Essai sur les mœurs/Chapitre 171

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CHAPITRE CLXXI.

De la France. Minorité de Charles IX.

Dans toutes les minorités des souverains, les anciennes constitutions d’un royaume reprennent toujours un peu de vigueur, du moins pour un temps, comme une famille assemblée après la mort du père. On tint à Orléans, et ensuite à Pontoise, des états généraux : ces états doivent être mémorables par la séparation éternelle qu’ils mirent entre l’épée et la robe. Cette distinction fut ignorée dans l’empire romain jusqu’au temps de Constantin. Les magistrats savaient combattre, et les guerriers savaient juger. Les armes et les lois furent aussi dans les mêmes mains chez toutes les nations de l’Europe, jusque vers le XIVe siècle. Peu à peu ces deux professions furent séparées en Espagne et en France ; elles ne l’étaient pas absolument en France, quoique les parlements ne fussent plus composés que d’hommes de robe longue. Il restait la juridiction de baillis d’épée, telle que dans plusieurs provinces allemandes, ou frontières de l’Allemagne. Les états d’Orléans, convaincus que ces baillis de robe courte ne pouvaient guère s’astreindre à étudier les lois, leur ôtèrent l’administration de la justice, et la conférèrent à leurs seuls lieutenants de robe longue : ainsi ceux qui par leurs institutions avaient toujours été juges cessèrent de l’être[1].

Le chancelier de L’Hospital eut la principale part à ce changement. Il fut fait dans le temps de la plus grande faiblesse du royaume ; et il a contribué depuis à la force du souverain, en divisant sans retour deux professions qui auraient pu, étant réunies, balancer l’autorité du ministère. On a cru depuis que la noblesse ne pouvait conserver le dépôt des lois. On n’a pas fait réflexion que la chambre haute d’Angleterre, qui compose la seule noblesse du royaume proprement dite, est une magistrature permanente, qui concourt à former les lois, et rend la justice. Quand on observe un grand changement dans la constitution d’un État, et qu’on voit des peuples voisins qui n’ont pas subi ces changements dans les mêmes circonstances, il est évident que ces peuples ont eu un autre génie et d’autres mœurs.

Ces états généraux firent connaître combien l’administration du royaume était vicieuse. Le roi était endetté de quarante millions de livres. On manquait d’argent ; on en eut à peine. C’est là le véritable principe du bouleversement de la France. Si Catherine de Médicis avait eu de quoi acheter des serviteurs et de quoi payer une armée, les différents partis qui troublaient l’État auraient été contenus par l’autorité royale. La reine mère se trouvait entre les catholiques et les protestants, les Condés et les Guises. Le connétable de Montmorency avait une faction séparée. La division était dans la cour, dans Paris, et dans les provinces. Catherine de Médicis ne pouvait guère que négocier au lieu de régner. Sa maxime de tout diviser, afin d’être maîtresse, augmenta le trouble et les malheurs. Elle commença par indiquer le colloque de Poissy entre les catholiques et les protestants : ce qui était mettre l’ancienne religion en compromis, et donner un grand crédit aux calvinistes, en les faisant disputer contre ceux qui ne se croyaient faits que pour les juger.

Dans le temps que Théodore de Bèze et d’autres ministres venaient à Poissy soutenir solennellement leur religion en présence de la reine et d’une cour où l’on chantait publiquement les psaumes de Marot, arrivait en France le cardinal de Ferrare, légat du pape Paul IV. Mais comme il était petit-fils d’Alexandre VI par sa mère, on eut plus de mépris pour sa naissance que de respect pour sa place et pour son mérite ; les laquais insultèrent son porte-croix. On affichait devant lui des estampes de son grand-père, avec l’histoire des scandales et des crimes de sa vie. Ce légat amena avec lui le général des jésuites, Lainez, qui ne savait pas un mot de français, et qui disputa au colloque de Poissy en italien, langue que Catherine de Médicis avait rendue familière à la cour, et qui influait alors beaucoup dans la langue française. Ce jésuite, dans le colloque, eut la hardiesse de dire à la reine qu’il ne lui appartenait pas de le convoquer, et qu’elle usurpait le droit du pape. Il disputait cependant dans cette assemblée qu’il réprouvait ; il dit en parlant de l’eucharistie, que « Dieu était à la place du pain et du vin, comme un roi qui se fait lui-même son ambassadeur ». Cette puérilité fit rire. Son audace avec la reine excita l’indignation. Les petites choses nuisent quelquefois beaucoup ; et dans la disposition des esprits tout servait à la cause de la religion nouvelle.

