Essai sur l’origine des connaissances humaines/Seconde Partie/Section 2

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SECTION SECONDE.

De la méthode.

C’est à la connoissance que nous avons acquise des opérations de l’ame et des causes de leurs progrès, à nous apprendre la conduite que nous devons tenir dans la recherche de la vérité. Il n’étoit pas possible auparavant de nous faire une bonne méthode ; mais il me semble qu’actuellement elle se découvre d’elle-même, et qu’elle est une suite naturelle des recherches que nous avons faites. Il suffira de développer quelques-unes des réflexions qui sont répandues dans cet ouvrage.


CHAPITRE PREMIER.

De la première cause de nos erreurs, et de l’origine de la vérité.

§. 1. Plusieurs philosophes ont relevé d’une manière éloquente grand nombre d’erreurs qu’on attribue aux sens, à l’imagination et aux passions : mais ils ne peuvent pas se flatter qu’on ait recueilli de leurs ouvrages tout le fruit qu’ils s’en étoient promis. Leur théorie trop imparfaite est peu propre à éclairer dans la pratique. L’imagination et les passions se replient de tant de manières, et dépendent si fort des tempéramens, des tems et des circonstances, qu’il est impossible de dévoiler tous les ressorts qu’elles font agir, et qu’il est très-naturel que chacun se flatte de n’être pas dans le cas de ceux qu’elles égarent.

Semblable à un homme d’un foible tempérament, qui ne releve d’une maladie que pour retomber dans une autre, l’esprit, au lieu de quitter ses erreurs, ne fait souvent qu’en changer. Pour délivrer de toutes ses maladies un homme d’une foible constitution, il faudroit lui faire un tempérament tout nouveau : pour corriger notre esprit de toutes ses foiblesses, il faudroit lui donner de nouvelles vûes, et, sans s’arrêter au détail de ses maladies, remonter à leur source même, et la tarir.

§. 2. Nous la trouverons, cette source, dans l’habitude où nous sommes de raisonner sur des choses dont nous n’avons point d’idées, ou dont nous n’avons que des idées mal déterminées. Il est à propos de rechercher ici la cause de cette habitude, afin de connoître l’origine de nos erreurs d’une manière convaincante, et de savoir avec quel esprit de critique on doit entreprendre la lecture des philosophes.

§. 3. Encore enfans, incapables de réflexion, nos besoins sont tout ce qui nous occupe. Cependant les objets ont sur nos sens des impressions d’autant plus profondes, qu’ils y trouvent moins de résistance. Les organes se développent lentement, la raison vient avec plus de lenteur encore, et nous nous remplissons d’idées et de maximes telles que le hasard et une mauvaise éducation les présentent. Parvenus à un âge où l’esprit commence à mettre de l’ordre dans ses pensées, nous ne voyons encore que des choses avec lesquelles nous sommes depuis long-tems familiarisés. Ainsi nous ne balançons pas à croire qu’elles sont, et qu’elles sont telles, parce qu’il nous paroît naturel qu’elles soient et qu’elles soient telles. Elles sont si vivement gravées dans notre cerveau, que nous ne saurions penser qu’elles ne fussent pas, ou qu’elles fussent autrement. De-là cette indifférence pour connoître les choses avec lesquelles nous sommes accoutumés, et ces mouvemens de curiosité pour tout ce qui paroît de nouveau.

§. 4. Quand nous commençons à réfléchir, nous ne voyons pas comment les idées et les maximes, que nous trouvons en nous, auroient pu s’y introduire ; nous ne nous rappellons pas d’en avoir été privés. Nous en jouissons donc avec sécurité. Quelque défectueuses qu’elles soient, nous les prenons pour des notions évidentes par elles-mêmes : nous leur donnons les noms de raison, de lumière naturelle, ou née avant nous, de principes gravés, imprimés dans l’ame. Nous nous en rapportons d’autant plus volontiers à ces idées, que nous croyons que, si elles nous trompoient, Dieu seroit la cause de notre erreur, parce que nous les regardons comme l’unique moyen qu’il nous ait donné pour arriver à la vérité. C’est ainsi que des notions avec lesquelles nous ne sommes que familiarisés, nous paroissent des principes de la derniere évidence.

§. 5. Ce qui accoutume notre esprit à cette inexactitude, c’est la manière dont nous nous formons au langage. Nous n’atteignons l’âge de raison que long-tems après avoir contracté l’usage de la parole. Si l’on excepte les mots destinés à faire connoître nos besoins, c’est ordinairement le hasard qui nous a donné occasion d’entendre certains sons plutôt que d’autres, et qui a décidé des idées que nous leur avons attachées. Pour peu qu’en réfléchissant sur les enfans que nous voyons, nous nous rappellions l’état par où nous avons passé, nous reconnoîtrons qu’il n’y a rien de moins exact que l’emploi que nous faisions ordinairement des mots. Cela n’est pas étonnant. Nous entendions des expressions dont la signification, quoique bien déterminée par l’usage, étoit si composée, que nous n’avions ni assez d’expérience, ni assez de pénétration pour la saisir : nous en entendions d’autres qui ne présentoient jamais deux fois la même idée, ou qui même étoient tout-à-fait vuide de sens. Pour juger de l’impossibilité où nous étions de nous en servir avec discernement, il ne faut que remarquer l’embarras où nous sommes encore souvent de le faire.

§. 6. Cependant l’usage de joindre les signes avec les choses nous est devenu si naturel, quand nous n’étions pas encore en état d’en peser la valeur, que nous nous sommes accoutumés à rapporter les noms à la réalité même des objets, et que nous avons cru qu’ils en expliquoient parfaitement l’essence. On s’est imaginé qu’il y a des idées innées, parce qu’en effet il y en a qui sont les mêmes chez tous les hommes : nous n’aurions pas manqué de juger que notre langage est inné, si nous n’avions sçu que les autres peuples en parlent de tout différens. Il semble que dans nos recherches tous nos efforts ne tendent qu’à trouver de nouvelles expressions. A peine en avons-nous imaginé, que nous croyons avoir acquis de nouvelles connoissances. L’amour propre nous persuade aisément que nous connoissons les choses, lorsque nous avons long-tems cherché à les connoître, et que nous en avons beaucoup parlé.

§. 7. En rappellant nos erreurs à l’origine que je viens d’indiquer, on les renferme dans une cause unique, et qui est telle que nous ne saurions nous cacher qu’elle n’ait eu jusqu’ici beaucoup de part dans nos jugemens. Peut-être même pourroit-on obliger les philosophes les plus prévenus de convenir qu’elle a jetté les premiers fondemens de leurs systêmes : il ne faudroit que les interroger avec adresse. En effet si nos passions occasionnent des erreurs, c’est qu’elles abusent d’un principe vague, d’une expression métaphorique et d’un terme équivoque, pour en faire des applications d’où nous puissions déduire les opinions qui nous flattent. Si nous nous trompons, les principes vagues, les métaphores, et les équivoques sont donc des causes antérieures à nos passions. Il suffira, par conséquent, de renoncer à ce vain langage pour dissiper tout l’artifice de l’erreur.

§. 8. Si l’origine de l’erreur est dans le défaut d’idées, ou dans des idées mal déterminées, celle de la vérité doit être dans des idées bien déterminées. Les mathématiques en sont la preuve. Sur quelque sujet que nous ayons des idées exactes, elles seront toujours suffisantes pour nous faire discerner la vérité : si au contraire nous n’en avons pas, nous aurons beau prendre toutes les précautions imaginables, nous confondrons toujours tout. En un mot en métaphysique on marcheroit d’un pas assuré avec des idées bien déterminées, et sans ces idées on s’égareroit même en arithmétique.

