’essor où purent s’emporter, dans des temps postérieurs, la Grèce d’abord, Rome ensuite. Elle domina l’Asie moyenne, découvrit l’Afrique, découvrit l’Europe, sema profondément dans tous ces lieux ses mérites et ses vices, s’implanta partout, de la manière la plus durable, et, vis-à-vis d’elle, le perfectionnement égyptien, demeuré à peu près local, se trouva dans une situation semblable à ce que la Chine a été depuis pour le reste du monde.

Bien simple est la raison de ce phénomène, si on veut la chercher dans les causes ethniques. De la civilisation assyrienne, produit des Chamites blancs mêlés aux peuples noirs, puis de différentes branches des Sémites ajoutées au tout, il résulta la naissance de masses épaisses qui, se poussant et se pénétrant de mille manières, allèrent porter en cent endroits divers, entre le golfe Persique et le détroit de Gibraltar, les nations composites nées de leur fécondation incessante. Au contraire, la civilisation égyptienne ne put jamais se rajeunir dans son élément créateur qui fut toujours sur la défensive et toujours perdit du terrain. Issue d’un rameau d’Arians-Hindous mêlé à des races noires et à quelque peu de Chamites et de Sémites, elle revêtit un caractère particulier qui, dès ses premiers temps, était parfaitement fixé et se développa longtemps dans un sens propre avant d’être attaqué par des éléments étrangers. Elle était mûre déjà lorsque des invasions ou introductions de Sémites vinrent se superposer à elle[18]. Ces courants auraient pu la transformer, s’ils avaient été considérables. Ils restèrent faibles, et l’organisation des castes, tout imparfaite qu’elle était, suffit longtemps à les neutraliser.

Tandis qu’en Assyrie les émigrants du nord pénétraient et se montraient rois, prêtres, nobles, tout, ils rencontraient sur le sol de l’Égypte une législation jalouse qui commençait par leur fermer l’entrée du territoire à titre d’êtres impurs, et lorsque, malgré cette défense, maintenue jusqu’au temps de Psammatik (664 av. J.-C.), les intrus parvenaient à se glisser à côté des maîtres du pays, décastés et haïs, ce n’était que lentement qu’ils se fondaient dans cette société rébarbative. Ils y réussissaient cependant, je le crois ; mais pour quel résultat ? Pour imiter l’œuvre du sang hellénique en Phénicie. Comme lui, ils contribuaient, unis à l’action noire, à hâter la dissolution d’une race que, plus nombreux et arrivés plus tôt, ils auraient fait vivre et se régénérer. Si, dès les premières années où régna Ménès, au mélange arian, chamite et noir, une forte dose de sang sémitique avait pu s’ajouter, l’Égypte aurait été profondément révolutionnée et agitée. Elle ne serait pas restée isolée dans le monde, et elle se serait trouvée en communication directe et intime avec les États assyriens.

Pour en faire juger, il suffit de décomposer les deux groupes de nations :

Assyriens
Élément noir fondamental
Égyptiens
Élément noir fondamental
Chamites, en quantité suffisamment
grande pour être fécondante.
Arians, dominants sur l’élément chamite.
Sémites, de plusieurs couches,
singulièrement fécondants.
Chamites, en quantité fécondante.
Noirs, toujours dissolvants. Noirs, nombreux et dissolvants.
Grecs, en quantité dissolvante. Sémites, en quantité dissolvante.

On peut tirer encore une autre vérité de ce tableau : c’est que, le sang chamite tendant à s’épuiser chez les deux peuples, les ressemblances également tendaient à disparaître avec cet élément qui, seul, les avait fondées et aurait été en état de les maintenir, puisque l’action sémitique s’exerçait dans les deux sociétés en sens inverse. En Égypte, elle ne pénétrait qu’en quantité dissolvante ; en Assyrie, elle se répandait avec profusion, débordait de là sur l’Afrique, l’Europe, et devenait, entre mille nations, le lien d’une alliance dont la terre des Pharaons allait être exclue, réduite qu’elle se voyait à sa fusion noire et ariane ; les vertus s’en épuisaient chaque jour, sans que rien vînt les relever. L’Égypte ne fut admirable que dans la plus haute antiquité. Alors, c’est vraiment le sol des miracles. Mais quoi ! ses qualités et ses forces sont concentrées sur un point trop étroit. Les rangs de sa population initiatrice ne peuvent se recruter nulle part. La décadence commence de bonne heure, et rien ne l’arrête plus, tandis que la civilisation assyrienne vivra bien longtemps, subira bien des transformations, et, plus immorale, plus tourmentée que sa contemporaine, aura joué un bien plus important personnage.

