Essai sur les mœurs/Chapitre 190

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CHAPITRE CXC.

De la Russie aux xvie et xviie siècles.

Nous ne donnions point alors le nom de Russie à la Moscovie, et nous n’avions qu’une idée vague de ce pays ; la ville de Moscou, plus connue en Europe que le reste de ce vaste empire, lui faisait donner le nom de Moscovie. Le souverain prend le titre d’empereur de toutes les Russies, parce qu’en effet il y a plusieurs provinces de ce nom qui lui appartiennent, ou sur lesquelles il a des prétentions[1].

La Moscovie ou Russie se gouvernait au XVIe siècle à peu près comme la Pologne. Les boyards, ainsi que les nobles polonais, comptaient pour toute leur richesse les habitants de leurs terres : les cultivateurs étaient leurs esclaves. Le czar était quelquefois choisi par ces boyards ; mais aussi ce czar nommait souvent son successeur, ce qui n’est jamais arrivé en Pologne. L’artillerie était très-peu en usage au XVIe siècle dans toute cette partie du monde ; la discipline militaire inconnue : chaque boyard amenait ses paysans au rendez-vous des troupes, et les armait de flèches, de sabres, de bâtons ferrés en forme de piques, et de quelques fusils. Jamais d’opérations régulières en campagne, nuls magasins, point d’hôpitaux : tout se faisait par incursion, et, quand il n’y avait plus rien à piller, le boyard, ainsi que le staroste polonais, et le mirza tartare, ramenait sa troupe.

Labourer ses champs, conduire ses troupeaux, et combattre, voilà la vie des Russes jusqu’au temps de Pierre le Grand ; et c’est la vie des trois quarts des habitants de la terre.

Les Russes conquirent aisément, au milieu du XVIe siècle, les royaumes de Casan et d’Astracan sur les Tartares affaiblis et plus mal disciplinés qu’eux encore ; mais jusqu’à Pierre le Grand ils ne purent se soutenir contre la Suède du côte de la Finlande ; des troupes régulières devaient nécessairement l’emporter sur eux. Depuis Jean Basilowitz, ou Basilides, qui conquit Astracan et Casan, une partie de la Livonie, Pleskou, Novogorod, jusqu’au czar Pierre, il n’y a rien eu de considérable.

Ce Basilides eut une étrange ressemblance avec Pierre Ier : c’est que tous deux firent mourir leur fils. Jean Basilides, soupçonnant son fils d’une conspiration pendant le siége de Pleskou, le tua d’un coup de pique ; et Pierre ayant fait condamner le sien à la mort, ce jeune prince ne survécut pas à sa condamnation et à sa grâce.

L’histoire ne fournit guère d’événement plus extraordinaire que celui des faux Demetrius (Dmitri), qui agita si longtemps la Russie après la mort de Jean Basilides (1584)[2]. Ce czar laissa deux fils, l’un nommé Fédor ou Théodor, l’autre Demetri ou Demetrius. Fédor régna ; Demetri fut confiné dans un village nommé Uglis avec la czarine sa mère. Jusque-là les mœurs de cette cour n’avaient point encore adopté la politique des sultans et des anciens empereurs grecs, de sacrifier les princes du sang à la sûreté du trône. Un premier ministre, nommé Boris-Gudenou[3], dont Fédor avait épousé la sœur, persuada au czar Fédor qu’on ne pouvait bien régner qu’en imitant les Turcs, et en assassinant son frère. Ce premier ministre, Boris, envoya un officier dans le village où était élevé le jeune Demetri, avec ordre de le tuer. L’officier de retour dit qu’il avait exécuté sa commission, et demanda la récompense qu’on lui avait promise. Boris, pour toute récompense, fit tuer le meurtrier, afin de supprimer les preuves du crime. On prétend que Boris, quelque temps après, empoisonna le czar Fédor ; et quoiqu’il en fût soupçonné, il n’en monta pas moins sur le trône.

