Essai sur les mœurs/Chapitre 154

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CHAPITRE CLIV.

Du Paraguai. De la domination des jésuites dans cette partie de l’Amérique ; de leurs querelles avec les Espagnols et les Portugais.


Les conquêtes du Mexique et du Pérou sont des prodiges d’audace ; les cruautés qu’on y a exercées, l’extermination entière des habitants de Saint-Domingue et de quelques autres îles, sont des excès d’horreur : mais l’établissement dans le Paraguai par les seuls jésuites espagnols paraît à quelques égards le triomphe de l’humanité ; il semble expier les cruautés des premiers conquérants. Les quakers dans l’Amérique septentrionale, et les jésuites dans la méridionale, ont donné un nouveau spectacle au monde. Les primitifs ou quakers ont adouci les mœurs des sauvages voisins de la Pensylvanie ; ils les ont instruits seulement par l’exemple, sans attenter à leur liberté, et ils leur ont procuré de nouvelles douceurs de la vie par le commerce. Les jésuites se sont à la vérité servis de la religion pour ôter la liberté aux peuplades du Paraguai : mais ils les ont policées ; ils les ont rendues industrieuses, et sont venus à bout de gouverner un vaste pays, comme en Europe on gouverne un couvent. Il paraît que les primitifs ont été plus justes, et les jésuites plus politiques. Les premiers ont regardé comme un attentat l’idée de soumettre leurs voisins ; les autres se sont fait une vertu de soumettre des sauvages par l’instruction et par la persuasion.

Le Paraguai est un vaste pays entre le Brésil, le Pérou, et le Chili. Les Espagnols s’étaient rendus maîtres de la côte, où ils fondèrent Buenos-Aires, ville d’un grand commerce sur les rives de la Plata ; mais quelque puissants qu’ils fussent, ils étaient en trop petit nombre pour subjuguer tant de nations qui habitaient au milieu des forêts. Ces nations leur étaient nécessaires pour avoir de nouveaux sujets qui leur facilitassent le chemin de Buenos-Aires au Pérou. Ils furent aidés, dans cette conquête, par des jésuites, beaucoup plus qu’ils ne l’auraient été par des soldats. Ces missionnaires pénétrèrent de proche en proche dans l’intérieur du pays au commencement du XVIIe siècle. Quelques sauvages pris dans leur enfance, et élevés à Buenos-Aires, leur servirent de guides et d’interprètes. Leurs fatigues, leurs peines, égalèrent celles des conquérants du nouveau monde. Le courage de religion est aussi grand pour le moins que le courage guerrier. Ils ne se rebutèrent jamais, et voici enfin comme ils réussirent.

Les bœufs, les vaches, les moutons, amenés d’Europe à Buenos-Aires, s’étaient multipliés à un excès prodigieux ; ils en menèrent une grande quantité avec eux ; ils firent charger des chariots de tous les instruments du labourage et de l’architecture, semèrent quelques plaines de tous les grains d’Europe, et donnèrent tout aux sauvages, qui furent apprivoisés comme les animaux qu’on prend avec un appât. Ces peuples n’étaient composés que de familles séparées les unes des autres, sans société, sans aucune religion : on les accoutuma aisément à la société, en leur donnant les nouveaux besoins des productions qu’on leur apportait. Il fallut que les missionnaires, aidés de quelques habitants de Buenos-Aires, leur apprissent à semer, à labourer, à cuire la brique, à façonner le bois, à construire des maisons ; bientôt ces hommes furent transformés, et devinrent sujets de leurs bienfaiteurs. S’ils n’adoptèrent pas d’abord le christianisme, qu’ils ne purent comprendre, leurs enfants, élevés dans cette religion, devinrent entièrement chrétiens.

L’établissement a commencé par cinquante familles, et il monta en 1750 à près de cent mille. Les jésuites, dans l’espace d’un siècle, ont formé trente cantons, qu’ils appellent le pays des missions ; chacun contient jusqu’à présent environ dix mille habitants. Un religieux de Saint-François, nommé Florentin, qui passa par le Paraguai en 1711, et qui, dans sa relation, marque à chaque page son admiration pour ce gouvernement si nouveau, dit que la peuplade de Saint-Xavier, où il séjourna longtemps, contenait trente mille personnes au moins. Si l’on s’en rapporte à son témoignage, on peut conclure que les jésuites se sont formé quatre cent mille sujets par la seule persuasion.

Si quelque chose peut donner l’idée de cette colonie, c’est l’ancien gouvernement de Lacédémone. Tout est en commun dans la contrée des missions. Ces voisins du Pérou ne connaissent point l’or et l’argent. L’essence d’un Spartiate était l’obéissance aux lois de Lycurgue, et l’essence d’un Paraguéen a été jusqu’ici l’obéissance aux lois des jésuites : tout se ressemble, à cela près que les Paraguéens n’ont point d’esclaves pour ensemencer leurs terres et pour couper leurs bois, comme les Spartiates ; ils sont les esclaves des jésuites.