§. 9. Mais comment les arithméticiens ont-ils des idées si exactes ? C’est que connoissant de quelle manière elles s’engendrent, ils sont toujours en état de les composer ou de les décomposer, pour les comparer selon tous leurs rapports. Ce n’est qu’en réfléchissant sur la génération des nombres, qu’on a trouvé les règles des combinaisons. Ceux qui n’ont pas réfléchi sur cette génération, peuvent calculer avec autant de justesse que les autres, parce que les règles sont sûres ; mais ne connoissant pas les raisons sur lesquelles elles sont fondées, ils n’ont point d’idées de ce qu’ils font, et sont incapables de découvrir de nouvelles règles.

§. 10. Or dans toutes les sciences, comme en arithmétique, la vérité ne se découvre que par des compositions et des décompositions. Si l’on n’y raisonne pas ordinairement avec la même justesse, c’est qu’on n’a point encore trouvé de règles sûres pour composer ou décomposer toujours exactement les idées, ce qui provient de ce qu’on n’a pas même sçû les déterminer. Mais peut-être que les réflexions que nous avons faites sur l’origine de nos connoissances, nous fourniront les moyens d’y suppléer.


CHAPITRE II.

De la manière de déterminer les idées ou leurs noms.

§. 11. C’est un avis usé et généralement reçu que celui qu’on donne de prendre les mots dans le sens de l’usage. En effet, il semble d’abord qu’il n’y a pas d’autre moyen pour se faire entendre, que de parler comme les autres. J’ai cependant cru devoir tenir une conduite différente. Comme on a remarqué que, pour avoir de véritables connoissances, il faut recommencer dans les sciences sans se laisser prévenir en faveur des opinions accréditées ; il m’a paru que, pour rendre le langage exact, on doit le réformer sans avoir égard à l’usage. Ce n’est pas que je veuille qu’on se fasse une loi d’attacher toujours aux termes des idées toutes différentes de celles qu’ils signifient ordinairement : ce seroit une affectation puérile et ridicule. L’usage est uniforme et constant pour les noms des idées simples et pour ceux de plusieurs notions familières au commun des hommes, alors il n’y faut rien changer : mais lorsqu’il est question des idées complexes qui appartiennent plus particulièrement à la métaphysique et à la morale, il n’y a rien de plus arbitraire, ou même souvent de plus capricieux. C’est ce qui m’a porté à croire que, pour donner de la clarté et de la précision au langage, il falloit reprendre les matériaux de nos connoissances, et en faire de nouvelles combinaisons sans égard pour celles qui se trouvent faites.

§. 12. Nous avons vû, en examinant les progrès des langues, que l’usage ne fixe le sens des mots, que par le moyen des circonstances où l’on parle[1]. A la vérité il semble que ce soit le hasard qui dispose des circonstances : mais si nous savions nous-mêmes les choisir, nous pourrions faire dans toute occasion ce que le hasard nous fait faire dans quelques-unes, c’est-à-dire, déterminer exactement la signification des mots. Il n’y a pas d’autre moyen pour donner toujours de la précision au langage que celui qui lui en a donné toutes les fois qu’il en a eu. Il faudroit donc se mettre d’abord dans des circonstances sensibles, afin de faire des signes pour exprimer les premières idées, qu’on acquerroit par sensation et par réflexion : et lorsqu’en réfléchissant sur celles-là, on en acquerroit de nouvelles, on feroit de nouveaux noms dont on détermineroit le sens, en plaçant les autres dans les circonstances où l’on se seroit trouvé, et en leur faisant faire les mêmes réflexions qu’on auroit faites. Alors les expressions succéderoient toujours aux idées : elles seroient donc claires et précises, puisqu’elles ne rendroient que ce que chacun auroit sensiblement éprouvé.

§. 13. En effet, un homme qui commenceroit par se faire un langage à lui-même, et qui ne se proposeroit de s’entretenir avec les autres, qu’après avoir fixé le sens de ses expressions par des circonstances où il auroit sçû se placer, ne tomberoit dans aucun des défauts qui nous sont si ordinaires. Les noms des idées simples seroient clairs, parce qu’ils ne signifieroient que ce qu’il appercevroit dans des circonstances choisies : ceux des idées complexes seroient précis, parce qu’ils ne renfermeroient que les idées simples que certaines circonstances réuniroient d’une manière déterminée. Enfin, quand il voudroit ajouter à ses premières combinaisons, ou en retrancher quelque chose, les signes qu’il employeroit, conserveroient la clarté des premiers, pourvu que ce qu’il auroit ajouté ou retranché, se trouvât marqué par de nouvelles circonstances. S’il vouloit ensuite faire part aux autres de ce qu’il auroit pensé, il n’auroit qu’à les placer dans les mêmes points de vûe où il s’est trouvé lui-même, lorsqu’il a examiné les signes, et il les engageroit à lier les mêmes idées que lui aux mots qu’il auroit choisis.

§. 14. Au reste, quand je parle de faire des mots, ce n’est pas que je veuille qu’on propose des termes tout nouveaux. Ceux qui sont autorisés par l’usage, me paroissent d’ordinaire suffisans pour parler sur toutes sortes de matières. Ce seroit même nuire à la clarté du langage, que d’inventer sur tout dans les sciences, des mots sans nécessité. Je me sers donc de cette façon de parler, faire des mots, parce que je ne voudrois pas qu’on commençât par exposer les termes, pour les définir ensuite, comme on fait ordinairement, mais parce qu’il faudroit qu’après s’être mis dans des circonstances où l’on sentiroit et où l’on verroit quelque chose, on donnât à ce qu’on sentiroit et à ce qu’on verroit un nom qu’on emprunteroit de l’usage. Ce tour m’a paru assez naturel, et d’ailleurs plus propre à marquer la différence qui se trouve entre la manière dont je voudrois qu’on déterminât la signification des mots, et les définitions des philosophes.

§. 15. Je crois qu’il seroit inutile de se gêner dans le dessein de n’employer que les expressions accréditées par le langage des sçavans : peut-être même seroit-il plus avantageux de les tirer du langage ordinaire. Quoique l’un ne soit pas plus exact que l’autre, je trouve cependant dans celui-ci un vice de moins. C’est que les gens du monde n’ayant pas autrement réfléchi sur les objets des sciences, conviendront assez volontiers de leur ignorance, et du peu d’exactitude des mots dont ils se servent. Les philosophes honteux d’avoir médité inutilement, sont toujours partisans entêtés des prétendus fruits de leurs veilles.

§. 16. Afin de faire mieux comprendre cette méthode, il faut entrer dans un plus grand détail, et appliquer aux différentes idées ce que nous venons d’exposer d’une manière générale. Nous commencerons par les noms des idées simples.

L’obscurité et la confusion des mots vient de ce que nous leur donnons trop ou trop peu d’étendue, ou même de ce que nous nous en servons, sans leur avoir attaché d’idée. Il y en a beaucoup dont nous ne saisissons pas toute la signification ; nous la prenons parties par parties, et nous y ajoutons ou nous en retranchons : d’où il se forme différentes combinaisons qui n’ont qu’un même signe, et d’où il arrive que les mêmes mots ont dans la même bouche des acceptions bien différentes. D’ailleurs, comme l’étude des langues, avec quelque peu de soin qu’elle se fasse, ne laisse pas de demander quelque réflexion, on coupe court, et l’on rapporte les signes à des réalités dont on n’a point d’idée. Tels sont, dans le langage de bien des philosophes, les termes d’être, de substance, d’essence, etc. Il est évident que ces défauts ne peuvent appartenir qu’aux idées qui sont l’ouvrage de l’esprit. Pour la signification des noms des idées simples, qui viennent immédiatement des sens, elle est connue tout à la fois ; elle ne peut pas avoir pour objet des réalités imaginaires, parce qu’elle se rapporte immédiatement à de simples perceptions, qui sont en effet dans l’esprit telles qu’elles y paroissent. Ces sortes de termes ne peuvent donc être obscurs. Le sens en est si bien marqué par toutes les circonstances où nous nous trouvons naturellement, que les enfans mêmes ne sauroient s’y tromper. Pour peu qu’ils soient familiarisés avec leur langue, ils ne confondent point les noms des sensations, et ils ont des idées aussi claires de ces mots, blanc, noir, rouge, mouvement, repos, plaisir, douleur, que nous-mêmes. Quant aux opérations de l’ame, ils en distinguent également les noms, pourvu qu’elles soient simples, et que les circonstances tournent leur réflexion de ce côté : car on voit par l’usage qu’ils font de ces mots, oui, non, je veux, je ne veux pas, qu’ils en saisissent la vraye signification.

