Essai sur les mœurs/Chapitre 117

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CHAPITRE CXVII.

Suite des troubles d’Angleterre sous Édouard IV, sous le tyran Richard III, et jusqu’à la fin du règne de Henri VII.

Édouard IV régna tranquille. Le triomphe de la rose blanche était complet, et sa domination était cimentée du sang de presque tous les princes de la rose rouge. Il n’y a personne qui, en considérant la conduite d’Édouard IV, ne se figure un barbare uniquement occupé de ses vengeances. C’était cependant un homme livré au plaisir, plongé dans les intrigues des femmes autant que dans celles de l’État. Il n’avait pas besoin d’être roi pour plaire. La nature l’avait fait le plus bel homme de son temps, et le plus amoureux ; et par un contraste étonnant, elle mit dans un cœur si sensible une barbarie qui fait horreur. (1477) Il fit condamner son frère Clarence sur les sujets les plus légers, et ne lui fit d’autre grâce que de lui laisser le choix de sa mort. Clarence demanda qu’on l’étouffât dans un tonneau de vin, choix bizarre dont on ne voit pas la raison. Mais qu’il ait été noyé dans du vin, ou qu’il ait péri d’un genre de mort plus vraisemblable, il en résulte qu’Édouard était un monstre, et que les peuples n’avaient que ce qu’ils méritaient, en se laissant gouverner par de tels scélérats.

Le secret de plaire à sa nation était de faire la guerre à la France. On a déjà vu, dans l’article de Louis XI[1] comment cet Édouard passa la mer (1475), et par quelle politique mêlée de honte Louis XI acheta la retraite de ce roi, moins puissant que lui, et mal affermi. Acheter la paix d’un ennemi, c’est lui donner de quoi faire la guerre. (1483) Édouard proposa donc à son parlement une nouvelle invasion en France. Jamais offre ne fut acceptée avec une joie plus universelle. Mais lorsqu’il se préparait à cette grande entreprise, il mourut à l’âge de quarante-deux ans (1483).

Comme il était d’une constitution très-robuste, on soupçonna son frère Richard, duc de Glocester, d’avoir avancé ses jours par le poison. Ce n’était pas juger témérairement du duc de Glocester ; ce prince était un autre monstre né pour commettre de sang-froid tous les crimes.

Édouard IV laissa deux enfants mâles, dont l’aîné, âgé de treize ans, porta le nom d’Édouard V. Glocester forma le dessein d’arracher les deux enfants à la reine leur mère, et de les faire mourir pour régner. Il s’était déjà rendu maître de la personne du roi, qui était alors vers la province de Galles, Il fallait avoir en sa puissance le duc d’York son frère. Il prodigua les serments et les artifices, La faible mère mit son second fils dans les mains du traître, croyant que deux parricides seraient plus difficiles à commettre qu’un seul. Il les fit garder dans la Tour. C’était, disait-il, pour leur sûreté. Mais quand il fallut en venir à ce double assassinat, il trouva un obstacle. Le lord Hastings, homme d’un caractère farouche, mais attaché au jeune roi, fut sondé par les émissaires de Glocester, et laissa entrevoir qu’il ne prêterait jamais son ministère à ce crime. Glocester, voyant un tel secret en des mains si dangereuses, n’hésita pas un moment sur ce qu’il devait faire. Le conseil d’État était assemblé dans la Tour ; Hastings y assistait : Glocester entre avec des satellites : « Je t’arrête pour tes crimes, dit-il au lord Hastings. — Qui ? moi, milord ? répondit l’accusé. — Oui, toi, traître », dit le duc de Glocester ; et dans l’instant il lui fit trancher la tête en présence du conseil.

Délivré ainsi de celui qui savait son secret, et méprisant les formes des lois avec lesquelles on colorait en Angleterre tous les attentats, il rassemble des malheureux de la lie du peuple, qui crient dans l’hôtel de ville qu’ils veulent avoir Richard de Glocester pour monarque. Un maire de Londres va le lendemain, suivi de cette populace, lui offrir la couronne. Il l’accepte ; il se fait couronner sans assembler de parlement, sans prétexter la moindre raison. Il se contente de semer le bruit que le roi Édouard IV, son frère, était né d’adultère, et ne se fit point de scrupule de déshonorer sa mère, qui était vivante. De telles raisons n’étaient inventées que pour la vile populace. Les intrigues, la séduction, et la crainte, contenaient les seigneurs du royaume, non moins méprisables que le peuple.

