Essai sur la nature du commerce en général/Partie III/Chapitre 5

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De l'augmentation & de la diminution de la valeur des espèces monnoïées en dénomination



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Suivant les principes que nous avons établis, les quantités d’argent qui circulent dans le troc, fixent & déterminent les prix de toutes choses dans un État, eu égard à la vîtesse ou lenteur de la circulation.

Cependant nous voïons si souvent, à l’occasion des augmentations & diminutions qu’on pratique en France, des changemens si étranges, qu’on pourroit s’imaginer que les prix du Marché correspondent plutôt à la valeur nominale des especes, qu’à leur quantité dans le troc ; à la quantité des livres tournois monnoie de compte, plutôt qu’à la quantité des marcs & des onces, & cela paroît directement opposé à nos principes.

Supposons ce qui est arrivé en mil sept cent quatorze, que l’once d’argent ou l’écu ait cours pour cinq livres, & que le Roi publie un Arrêt, qui ordonne la diminution des écus tous les mois pendant vingt mois, c’est-à-dire, d’un pour cent par mois, pour réduire pour réduire la valeur numéraire à quatre livres au lieu de cinq livres ; voïons quelles en seront naturellement les conséquences, eu égard au génie de la Nation.

Tous ceux qui doivent de l’argent s’empresseront de le païer, pendant les diminutions, afin de n’y pas perdre : les Entrepreneurs & Marchands trouvent une grande facilité à emprunter de l’argent, cela determine les moins habiles, & les moins accrédités à augmenter leurs entreprises : ils empruntent de l’argent, à ce qu’ils croient, sans intérêt, & se chargent de marchandises au prix courant ; ils en haussent même les prix par la violence de la demande qu’ils en font ; les vendeurs ont de la peine à se défaire de leurs marchandises contre un argent qui doit diminuer entre leurs mains dans sa valeur numeraire : on se tourne du côté des marchandises des païs étrangers, on en fait venir des quantités considérables pour la consommation de plusieurs années : tout cela fait circuler l’argent avec plus de vîtesse, tout cela hausse les prix de toutes choses, ces hauts prix empêchent l’Étranger de tirer les marchandises de France à l’ordinaire : la France garde ses propres marchandises, & en même tems tire de grandes quantités de marchandises de l’Étranger. Cette double opération est cause qu’on est obligé d’envoïer des sommes considerables d’especes dans les païs étrangers, pour païer la balance.

Le prix des changes ne manque jamais d’indiquer ce désavantage. On voit communement les changes à six & dix pour cent contre la France, dans le courant des diminutions. Les personnes éclairées en France resserrent leur argent dans ces mêmes tems ; le Roi trouve moïen d’emprunter beaucoup d’argent sur lequel il perd volontiers les diminutions : il propose de se dédommager par une augmentation à la fin des diminutions.

Pour cet effet on commence, après plusieurs diminutions, à resserrer l’argent dans les coffres du Roi, à reculer les paiemens, pensions & la paie des armées ; dans ces circonstances, l’argent devient extrêmement rare à la fin des diminutions, tant par rapport aux sommes resserrées par le Roi & par plusieurs particuliers, que par rapport à la valeur numéraire des especes, laquelle valeur est diminuée. Les sommes envoïées chez l’Étranger contribuent aussi beaucoup à la rareté de l’argent, & peu-à-peu cette rareté est cause qu’on offre les magasins de marchandises dont tous les Entrepreneurs sont chargés à cinquante & soixante pour cent à meilleur marché qu’elles n’étoient du tems des premieres diminutions. La circulation tombe dans des convulsions ; l’on trouve à peine assez d’argent pour envoïer au marché ; plusieurs Entrepreneurs & Marchands font banqueroute, & leurs marchandises se vendent à vil prix.

Alors le Roi augmente derechef les especes, met l’écu neuf, ou l’once d’argent de la nouvelle fabrique, à cinq livres, il commence à païer avec ces nouvelles especes les troupes & les pensions : les vieilles especes sont mises hors de la circulation, & ne sont reçues qu’à la Monnoie à plus bas prix numéraire ; le Roi profite de la différence.

