Essai sur les mœurs/Chapitre 188

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CHAPITRE CLXXXVIII.

Du Danemark, de la Suède, et de la Pologne, au xviie siècle.

Vous ne voyez point le Danemark entrer dans le système de l’Europe au XVIe siècle. Il n’y a rien de mémorable qui attire les yeux des autres nations depuis la déposition solennelle du tyran Christiern II. Ce royaume, composé du Danemark et de la Norvége, fut longtemps gouverné à peu près comme la Pologne. Ce fut une aristocratie à laquelle présidait un roi électif. C’est l’ancien gouvernement de presque toute l’Europe. Mais, dans l’année 1660, les états assemblés défèrent au roi Frédéric III le droit héréditaire et la souveraineté absolue. Le Danemark devient le seul royaume de la terre où les peuples aient établi le pouvoir arbitraire par un acte solennel. La Norvége, qui a six cents lieues de long, ne rendait pas cet État puissant. Un terrain de rochers stériles ne peut être beaucoup peuplé. Les îles qui composent le Danemark sont plus fertiles ; mais on n’en avait pas encore tiré les mêmes avantages qu’aujourd’hui. On ne s’attendait pas encore que les Danois auraient un jour une compagnie des Indes, et un établissement à Tranquebar ; que le roi pourrait entretenir aisément trente vaisseaux de guerre et une armée de vingt-cinq mille hommes. Les gouvernements sont comme les hommes : ils se forment tard. L’esprit de commerce, d’industrie, d’économie, s’est communiqué de proche en proche. Je ne parlerai point ici des guerres que le Danemark a si souvent soutenues contre la Suède ; elles n’ont presque point laissé de grandes traces, et vous aimez mieux considérer les mœurs et la forme des gouvernements que d’entrer dans le détail des meurtres qui n’ont point produit d’événements dignes de la postérité.

Les rois, en Suède, n’étaient pas plus despotiques qu’en Danemark aux XVIe et XVIIe siècles. Les quatre états, composés de mille gentilshommes, de cent ecclésiastiques, de cent cinquante bourgeois, et d’environ deux cent cinquante paysans, faisaient les lois du royaume. On n’y connaissait, non plus qu’en Danemark et dans le Nord, aucun de ces titres de comte, de marquis, de baron, si fréquents dans le reste de l’Europe. Ce fut le roi Éric, fils de Gustave Vasa, qui les introduisit vers l’an 1561. Cet Éric cependant était bien loin de régner avec un pouvoir absolu, et il laissa au monde un nouvel exemple des malheurs qui peuvent suivre le désir d’être despotique, et l’incapacité de l’être. (1569) Le fils du restaurateur de la Suède fut accusé de plusieurs crimes par devant les états assemblés, et déposé par une sentence unanime, comme le roi Christiern II l’avait été en Danemark : on le condamna à une prison perpétuelle, et on donna la couronne à Jean son frère.

Comme notre principal dessein, dans cette foule d’événements, est de porter la vue sur ceux qui tiennent aux mœurs et à l’esprit du temps, il faut savoir que ce roi Jean, qui était catholique, craignant que les partisans de son frère ne le tirassent de sa prison et ne le remissent sur le trône, lui envoya publiquement du poison, comme le sultan envoie un cordeau, et le fit enterrer avec solennité, le visage découvert, afin que personne ne doutât de sa mort, et qu’on ne pût se servir de son nom pour troubler le nouveau règne.

(1580) Le jésuite Possevin, que le pape Grégoire XIII envoya dans la Suède et dans tout le Nord, en qualité de nonce, imposa au roi Jean, pour pénitence de cet empoisonnement, de ne faire qu’un repas tous les mercredis ; pénitence ridicule, mais qui montre au moins que le crime doit être expié. Ceux du roi Éric avaient été punis plus rigoureusement.

Ni le roi Jean, ni le nonce Possevin, ne purent réussir à faire dominer la religion catholique. Le roi Jean, qui ne s’accommodait pas de la luthérienne, tenta de faire recevoir la grecque ; mais il n’y réussit pas davantage. Ce roi avait quelque teinture des lettres, et il était presque le seul dans son royaume qui se mêlât de controverse. Il y avait une université à Upsal, mais elle était réduite à deux ou trois professeurs sans étudiants. La nation ne connaissait que les armes, sans avoir pourtant fait encore de progrès dans l’art militaire. On n’avait commencé à se servir d’artillerie que du temps de Gustave Vasa ; les autres arts étaient si inconnus que, quand ce roi Jean tomba malade, en 1592, il mourut sans qu’on pût lui trouver un médecin, tout au contraire des autres rois, qui quelquefois en sont trop environnés. Il n’y avait encore ni médecin ni chirurgien en Suède. Quelques épiciers vendaient seulement des drogues médicinales qu’on prenait au hasard. On en usait ainsi dans presque tout le Nord. Les hommes, bien loin d’y être exposés à l’abus des arts, n’avaient pas su encore se procurer les arts nécessaires.

Cependant la Suède pouvait alors devenir très-puissante. Sigismond, fils du roi Jean, avait été élu roi de Pologne, (1587) cinq ans avant la mort de son père. La Suède s’empara alors de la Finlande et de l’Estonie. (1600) Sigismond, roi de Suède et de Pologne, pouvait conquérir toute la Moscovie, qui n’était alors ni bien gouvernée ni bien armée ; mais Sigismond étant catholique, et la Suède luthérienne, il ne conquit rien, et perdit la couronne de Suède. Les mêmes états qui avaient déposé son oncle Éric le déposèrent aussi (1604), et déclarèrent roi un autre de ses oncles, qui fut Charles IX, père du grand Gustave-Adolphe. Tout cela ne se passa pas sans les troubles, les guerres et les conspirations qui accompagnent de tels changements. Charles IX n’était regardé que comme un usurpateur par les princes alliés de Sigismond ; mais en Suède il était roi légitime.