(Janvier 1562) Le résultat du colloque et des intrigues qui le suivirent fut un édit par lequel les protestants pouvaient avoir des prêches hors des villes ; et cet édit de pacification fut encore la source des guerres civiles. Le duc François de Guise, qui n’était plus lieutenant général du royaume, voulait toujours en être le maître. Il était déjà lié avec le roi d’Espagne Philippe II, et se faisait regarder par le peuple comme le protecteur de la catholicité. Les seigneurs ne marchaient dans ce temps-là qu’avec un nombreux cortége : on ne voyageait point comme aujourd’hui dans une chaise de poste précédée de deux ou trois domestiques ; on était suivi de plus de cent chevaux : c’était la seule magnificence. On couchait trois ou quatre dans le même lit, et on allait à la cour habiter une chambre où il n’y avait que des coffres pour meubles. Le duc de Guise, en passant auprès de Vassy sur les frontières de Champagne, trouva des calvinistes qui, jouissant du privilége de l’édit, chantaient paisiblement leurs psaumes dans une grange : ses valets insultèrent ces malheureux ; ils en tuèrent environ soixante, blessèrent et dissipèrent le reste. Alors les protestants se soulèvent dans presque tout le royaume. Toute la France est partagée entre le prince de Condé et François de Guise. Catherine de Médicis flotte entre eux deux. Ce ne fut de tous côtés que massacres et pillages. Elle était alors dans Paris avec le roi son fils ; elle s’y voit sans autorité ; elle écrit au prince de Condé de venir la délivrer. Cette lettre funeste était un ordre de continuer la guerre civile ; on ne la faisait qu’avec trop d’inhumanité : chaque ville était devenue une place de guerre, et les rues des champs de bataille.

(1562) D’un côté étaient les Guises, réunis par bienséance avec la faction du connétable de Montmorency, maître de la personne du roi ; de l’autre était le prince de Condé avec les Coligny. Antoine, roi de Navarre, premier prince du sang, faible et irrésolu, ne sachant de quelle religion ni de quel parti il était, jaloux du prince de Condé son frère, et servant malgré lui le duc de Guise qu’il détestait, est traîné au siége de Rouen avec Catherine de Médicis elle-même : il est tué à ce siége, et il ne mérite d’être placé dans l’histoire que parce qu’il fut le père du grand Henri IV.

La guerre se fit toujours jusqu’à la paix de Vervins, comme dans les temps anarchiques de la décadence de la seconde race et du commencement de la troisième. Très-peu de troupes réglées de part et d’autre, excepté quelques compagnies de gens d’armes des principaux chefs : la solde n’était fondée que sur le pillage. Ce que la faction protestante pouvait amasser servait à faire venir des Allemands pour achever la destruction du royaume. Le roi d’Espagne, de son côté, envoyait de petits secours aux catholiques pour entretenir cet incendie, dont il espérait profiter. C’est ainsi que treize enseignes espagnoles marchèrent au secours de Montluc dans la Saintonge. Ces temps furent sans contredit les plus funestes de la monarchie.

(1562) La première bataille rangée qui se donna fut celle de Dreux. Ce n’était pas seulement Français contre Français : les Suisses faisaient la principale force de l’infanterie royale, les Allemands celle de l’armée protestante. Cette journée fut unique par la prise des deux généraux : Montmorency, qui commandait l’armée royale en qualité de connétable, et le prince de Condé, furent tous deux prisonniers. François de Guise, lieutenant du connétable, gagna la bataille, et Coligny, lieutenant de Condé, sauva son armée. Guise fut alors au comble de sa gloire : toujours vainqueur partout où il s’était trouvé, et toujours réparant les malheurs du connétable, son rival en autorité, mais non pas en réputation. Il était l’idole des catholiques, et le maître de la cour ; affable, généreux, et en tout sens le premier homme de l’État.