§. 17. On m’objectera peut-être qu’il est démontré que les mêmes objets produisent différentes sensations dans différentes personnes ; que nous ne les voyons pas sous les mêmes idées de grandeur, que nous n’y appercevons pas les mêmes couleurs, etc.

Je réponds que malgré cela nous nous entendrons toujours suffisamment par rapport au but qu’on se propose en métaphysique et en morale. Pour cette dernière, il n’est pas nécessaire de s’assurer, par exemple, que les mêmes châtimens produisent dans tous les hommes les mêmes sentimens de douleur, et que les mêmes récompenses soient suivies des mêmes sentimens de plaisir. Quelle que soit la variété avec laquelle les causes du plaisir et de la douleur affectent les hommes de différent tempéramment, il suffit que le sens de ces mots, plaisir, douleur, soit si bien arrêté, que personne ne puisse s’y méprendre. Or les circonstances, où nous nous trouvons tous les jours, ne nous permettent pas de nous tromper dans l’usage que nous sommes obligés de faire de ces termes.

Pour la métaphysique, c’est assez que les sensations représentent de l’étendue, des figures et des couleurs. La variété qui se trouve entre les sensations de deux hommes, ne peut occasionner aucune confusion. Que, par exemple, ce que j’appelle bleu me paroisse constamment ce que d’autres appellent verd, et que ce que j’appelle verd me paroisse constamment ce que d’autres appellent bleu ; nous nous entendrons aussi bien, quand nous dirons, les prés sont verds, le ciel est bleu, que si à l’occasion de ces objets nous avions tous les mêmes sensations. C’est qu’alors nous ne voulons dire autre chose, sinon que le ciel et les prés viennent à notre connoissance sous des apparences qui entrent dans notre ame par la vûe, et que nous nommons bleues, vertes. Si l’on vouloit faire signifier à ces mots que nous avons précisément les mêmes sensations, ces propositions ne deviendroient pas obscures ; mais elles seroient fausses, ou du moins elles ne seroient pas suffisamment fondées, pour être regardées comme certaines.

§. 18. Je crois donc pouvoir conclure que les noms des idées simples, tant ceux des sensations que ceux des opérations de l’ame, peuvent être fort bien déterminés par des circonstances ; puisqu’ils le sont déja si exactement, que les enfans ne s’y trompent pas. Un philosophe doit seulement avoir attention, lorsqu’il s’agit des sensations, d’éviter deux erreurs, où les hommes ont coutume de tomber par des jugemens précipités : l’une, c’est de croire que les sensations soient dans les objets ; l’autre, dont nous venons de parler, que les mêmes objets produisent dans chacun de nous les mêmes sensations.

§. 19. Dès que les termes qui sont les signes des idées simples, sont exacts, rien n’empêche qu’on ne détermine ceux qui appartiennent aux autres idées. Il suffit pour cela de fixer le nombre et la qualité des idées simples dont on peut former une notion complexe. Ce qui fait qu’on trouve tant d’obstacles à arrêter, dans ces occasions, le sens des noms, et qu’après bien des peines on y laisse encore beaucoup d’équivoque et d’obscurité ; c’est qu’on prend les mots tels qu’on les trouve dans l’usage auquel on veut absolument se conformer. La morale fournit sur-tout des expressions si composées, et l’usage, que nous consultons, s’accorde si peu avec lui-même, qu’il est impossible que cette méthode ne nous fasse parler d’une manière peu exacte, et ne nous fasse tomber dans bien des contradictions. Un homme qui ne s’appliqueroit d’abord à ne considérer que des idées simples, et qui ne les rassembleroit sous des signes qu’à mesure qu’il se familiariseroit avec elles, ne courroit certainement pas les mêmes dangers. Les mots les plus composés, dont il seroit obligé de se servir, auroient constamment une signification déterminée, parce qu’en choisissant lui-même les idées simples qu’il voudroit leur attacher, et dont il auroit soin de fixer le nombre, il renfermeroit le sens de chacun dans des limites exactes.

§. 20. Mais si l’on ne veut renoncer à la vaine science de ceux qui rapportent les mots à des réalités qu’ils ne connoissent pas, il est inutile de penser à donner de la précision au langage. L’arithmétique n’est démontrée dans toutes ses parties, que parce que nous avons une idée exacte de l’unité, et que par l’art avec lequel nous nous servons des signes, nous déterminons combien de fois l’unité est ajoutée à elle-même dans les nombres les plus composés. Dans d’autres sciences on veut avec des expressions vagues et obscures, raisonner sur des idées complexes, et en découvrir les rapports. Pour sentir combien cette conduite est peu raisonnable, on n’a qu’à juger où nous en serions, si les hommes avoient pû mettre l’arithmétique dans la confusion où se trouvent la métaphysique et la morale.

§. 21. Les idées complexes sont l’ouvrage de l’esprit : si elles sont défectueuses, c’est parce que nous les avons mal faites : le seul moyen pour les corriger, c’est de les refaire. Il faut donc reprendre les matériaux de nos connoissances, et les mettre en œuvre, comme s’ils n’avoient pas encore été employés. Pour cette fin, il est à propos dans les commencemens de n’attacher aux sons, que le plus petit nombre d’idées simples qu’il sera possible ; de choisir celles que tout le monde peut appercevoir sans peine, en se plaçant dans les mêmes circonstances que nous ; et de n’en ajouter de nouvelles, que quand on se sera familiarisé avec les premières, et qu’on se trouvera dans des circonstances propres à les faire entrer dans l’esprit d’une manière claire et précise. Par-là on s’accoutumera à joindre aux mots toutes sortes d’idées simples en quelque nombre qu’elles puissent être.

La liaison des idées avec les signes est une habitude qu’on ne sauroit contracter tout d’un coup, principalement s’il en résulte des notions fort composées. Les enfans ne parviennent que fort tard à avoir des idées précises des nombres 1000, 10000, etc. Ils ne peuvent les acquérir que par un long et fréquent usage, qui leur apprend à multiplier l’unité, et à fixer chaque collection par des noms particuliers. Il nous sera également impossible parmi la quantité d’idées complexes qui appartiennent à la métaphysique et à la morale, de donner de la précision aux termes que nous aurons choisis, si nous voulons dès la première fois et sans autre précaution les charger d’idées simples. Il nous arrivera de les prendre tantôt dans un sens et bientôt après dans un autre, parce que n’ayant gravé que superficiellement dans notre esprit les collections d’idées, nous y ajouterons ou nous en retrancherons souvent quelque chose, sans nous en appercevoir. Mais si nous commençons à ne lier aux mots que peu d’idées, et si nous ne passons à de plus grandes collections qu’avec beaucoup d’ordre, nous nous accoutumerons à composer nos notions de plus en plus, sans les rendre moins fixes et moins assurées.

§. 22. Voilà la méthode que j’ai voulu suivre, principalement dans la troisième section de cet ouvrage. Je n’ai pas commencé par exposer les noms des opérations de l’ame, pour les définir ensuite : mais je me suis appliqué à me placer dans les circonstances les plus propres à m’en faire remarquer le progrès ; et à mesure que je me suis fait des idées qui ajoutoient aux précédentes, je les ai fixées par des noms, en me conformant à l’usage, toutes les fois que je l’ai pu sans inconvénient.

§. 23. Nous avons deux sortes de notions complexes : les unes sont celles que nous formons sur des modèles ; les autres sont certaines combinaisons d’idées simples que l’esprit joint par un effet de son propre choix.