(1597) Il parut alors dans la Lithuanie un jeune homme qui prétendait être le prince Demetri échappé à l’assassin. Plusieurs personnes, qui l’avaient vu auprès de sa mère, le reconnaissaient à des marques certaines. Il ressemblait parfaitement au prince ; il montrait la croix d’or, enrichie de pierreries, qu’on avait attachée au cou de Demetri, à son baptême. Un palatin de Sandomir le reconnut d’abord pour le fils de Jean Basilides, et pour le véritable czar. Une diète de Pologne examina solennellement les preuves de sa naissance, et, les ayant trouvées incontestables, lui fournit une armée pour chasser l’usurpateur Boris, et pour reprendre la couronne de ses ancêtres.

Cependant on traitait en Russie Demetri d’imposteur, et même de magicien. Les Russes ne pouvaient croire que Demetri, présenté par des Polonais catholiques, et ayant deux jésuites pour conseil, pût être leur véritable roi. Les boyards le regardaient tellement comme un imposteur que, le czar Boris étant mort, ils mirent sans difficulté sur le trône le fils de Boris, âgé de quinze ans.

(1605) Cependant Demetri s’avançait en Russie avec l’armée polonaise. Ceux qui étaient mécontents du gouvernement moscovite se déclarèrent en sa faveur. Un général russe, étant en présence de l’armée de Demetri, s’écria : « Il est le seul légitime héritier de l’empire », et passa de son côté avec les troupes qu’il commandait. La révolution fut bientôt pleine et entière ; Demetri ne fut plus un magicien. Le peuple de Moscou courut au château, et traîna en prison le fils de Boris et sa mère. Demetri fut proclamé czar sans aucune contradiction. On publia que le jeune Boris et sa mère s’étaient tués en prison ; il est plus vraisemblable que Demetri les fit mourir.

La veuve de Jean Basilides, mère du vrai ou faux Demetri, était depuis longtemps reléguée dans le nord de la Russie ; le nouveau czar l’envoya chercher dans une espèce de carrosse aussi magnifique qu’on en pouvait avoir alors. Il alla plusieurs milles au-devant d’elle ; tous deux se reconnurent avec des transports et des larmes, en présence d’une foule innombrable ; personne alors dans l’empire ne douta que Demetri ne fût le véritable empereur. (1606) Il épousa la fille du palatin de Sandomir, son premier protecteur ; et ce fut ce qui le perdit.

Le peuple vit avec horreur une impératrice catholique, une cour composée d’étrangers, et surtout une église qu’on bâtissait pour des jésuites. Demetri dès lors ne passa plus pour un Russe.

Un boyard, nommé Zuski, se mit à la tête de plusieurs conjurés, au milieu des fêtes qu’on donnait pour le mariage du czar : il entre dans le palais, le sabre dans une main et une croix dans l’autre. On égorge la garde polonaise : Demetri est chargé de chaînes. Les conjurés amènent devant lui la czarine, veuve de Jean Basilides, qui l’avait reconnu si solennellement pour son fils. Le clergé l’obligea de jurer sur la croix, et de déclarer enfin si Demetri était son fils ou non. Alors, soit que la crainte de la mort forçât cette princesse à un faux serment et l’emportât sur la nature, soit qu’en effet elle rendît gloire à la vérité, elle déclara en pleurant que le czar n’était point son fils ; que le véritable Demetri avait été, en effet, assassiné dans son enfance, et qu’elle n’avait reconnu le nouveau czar qu’à l’exemple de tout le peuple, et pour venger le sang de son fils sur la famille des assassins. On prétendit alors que Demetri était un homme du peuple, nommé Griska Utropoya, qui avait été quelque temps moine dans un couvent de Russie. On lui avait reproché auparavant de n’être pas du rite grec, et de n’avoir rien des mœurs de son pays ; et alors on lui reprocha d’être à la fois un paysan russe et un moine grec. Quel qu’il fût, le chef des conjurés Zuski le tua de sa main (1606), et se mit à sa place.