(1563) Après la victoire de Dreux, il alla faire le siége d’Orléans ; il était prêt de prendre la ville, qui était le centre de la faction protestante, lorsqu’il fut assassiné. Le meurtre de ce grand homme fut le premier que le fanatisme fit commettre en France. Ces mêmes huguenots qui, sous François Ier et sous Henri II, n’avaient su que prier Dieu et souffrir ce qu’ils appelaient le martyre, étaient devenus des enthousiastes furieux : ils ne lisaient plus l’Écriture que pour y chercher des exemples d’assassinats. Poltrot de Méré se crut un Aod envoyé de Dieu pour tuer un chef philistin. Cela est si vrai que le parti fit des vers en son honneur, et que j’ai vu encore une de ses estampes avec une inscription qui élève son crime jusqu’au ciel. Ce crime cependant n’était que celui d’un lâche, car il feignit d’être un transfuge, et assassina le duc de Guise par derrière. Il osa charger l’amiral de Coligny et Théodore de Bèze d’avoir au moins connivé à son attentat ; mais il varia tellement dans ses interrogatoires qu’il détruisit lui-même son imposture. Coligny offrit même d’aller à Paris subir une confrontation avec ce misérable, et pria la reine de suspendre l’exécution jusqu’à ce que la vérité fut reconnue. Il faut avouer que l’amiral, tout chef de parti qu’il était, n’avait jamais commis la moindre action qui pût le faire soupçonner d’une noirceur si lâche.

Un moment de paix succéda à ces troubles : Condé s’accommoda avec la cour ; mais l’amiral était toujours à la tête d’un grand parti dans les provinces. Ce n’était pas assez que les Espagnols, les Allemands et les Suisses, vinssent aider les Français à se détruire ; les Anglais se hâtèrent bientôt de concourir à cette commune ruine. Les protestants avaient introduit dans le Havre-de-Grâce, bâti par François Ier, trois mille Anglais. Le connétable de Montmorency, alors à la tête des catholiques et des protestants réunis, eut bien de la peine à les en chasser.

(1563) Cependant Charles IX, ayant atteint l’âge de treize ans et un jour, vint tenir son lit de justice, non pas au parlement de Paris, mais à celui de Rouen, et, ce qui est remarquable, sa mère, en se démettant de sa régence, se mit à genoux devant lui.

Il se passa, à cet acte de majorité, une scène dont il n’y avait point d’exemple. Odet de Châtillon, cardinal, évêque de Beauvais, s’était fait protestant comme son frère, et s’était marié. Le pape l’avait rayé du nombre des cardinaux : lui-même avait méprisé ce titre ; mais, pour braver le pape, il assista à la cérémonie en habit de cardinal ; sa femme s’asseyait chez le roi et la reine en qualité de femme d’un pair du royaume, et on la nommait indifféremment madame la comtesse de Beauvais et madame la cardinale. Ce qui est très-remarquable, c’est qu’il n’était ni le seul cardinal, ni le seul évêque qui fût marié en secret. Le cardinal du Belley avait épousé Mme de Châtillon, à ce que rapporte Brantôme, qui ajoute que personne n’en doutait.