Ce seroit se proposer une méthode inutile dans la pratique, et même dangereuse, que de vouloir se faire des notions des substances en rassemblant arbitrairement certaines idées simples. Ces notions nous représenteroient des substances qui n’existeroient nulle part, rassembleroient des propriétés qui ne seroient nulle part rassemblées, sépareroient celles qui seroient réunies, et ce seroit un effet du hazard, si elles se trouvoient quelquefois conformes à des modèles. Pour rendre les noms des substances clairs et précis, il faut donc consulter la nature, et ne leur faire signifier que les idées simples, que nous observerons exister ensemble.

§. 24. Il y a encore d’autres idées qui appartiennent aux substances, et qu’on nomme abstraites. Ce ne sont, comme je l’ai déja dit, que des idées plus ou moins simples auxquelles nous donnons notre attention, en cessant de penser aux autres idées simples qui coexistent avec elles. Si nous cessons de penser à la substance des corps comme étant actuellement colorée et figurée, et que nous ne la considérions que comme quelque chose de mobile, de divisible, d’impénétrable, et d’une étendue indéterminée, nous aurons l’idée de la matière ; idée plus simple que celle des corps, dont elle n’est qu’une abstraction, quoiqu’il ait plû à bien des philosophes de la réaliser. Si ensuite nous cessons de penser à la mobilité de la matière, à sa divisibilité, et à son impénétrabilité, pour ne réfléchir que sur son étendue indéterminée ; nous nous formerons l’idée de l’espace pur, laquelle est encore plus simple. Il en est de même de toutes les abstractions, par où il paroît que les noms des idées les plus abstraites sont aussi faciles à déterminer, que ceux des substances mêmes.

§. 25. Pour déterminer les notions archétypes, c’est-à-dire, celles que nous avons des actions des hommes, et de toutes les choses qui sont du ressort de la morale, de la jurisprudence et des arts, il faut se conduire tout autrement que pour celles des substances. Les législateurs n’avoient point de modèles, quand ils ont réuni la première fois certaines idées simples, dont ils ont composé les loix, et quand ils ont parlé de plusieurs actions humaines, avant d’avoir considéré s’il y en avoit des exemples quelque part. Les modèles des arts ne se sont pas non plus trouvés ailleurs que dans l’esprit des premiers inventeurs. Les substances telles que nous les connoissons, ne sont que certaines collections de propriétés qu’il ne dépend point de nous d’unir ni de séparer, et qu’il ne nous importe de connoître qu’autant qu’elles existent, et que de la manière qu’elles existent. Les actions des hommes sont des combinaisons qui varient sans cesse, et dont il est souvent de notre intérêt d’avoir des idées, avant que nous en ayons vû des modèles. Si nous n’en formions les notions qu’à mesure que l’expérience les feroit venir à notre connoissance, ce seroit souvent trop tard. Nous sommes donc obligés de nous y prendre différemment ; ainsi nous réunissons, ou séparons à notre choix certaines idées simples, ou bien nous adoptons les combinaisons que d’autres ont déja faites.

§. 26. Il y a cette différence entre les notions des substances et les notions archétypes, que nous regardons celles-ci comme des modèles auxquels nous rapportons les choses extérieures, et que celles-là ne sont que des copies de ce que nous appercevons hors de nous. Pour la vérité des premières, il faut que les combinaisons de notre esprit soient conformes à ce qu’on remarque dans les choses : pour la vérité des secondes, il suffit qu’au dehors les combinaisons en puissent être telles qu’elles sont dans notre esprit. La notion de la justice seroit vraie, quand même on ne trouveroit point d’action juste, parce que sa vérité consiste dans une collection d’idées, qui ne dépend point de ce qui se passe hors de nous. Celle du fer n’est vraie, qu’autant qu’elle est conforme à ce métal, parce qu’il en doit être le modèle.

Par ce détail sur les idées archétypes, il est facile de s’appercevoir qu’il ne tiendra qu’à nous de fixer la signification de leurs noms, parce qu’il dépend de nous de déterminer les idées simples dont nous avons nous-mêmes formé des collections. On conçoit aussi que les autres entreront dans nos pensées, pourvu que nous les mettions dans des circonstances où les mêmes idées simples soient l’objet de leur esprit comme du nôtre : et où ils soient engagés à les réunir sous les mêmes noms que nous les aurons rassemblées.

Voilà les moyens que j’avois à proposer pour donner au langage toute la clarté et toute la précision dont il est susceptible. Je n’ai pas cru qu’il fallut rien changer aux noms des idées simples, parce que le sens m’en a paru suffisamment déterminé par l’usage. Pour les idées complexes, elles sont faites avec si peu d’exactitude, qu’on ne peut se dispenser d’en reprendre les matériaux, et d’en faire de nouvelles combinaisons, sans égard pour celles qui ont été faites. Elles sont toutes l’ouvrage de l’esprit, celles qui sont le plus exactes, comme celles qui le sont le moins : si nous avons réussi dans quelques-unes, nous pouvons donc réussir dans les autres, pourvu que nous nous conduisions toujours avec la même adresse.


CHAPITRE III.

De l’ordre qu’on doit suivre dans la recherche de la vérité.

§. 27. Il me semble qu’une méthode qui a conduit à une vérité, peut conduire à une seconde, et que la meilleure doit être la même pour toutes les sciences. Il suffiroit donc de réfléchir sur les découvertes qui ont été faites, pour apprendre à en faire de nouvelles. Les plus simples seroient les plus propres à cet effet, parce qu’on remarqueroit avec moins de peine les moyens qui ont été mis en usage : ainsi je prendrai pour exemple les notions élémentaires des mathématiques, et je suppose que nous fussions dans le cas de les acquérir pour la première fois.

§. 28. Nous commencerions sans doute par nous faire l’idée de l’unité, et, l’ajoutant plusieurs fois à elle-même, nous en formerions des collections que nous fixerions par des signes. Nous répéterions cette opération, et par ce moyen nous aurions bientôt sur les nombres autant d’idées complexes, que nous souhaiterions d’en avoir. Nous réfléchirions ensuite sur la manière dont elles se sont formées, nous en observerions les progrès, et nous apprendrions infailliblement les moyens de les décomposer. Dès-lors nous pourrions comparer les plus complexes avec les plus simples, et découvrir les propriétés des unes et des autres.

Dans cette méthode les opérations de l’esprit n’auroient pour objet que des idées simples ou des idées complexes que nous aurions formées, et dont nous connoîtrions parfaitement la génération. Nous ne trouverions donc point d’obstacle à découvrir les premiers rapports des grandeurs. Ceux-là connus, nous verrions plus facilement ceux qui les suivent immédiatement, et qui ne manqueroient pas de nous en faire appercevoir d’autres. Ainsi après avoir commencé par les plus simples, nous nous éleverions insensiblement aux plus composés, et nous nous ferions une suite de connoissances qui dépendroient si fort les unes des autres, qu’on ne pourroit arriver aux plus éloignées que par celles qui les auroient précédées.

§. 29. Les autres sciences, qui sont également à la portée de l’esprit humain, n’ont pour principes que des idées simples, qui nous viennent par sensation et par réflexion. Pour en acquérir les notions complexes, nous n’avons, comme dans les mathématiques, d’autre moyen, que de réunir les idées simples en différentes collections. Il y faut donc suivre le même ordre dans le progrès des idées, et apporter la même précaution dans le choix des signes.

Bien des préjugés s’opposent à cette conduite : mais voici le moyen que j’ai imaginé pour s’en garantir.