(1483) À peine fut-il couronné qu’un nommé Tirrel étrangla, dit-on, dans la Tour, le jeune roi et son frère. La nation le sut, et ne fit que murmurer en secret ; tant les hommes changent avec les temps ! Glocester, sous le nom de Richard III, jouit deux ans et demi du fruit du plus grand des crimes que l’Angleterre eût encore vus, tout accoutumée qu’elle était à ces horreurs. M. Walpole révoque en doute ce double crime. Mais sous le règne de Charles II, on retrouva les ossements de ces deux enfants précisément au même endroit où l’on disait qu’ils avaient été enterrés. Peut-être dans la foule des forfaits qu’on impute à ce tyran, il en est qu’il n’a pas commis ; mais si l’on a fait de lui des jugements téméraires, c’est lui qui en est coupable. Il est certain qu’il enferma ses neveux dans la Tour ; ils ne parurent plus, c’est à lui d’en répondre[2].

Dans cette courte jouissance du trône, il assembla un parlement, dans lequel il osa faire examiner son droit. Il y a des temps où les hommes sont lâches à proportion que leurs maîtres sont cruels. Ce parlement déclara que la mère de Richard III avait été adultère ; que ni le feu roi Édouard IV, ni ses autres frères, n’étaient légitimes ; que le seul qui le fût était Richard, et qu’ainsi la couronne lui appartenait à l’exclusion des deux jeunes princes étranglés dans la Tour, mais sur la mort desquels on ne s’expliquait pas. Les parlements ont fait quelquefois des actions plus cruelles, mais jamais de si infâmes. Il faut des siècles entiers de vertu pour réparer une telle lâcheté.

Enfin au bout de deux ans et demi il parut un vengeur. Il restait après tous les princes massacrés un seul rejeton de la rose rouge, caché dans la Bretagne. On l’appelait Henri, comte de Richmond. Il ne descendait point de Henri VI. Il rapportait, comme lui, son origine à Jean de Gand, duc de Lancastre, fils du grand Édouard III, mais par les femmes, et même par un mariage très-équivoque de ce Jean de Gand. Son droit au trône était plus que douteux ; mais l’horreur des crimes de Richard III le fortifiait. Il était encore fort jeune quand il conçut le dessein de venger le sang de tant de princes de la maison de Lancastre, de punir Richard III, et de conquérir l’Angleterre. Sa première tentative fut malheureuse ; et après avoir vu son parti défait, il fut obligé de retourner en Bretagne mendier un asile. Richard négocia secrètement, pour l’avoir en sa puissance, avec le ministre de François II, duc de Bretagne, père d’Anne de Bretagne qui épousa Charles VIII et Louis XII. Ce duc n’était pas capable d’une action lâche, mais son ministre Landais l’était. Il promit de livrer le comte de Richmond au tyran. Le jeune prince s’enfuit, déguisé, sur les terres d’Anjou, et n’y arriva qu’une heure avant les satellites qui le cherchaient.

Il était de l’intérêt de Charles VIII, alors roi de France, de protéger Richmond. Le petit-fils de Charles VII, qui pouvait nuire aux Anglais, et qui les eût laissés en repos, eût manqué au premier devoir de la politique. Mais Charles VIII ne donna que deux mille hommes. C’en était assez, supposé que le parti de Richmond eût été considérable. Il le devint bientôt ; et Richard même, quand il sut que son rival ne débarquait qu’avec cette escorte, jugea que Richmond trouverait bientôt une armée. Tout le pays de Galles, dont ce jeune prince était originaire, s’arma en sa faveur. Richard III et Richmond combattirent à Bosworth, près de Lichfield. Richard avait la couronne en tête, croyant avertir par là ses soldats qu’ils combattaient pour leur roi contre un rebelle. Mais le lord Stanley, un de ses généraux, qui voyait depuis longtemps avec horreur cette couronne usurpée par tant d’assassinats, trahit son indigne maître, et passa avec un corps de troupes du côté de Richmond (1485). Richard avait de la valeur ; c’était sa seule vertu. Quand il vit la bataille désespérée, il se jeta en fureur au milieu de ses ennemis, et y reçut une mort plus glorieuse qu’il ne méritait. Son corps, nu et sanglant, trouvé dans la foule des morts, fut porté dans la ville de Leicester, sur un cheval, la tête pendante d’un côté et les pieds de l’autre. Il y resta deux jours exposé à la vue du peuple, qui, se rappelant tous ses crimes, n’eut pour lui aucune pitié. Stanley, qui lui avait arraché la couronne de la tête, lorsqu’il avait été tué, la porta à Henri de Richmond.