La France était pleine de bizarreries aussi grandes. Le désordre des guerres civiles avait détruit toute police et toute bienséance. Presque tous les bénéfices étaient possédés par des séculiers : on donnait une abbaye, un évêché, en mariage à des filles ; mais la paix, le plus grand des biens, faisait oublier ces irrégularités, auxquelles on était accoutumé. Les protestants, tolérés, étaient sur leurs gardes, mais tranquilles. Louis de Condé prenait part aux fêtes de la cour ; ce calme ne dura pas. Le parti huguenot demandait trop de sûretés, et on lui en donnait trop peu. Le prince de Condé voulait partager le gouvernement. Le cardinal de Lorraine, à la tête de sa maison, si étendue et si puissante, voulait retenir le premier crédit. Le connétable de Montmorency, ennemi des Lorrains, conservait son pouvoir et partageait la cour. Les Coligny et les autres chefs de parti se préparaient à résister à la maison de Lorraine. Chacun cherchait à dévorer une partie du gouvernement. Le clergé d’un côté, les pasteurs calvinistes de l’autre, criaient à la religion. Dieu était leur prétexte ; la fureur de dominer était leur dieu : et les peuples, enivrés de fanatisme, étaient les instruments et les victimes de l’ambition de tant de partis opposés.

(1567) Louis de Condé, qui avait voulu arracher le jeune François II des mains des Guises, à Amboise, veut encore avoir entre ses mains Charles IX, et l’enlever, dans Meaux, au connétable de Montmorency. Ce prince de Condé fit précisément la même guerre, les mêmes manœuvres, sur les mêmes prétextes, à la religion près, que fit depuis le grand Condé, du même nom de Louis, dans les guerres de la Fronde. Le prince et l’amiral donnent la bataille de Saint-Denis (1567) contre le connétable, qui y est blessé à mort, à l’âge de quatre-vingts ans ; homme intrépide à la cour comme dans les armées, plein de grandes vertus et de défauts, général malheureux, esprit austère, difficile, opiniâtre, mais honnête homme, et pensant avec grandeur. C’est lui qui répondit à son confesseur : « Pensez-vous que j’aie vécu quatre-vingts ans pour ne pas savoir mourir un quart d’heure ? » On porta son effigie en cire, comme celle des rois, à Notre-Dame, et les cours supérieures assistèrent à son service par ordre de la cour : honneur dont l’usage dépend, comme presque tout, de la volonté des rois et des circonstances des temps.

Cette bataille de Saint-Denis fut indécise, et la France n’en fut que plus malheureuse. L’amiral de Coligny, l’homme de son temps le plus fécond en ressources, fait venir du Palatinat près de dix mille Allemands, sans avoir de quoi les payer. On vit alors ce que peut le fanatisme fortifié de l’esprit de parti. L’armée de l’amiral se cotisa pour soudoyer l’armée palatine. Tout le royaume est ravagé. Ce n’est pas une guerre dans laquelle une puissance assemble ses forces contre une autre, et est victorieuse ou détruite : ce sont autant de guerres qu’il y a de villes ; ce sont les citoyens, les parents, acharnés partout les uns contre les autres ; le catholique, le protestant, l’indifférent, le prêtre, le bourgeois, n’est pas en sûreté dans son lit : on abandonne la culture des terres, ou on les laboure le sabre à la main. On fait encore une paix forcée (1568) ; mais chaque paix est une guerre sourde, et tous les jours sont marqués par des meurtres et par des assassinats.

Bientôt la guerre se fait ouvertement. C’est alors que la Rochelle devint le centre et le principal siége du parti réformé, la Genève de la France. Cette ville, assez avantageusement située sur le bord de la mer pour devenir une république florissante, l’était déjà à plusieurs égards : car, ayant appartenu au roi d’Angleterre depuis le mariage d’Éléonore de Guienne avec Henri II, elle s’était donnée au roi de France Charles V à condition qu’elle aurait droit de battre en son propre nom de la monnaie d’argent, et que ses maires et ses échevins seraient réputés nobles ; beaucoup d’autres priviléges, et un commerce assez étendu, la rendaient assez puissante, et elle le fut jusqu’au temps du cardinal de Richelieu. La reine Élisabeth la favorisait ; elle dominait alors sur l’Aunis, la Saintonge, et l’Angoumois, où se donna la célèbre bataille de Jarnac.