Ce pays dépend à la vérité pour le spirituel de l’évêque de Buenos-Aires, et du gouverneur pour le temporel. Il est soumis aux rois d’Espagne, ainsi que les contrées de la Plata et du Chili ; mais les jésuites, fondateurs de la colonie, se sont toujours maintenus dans le gouvernement absolu des peuples qu’ils ont formés. Ils donnent au roi d’Espagne une piastre pour chacun de leurs sujets, et cette piastre, ils la payent au gouverneur de Buenos-Aires, soit en denrées, soit en monnaie : car eux seuls ont de l’argent, et leurs peuples n’en touchent jamais. C’est la seule marque de vassalité que le gouvernement espagnol crut alors devoir exiger. Ni le gouverneur de Buenos-Aires ne pouvait déléguer un officier de guerre ou de magistrature au pays des jésuites, ni l’évêque ne pouvait y envoyer un curé.

On tenta une fois d’envoyer deux curés dans les peuplades appelées de Notre-Dame-de-Foi et Saint-Ignace ; on prit même la précaution de les faire escorter par des soldats : les deux peuplades abandonnèrent leurs demeures ; elles se répartirent dans les autres cantons, et les deux curés, demeurés seuls, retournèrent à Buenos-Aires.

Un autre évêque, irrité de cette aventure, voulut établir l’ordre hiérarchique ordinaire dans tout le pays des missions ; il invita tous les ecclésiastiques de sa dépendance à se rendre chez lui pour recevoir leurs commissions : personne n’osa se présenter. Ce sont les jésuites eux-mêmes qui nous apprennent ces faits dans un de leurs mémoires apologétiques. Ils restèrent donc maîtres absolus dans le spirituel, et non moins maîtres dans l’essentiel. Ils permettaient au gouverneur d’envoyer par le pays des missions des officiers au Pérou ; mais ces officiers ne pouvaient demeurer que trois jours dans le pays. Ils ne parlaient à aucun habitant, et quoiqu’ils se présentassent au nom du roi, ils étaient traités véritablement en étrangers suspects. Les jésuites, qui ont toujours conservé les dehors, firent servir la piété à justifier cette conduite, qu’on put qualifier de désobéissance et d’insulte : ils déclarèrent au conseil des Indes de Madrid qu’ils ne pouvaient recevoir un Espagnol dans leurs provinces, de peur que cet officier ne corrompît les mœurs des Paraguéens ; et cette raison, si outrageante pour leur propre nation, fut admise par les rois d’Espagne, qui ne purent tirer aucun service des Paraguéens qu’à cette singulière condition, déshonorante pour une nation aussi fière et aussi fidèle que l’espagnole.

Voici la manière dont ce gouvernement unique sur la terre était administré. Le provincial jésuite, assisté de son conseil, rédigeait les lois ; et chaque recteur, aidé d’un autre conseil, les faisait observer ; un procureur fiscal, tiré du corps des habitants de chaque canton, avait sous lui un lieutenant. Ces deux officiers faisaient tous les jours la visite de leur district, et avertissaient le supérieur jésuite de tout ce qui se passait.

Toute la peuplade travaillait ; et les ouvriers de chaque profession rassemblés faisaient leur ouvrage en commun, en présence de leurs surveillants, nommés par le fiscal. Les jésuites fournissaient le chanvre, le coton, la laine, que les habitants mettaient en œuvre : ils fournissaient de même les grains pour la semence, et on recueillait en commun. Toute la récolte était déposée dans les magasins publics. On distribuait à chaque famille ce qui suffisait à ses besoins : le reste était vendu à Buenos-Aires et au Pérou.

Ces peuples ont des troupeaux. Ils cultivent les blés, les légumes, l’indigo, le coton, le chanvre, les cannes de sucre, le jalap, l’ipécacuanha, et surtout la plante qu’on nomme herbe du Paraguai[1], espèce de thé très-recherché dans l’Amérique méridionale, et dont on fait un trafic considérable. On rapporte en retour des espèces et des denrées. Les jésuites distribuaient les denrées, et faisaient servir l’argent et l’or à la décoration des églises et aux besoins du gouvernement. Ils eurent un arsenal dans chaque canton ; on donnait à des jours marqués des armes aux habitants. Un jésuite était préposé à l’exercice ; après quoi les armes étaient reportées dans l’arsenal, et il n’était permis à aucun citoyen d’en garder dans sa maison. Les mêmes principes qui ont fait de ces peuples les sujets les plus soumis en ont fait de très-bons soldats ; ils croient obéir et combattre par devoir. On a eu plus d’une fois besoin de leurs secours contre les Portugais du Brésil, contre des brigands à qui on a donné le nom de Mamelus, et contre des sauvages nommés Mosquites, qui étaient anthropophages. Les jésuites les ont toujours conduits dans ces expéditions, et ils ont toujours combattu avec ordre, avec courage, et avec succès.