Les victorieux chantèrent le Te Deum sur le champ de bataille ; et après cette prière, tous les soldats, inspirés d’un même mouvement, s’écrièrent : Vive notre roi Henri ! Cette journée mit fin aux désolations dont la rose rouge et la rose blanche avaient rempli l’Angleterre. Le trône, toujours ensanglanté et renversé, fut enfin ferme et tranquille. Les malheurs qui avaient persécuté la famille d’Édouard III cessèrent. Henri VII, en épousant une fille d’Édouard IV, réunit les droits des Lancastre et des York en sa personne. Ayant su vaincre, il sut gouverner. Son règne, qui fut de vingt-quatre ans, et presque toujours paisible, humanisa un peu les mœurs de la nation. Les parlements qu’il assembla, et qu’il ménagea, firent de sages lois ; la justice distributive rentra dans tous ses droits ; le commerce, qui avait commencé à fleurir sous le grand Édouard III, ruiné pendant les guerres civiles, commença à se rétablir. L’Angleterre en avait besoin. On voit qu’elle était pauvre, par la difficulté extrême que Henri VII eut à tirer de la ville de Londres un prêt de deux mille livres sterling, qui ne revenait pas à cinquante mille livres de notre monnaie d’aujourd’hui. Son goût et la nécessité le rendirent avare. Il eût été sage s’il n’eût été qu’économe ; mais une lésine honteuse et des rapines fiscales ternirent sa gloire. Il tenait un registre secret de tout ce que lui valaient les confiscations. Jamais les grands rois n’ont descendu à ces bassesses. Ses coffres se trouvèrent remplis à sa mort de deux millions de livres sterling, somme immense, qui eût été plus utile en circulant dans le public qu’en restant ensevelie dans le trésor du prince. Mais dans un pays où les peuples étaient plus enclins à faire des révolutions qu’à donner de l’argent à leurs rois, il était nécessaire que le roi eût un trésor.

Son règne fut plutôt inquiété que troublé par deux aventures étonnantes. Un garçon boulanger lui disputa la couronne : il se dit neveu d’Édouard IV[3]. Instruit à jouer ce rôle par un prêtre, il fut couronné roi à Dublin en Irlande (1487), et osa donner bataille au roi près de Nottingham. Henri, qui le prit prisonnier, crut humilier assez les factieux en mettant ce roi dans sa cuisine, où il servit longtemps.

Les entreprises hardies, quoique malheureuses, font souvent des imitateurs. On est excité par un exemple brillant, et on espère de meilleurs succès. Témoin six faux Démétrius qu’on a vus de suite en Moscovie, et témoin tant d’autres imposteurs. Le garçon boulanger fut suivi par le fils d’un Juif, courtier d’Anvers, qui joua un plus grand personnage.

Ce jeune Juif, qu’on appelait Perkin, se dit fils du roi Édouard IV. Le roi de France, attentif à nourrir toutes les semences de division en Angleterre, le reçut à sa cour, le reconnut, l’encouragea ; mais bientôt, ménageant Henri VII, il abandonna cet imposteur à sa destinée.

La vieille douairière de Bourgogne, sœur d’Édouard IV et veuve de Charles le Téméraire, laquelle faisait jouer ce ressort, reconnut le jeune Juif pour son neveu (1493). Il jouit plus longtemps de sa fourberie que le jeune garçon boulanger. Sa taille majestueuse, sa politesse, sa valeur, semblaient le rendre digne du rang qu’il usurpait. Il épousa une princesse de la maison d’York, dont il fut encore aimé même quand son imposture fut découverte. Il eut les armes à la main pendant cinq ans entiers : il arma même l’Écosse, et eut des ressources dans ses défaites. Mais enfin, abandonné et livré au roi (1498), condamné seulement à la prison, et ayant voulu s’évader, il paya sa hardiesse de sa tête. Ce fut alors que l’esprit de faction fut anéanti, et que les Anglais, n’étant plus redoutables à leurs monarques, commencèrent à le devenir à leurs voisins, surtout lorsque Henri VIII, en montant au trône, fut, par l’économie extrême et par la sagesse du gouvernement de son père, possesseur d’un ample trésor et maître d’un peuple belliqueux, et pourtant soumis autant que les Anglais peuvent l’être.

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  1. Chapitre xciv, page 118.
  2. Voyez à la fin du cinquième volume de l’Histoire d’Angleterre, de Lingard, une longue dissertation sur ce point. Lingard prouve la culpabilité de Richard. Quant aux détails de l’assassinat, on les tient de la bouche même des meurtriers, Tyrrel, Forest, et Dighton. (G. A.)
  3. Il n’avait que quatorze ans, et s’appelait Lambert Simnel. (G. A.)