Mais toutes les sommes de nouvelles especes qui sortent de la Monnoie ne rétablissent pas l’abondance d’argent dans la circulation : les sommes resserrées toujours par des particuliers, & celles qu’on a envoïées dans le païs étranger, excedent de beaucoup la quantité de l’augmentation numéraire sur l’argent qui sort de la Monnoie.

Le grand marché des marchandises en France commence à y attirer l’argent de l’Étranger, qui les trouvant à cinquante & soixante pour cent, & à plus bas prix, envoie des matieres d’or & d’argent en France pour les acheter : par ce moïen l’Étranger qui les fait porter à la Monnoie se dédommage bien de la taxe qu’il y paie sur ces matieres : il trouve le double d’avantage sur le vil prix des marchandises qu’il achete ; & la perte de la taxe de la monnoie tombe réellement sur les François dans la vente des marchandises qu’ils font à l’Etranger. Ils ont des marchandises pour la consommation de plusieurs années : ils revendent aux Hollandois, par exemple, les épiceries qu’ils avoient tirées d’eux-mêmes, pour les deux tiers de ce qu’ils en avoient païé. Tout ceci se fait lentement l’Étranger ne se détermine à acheter ces marchandises dé France que par rapport au grand marché ; la balance du commerce qui étoit contre la France, au tems des diminutions, se tourne en sa faveur dans le tems de l’augmentation, & le Roi peut profiter de vingt pour cent ou plus sur toutes les matieres qui entrent en France, & qui se portent à la Monnoie. Comme les Étrangers doivent à présent la balance du commerce à la France, & qu’ils n’ont point chez eux des especes de la nouvelle fabrique, il faut qu’ils fassent porter leurs matieres & vieilles especes à la Monnoie, pour avoir des nouvelles especes pour païer ; mais cette balance de commerce que les Étrangers doivent à la France, ne provient que des marchandises qu’ils en tirent à vil prix.

La France est partout la duppe de ces operations, elle paie des prix bien hauts pour les marchandises étrangeres lors des diminutions, elle les revend à vil prix lors de l’augmentation aux mêmes Etrangers : elle vend à vil prix ses propres marchandises, qu’elle avoit tenues si haut lors des diminutions, ainsi il seroit difficile que toutes les especes qui sont sorties de France lors des diminutions y puissent rentrer lors de l’augmentation.

Si l’on falsifie les especes de la nouvelle fabrique chez l’Étranger, comme cela arrive presque toujours, la France perd les vingt pour cent que le Roi établit pour la taxe de la monnoie c’est autant de gagné pour l’Étranger, qui profite en outre du bas prix des Marchandises en France.

Le Roi fait un profit considérable par la taxe de la monnoie, mais il en coute le triple à la France pour lui faire trouver ce profit.

On comprend bien que dans les tems qu’il y a une balance courante de commerce en faveur de la France contre les Étrangers, le Roi est en état de tirer une taxe de vingt pour cent ou plus, par une nouvelle fabrication d’especes & par une augmentation de leur valeur numéraire. Mais si la balance du commerce étoit contre la France, lors de cette nouvelle fabrication, & augmentation, elle n’auroit pas de succès, & le Roi n’en tireroit pas un grand profit : la raison est que dans ces circonstances, on est obligé d’envoïer constamment de l’argent chez l’Etranger. Or l’écu vieux est aussi bon dans les païs étrangers que l’écu de la nouvelle fabrique : cela étant les Juifs & Banquiers donneront une prime ou bénéfice entre quatre yeux pour les vieilles especes, & le particulier qui les peut vendre au dessus du prix de la Monnoie ne les y portera pas. On ne lui donne à la Monnoie qu’environ quatre livres de son écu, mais le Banquier lui en donnera d’abord quatre livres cinq sols & puis quatre livres dix, & finalement quatre livres quinze : voila comment il peut arriver qu’une augmentation des especes manque de succès ; cela ne peut guere arriver lorsqu’on fait l’augmentation après des diminutions indiquées, parcequ’alors la balance se tourne naturellement en faveur de la France, de la maniere que nous l’avons expliqué.

L’expérience de l’augmentation de l’année 1726, peut servir à confirmer tout ceci, les diminutions qui avoient précédé cette augmentation furent faites tout-d’un-coup sans avoir été indiquées, cela empêcha les opérations ordinaires des diminutions, cela empêcha que la balance du commerce ne se tournât fortement en faveur de la France lors de l’augmentation de l’année 1726, aussi peu de personnes porterent leurs vieilles especes à la Monnoie, & on fut obligé d’abandonner le profit de la taxe qu’on avoit en vue.

