Essai sur les mœurs/Chapitre 158

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CHAPITRE CLVIII.

De la Perse, et de sa révolution au xvie siècle ; de ses usages, de ses mœurs, etc.

La Perse éprouvait alors une révolution à peu près semblable à celle que le changement de religion fit en Europe.

Un Persan nommé Eidar, qui n’est connu de nous que sous le nom de Sophi, c’est-à-dire sage, et qui, outre cette sagesse, avait des terres considérables, forma sur la fin du XVe siècle la secte qui divise aujourd’hui les Persans et les Turcs.

Pendant le règne du Tartare Ussum Cassan, une partie de la Perse, flattée d’opposer un culte nouveau à celui des Turcs, de mettre Ali au-dessus d’Omar, et de pouvoir aller en pèlerinage ailleurs qu’à la Mecque, embrassa avidement les dogmes du sophi. Les semences de ces dogmes étaient jetées depuis longtemps : il les fit éclore, et donna la forme à ce schisme politique et religieux, qui paraît aujourd’hui nécessaire entre deux grands empires voisins, jaloux l’un de l’autre. Ni les Turcs ni les Persans n’avaient aucune raison de reconnaître Omar ou Ali pour successeurs légitimes de Mahomet. Les droits de ces Arabes qu’ils avaient chassés devaient peu leur importer ; mais il importait aux Persans que le siége de leur religion ne fût pas chez les Turcs.

Le peuple persan avait toujours compté parmi ses griefs contre le peuple turc le meurtre d’Ali, quoique Ali n’eût point été assassiné par la nation turque, qu’on ne connaissait point alors ; mais c’est ainsi que le peuple raisonne. Il est même surprenant qu’on n’eût pas profité plus tôt de cette antipathie pour établir une secte nouvelle.

Le sophi dogmatisait donc pour l’intérêt de la Perse ; mais il dogmatisait aussi pour le sien propre. Il se rendit trop considérable. Le Sha-Rustan, usurpateur de la Perse, le craignit. Enfin ce réformateur eut la destinée à laquelle Luther et Calvin ont échappé. Rustan le fit assassiner en 1499.

Ismaël, fils de Sophi, fut assez courageux et assez puissant pour soutenir, les armes à la main, les opinions de son père ; ses disciples devinrent des soldats.

Il convertit et conquit l’Arménie, ce royaume si fameux autrefois sous Tigrane, et qui l’est si peu depuis ce temps-là. On y distingue à peine les ruines de Tigranocerte. Le pays est pauvre ; il y a beaucoup de chrétiens grecs qui subsistent du négoce qu’ils font en Perse et dans le reste de l’Asie ; mais il ne faut pas croire que cette province nourrisse quinze cent mille familles chrétiennes, comme le disent les relations. Cette multitude irait à cinq ou six millions d’habitants, et le pays n’en a pas le tiers. Ismaël Sophi, maître de l’Arménie, subjugua la Perse entière et jusqu’aux Tartares de Samarcande. Il combattit le sultan des Turcs Sélim Ier avec avantage, et laissa à son fils Thamas la Perse puissante et paisible.

C’est ce même Thamas qui repoussa enfin Soliman, après avoir été sur le point de perdre sa couronne. Ses descendants ont régné paisiblement en Perse jusqu’aux révolutions qui, de nos jours, ont désolé cet empire.

La Perse devint, sur la fin du XVIe siècle, un des plus florissants et des plus heureux pays du monde, sous le règne du grand Sha-Abbas, arrière-petit-fils d’Ismaël Sophi. Il n’y a guère d’États qui n’aient eu un temps de grandeur et d’éclat, après lequel ils dégénèrent.

Les usages, les mœurs, l’esprit de la Perse, sont aussi étrangers pour nous que ceux de tous les peuples qui ont passé sous vos yeux. Le voyageur Chardin prétend que l’empereur de Perse est moins absolu que celui de Turquie ; mais il ne paraît pas que le sophi dépende d’une milice comme le Grand Seigneur. Chardin avoue du moins que toutes les terres en Perse n’appartiennent pas à un seul homme : les citoyens y jouissent de leurs possessions, et payent à l’État une taxe qui ne va pas à un écu par an. Point de grands ni de petits fiefs, comme dans l’Inde et dans la Turquie, subjuguées par les Tartares. Ismaël Sophi, restaurateur de cet empire, n’étant point Tartare, mais Arménien, avait suivi le droit naturel établi dans son pays, et non pas le droit de conquête et de brigandage.

Le sérail d’Ispahan passait pour moins cruel que celui de Constantinople. La jalousie du trône portait souvent les sultans turcs à faire étrangler leurs parents. Les sophis se contentaient d’arracher les prunelles des princes de leur sang. À la Chine, on n’a jamais imaginé que la sûreté du trône exigeât de tuer ou d’aveugler ses frères et ses neveux. On leur laissait toujours des honneurs sans autorité. Tout prouve que les mœurs chinoises étaient les plus humaines et les plus sages de l’Orient.