(1611) Gustave-Adolphe, son fils, lui succéda sans aucun obstacle, n’ayant pas encore dix-huit ans accomplis, qui est l’âge de la majorité des rois de Suède et de Danemark, ainsi que des princes de l’empire. Les Suédois ne possédaient point alors la Scanie, la plus belle de leurs provinces : elle avait été cédée au Danemark dès le XIVe siècle ; de sorte que le territoire de Suède était presque toujours le théâtre de toutes les guerres entre les Suédois et les Danois. La première chose que fit Gustave-Adolphe, ce fut d’entrer dans cette province de Scanie ; mais il ne put jamais la reprendre. Ses premières guerres furent infructueuses : il fut obligé de faire la paix avec le Danemark (1613). Il avait tant de penchant pour la guerre qu’il alla attaquer les Moscovites au delà de la Newa, dès qu’il fut délivré des Danois. Ensuite il se jeta sur la Livonie, qui appartenait alors aux Polonais, et, attaquant partout Sigismond, son cousin, il pénétra jusqu’en Lithuanie. L’empereur Ferdinand II était allié de Sigismond, et craignait Gustave-Adolphe. Il envoya quelques troupes contre lui. On peut juger de là que le ministère de France n’eut pas grande peine à faire venir Gustave en Allemagne. Il fit avec Sigismond et la Pologne une trêve pendant laquelle il garda ses conquêtes. Vous savez comme il ébranla le trône de Ferdinand II, et comme il mourut à la fleur de son âge, au milieu de ses victoires[1]. (1632) Christine, sa fille, non moins célèbre que lui, ayant régné aussi glorieusement que son père avait combattu, et ayant présidé aux traités de Vestphalie qui pacifièrent l’Allemagne, étonna l’Europe par l’abdication de sa couronne, à l’âge de vingt-sept ans. Puffendorf dit qu’elle fut obligée de se démettre ; mais en même temps il avoue que, lorsque cette reine communiqua pour la première fois sa résolution au sénat, en 1651, des sénateurs en larmes la conjurèrent de ne pas abandonner le royaume ; qu’elle n’en fut pas moins ferme dans le mépris de son trône, et qu’enfin, ayant assemblé les états (21 mai 1654), elle quitta la Suède, malgré les prières de tous ses sujets. Elle n’avait jamais paru incapable de porter le poids de la couronne ; mais elle aimait les beaux-arts. Si elle avait été reine en Italie, où elle se retira, elle n’eût point abdiqué. C’est le plus grand exemple de la supériorité réelle des arts, de la politesse, et de la société perfectionnée, sur la grandeur qui n’est que grandeur.

Charles X, son cousin, duc de Deux-Ponts, fut choisi par les états pour son successeur. Ce prince ne connaissait que la guerre. Il marcha en Pologne, et la conquit avec la même rapidité que nous avons vu Charles XII, son petit-fils, la subjuguer, et il la perdit de même. Les Danois, alors défenseurs de la Pologne, parce qu’ils étaient toujours ennemis de la Suède, tombèrent sur elle (1658) ; mais Charles X, quoique chassé de la Pologne, marcha sur la mer, glacée, d’île en île jusqu’à Copenhague. Cet événement prodigieux fit enfin conclure une paix qui rendit à la Suède la Scanie, perdue depuis trois siècles.

Son fils, Charles XI, fut le premier roi absolu, et son petit-fils, Charles XII, fut le dernier[2]. Je n’observerai ici qu’une seule chose, qui montre combien l’esprit du gouvernement a changé dans le Nord, et combien il a fallu de temps pour le changer. Ce n’est qu’après la mort de Charles XII que la Suède, toujours guerrière, s’est enfin tournée à l’agriculture et au commerce, autant qu’un terrain ingrat et la médiocrité de ses richesses peuvent le permettre. Les Suédois ont eu enfin une compagnie des Indes, et leur fer, dont ils ne se servaient autrefois que pour combattre, a été porté avec avantage sur leurs vaisseaux, du port de Gothembourg aux provinces méridionales du Mogol et de la Chine.

Voici une nouvelle vicissitude et un nouveau contraste dans le Nord. Cette Suède, despotiquement gouvernée, est devenue de nos jours le royaume de la terre le plus libre, et celui où les rois sont le plus dépendants. Le Danemark, au contraire, où le roi n’était qu’un doge, où la noblesse était souveraine, et le peuple esclave, devint, dès l’an 1661, un royaume entièrement monarchique. Le clergé et les bourgeois aimèrent mieux un souverain absolu que cent nobles qui voulaient commander ; ils forcèrent ces nobles à être sujets comme eux, et à déférer au roi, Frédéric III, une autorité sans bornes. Ce monarque fui le seul dans l’univers qui, par un consentement formel de tous les ordres de l’État, fut reconnu pour souverain absolu des hommes et des lois, pouvant les faire, les abroger, et les négliger, à sa volonté. On lui donna juridiquement ces armes terribles, contre lesquelles il n’y a point de bouclier. Ses successeurs en ont rarement abusé. Ils ont senti que leur grandeur consistait à rendre heureux leurs peuples. La Suède et le Danemark sont parvenus à cultiver le commerce par des routes diamétralement opposées : la Suède, en se rendant libre, et le Danemark, en cessant de l’être[3].

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  1. Voyez chapitre clxxvi.
  2. Comparez à cet abrégé les premières pages de l’Histoire de Charles XII.
  3. Ce chapitre a été écrit avant la révolution de 1772.