Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier/Chapitre III

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CHAPITRE III.

Le mérite relatif des gouvernements n’a pas d’influence sur la longévité des peuples.

Je comprends quelle difficulté je soulève. Oser seulement l’aborder semblera à beaucoup de lecteurs une sorte de paradoxe. On est convaincu, et l’on fait très bien de l’être, que les bonnes lois, la bonne administration, influent d’une manière directe et puissante sur la santé d’une nation ; mais on l’est si fort, que l’on attribue à ces lois, à cette administration, le fait même de la durée d’une agrégation sociale, et c’est ici qu’on a tort.

On aurait raison, sans doute, si les peuples ne pouvaient vivre que dans l’état de bien-être ; mais nous savons bien qu’ils subsistent pendant longtemps, tout comme l’individu, en portant dans leurs flancs des affections désorganisatrices, dont les ravages éclatent souvent avec force au dehors. Si les nations devaient toujours mourir de leurs maladies, il n’en est pas qui dépasseraient les premières années de formation ; car c’est précisément alors que l’on peut leur trouver la pire administration, les plus mauvaises lois et le plus mal observées ; mais elles ont précisément ce point de dissemblance avec l’organisme humain, que, tandis que celui-ci redoute, surtout dans l’enfance, une série de fléaux à l’attaque desquels on sait d’avance qu’il ne résisterait pas, la société ne reconnaît pas de tels maux, et des preuves surabondantes sont fournies par l’histoire, qu’elle échappe sans cesse aux plus redoutables, aux plus longues, aux plus dévastatrices invasions des souffrances politiques, dont les lois mal conçues et l’administration oppressive ou négligente sont les extrêmes[1].

Essayons d’abord de préciser ce que c’est qu’un mauvais gouvernement.

Les variétés de ce mal paraissent assez nombreuses ; il serait même impossible de les compter toutes ; elles se multiplient à l’infini suivant la constitution des peuples, les lieux, les temps. Toutefois, en les groupant sous quatre catégories principales, peu de variétés échapperont.

Un gouvernement est mauvais lorsqu’il est imposé par l’influence étrangère. Athènes a connu ce gouvernement sous les Trente Tyrans ; elle s’en est débarrassée, et l’esprit national, loin de mourir chez elle dans le cours de cette oppression, ne fit que s’y retremper.

Un gouvernement est mauvais lorsque la conquête pure et simple en est la base. La France, au quatorzième siècle, a, dans sa presque totalité, subi le joug de l’Angleterre. Elle en est sortie plus forte et plus brillante. La Chine a été couverte et prise par les hordes mongoles ; elle a fini par les rejeter hors de ses limites, après leur avoir fait subir un singulier travail d’énervement. Depuis cette époque, elle est retombée sous un autre joug ; mais, bien que les Mantchoux comptent déjà un règne plus que séculaire, ils sont à la veille d’éprouver le même sort que les Mongols, après avoir passé par une semblable préparation affaiblissante.

Un gouvernement est surtout mauvais lorsque le principe dont il est sorti, se laissant vicier, cesse d’être sain et vigoureux comme il était d’abord. Ce fut le sort de la monarchie espagnole. Fondée sur l’esprit militaire et la liberté communale, elle commença à s’abaisser, vers la fin du règne de Philippe II, par l’oubli de ses origines. Il est impossible d’imaginer un pays où les bonnes maximes fussent plus tombées en oubli, où le pouvoir parût plus faible et plus déconsidéré, où l’organisation religieuse elle-même donnât plus de prise à la critique. L’agriculture et l’industrie, frappées comme tout le reste, étaient quasi ensevelies dans le marasme national. L’Espagne est-elle morte ? Non. Ce pays, dont plusieurs désespéraient, a donné à l’Europe l’exemple glorieux d’une résistance obstinée à la fortune de nos armes, et c’est peut-être celui de tous les États modernes dont la nationalité se montre en ce moment la plus vivace.

Un gouvernement est encore bien mauvais lorsque, par la nature de ses institutions, il autorise un antagonisme, soit entre le pouvoir suprême et la masse de la nation, soit entre les différentes classes. Ainsi l’on a vu, au moyen âge, des rois d’Angleterre et de France aux prises avec leurs grands vassaux, les paysans en lutte avec leurs seigneurs ; ainsi, en Allemagne, les premiers effets de la liberté de penser ont amené les guerres civiles des hussites, des anabaptistes et de tant d’autres sectaires ; et, à une époque un peu plus éloignée, l’Italie souffrit tellement par le partage d’une autorité tiraillée entre l’empereur, le pape, les nobles et les communes, que les masses, ne sachant à qui obéir, finirent souvent par ne plus obéir à personne. La société italienne est-elle morte alors ? Non. Sa civilisation ne fut jamais plus brillante, son industrie plus productive, son influence au dehors plus incontestée.

Et je veux bien croire que parfois, au milieu de ces orages, un pouvoir sage et régulier, semblable à un rayon de soleil, se fit jour quelque temps pour le plus grand bien des peuples ; mais c’était une fortune courte, et, de même que la situation contraire ne donnait pas la mort, l’exception, pas davantage, ne donnait la vie. Pour parvenir à un tel résultat, il s’en manqua de tout que les époques prospères aient été fréquentes et de durée assez longue. Et si les règnes judicieux furent alors clairsemés, il en fut en tout temps de même. Pour les meilleurs même, que de contestations et que d’ombres aux plus heureux tableaux ! Tous les auteurs regardent-ils également le temps du roi Guillaume d’Orange comme une ère de prospérité pour l’Angleterre ? Tous admirent-ils Louis XIV, le Grand, sans nulle réserve ? Au contraire. Les détracteurs ne manquent pas, et les reproches savent où se prendre ; c’est cependant, à peu près, ce que nos voisins et nous avons, soit de mieux ordonné, soit de plus fécond, dans le passé. Les bons gouvernements se distribuent d’une manière si parcimonieuse au milieu du cours des temps, et, lorsqu’ils se produisent, sont tellement contestables encore ; cette science de la politique, la plus haute, la plus épineuse de toutes, est si disproportionnée à la faiblesse de l’homme, qu’on ne peut pas prétendre, en bonne foi, que, pour être mal conduits, les peuples périssent. Grâce au ciel, ils ont de quoi s’habituer de bonne heure à ce mal, qui, même dans sa plus grande intensité, est préférable, de mille façons, à l’anarchie ; et C’est un fait avéré, et que la plus mince étude de l’histoire suffira à démontrer, que le gouvernement, si mauvais soit-il, entre les mains duquel un peuple expire, est souvent meilleur que telle des administrations qui le précédèrent.



  1. On comprend assez qu'il ne s'agit pas ici de l'existence politique d'un centre de souveraineté, mais de la vie d'une société entière, de la perpétuité d'une civilisation. C'est ici le lieu d'appliquer la distinction indiquée plus haut, p. 11.