Les rois de Perse ont conservé la coutume de recevoir des présents de leurs sujets. Cet usage est établi au Mogol et en Turquie ; il l’a été en Pologne, et c’est le seul royaume où il semblait raisonnable : car les rois de Pologne, n’ayant qu’un très-faible revenu, avaient besoin de ces secours. Mais le Grand Seigneur surtout, et le Grand Mogol, possesseurs de trésors immenses, ne devaient se montrer que pour donner. C’est s’abaisser que de recevoir, et de cet abaissement ils font un titre de grandeur. Les empereurs de la Chine n’ont jamais avili ainsi leur dignité. Chardin prétend que les étrennes du roi de Perse lui valaient cinq ou six de nos millions.

Ce que la Perse a toujours eu de commun avec la Chine et la Turquie, c’est de ne pas connaître la noblesse : il n’y a dans ces vastes États d’autre noblesse que celle des emplois ; et les hommes qui ne sont rien n’y peuvent tirer avantage de ce qu’ont été leurs pères.

Dans la Perse, comme dans toute l’Asie, la justice a toujours été rendue sommairement ; on n’y a jamais connu ni les avocats. ni les procédures ; on plaide sa cause soi-même, et la maxime qu’une courte injustice est plus supportable qu’une justice longue et épineuse a prévalu chez tous ces peuples qui, policés longtemps avant nous, ont été moins raffinés en tout que nous ne le sommes.

La religion mahométane d’Ali, dominante en Perse, permettait un libre exercice à toutes les autres. Il y avait encore dans Ispahan des restes d’anciens Perses ignicoles, qui ne furent chassés de la capitale que sous le règne de Sha-Abbas. Ils étaient répandus sur les frontières, et particulièrement dans l’ancienne Assyrie, partie de l’Arménie haute où réside encore leur grand-prêtre. Plusieurs familles de ces dix tribus et demie, de ces Juifs samaritains transportés par Salmanazar du temps d’Osée, subsistaient encore en Perse ; et il y avait, au temps dont je parle, près de dix mille familles des tribus de Juda, de Lévi, et de Benjamin, emmenées de Jérusalem avec Sédécias leur roi par Nabuchodonosor, et qui ne revinrent point avec Esdras et Néhémie.

Quelques sabéens disciples de saint Jean-Baptiste, desquels on a déjà parlé[1], étaient répandus vers le golfe Persique. Les chrétiens arméniens du rite grec faisaient le plus grand nombre ; les nestoriens composaient le plus petit ; les Indiens de la religion des bramins remplissaient Ispahan ; on en comptait plus de vingt mille. La plupart étaient de ces banians qui, du cap de Comorin jusqu’à la mer Caspienne, vont trafiquer avec vingt nations, sans s’être jamais mêlés à aucune.

Enfin toutes ces religions étaient vues de bon œil en Perse, excepté la secte d’Omar, qui était celle de leurs ennemis. C’est ainsi que le gouvernement d’Angleterre admet toutes les sectes, et tolère à peine le catholicisme, qu’il redoute.

L’empire persan craignait avec raison la Turquie, à laquelle il n’est comparable ni par la population, ni par l’étendue. La terre n’y est pas si fertile, et la mer lui manquait. Le port d’Ormus ne lui appartenait point alors. Les Portugais s’en étaient emparés en 1507. Une petite nation européane dominait sur le golfe Persique, et fermait le commerce maritime à toute la Perse. Il a fallu que le grand Sha-Abbas, tout-puissant qu’il était, ait eu recours aux Anglais pour chasser les Portugais en 1622. Les peuples d’Europe ont fait par leur marine le destin de toutes les côtes où ils ont abordé.

Si le terroir de la Perse n’est pas si fertile que celui de la Turquie, les peuples y sont plus industrieux : ils cultivent plus les sciences ; mais leurs sciences ne mériteraient pas ce nom parmi nous. Si les missionnaires européans ont étonné la Chine par le peu de physique et de mathématiques qu’ils savaient, ils n’auraient pas moins étonné les Persans.

Leur langue est belle, et depuis six cents ans elle n’a point été altérée. Leurs poésies sont nobles, leurs fables ingénieuses ; mais s’ils savent un peu plus de géométrie que les Chinois, ils n’ont pas beaucoup avancé au delà des éléments d’Euclide. Ils ne connaissent d’astronomie que celle de Ptolémée, et cette astronomie n’est encore chez eux que ce qu’elle a été si longtemps en Europe, un chemin pour parvenir à l’astrologie judiciaire. Tout se réglait en Perse par les influences des astres, comme chez les anciens Romains par le vol des oiseaux et l’appétit des poulets sacrés. Chardin prétend que, de son temps, l’État dépensait quatre millions par an en astrologues. Si un Newton, un Halley, un Cassini, se fussent produits en Perse, ils auraient été négligés, à moins qu’ils n’eussent voulu prédire.

Leur médecine était, comme celle de tous les peuples ignorants, une pratique d’expérience réduite en préceptes, sans aucune connaissance de l’anatomie. Cette science avait péri avec les autres ; mais elle renaissait avec elles en Europe, au commencement du XVIe siècle, par les découvertes de Vésale et par le génie de Fernel.

Enfin, de quelque peuple policé de l’Asie que nous parlions, nous pouvons dire de lui : Il nous a précédés, et nous l’avons surpassé.

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  1. Chapitre cxliii.