Ce nouveau czar, monté en un moment sur le trône, renvoya dans leur pays le peu de Polonais échappés au carnage. Comme il n’avait d’autre droit au trône ni d’autre mérite que d’avoir assassiné Demetri, les autres boyards, qui de ses égaux devenaient ses sujets, prétendirent bientôt que le czar assassiné n’était point un imposteur, qu’il était le véritable Demetri, et que son meurtrier n’était pas digne de la couronne. Ce nom de Demetri devint cher aux Russes. Le chancelier de celui qu’on venait de tuer s’avisa de dire qu’il n’était pas mort, qu’il guérirait bientôt de ses blessures, et qu’il reparaîtrait à la tête de ses fidèles sujets.

Ce chancelier parcourut la Moscovie, menant avec lui, dans une litière, un jeune homme auquel il donnait le nom de Demetri, et qu’il traitait en souverain. À ce nom seul les peuples se soulevèrent, il se donna des batailles au nom de ce Demetri qu’on ne voyait pas ; mais le parti du chancelier ayant été battu, ce second Demetri disparut bientôt. Les imaginations étaient si frappées de ce nom qu’un troisième Demetri se présenta en Pologne. Celui-là fut plus heureux que les autres ; il fut soutenu par le roi de Pologne Sigismond, et vint assiéger le tyran Zuski dans Moscou même. Zuski, enfermé dans Moscou, tenait encore en sa puissance la veuve du premier Demetri, et le palatin de Sandomir, père de cette veuve. Le troisième redemanda la princesse comme sa femme. Zuski rendit la fille et le père, espérant peut-être adoucir le roi de Pologne, ou se flattant que la palatine ne reconnaîtrait pas son mari dans un imposteur ; mais cet imposteur était victorieux. La veuve du premier Demetri ne manqua pas de reconnaître ce troisième pour son véritable époux, et si le premier trouva une mère, le troisième trouva aussi aisément une épouse. Le beau-père jura que c’était là son gendre, et les peuples ne doutèrent plus. Les boyards, partagés entre l’usurpateur Zuski et l’imposteur, ne reconnurent ni l’un ni l’autre. Ils déposèrent Zuski, et le mirent dans un couvent. C’était encore une superstition des Russes, comme de l’ancienne Église grecque, qu’un prince qu’on avait fait moine ne pouvait plus régner : ce même usage s’était insensiblement établi autrefois dans l’Église latine. Zuski ne reparut plus, et Demetri fut assassiné dans un festin par des Tartares.

(1610) Les boyards alors offrirent leur couronne au prince Ladislas, fils de Sigismond, roi de Pologne. Ladislas se préparait à venir la recevoir, lorsqu’il parut encore un quatrième Demetri pour la lui disputer. Celui-ci publia que Dieu l’avait toujours conservé, quoiqu’il eût été assassiné à Uglis par le tyran Boris, à Moscou par l’usurpateur Zuski, et ensuite par des Tartares. Il trouva des partisans qui crurent ces trois miracles. La ville de Pleskou le reconnut pour czar ; il y établit sa cour quelques années, pendant que les Russes, se repentant d’avoir appelé les Polonais, les chassaient de tous côtés, et que Sigismond renonçait à voir son fils Ladislas sur le trône des czars. Au milieu de ces troubles, on mit sur le trône le fils du patriarche Fédor Romanow : ce patriarche était parent, par les femmes, du czar Jean Basilides. Son fils, Michel Fédérowitz, c’est-à-dire fils de Fédor, fut élu à l’âge de dix-sept ans par le crédit du père. Toute la Russie reconnut ce Michel, et la ville de Pleskou lui livra le quatrième Demetri, qui finit par être pendu.

Il en restait un cinquième : c’était le fils du premier, qui avait régné en effet, de celui-là même qui avait épousé la fille du palatin de Sandomir. Sa mère l’enleva de Moscou lorsqu’elle alla trouver le troisième Demetri, et qu’elle feignit de le reconnaître pour son véritable mari. (1633) Elle se retira ensuite chez les cosaques avec cet enfant, qu’on regardait comme le petit-fils de Jean Basilides, et qui, en effet, pouvait bien l’être. Mais dès que Michel Fédérowitz fut sur le trône, il força les Cosaques à lui livrer la mère et l’enfant, et les fit noyer l’un et l’autre.