Le duc d’Anjou, depuis Henri III, à la tête de l’armée royale, avait le nom de général ; le maréchal de Tavannes l’était en effet : il fut vainqueur (13 mars 1569). Le prince Louis de Condé fut tué, ou plutôt assassiné, après sa défaite, par Montesquieu, capitaine des gardes du duc d’Anjou. Coligny, qu’on nomme toujours l’amiral, quoiqu’il ne le fût plus, rassembla les débris de l’armée vaincue, et rendit la victoire des royalistes inutile. La reine de Navarre, Jeanne d’Albret, veuve du faible Antoine, présenta son fils à l’armée, le fit reconnaître chef du parti ; de sorte que Henri IV, le meilleur des rois de France, fut, ainsi que le bon roi Louis XII, rebelle avant que de régner[2]. L’amiral Coligny fut le chef véritable et du parti et de l’armée, et servit de père à Henri IV et aux princes de la maison de Condé. Il soutint seul le poids de cette cause malheureuse, manquant d’argent, et cependant ayant des troupes ; trouvant l’art d’obtenir des secours allemands, sans pouvoir les acheter ; vaincu encore à la journée de Moncontour (1569), dans le Poitou, par l’armée du duc d’Anjou, et réparant toujours les ruines de son parti.

Il n’y avait point alors de manière uniforme de combattre. L’infanterie allemande et suisse ne se servait que de longues piques ; la française employait plus ordinairement des arquebuses avec de courtes hallebardes ; la cavalerie allemande se servait de pistolets ; la française ne combattait guère qu’avec la lance. On entremêlait souvent les bataillons et les escadrons. Les plus fortes armées n’allaient pas alors à vingt mille hommes : on n’avait pas de quoi en payer davantage. Mille petits combats suivirent la bataille de Moncontour dans toutes les provinces.

Enfin, au milieu de tant de désolations, une nouvelle paix semble faire respirer la France ; mais cette paix ne fait que la préparation de la Saint-Barthélemy (1570). Cette affreuse journée fut méditée et préparée pendant deux années. On a peine à concevoir comment une femme telle que Catherine de Médicis, élevée dans les plaisirs, et à qui le parti huguenot était celui qui lui faisait le moins d’ombrage, put prendre une résolution si barbare. Cette horreur étonne encore davantage dans un roi de vingt ans. La faction des Guises eut beaucoup de part à l’entreprise. Deux Italiens, depuis cardinaux, Birague et Retz, disposèrent les esprits. On se faisait un grand honneur alors des maximes de Machiavel, et surtout de celle qu’il ne faut pas faire le crime à demi. La maxime qu’il ne faut jamais commettre de crimes eût été même plus politique ; mais les mœurs étaient devenues féroces par les guerres civiles, malgré les fêtes et les plaisirs que Catherine de Médicis entretenait toujours à la cour. Ce mélange de galanterie et de fureurs, de voluptés et de carnage, forme le plus bizarre tableau où les contradictions de l’espèce humaine se soient jamais peintes. Charles IX, qui n’était point du tout guerrier, était d’un tempérament sanguinaire ; et quoiqu’il eût des maîtresses, son cœur était atroce. C’est le premier roi qui ait conspiré contre ses sujets. La trame fut ourdie avec une dissimulation aussi profonde que l’action était horrible. Une seule chose aurait pu donner quelque soupçon : c’est qu’un jour que le roi s’amusant à chasser des lapins dans un clapier : « Faites-les-moi tous sortir, dit-il, afin que j’aie le plaisir de les tuer tous, » Aussi un gentilhomme du parti de Coligny quitta Paris, et lui dit, en prenant congé de lui : « Je m’enfuis, parce qu’on nous fait trop de caresses. »