C’est ce dont on sera convaincu lorsque, après avoir considéré la situation de l’Égypte au VIIe siècle, situation déjà bien humble et désespérée, on la verra réduite à un tel degré d’impuissance, que, sur son propre domaine, dans ses propres affaires, elle ne jouera plus de rôle, laissera le pouvoir et l’influence aux mains des conquérants et des colons étrangers, et en arrivera à ce point d’être si oubliée, que le nom d’Égyptien indiquera bien moins un des descendants de la race antique qu’un fils des nouveaux habitants sémites, grecs ou romains. Cette nouveauté le cédera encore en singularité à celle-ci : l’Égypte, ce ne sera plus, comme autrefois, la haute partie du pays, le voisinage des Pyramides, la terre classique, Memphis, Thèbes : ce sera plutôt Alexandrie, ce rivage abandonné, dans l’époque de gloire, au trajet des invasions sémitiques. Ainsi Ninive, victorieuse de sa rivale, aura à la fois dépouillé du nom national et les hommes et le sol. Malgré le mur d’Héliopolis, la terre de Misr sera devenue la proie inerte des sables et des Sémites, parce qu’aucun élément arian nouveau n’aura sauvé sa population du malheur de s’engloutir dans la prépondérance enfin décidée de ses principes mélaniens.



  1. Brugsch, Zeitschrift d. deutsch Morgenl. Gesellsch., t. III, p. 266 et passim.
  2. Wilkinson, t. I, p. 85 et passim, p. 206 ; Lepsius, 276.
  3. Voici le texte et la traduction de M. de Bunsen : (Ἐφ' οὖ οἱ βόες Ἄπις ἐν Μέμφει ϰαὶ Μνευῖς ἐν Ἡλιουπόλει ϰαὶ ὁ Μενδήσιος τράγος ἐνομίσθησαν εἶναι θεοί.)

    Kaiechos… Unter ihm wurde die gœttliche Verehrung der Stiere, des Apis in Memphis und des Mnævis in Heliopolis, so wie des mendesischen Bockes eingeführt. (Bunsen, II, p. 103.)