C’est dans l’enfance que nous nous sommes imbus des préjugés qui retardent les progrès de nos connoissances, et qui nous font tomber dans l’erreur. Un homme que Dieu créeroit d’un tempéramment mûr, et avec des organes si bien développés, qu’il auroit dès les premiers instans un parfait usage de la raison, ne trouveroit pas dans la recherche de la vérité les mêmes obstacles que nous. Il n’inventeroit des signes qu’à mesure qu’il éprouveroit de nouvelles sensations, et qu’il feroit de nouvelles réflexions. Il combineroit ses premières idées selon les circonstances où il se trouveroit ; il fixeroit chaque collection par des noms particuliers ; et, quand il voudroit comparer deux notions complexes, il pourroit aisément les analyser, parce qu’il ne trouveroit point de difficulté à les réduire aux idées simples dont il les auroit lui-même formées. Ainsi n’imaginant jamais des mots qu’après s’être fait des idées, ses notions seroient toujours exactement déterminées, et sa langue ne seroit point sujette aux obscurités et aux équivoques des nôtres. Imaginons-nous donc être à la place de cet homme, passons par toutes les circonstances où il doit se trouver, voyons avec lui ce qu’il sent, formons les mêmes réflexions, acquérons les mêmes idées, analysons-les avec le même soin, exprimons-les par de pareils signes, et faisons-nous, pour ainsi dire, une langue toute nouvelle.

§. 30. En ne raisonnant suivant cette méthode que sur des idées simples, ou sur des idées complexes qui seront l’ouvrage de l’esprit, nous aurons deux avantages : le premier, c’est que, connoissant la génération des idées sur lesquelles nous méditerons, nous n’avancerons point que nous ne sachions où nous sommes, comment nous y sommes venus, et comment nous pourrions retourner sur nos pas. Le second, c’est que dans chaque matière nous verrons sensiblement quelles sont les bornes de nos connoissances ; car nous les trouverons, lorsque les sens cesseront de nous fournir des idées, et que, par conséquent, l’esprit ne pourra plus former de notions. Or rien ne me paroît plus important que de discerner les choses auxquelles nous pouvons nous appliquer avec succès, de celles où nous ne pouvons qu’échouer. Pour n’en avoir pas su faire la différence, les philosophes ont souvent perdu à examiner des questions insolubles, un tems qu’ils auroient pû employer à des recherches utiles. On en voit un exemple dans les efforts qu’ils ont faits pour expliquer l’essence et la nature des êtres.

§. 31. Toutes les vérités se bornent aux rapports qui sont entre des idées simples, entre des idées complexes, et entre une idée simple et une idée complexe. Par la méthode que je propose, on pourra éviter les erreurs où l’on tombe dans la recherche des unes et des autres.

Les idées simples ne peuvent donner lieu à aucune méprise. La cause de nos erreurs vient de ce que nous retranchons d’une idée quelque chose qui lui appartient, parce que nous n’en voyons pas toutes les parties ; ou de ce que nous lui ajoutons quelque chose qui ne lui appartient pas, parce que notre imagination juge précipitamment qu’elle renferme ce qu’elle ne contient point. Or nous ne pouvons rien retrancher d’une idée simple, puisque nous n’y distinguons point de parties ; et nous n’y pouvons rien ajouter, tant que nous la considérons comme simple, puisqu’elle perdroit la simplicité.

Ce n’est que dans l’usage des notions complexes qu’on pourroit se tromper soit en ajoutant, soit en retranchant quelque chose mal à propos. Mais si nous les avons faites avec les précautions que je demande, il suffira, pour éviter les méprises, d’en reprendre la génération, car par ce moyen nous y verrons ce qu’elles renferment, et rien de plus, ni de moins. Cela étant, quelques comparaisons que nous fassions des idées simples et des idées complexes, nous ne leur attribuerons jamais d’autres rapports que ceux qui leur appartiennent.

§. 32. Les philosophes ne font des raisonnemens si obscurs et si confus, que parce qu’ils ne soupçonnent pas qu’il y ait des idées qui soient l’ouvrage de l’esprit, ou que, s’ils le soupçonnent, ils sont incapables d’en découvrir la génération. Prévenus que les idées sont innées, ou que, telles qu’elles sont, elles ont été bien faites, ils croyent n’y devoir rien changer, et les prennent telles que le hazard les présente. Comme on ne peut bien analyser que les idées qu’on a soi-même formées avec ordre, leurs analyses, ou plutôt leurs définitions sont presque toujours défectueuses. Ils étendent ou restreignent mal à propos la signification de leurs termes, ils la changent sans s’en appercevoir, ou même ils rapportent les mots à des notions vagues et à des réalités inintelligibles. Il faut qu’on me permette de le répéter ; il faut donc se faire une nouvelle combinaison d’idées ; commencer par les plus simples que les sens transmettent ; en former des notions complexes, qui, en se combinant à leur tour, en produiront d’autres, et ainsi de suite. Pourvu que nous consacrions des noms distincts à chaque collection, cette méthode ne peut manquer de nous faire éviter l’erreur.

§. 33. Descartes a eu raison de penser que, pour arriver à des connoissances certaines, il falloit commencer par rejetter toutes celles que nous croyons avoir acquises : mais il s’est trompé, lorsqu’il a cru qu’il suffisoit pour cela de les révoquer en doute. Douter si deux et deux font quatre, si l’homme est un animal raisonnable, c’est avoir des idées de deux, de quatre, d’homme, d’animal, et de raisonnable. Le doute laisse donc subsister les idées telles qu’elles sont ; ainsi, nos erreurs venant de ce que nos idées ont été mal faites, il ne les sauroit prévenir. Il peut pendant un tems nous faire suspendre nos jugemens : mais enfin nous ne sortirons d’incertitude, qu’en consultant les idées qu’il n’a pas détruites ; et, par conséquent, si elles sont vagues, et mal déterminées, elles nous égareront comme auparavant. Le doute de Descartes est donc inutile. Chacun peut éprouver par lui-même qu’il est encore impraticable : car si l’on compare des idées familières et bien déterminées, il n’est pas possible de douter des rapports qui sont entre elles. Telles sont, par exemple, celles des nombres.

§. 34. Si ce philosophe n’avoit pas été prévenu pour les idées innées, il auroit vu que l’unique moyen de se faire un nouveau fonds de connoissances, étoit de détruire les idées mêmes, pour les reprendre à leur origine, c’est-à-dire, aux sensations. Par-là on peut remarquer une grande différence entre dire avec lui qu’il faut commencer par les choses les plus simples, ou suivant ce qu’il m’en paroît, par les idées les plus simples que les sens transmettent. Chez lui les choses les plus simples sont des idées innées, des principes généraux et des notions abstraites, qu’il regarde comme la source de nos connoissances. Dans la méthode que je propose, les idées les plus simples sont les premières idées particulières, qui nous viennent par sensation et par réflexion. Ce sont les matériaux de nos connoissances, que nous combinerons selon les circonstances, pour en former des idées complexes, dont l’analyse nous découvrira les rapports. Il faut remarquer que je ne me borne pas à dire qu’on doit commencer par les idées les plus simples ; mais je dis par les idées les plus simples que les sens transmettent, ce que j’ajoute afin qu’on ne les confonde pas avec les notions abstraites, ni avec les principes généraux des philosophes. L’idée du solide, par exemple, toute complexe qu’elle est, est une des plus simples qui viennent immédiatement des sens. A mesure qu’on la décompose, on se forme des idées plus simples qu’elle, et qui s’éloignent dans la même proportion de celles que les sens transmettent. On la voit diminuer dans la surface, dans la ligne, et disparoître entierement dans le point[2].

§. 35. Il y a encore une différence entre la méthode de Descartes et celle que j’essaye d’établir. Selon lui, il faut commencer par définir les choses, et regarder les définitions comme des principes propres à en faire découvrir les propriétés. Je crois au contraire qu’il faut commencer par chercher les propriétés, et il me paroît que c’est avec fondement. Si les notions, que nous sommes capables d’acquérir, ne sont, comme je l’ai fait voir, que différentes collections d’idées simples, que l’expérience nous a fait rassembler sous certains noms ; il est bien plus naturel de les former, en cherchant les idées dans le même ordre que l’expérience les donne, que de commencer par les définitions, pour déduire ensuite les différentes propriétés des choses.