Il n’est pas de mon sujet d’expliquer les raisons des Ministres pour diminuer les especes tout-d’un-coup, ni celles qui les tromperent dans le projet de l’augmentation de l’année 1726 ; je n’ai voulu parler des augmentations & diminutions en France que parceque les effets qui en résultent quelquefois semblent combattre les principes que j’ai établis, que l’abondance ou la rareté de l’argent dans un État, hausse ou baisse les prix de toutes choses à proportion.

Après avoir expliqué les effets des diminutions & augmentations des especes, pratiquées en France, Je soutiens qu’elles ne détruisent ni n’affoiblissent mes principes car si l’on me dit que ce qui coutoit vingt livres ou cinq onces d’argent avant les diminutions indiquées, ne coute pas même quatre onces ou vingt livres de la nouvelle fabrique lors de l’augmentation ; j’en conviendrai sans m’écarter de mes principes, parcequ’il y a moins d’argent dans la circulation qu’il n’y en avoit avant les diminutions, comme je l’ai expliqué. L’embarras du troc dans les tems & opérations dont nous parlons, cause des variations dans les prix des choses, & dans celui de l’intérêt de l’argent qu’on ne sauroit prendre pour regle dans les principes ordinaires de la circulation & du troc.

Le changement de la valeur numéraire des especes a été dans tous les tems l’effet de quelque misere ou disette dans l’État, ou bien celui de l’ambition de quelque Prince ou Particulier. L’an de Rome 157, Solon augmenta la valeur numéraire des drachmes d’Athênes, après une sédition, & abolition des dettes. Entre l’an 490 & 512 de Rome, la République Romaine augmenta par plusieurs fois la valeur numéraire de ses monnoies de cuivre, de façon que leur as est venu à en valoir six. Le pretexte étoit de subvenir aux besoins de l’État, & d’en païer les dettes, accrues par la premiere guerre Punique : cela ne laissa pas de causer bien de la confusion. L’an 663, Livius Drusus, Tribun du peuple, augmenta la valeur numéraire des especes d’argent d’un huitieme, en affoiblissant leur titre d’autant : ce qui donna lieu aux Faux-monnoïeurs de mettre la confusion dans le troc. L’an 712, Marc Antoine dans son Triumvirat, augmenta la valeur numéraire de l’argent, de cinq pour cent, pour subvenir aux besoins du Triumvirat, en mettant du fer avec l’argent. Plusieurs Empereurs dans la suite ont affoibli ou augmenté la valeur numéraire des especes : les Rois de France en ont fait autant en différens tems ; & c’est ce qui est cause que la livre tournois, qui valoit ordinairement une livre pesant d’argent, est venue à si peu de valeur. Cela n’a jamais manqué de causer du désordre dans les États : il importe peu ou point du tout qu’elle soit la valeur numéraire des especes, pourvû qu’elle soit permanente : la pistole d’Espagne vaut neuf livres ou florins en Hollande, environ dix-huit livres en France, trente-sept livres dix sols à Venise, cinquante livres à Parme : on échange dans la même proportion les valeurs entre ces différens païs. Le prix de toutes choses augmente insensiblement lorsque la valeur numéraire des especes augmente, & la quantité actuelle en poids & titre des especes, eu égard à la vîtesse de la circulation, est la base & la regle des valeurs. Un État ne gagne ni ne perd par l’augmentation ou diminution de ces especes, pendant qu’il en conserve la même quantité, quoique les particuliers puissent gagner ou perdre par la variation, suivant leurs engagemens. Tous les peuples sont remplis de faux préjugés & de fausses idées sur la valeur numéraire de leurs especes. Nous avons fait voir dans le chapitre des changes que la regle constante en est le prix & le titre des especes courantes des différens païs, marc pour marc, & once pour once : si une augmentation ou diminution de la valeur numéraire change pour quelque tems cette regle en France, ce n’est que pendant un état de crise & de gêne dans le commerce : on revient toujours peu-à-peu à l’intrinseque ; on y vient nécessairement dans les prix du marché autant que dans les changes avec l’Étranger.