  4. Il ne saurait être inutile de rappeler ici quelle fut la prospérité à laquelle parvinrent les États de la vallée du Nil. On sait que, dans sa plus grande étendue, cette contrée n’a pas 50 milles allemands de largeur, et qu’en longueur, depuis la mer Méditerranée jusqu’à Syène, elle en comporte environ 120. Dans cet espace étroit, Hérodote place 20,000 villes et villages, à l’époque d’Amasis. Diodore en compte 18,000. La France actuelle, douze fois plus grande, n’en a que 39,000. La population de Thèbes, au temps d’Homère, peut se calculer à 2, 800, 000 habitants, et quand je songe à celle que, dans les époques postérieures, atteignit Syracuse, beaucoup moins riche et moins puissante, je ne partage nullement la surprise et l’incrédulité de M. de Bohlen. (Das alte Indien, t. I, p. 32 et passim.)
  5. D’après la chronologie de Wilkinson, qui reconnaît ce prince dans le Rhamsès Amoun-Maï des monuments, roi diospolite de la 19e dynastie, et qui le fait régner en 1235 avant J.-C. (Wilkinson, t. I, p. 83.) — M. Lepsius reporte ce Rhamsès beaucoup plus haut et le place dans la 20e dynastie, au 15e siècle avant notre ère. (Briefe aus Ægypten, p. 274.)
  6. Sous Osirtasen Ier (1740 av. J.-C., suivant le calcul de Wilkinson), les monuments sont magnifiques. Les sculptures de Beni-Hassan appartiennent à cette époque, la plus brillante pour les arts. (Wilkinson, t. I, p. 22.) C’est le commencement du nouvel empire. Il ne s’agit déjà plus des constructions les plus colossales ; ainsi, bien que l’art soit dans tout son beau, il a déjà dépassé sa période de croissance. L’Osirtasen Ier de Wilkinson est le même que le Sesortesen de M. le chevalier Bunsen (t. II, p. 306.)
  7. M. Lepsius remarque que, pendant toute la durée de l’ancien empire, la civilisation fut essentiellement pacifique ; il ajoute que les Grecs ne soupçonnèrent même jamais l’existence de cette période de gloire et de puissance antérieure à la domination des Hyksos. (Lepsius, Briefe aus Ægypten, etc.) Le nouvel empire, dont l’établissement fut déterminé par l’expulsion des Hyksos, commença 1700 ans avant notre ère, et Amosis en fut le premier roi. (Lepsius, p. 272.)
  8. Bunsen, t. II p. 307 ; Lepsius, p. 336 et passim ; Movers, das Phœniz. Alterth., t. II, 1re partie, p. 301.
  9. Movers, t. II, 1re partie, p. 281. Cet historien attribue la stèle en question à Memnon, et la fait contemporaine de la guerre de Troie.
  10. M. de Bunsen porte un jugement bien vrai et bien concluant sur les prétendues expansions de la puissance égyptienne du côté de l’Asie. Voici en quels termes il s’exprime : « Il nous paraît hasardé de déclarer asiatiques les noms des peuples indiqués sur ces monuments (le tombeau de Neropt à Beni-Hassan) comme septentrionaux, toutes les fois que des contrées connues, telles que le Chanana et le Naharaïm (Chanaan et la Mésopotamie) ne sont pas indiquées, et de prétendre chercher parmi ces noms de nouvelles listes de nations, dans l’Iran et le Touran. Est-ce donc le sud que la Libye septentrionale, la Cyrénaique, la Syrtique, la Numidie, la Gétulie, en un mot, toute la côte nord de l’Afrique ? Est-ce même un pays de nègres (nahao) ? Ou bien les Égyptiens n’avaient-ils à penser qu’aux pays septentrionaux de l’Asie, à la Palestine, à la Syrie, où ils ne pouvaient exécuter que des courses ? En revanche, ils se seraient tenus isolés de tout contact avec les pays du nord de l’Afrique ! » (Ægypten’s Stelle in der Welt-Geschichte, t. II, p. 311.)
  11. Deux causes me paraissent surtout induire les égyptologues à céder à leur enthousiaste admiration pour le peuple illustre dont ils étudient l’histoire et dont un penchant bien naturel les porte à exagérer les mérites. L’une, c’est l’expression peuples septentrionaux, inscrite dans les hiéroglyphes commémoratifs des expéditions guerrières et qui reporte aisément la pensée vers le nord-est ; l’autre, c’est la rencontre de certaines appellations ethniques ou géographiques que l’on trouve moyen de rapprocher des noms de plusieurs peuples asiatiques connus. Il est tout simple, sans doute, que lorsque les monuments parlent du Kanana, du Lemanon et d’Ascalon, on reconnaisse des contrées du littoral de Syrie. (Wilkinson, t. I, p. 386.) Mais lorsque, dans les Kheta, on veut reconnaître les Gètes, c’est absolument comme si dans les Gallas d’Abyssinie on prétendait retrouver des Gallas celtiques, et d’autant plus que les Gètes ou Σκύθαι des Grecs étaient des