§. 36. Par ce détail on voit que l’ordre qu’on doit suivre dans la recherche de la vérité, est le même que j’ai déjà eu occasion d’indiquer, en parlant de l’analyse. Il consiste à remonter à l’origine des idées, à en développer la génération, et à en faire différentes compositions ou décompositions, pour les comparer par tous les côtés qui peuvent en montrer les rapports. Je vais dire un mot sur la conduite qu’il me paroît qu’on doit tenir, pour rendre son esprit aussi propre aux découvertes, qu’il peut l’être.

§. 37. Il faut commencer par se rendre compte des connoissances qu’on a sur la matière qu’on veut approfondir, en développer la génération, et en déterminer exactement les idées. Pour une vérité qu’on trouve par hasard, et dont on ne peut même s’assurer, on court risque, lorsqu’on n’a que des idées vagues, de tomber dans bien des erreurs.

Les idées étant déterminées, il faut les comparer. Mais parce que la comparaison ne s’en fait pas toujours avec la même facilité, il est important de savoir nous servir de tout ce qui peut nous être de quelque secours. Pour cela on doit remarquer que, selon les habitudes que l’esprit s’est faite, il n’y a rien qui ne puisse nous aider à réfléchir. C’est qu’il n’est point d’objets auxquels nous n’ayons le pouvoir de lier nos idées, et qui, par conséquent, ne soient propres à faciliter l’exercice de la mémoire et de l’imagination. Tout consiste à savoir former ces liaisons conformément au but qu’on se propose, et aux circonstances où on se trouve. Avec cette adresse, il ne sera pas nécessaire d’avoir, comme quelques philosophes, la précaution de se retirer dans des solitudes, ou de s’enfermer dans un caveau, pour y méditer à la lueur d’une lampe. Ni le jour, ni les ténèbres, ni le bruit, ni le silence, rien ne peut mettre obstacle à l’esprit d’un homme qui fait penser.

§. 38. Voici deux expériences que bien des personnes pourront avoir faites. Qu’on se recueille dans le silence et dans l’obscurité, le plus petit bruit ou la moindre lueur suffira pour distraire, si l’on est frappé de l’un ou de l’autre au moment qu’on ne s’y attendoit point. C’est que les idées dont on s’occupe, se lient naturellement avec la situation où l’on se trouve ; et qu’en conséquence les perceptions qui sont contraires à cette situation, ne peuvent survenir, qu’aussitôt l’ordre des idées ne soit troublé. On peut remarquer la même chose dans une supposition toute différente. Si, pendant le jour et au milieu du bruit, je réfléchis sur un objet, ce sera assez pour me donner une distraction, que la lumière ou le bruit cesse tout-à-coup. Dans ce cas, comme dans le premier, les nouvelles perceptions que j’éprouve sont tout-à-fait contraires à l’état où j’étois auparavant. L’impression subite, qui se fait en moi, doit donc encore interrompre la suite de mes idées.

Cette seconde expérience fait voir que la lumière et le bruit ne sont pas un obstacle à la réflexion : je crois même qu’il ne faudroit que de l’habitude pour en tirer de grands secours. Il n’y a proprement que les révolutions inopinées, qui puissent nous distraire. Je dis inopinées : car quels que soient les changemens qui se font autour de nous, s’ils n’offrent rien à quoi nous ne devions naturellement nous attendre, ils ne font que nous appliquer plus fortement à l’objet dont nous voulions nous occuper. Combien de choses différentes ne rencontre-t-on pas quelquefois dans une même campagne ? Des côteaux abondans, des plaines arides, des rochers qui se perdent dans les nues, des bois où le bruit et le silence, la lumière et les ténèbres se succèdent alternativement, etc. Cependant les poëtes éprouvent tous les jours que cette variété les inspire ; c’est qu’étant liée avec les plus belles idées dont la poësie se pare, elle ne peut manquer de les réveiller. La vûe, par exemple, d’un côteau abondant retrace le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux, le bonheur des bergers, leur vie douce et paisible, leurs amours, leur constance, leur fidélité, la pureté de leurs mœurs, etc. Beaucoup d’autres exemples pourroient prouver que l’homme ne pense qu’autant qu’il emprunte des secours, soit des objets qui lui frappent les sens, soit de ceux dont son imagination lui retrace les images.

§. 39. J’ai dit que l’analyse est l’unique secret des découvertes : mais, demandera-t-on, quel est celui de l’analyse ? La liaison des idées. Quand je veux réfléchir sur un objet, je remarque d’abord que les idées que j’en ai, sont liées avec celles que je n’ai pas, et que je cherche. J’observe ensuite que les unes et les autres peuvent se combiner de bien des manières, et que selon que les combinaisons varient, il y a entre les idées plus ou moins de liaison. Je puis donc supposer une combinaison où la liaison est aussi grande qu’elle peut l’être ; et plusieurs autres où la liaison va en diminuant, en sorte qu’elle cesse enfin d’être sensible. Si j’envisage un objet par un endroit qui n’a point de liaison sensible avec les idées que je cherche, je ne trouverai rien. Si la liaison est légère, je découvrirai peu de chose, mes pensées ne me paroîtront que l’effet d’une application violente, ou même du hasard ; et une découverte faite de la sorte me fournira peu de lumière pour arriver à d’autres. Mais que je considère un objet par le côté qui a le plus de liaison avec les idées que je cherche, je découvrirai tout ; l’analyse se fera presque sans effort de ma part, et à mesure que j’avancerai dans la connoissance de la vérité, je pourrai observer jusqu’aux ressorts les plus subtils de mon esprit, et par-là apprendre l’art de faire de nouvelles analyses.

Toute la difficulté se borne à savoir comment on doit commencer pour saisir les idées selon leur plus grande liaison. Je dis que la combinaison où cette liaison se rencontre, est celle qui se conforme à la génération même des choses. Il faut, par conséquent, commencer par l’idée première qui a dû produire toutes les autres. Venons à un exemple.

Les scholastiques et les cartésiens n’ont connu ni l’origine ni la génération de nos connoissances : c’est que le principe des idées innées, et la notion vague de l’entendement, d’où ils sont partis, n’ont aucune liaison avec cette découverte. Locke a mieux réussi, parce qu’il a commencé aux sens ; et il n’a laissé des choses imparfaites dans son ouvrage, que parce qu’il n’a pas développé les premiers progrès des opérations de l’ame. J’ai essayé de faire ce que ce philosophe avoit oublié, je suis remonté à la première opération de l’ame, et j’ai, ce me semble, non seulement donné une analyse complette de l’entendement, mais j’ai encore découvert l’absolue nécessité des signes, et le principe de la liaison des idées.

Au reste on ne pourra se servir avec succès de la méthode que je propose, qu’autant qu’on prendra toutes sortes de précautions, afin de n’avancer qu’à mesure qu’on déterminera exactement ses idées. Si on passe trop légèrement sur quelques-unes, on se trouvera arrêté par des obstacles, qu’on ne vaincra qu’en revenant à ses premières notions, pour les déterminer mieux qu’on n’avoit fait.

§. 40. Il n’y a personne qui ne tire quelquefois de son propre fonds des pensées qu’il ne doit qu’à lui, quoique peut-être elles ne soient pas neuves. C’est dans ces momens qu’il faut rentrer en soi, pour réfléchir sur tout ce qu’on éprouve. Il faut remarquer les impressions qui se faisoient sur les sens, la manière dont l’esprit étoit affecté, le progrès de ses idées ; en un mot, toutes les circonstances qui ont pu faire naître une pensée, qu’on ne doit qu’à sa propre réflexion. Si l’on veut s’observer plusieurs fois de la sorte, on ne manquera pas de découvrir qu’elle est la marche naturelle de son esprit. On connoîtra, par conséquent, les moïens qui sont les plus propres à le faire réfléchir ; et même, s’il s’est fait quelque habitude contraire à l’exercice de ses opérations, on pourra peu à peu l’en corriger.