On ne s’attendait pas à un sixième Demetri. Cependant, sous l’empire de Michel Fédérowitz en Russie, et sous le règne de Ladislas en Pologne, on vit encore un nouveau prétendant de ce nom à la cour de Russie. Quelques jeunes gens, en se baignant avec un Cosaque de leur âge, aperçurent sur son dos des caractères russes, imprimés avec une aiguille ; on y lisait : Demetri, fils du czar Demetri. Celui-ci passa pour ce même fils de la palatine de Sandomir, que le czar Fédérowitz avait fait noyer dans un étang glacé. Dieu avait opéré un miracle pour le sauver ; il fut traité en fils du czar à la cour de Ladislas, et on prétendait bien se servir de lui pour exciter de nouveaux troubles en Russie. La mort de Ladislas, son protecteur, lui ôta toute espérance : il se retira en Suède, et de là dans le Holstein ; mais malheureusement pour lui le duc de Holstein ayant envoyé en Moscovie une ambassade pour établir un commerce de soie de Perse, et son ambassadeur n’ayant réussi qu’à faire des dettes à Moscou, le duc de Holstein obtint quittance de la dette en livrant ce dernier Demetri, qui fut mis en quartiers.

Toutes ces aventures, qui tiennent du fabuleux, et qui sont pourtant très-vraies, n’arrivent point chez les peuples policés qui ont une forme de gouvernement régulière. Le czar Alexis, fils de Michel Fédérowitz, et petit-fils du patriarche Fédor Romanow, couronné en 1645, n’est guère connu dans l’Europe que pour avoir été le père de Pierre le Grand. La Russie, jusqu’au czar Pierre, resta presque inconnue aux peuples méridionaux de l’Europe, ensevelie sous un despotisme malheureux du prince sur les boyards, et des boyards sur les cultivateurs. Les abus dont se plaignent aujourd’hui les nations policées auraient été des lois divines pour les Russes. Il y a quelques règlements parmi nous qui excitent les murmures des commerçants et des manufacturiers ; mais dans ces pays du Nord il était très-rare d’avoir un lit : on couchait sur des planches, que les moins pauvres couvraient d’un gros drap acheté aux foires éloignées, ou bien d’une peau d’animal, soit domestique, soit sauvage. Lorsque le comte de Carlisle, ambassadeur de Charles II d’Angleterre à Moscou, traversa tout l’empire russe d’Archangel en Pologne, en 1663, il trouva partout cet usage, et la pauvreté générale que cet usage suppose, tandis que l’or et les pierreries brillaient à la cour, au milieu d’une pompe grossière.

Un Tartare de la Crimée, un Cosaque du Tanaïs, réduit à la vie sauvage du citoyen russe, était bien plus heureux que ce citoyen, puisqu’il était libre d’aller où il voulait, et qu’il était défendu au Russe de sortir de son pays. Vous connaissez, par l’histoire de Charles XII, et par celle de Pierre Ier, qui s’y trouve renfermé[4], quelle différence immense un demi-siècle a produite dans cet empire. Trente siècles n’auraient pu faire ce qu’a fait Pierre en voyageant quelques années.

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  1. Voyez l’Histoire de Pierre le Grand, chapitre ier. (Note de Voltaire.)
  2. Toute l’histoire des Démétrius qui va suivre est une des plus jolies pages de Voltaire.
  3. Ou mieux encore, Godonow. (G. A.) — Dans l’Histoire de Russie, etc., chapitre iii de la première partie, Voltaire a écrit Boris Godonou ; l’Art de vérifier les dates écrit Godonouf. (B.)
  4. Voltaire parlait ainsi en 1756 : c’est depuis (en 1759 et 1763) qu’il a donné son Histoire de la Russie sous Pierre Ier.