(1572) L’Europe ne sait que trop comment Charles IX maria sa sœur à Henri de Navarre, pour le faire donner dans le piège ; par quels serments il le rassura, et avec quelle rage s’exécutèrent enfin ces massacres projetés pendant deux années. Le P. Daniel dit que Charles IX joua bien la comédie ; qu’il fit parfaitement son personnage. Je ne répéterai point ce que tout le monde sait de cette tragédie abominable[3] : une moitié de la nation égorgeant l’autre, le poignard et le crucifix en main ; le roi lui-même tirant d’une arquebuse sur les malheureux qui fuyaient. Je remarquerai seulement quelques particularités : la première, c’est que, si on en croit le duc de Sully, l’historien Matthieu, et tant d’autres, Henri IV leur avait souvent raconté que, jouant aux dés avec le duc d’Alençon et le duc de Guise, quelques jours avant la Saint-Barthélemy, ils virent deux fois des taches de sang sur les dés, et qu’ils abandonnèrent le jeu, saisis d’épouvante. Le jésuite Daniel, qui a recueilli ce fait, devait savoir assez de physique pour ne pas ignorer que les points noirs, quand ils font un angle donné avec les rayons du soleil, paraissent rouges ; c’est ce que tout homme peut éprouver en lisant : et voilà à quoi se réduisent tous les prodiges. Il n’y eut certes dans toute cette action d’autre prodige que cette fureur religieuse qui changeait en bêtes féroces une nation qu’on a vue souvent si douce et si légère.

Le jésuite Daniel répète encore que lorsqu’on eut pendu le cadavre de Coligny au gibet de Montfaucon, Charles IX alla repaître ses yeux de ce spectacle, et dit que « le corps d’un ennemi mort sentait toujours bon » ; il devait ajouter que c’est un ancien mot de Vitellius, qu’on s’est avisé d’attribuer à Charles IX. Mais ce qu’on doit le plus remarquer, c’est que le P. Daniel veut faire croire que les massacres ne furent jamais prémédités. Il se peut que le temps, le lieu, la manière, le nombre des proscrits, n’eussent pas été concertés pendant deux années ; mais il est vrai que le dessein d’exterminer le parti était pris dès longtemps. Tout ce que rapporte Mézerai, meilleur Français que le jésuite Daniel, et historien très-supérieur dans les cent dernières années de la monarchie, ne permet pas d’en douter : et Daniel se contredit lui-même en louant Charles IX d’avoir bien joué la comédie, d’avoir bien fait son rôle.

Les mœurs des hommes, l’esprit de parti, se connaissent à la manière d’écrire l’histoire. Daniel se contente de dire qu’on loua à Rome « le zèle du roi, et la terrible punition qu’il avait faite des hérétiques ». Baronius dit que cette action était nécessaire. La cour ordonna dans toutes les provinces les mêmes massacres qu’à Paris ; mais plusieurs commandants refusèrent d’obéir. Un Saint-Hérem en Auvergne[4], un La Guiche à Mâcon, un vicomte d’Orte à Bayonne, et plusieurs autres, écrivirent à Charles IX la substance de ces paroles : « qu’ils périraient pour son service, mais qu’ils n’assassineraient personne pour lui obéir ».

Ces temps étaient si funestes, le fanatisme ou la terreur domina tellement les esprits, que le parlement de Paris ordonna que tous les ans on ferait une procession le jour de la Saint-Barthélemy, pour rendre grâces à Dieu. Le chancelier de L’Hospital pensa bien autrement, en écrivant Excidat illa dies. On reprochait à L’Hospital d’être fils d’un juif, de n’être pas chrétien dans le fond de son cœur ; mais c’était un homme juste[5]. La procession ne se fit point, et l’on eut enfin horreur de consacrer la mémoire de ce qui devait être oublié pour jamais. Mais dans la chaleur de l’événement, la cour voulut que le parlement fît le procès à l’amiral après sa mort, et que l’on condamnât juridiquement deux gentilshommes de ses amis, Briquemaut et Cavagnes. Ils furent traînés à la Grève sur la claie avec l’effigie de Coligny, et exécutés. Ce fut le comble des horreurs d’ajouter à cette multitude d’assassinats les formes qu’on appelle de la justice.