§. 41. On reconnoîtroit facilement ses défauts, si on pouvoit remarquer que les plus grands hommes en ont eu de semblables. Les philosophes auroient suppléé à l’impuissance où nous sommes, pour la plûpart, de nous étudier nous-mêmes, s’ils nous avoient laissé l’histoire des progrès de leur esprit. Descartes l’a fait, et c’est une des grandes obligations que nous lui ayons. Au lieu d’attaquer directement les scholastiques, il représente le tems où il étoit dans les mêmes préjugés, il ne cache point les obstacles qu’il a eus à surmonter pour s’en dépouiller, il donne les règles d’une méthode beaucoup plus simple qu’aucune de celles qui avoient été en usage jusqu’à lui, laisse entrevoir les découvertes qu’il croit avoir faites, et prépare par cette adresse les esprits à recevoir les nouvelles opinions qu’il se proposoit d’établir[3]. Je crois que cette conduite a eu beaucoup de part à la révolution dont ce philosophe est l’auteur.

§. 42. Rien ne seroit plus important que de conduire les enfans de la manière dont je viens de remarquer que nous devrions nous conduire nous-mêmes. On pourroit en jouant avec eux, donner aux opérations de leur ame tout l’exercice dont elles sont susceptibles, si, comme je le viens de dire, il n’est point d’objet qui n’y soit propre. On pourroit même insensiblement leur faire prendre l’habitude de les régler avec ordre. Quand par la suite l’âge et les circonstances changeroient les objets de leurs occupations, leur esprit seroit parfaitement développé, et se trouveroit de bonne heure une sagacité que, par toute autre méthode, il n’auroit que fort tard, ou même jamais. Ce n’est donc ni le latin, ni l’histoire, ni la géographie, etc. Qu’il faut apprendre aux enfans. De quelle utilité peuvent être ces sciences dans un âge où l’on ne sçait pas encore penser ? Pour moi, je plains les enfans dont on admire le savoir, et je prévois le moment où l’on sera surpris de leur médiocrité, ou peut-être de leur bêtise. La première chose qu’on devroit avoir en vûe, ce seroit, encore un coup, de donner à leur esprit l’exercice de toutes ses opérations, et pour cela il ne faudroit pas aller chercher des objets qui leur sont étrangers, un badinage pourroit en fournir les moyens.

§. 43. Les philosophes ont souvent demandé s’il y a un premier principe de nos connoissances. Les uns n’en ont supposé qu’un, les autres deux ou même davantage. Il me semble que chacun peut par sa propre expérience s’assurer de la vérité de celui qui sert de fondement à tout cet ouvrage. Peut-être même se convaincra-t-on que la liaison des idées est sans comparaison le principe le plus simple, le plus lumineux et le plus fécond. Dans le tems même qu’on n’en remarquoit pas l’influence, l’esprit humain lui devoit tous ses progrès.

§. 44. Voilà les réflexions que j’avois faites sur la méthode, quand je lûs, pour la première fois, le chancelier Bacon. Je fus aussi flatté de m’être rencontré en quelque chose avec ce grand homme, que je fus surpris que les cartésiens n’en eussent rien emprunté. Personne n’a mieux connu que lui la cause de nos erreurs : car il a vu que les idées qui sont l’ouvrage de l’esprit, avoient été mal faites, et que, par conséquent, pour avancer dans la recherche de la vérité, il falloit les refaire. C’est un conseil qu’il répete souvent[4]. Mais pouvoit-on l’écouter ? Prévenu, comme on l’étoit, pour le jargon de l’école et pour les idées innées, ne devoit-on pas traiter de chimérique le projet de renouveller l’entendement humain ? Bacon proposoit une méthode trop parfaite, pour être l’auteur d’une révolution ; et celle de Descartes devoit réussir, parce qu’elle laissoit subsister une partie des erreurs. Ajoutez à cela que le philosophe anglois avoit des occupations qui ne lui permettoient pas d’exécuter lui-même ce qu’il conseilloit aux autres : il étoit donc obligé de se borner à donner des avis qui ne pouvoient faire qu’une légere impression sur des esprits incapables d’en sentir la solidité. Descartes au contraire, livré entièrement à la philosophie, et ayant une imagination plus vive et plus féconde, n’a quelquefois substitué aux erreurs des autres que des erreurs plus séduisantes : elles n’ont pas peu contribué à sa réputation.


CHAPITRE IV.

De l’ordre qu’on doit suivre dans l’exposition de la vérité.

§. 45. Chacun sait que l’art ne doit pas paroître dans un ouvrage ; mais peut-être ne sait-on pas également que ce n’est qu’à force d’art qu’on peut le cacher. Il y a bien des écrivains qui, pour être plus faciles et plus naturels, croyent ne devoir s’assujettir à aucun ordre. Cependant si par la belle nature on entend la nature sans défaut, il est évident qu’on ne doit pas chercher à l’imiter par des négligences, et que l’art ne peut disparoître, que lorsqu’on en a assez pour les éviter.

§. 46. Il y a d’autres écrivains qui mettent beaucoup d’ordre dans leurs ouvrages : ils les divisent et soudivisent avec soin, mais on est choqué de l’art qui perce de toutes parts. Plus ils cherchent l’ordre, plus ils sont secs, rebutans et difficiles à entendre : c’est parce qu’ils n’ont pas su choisir celui qui est le plus naturel à la matière qu’ils traitent. S’ils l’eussent choisi, ils auroient exposé leurs pensées d’une manière si claire et si simple, que le lecteur les eut comprises trop facilement, pour se douter des efforts qu’ils auroient été obligés de faire. Nous sommes portés à croire les choses faciles ou difficiles pour les autres, selon qu’elles sont l’un ou l’autre à notre égard ; et nous jugeons naturellement de la peine qu’un écrivain a eue à s’exprimer, par celle que nous avons à l’entendre.

§. 47. L’ordre naturel à la chose ne peut jamais nuire. Il en faut jusques dans les ouvrages qui sont faits dans l’enthousiasme, dans une ode, par exemple : non qu’on y doive raisonner méthodiquement, mais il faut se conformer à l’ordre dans lequel s’arrangent les idées qui caractérisent chaque passion. Voilà, ce me semble, en quoi consiste toute la force et toute la beauté de ce genre de poësie.

S’il s’agit des ouvrages de raisonnement, ce n’est qu’autant qu’un auteur y met de l’ordre, qu’il peut s’appercevoir des choses qui ont été oubliées, ou de celles qui n’ont point été assez approfondies. J’en ai souvent fait l’expérience. Cet essai, par exemple, étoit achevé, et cependant je ne connoissois pas encore dans toute son étendue le principe de la liaison des idées. Cela provenoit uniquement d’un morceau d’environ deux pages, qui n’étoit pas à la place où il devoit être.

§. 48. L’ordre nous plaît, la raison m’en paroît bien simple : c’est qu’il rapproche les choses, qu’il les lie, et que, par ce moyen facilitant l’exercice des opérations de l’ame, il nous met en état de remarquer sans peine les rapports qu’il nous est important d’appercevoir dans les objets qui nous touchent. Notre plaisir doit augmenter à proportion que nous concevons plus facilement les choses qu’il est de notre intérêt de connoître.

§. 49. Le défaut d’ordre plaît aussi quelquefois, mais cela dépend de certaines situations où l’ame se trouve. Dans ces momens de rêverie, où l’esprit, trop paresseux pour s’occuper long-tems des mêmes pensées, aime à les voir flotter au hasard, on se plaira, par exemple, beaucoup plus dans une campagne, que dans les plus beaux jardins. C’est que le désordre qui y régne, paroît s’accorder mieux avec celui de nos idées, et qu’il entretient notre rêverie, en nous empêchant de nous arrêter sur une même pensée. Cet état de l’ame est même assez voluptueux, surtout lorsqu’on en jouit après un long travail.