Lorsqu’en 1662 les Espagnols firent le siége de la ville du Saint-Sacrement, dont les Portugais s’étaient emparés, siége qui a causé des accidents si étranges, un jésuite amena quatre mille Paraguéens, qui montèrent à l’assaut et qui emportèrent la place. Je n’omettrai point un trait qui montre que ces religieux, accoutumés au commandement, en savaient plus que le gouverneur de Buenos-Aires, qui était à la tête de l’armée. Ce général voulut qu’en allant à l’assaut on plaçât des rangs de chevaux au devant des soldats, afin que l’artillerie des remparts ayant épuisé son feu sur les chevaux, les soldats se présentassent avec moins de risque ; le jésuite remontra le ridicule et le danger d’une telle entreprise, et il fit attaquer dans les règles.

La manière dont ces peuples ont combattu pour l’Espagne a fait voir qu’ils sauraient se défendre contre elle, et qu’il serait dangereux de vouloir changer leur gouvernement. Il est très-vrai que les jésuites s’étaient formé dans le Paraguai un empire d’environ quatre cents lieues de circonférence, et qu’ils auraient pu l’étendre davantage.

Soumis dans tout ce qui est d’apparence au roi d’Espagne, ils étaient rois en effet, et peut-être les rois les mieux obéis de la terre. Ils ont été à la fois fondateurs, législateurs, pontifes, et souverains.

Un empire d’une constitution si étrange dans un autre hémisphère est l’effet le plus éloigné de sa cause qui ait jamais paru dans le monde. Nous voyons depuis longtemps des moines princes dans notre Europe ; mais ils sont parvenus à ce degré de grandeur, opposé à leur état, par une marche naturelle ; on leur a donné de grandes terres qui sont devenues des fiefs et des principautés comme d’autres terres. Mais dans le Paraguai on n’a rien donné aux jésuites, ils se sont faits souverains sans se dire seulement propriétaires d’une lieue de terrain, et tout a été leur ouvrage.

Ils ont enfin abusé de leur pouvoir, et l’ont perdu : lorsque l’Espagne a cédé au Portugal la ville du Saint-Sacrement et ses vastes dépendances, les jésuites ont osé s’opposer à cet accord ; les peuples qu’ils gouvernent n’ont point voulu se soumettre à la domination portugaise, et ils ont résisté également à leurs anciens et à leurs nouveaux maîtres.

Si on en croit la Relacion abreviada, le général portugais d’Andrado écrivait, dès l’an 1750, au général espagnol Valderios : « Les jésuites sont les seuls rebelles. Leurs Indiens ont attaqué deux fois la forteresse portugaise du Pardo avec une artillerie très-bien servie. » La même relation ajoute que ces Indiens ont coupé les têtes à leurs prisonniers, et les ont portées à leurs commandants jésuites. Si cette accusation est vraie, elle n’est guère vraisemblable.

Ce qui est plus sûr, c’est que leur province de Saint-Nicolas s’est soulevée en 1757, et a mis treize mille combattants en campagne, sous les ordres de deux jésuites, Lamp et Tadeo. C’est l’origine du bruit qui courut alors qu’un jésuite s’était fait roi du Paraguai sous le nom de Nicolas Ier[2].

Pendant que ces religieux faisaient la guerre en Amérique aux rois d’Espagne et de Portugal, ils étaient en Europe les confesseurs de ces princes. Mais enfin ils ont été accusés de rébellion et de parricide à Lisbonne : ils ont été chassés du Portugal en 1758 ; le gouvernement portugais en a purgé toutes ses colonies d’Amérique ; ils ont été chassés de tous les États du roi d’Espagne, dans l’ancien et dans le nouveau monde ; les parlements de France les ont détruits par un arrêt ; le pape a éteint l’ordre par une bulle ; et la terre a appris enfin qu’on peut abolir tous les moines sans rien craindre.

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  1. On en fait dans l’Amérique méridionale le même usage que les Anglais et les Hollandais font du thé. Cette plante n’est pas astringente comme le thé, mais amère et stomachique. Les malheureux Péruviens, enterrés dans les mines avec une barbarie digne des descendants de Pizarre et d’Almagro, s’en servent pour ranimer leurs forces et soutenir leur courage. (K.)
  2. Il existe une Histoire de Nicolas 1er, roi du Paraguai et empereur des Mamelus : Saint-Paul, 1756, in-12. Malgré cela, Voltaire reconnaît lui-même ailleurs (Lettre à madame de Lutzelbourg, du 12 avril 1756) « qu’il n’y a point de roi Nicolas ». Mais, ajoute-t-il, « il n’en est pas moins vrai que les jésuites sont autant de rois au Paraguai ». (B.)