peuples barbares, tandis que les Kheta sont représentés, sur les monuments égyptiens, comme une nation très civilisée. Les peintures de Médinet-Abou nous les montrent vêtus de longues robes de couleurs brillantes tombant jusqu’à la cheville, avec la barbe épaisse et les yeux droits. Ce ne sont donc pas, dans tous les cas, des hommes de race jaune. Ils combattent en fort belle ordonnance, les soldats armés d’épées au premier rang, les piquiers au second. Le Memnonium de Thèbes représente aussi leurs forteresses entourées d’un double fossé. (Wilkinson, t. I, 384.) Aussi, bien que le nom de Kheta ou Sheta ait un certain rapport de son avec celui de Gètes, il n’y a pas là de quoi justifier une identification de nations qui certainement étaient fort dissemblables. Même chose des Tokhari. Les peintures égyptiennes leur attribuent un profil régulier, un nez légèrement aquilin, une coiffure un peu semblable à la mitre persane. On les voit cheminer dans des espèces de charrettes avec leurs femmes et leurs enfants. C’en est assez pour que M. Wilkinson les confonde avec les Tokhari connus des Grecs, les Tokkhara du Mahabharata, habitants de la Sogdiane et de la Bactriane, sur le Iaxarte supérieur et le Zariaspe. M. Lassen partage cette opinion (Indisch. Alterth., t. I, p. 852). M. le lieutenant-colonel Rawlinson me paraît mieux inspiré lorsque, trouvant sur un cylindre assyrien la mention d’une expédition de Sennachérib contre les Tokhari qui habitent la vallée de Salbura, il se refuse à conduire les troupes de son héros chaldéen jusque vers l’Oxus, et se borne à chercher ces fameux Tokhari dans le sud de l’Asie Mineure (Report of the R. A. S., p. XXXVIII). Je crois que la véritable histoire ne saurait que gagner à se tenir fort en garde contre des extensions indéfinies de prétendues conquêtes qui ne se justifient que d’après des preuves aussi fragiles que des ressemblances de noms et quelques vagues ressemblances physiologiques.
  12. Les premières conquêtes en Éthiopie remontent, suivant M. Lepsius, à l’ancien empire, et eurent pour auteur Sesortesen III, roi de la 12e dynastie, qui fonda les remparts de Semleh et devint, plus tard, divinité topique. (Briefe aus Ægypten, p. 259.) — M. Bunsen envoie Sesortesen II non seulement dans la presqu’île du Sinaï, mais sur toute la côte septentrionale de l’Afrique jusque vis-à-vis l’Espagne ; il le ramène ensuite en Asie et en Europe jusqu’à la Thrace. C’est beaucoup. (Bunsen, ouvrage cité, t. II, p. 306 et passim.)
  13. Bunsen, t. II, p, 214 et passim.
  14. Movers, das Phœn. Alterth., t. II, 1re partie, p. 298.
  15. La Phénicie en tenait seule quelque compte ; les petites nations hébraïques ou chananéennes montraient une prédilection presque absolue pour les idées assyriennes. Je l’ai expliqué plus haut du reste : ces petits États-frontières étaient soumis à beaucoup de ménagements, en même temps qu’à beaucoup de séductions, et il n’y a rien d’extraordinaire à ce que, dans le voisinage immédiat de l’Égypte, il se trouve quelques traces de l’influence de ce pays. En tout cas, on aurait tort de trop facilement en accepter l’idée. Plus d’une coutume supposée égyptienne est tout aussi facile à revendiquer pour d’autres origines. La forme des chars est identique à Memphis et à Khorsabad (Wilkinson, t. I, p. 346 ; Botta, Monuments de Ninive) ; la construction des places de guerre se ressemblait extrêmement (loc. cit.), etc., etc.
  16. Bunsen, t. II, p. 320.
  17. Au VIIIe siècle avant J.-C., les Égyptiens n’avaient pas même de marine, bien qu’à cette époque ils eussent englobé le Delta dans leur empire. Les peuples chananéens, sémites ou grecs étaient les seuls navigateurs qui auraient pu animer le commerce de leur pays ; ils attachaient une importance si secondaire à cet avantage, que, pour se défendre des insultes des pirates, ils n’avaient pas hésité à fermer l’entrée du Nil par des barrages qui la rendaient impraticable à tous les navires. (Movers, das Phœnizich Alterth., t. II, 1re partie, p. 370.) — En somme, les guerres des Égyptiens du côté de l’Asie ont toujours eu un caractère plutôt défensif qu’agressif, et l’influence même que les Pharaons s’efforçaient de gagner dans les cités phéniciennes avait plutôt pour but de neutraliser l’action des gouvernements assyriens que de poursuivre des résultats positifs. (Movers, ibid., p. 298,299,415 et passim.)
  18. J’entends parler ici des Hyksos qui renversèrent l’ancien empire.