S’il pouvait y avoir quelque chose de plus déplorable que la Saint-Barthélemy, c’est qu’elle fit naître la guerre civile au lieu de couper la racine des troubles. Les calvinistes ne pensèrent plus, dans tout le royaume, qu’à vendre chèrement leurs vies. On avait égorgé soixante mille de leurs frères en pleine paix : il en restait environ deux millions pour faire la guerre. De nouveaux massacres suivent donc de part et d’autre ceux de la Saint-Barthélemy. Le siége de Sancerre fut mémorable. Les historiens disent que les réformés s’y défendirent comme les Juifs à Jérusalem contre Titus : ils succombèrent comme eux ; ils y éprouvèrent les mêmes extrémités, et l’on rapporte qu’un père et une mère y mangèrent leur propre fille. On en dit autant depuis du siége de Paris par Henri IV.

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  1. Ces fonctions n’ont pu être confondues que chez des peuples où les lois étaient simples, et qui n’avaient point de troupes réglées toujours subsistantes. Alors un même homme remplissait tour à tour toutes les fonctions de la société, comme chaque philosophe embrassait toute l’étendue des sciences, lorsque les détails de chacune étaient très-peu étendus. À Rome, les fonctions de militaire et de magistrat commencèrent à se séparer longtemps avant la destruction de la république, quoique jamais elles n’aient appartenu à des ordres séparés. Un général était le juge suprême des provinces qu’il gouvernait ; un jurisconsulte, devenu préteur ou proconsul, commandait les troupes de sa province. Mais ce mélange n’avait lieu que pour les personnages de cet ordre : les jurisconsultes se formaient au barreau, et les guerriers dans les camps. Le mal n’est donc pas en France d’avoir séparé ces fonctions, mais d’avoir formé deux ordres de ceux qui les remplissent. Il serait ridicule que les militaires voulussent juger, comme il le serait qu’un géomètre voulût enseigner la chimie ; mais toute distinction légale, toute exclusion en ce genre est nuisible à la société. (K.)
  2. Il fut le chef et l’allié des rebelles de France, car un roi de Navarre, souverain d’un royaume indépendant de la France, même féodalement, n’était pas plus un rebelle en faisant la guerre à Charles que Philippe II, souverain de l’Artois et de la Flandre, et en cette qualité vassal de la couronne. Il faut observer aussi que Louis XII ne fit la guerre que pour soutenir ses prérogatives et ses projets d’ambition, au lieu que Henri IV défendait les lois de la nation et les droits des citoyens. Les moyens qu’il employait pouvaient être illégitimes, mais c’était en faveur d’une cause juste qu’il les employait. Ni les catholiques ni les protestants n’avaient certainement le droit de faire la guerre civile ; mais les protestants ne la firent jamais que pour soutenir la liberté de conscience, ce droit légitime de tous les hommes ; et les catholiques ne la faisaient au contraire que pour maintenir une intolérance tyrannique. (K.)
  3. Voyez, pour les détails, l’Essai sur les Guerres civiles de France, imprimé à la suite de la Henriade, tome VIII, et les notes de ce dernier ouvrage.
  4. La belle conduite du gouverneur de l’Auvergne est contestée : voyez, tome VIII, page 274, une note ajoutée à l’Essai sur les Guerres civiles de France.
  5. Il n’y a jamais eu aucune preuve que L’Hospital ait eu un juif pour père ; son père, médecin du cardinal de Bourbon, professait la religion chrétienne. Cependant, d’un autre côté, beaucoup de juifs exerçaient la médecine ; et jamais, quelle qu’en soit la cause, on n’a su le nom ni l’état du grand-père du chancelier. Il est très-vraisemblable d’ailleurs qu’il n’était ni protestant ni catholique, mais de la religion de Cicéron, de Caton, de Marc-Aurèle, admettant un Dieu, et regardant toutes les religions particulières comme des fables adoptées par le peuple ; mais persuadé qu’il est impossible de les détruire sans que d’autres les remplacent, et qu’ainsi le devoir de l’homme d’État éclairé est de chercher à les rendre le plus utiles, ou plutôt le moins nuisibles qu’il est possible au bonheur commun. (K.)