Il y a aussi des situations d’esprit favorables à la lecture des ouvrages qui n’ont point d’ordre. Quelquefois, par exemple, je lis Montaigne avec beaucoup de plaisir, d’autrefois j’avoue que je ne puis le supporter. Je ne sais si d’autres ont fait la même expérience : mais, pour moi, je ne voudrois pas être condamné à ne lire jamais que de pareils écrivains. Quoiqu’il en soit, l’ordre a l’avantage de plaire plus constamment, le défaut d’ordre ne plaît que par intervalles, et il n’y a point de règles pour en assurer le succès. Montaigne est donc bien heureux d’avoir réussi, et l’on seroit bien hardi de vouloir l’imiter.

§. 50. L’objet de l’ordre, c’est de faciliter l’intelligence d’un ouvrage. On doit donc éviter les longueurs, parce qu’elles lassent l’esprit ; les disgressions, parce qu’elles le distraient ; les divisions et les soudivisions trop fréquentes, parce qu’elles l’embarrassent ; et les répétitions, parce qu’elles le fatiguent : une chose dite une seule fois, et où elle doit l’être, est plus claire que répétée ailleurs plusieurs fois.

§. 51. Il faut dans l’exposition, comme dans la recherche de la vérité, commencer par les idées les plus faciles, et qui viennent immédiatement des sens, et s’élever ensuite par dégrés à des idées plus simples ou plus composées. Il me semble que si l’on saisissoit bien le progrès des vérités, il seroit inutile de chercher des raisonnemens pour les démontrer, et que ce seroit assez de les énoncer ; car elles se suivroient dans un tel ordre, que ce que l’une ajouteroit à celle qui l’auroit immédiatement précédée, seroit trop simple pour avoir besoin de preuve. De la sorte on arriveroit aux plus compliquées, et l’on s’en assureroit mieux que par toute autre voye. On établiroit même une si grande subordination entre toutes les connoissances qu’on auroit acquises, qu’on pourroit à son gré aller des plus composées aux plus simples, ou des plus simples aux plus composées. A peine pourroit-on les oublier ; ou du moins, si cela arrivoit, la liaison qui seroit entr’elles, faciliteroit les moyens de les retrouver.

Mais pour exposer la vérité dans l’ordre le plus parfait, il faut avoir remarqué celui dans lequel elle a pu naturellement être trouvée : car la meilleure manière d’instruire les autres, c’est de les conduire par la route qu’on a dû tenir pour s’instruire soi-même. Par ce moyen on ne paroîtroit pas tant démontrer des vérités déjà découvertes, que faire chercher et trouver des vérités nouvelles. On ne convaincroit pas seulement le lecteur, mais encore on l’éclaireroit ; et en lui apprenant à faire des découvertes par lui-même, on lui présenteroit la vérité sous les jours les plus intéressans. Enfin on le mettroit en état de se rendre raison de toutes ses démarches : il sauroit toujours où il est, d’où il vient, où il va : il pourroit donc juger par lui-même de la route que son guide lui traceroit, et en prendre une plus sûre toutes les fois qu’il verroit du danger à le suivre.

§. 52. La nature indique elle-même l’ordre qu’on doit tenir dans l’exposition de la vérité : car si toutes nos connoissances viennent des sens, il est évident que c’est aux idées sensibles à préparer l’intelligence des notions abstraites. Est-il raisonnable de commencer par l’idée du possible pour venir à celle de l’existence ? Ou par l’idée du point pour passer à celle du solide ? Les élemens des sciences ne seront simples et faciles, que quand on aura pris une méthode toute opposée. Si les philosophes ont de la peine à reconnoître cette vérité ; c’est parce qu’ils sont dans le préjugé des idées innées, ou parce qu’ils se laissent prévenir pour un usage que le temps paroît avoir consacré. Cette prévention est si générale, que je n’aurai presque pour moi que les ignorans : mais ici les ignorans sont juges, puisque c’est pour eux que les élemens sont faits. Dans ce genre, un chef-d’œuvre aux yeux des sçavans remplit mal son objet, si nous ne l’entendons pas.

Les géomètres mêmes, qui devroient mieux connoître les avantages de l’analyse que les autres philosophes, donnent souvent la préférence à la synthèse. Aussi, quand ils sortent de leurs calculs pour entrer dans des recherches d’une nature différente, on ne leur trouve plus la même clarté, la même précision, ni la même étendue d’esprit. Nous avons quatre métaphysiciens célèbres, Descartes, Mallebranche, Léibnitz et Locke. Le dernier est le seul qui ne fut pas géométre ; et de combien n’est-il pas supérieur aux trois autres !

§. 53. Concluons que si l’analyse est la méthode qu’on doit suivre dans la recherche de la vérité, elle est aussi la méthode dont on doit se servir pour exposer les découvertes qu’on a faites : j’ai tâché de m’y conformer.

Ce que j’ai dit sur les opérations de l’ame, sur le langage et sur la méthode, prouve qu’on ne peut perfectionner les sciences, qu’en travaillant à en rendre le langage plus exact. Ainsi il est démontré que l’origine et le progrès de nos connoissances dépendent entièrement de la manière dont nous nous servons des signes. J’ai donc eu raison de m’écarter quelquefois de l’usage.

Enfin, voici, je pense, à quoi l’on peut réduire tout ce qui contribue au développement de l’esprit humain. Les sens sont la source de nos connoissances : les différentes sensations, la perception, la conscience, la réminiscence, l’attention et l’imagination, ces deux dernières considérées comme n’étant point encore à notre disposition, en sont les matériaux : la mémoire, l’imagination dont nous disposons à notre gré, la réflexion et les autres opérations mettent ces matériaux en œuvre : les signes ausquels nous devons l’exercice de ces mêmes opérations, sont les instrumens dont elles se servent ; et la liaison des idées est le premier ressort qui donne le mouvement à tous les autres. Je finis par proposer ce problême au lecteur. L’ouvrage d’un homme étant donné, déterminer le caractère et l’étendue de son esprit, et dire en conséquence non seulement quels sont les talents dont il donne des preuves, mais encore quels sont ceux qu’il peut acquérir : prendre, par exemple, la première pièce de Corneille, et démontrer que, quand ce poëte la composoit, il avoit déjà, ou du moins auroit bientôt tout le génie qui lui a mérité de si grands succès. Il n’y a que l’analyse de l’ouvrage, qui puisse faire connoître quelles opérations y ont contribué, et jusqu’à quel dégré elles ont eu de l’exercice ; et il n’y a que l’analyse de ces opérations, qui puisse faire distinguer les qualités qui sont compatibles dans le même homme, de celles qui ne le sont pas, et par-là donner la solution du problême. Je doute qu’il y ait beaucoup de problêmes plus difficiles que celui-là.

Fin de la seconde & dernière Partie.

  1. Seconde Partie, Sect. I. Ch. IX.
  2. Je prends les mots surface, ligne, point, dans le sens des Géomettres.
  3. Voyez sa Méthode
  4. Nemo, dit-il, adhuc tanta mentis constantia & rigore inventus est, ut decreverit & sibi imposuerit, theorias & notiones communes penitus abolere, & intellectum abrasum & aquum ad particularia de integro applicare. Itaque illa ratio humana quam habemus, ex multae fide, & multo etiam casu, nec non ex puerilibus, quas primo hausimus, notionibus, farrago quadam est & congeries.
    Quod si quis atate matura, & sensibus integris ; & mente repurgata, se ad experientiam & ad particuliaria de integro applicet, de eo melius sperandum est.... Non est spes nisi in regeneratione scientiarum ; ut ea scilicet ab experientia certo ordine excitentur & rursus condantur: quod adhuc factum esse aut cogitatum, nemo, ut arbitramur, affirmaverit
    . C’est-là un des aphorismes de l’Ouvrage dont j’ai parlé dans mon Introduction.