Essai sur les mœurs/Chapitre 30

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CHAPITRE XXX.

De l’Italie ; des papes ; du divorce de Lothaire, roi de Lorraine ;
et des autres affaires de l’Église, aux viii
e et ixe siècles.

Pour ne pas perdre le fil qui lie tant d’événements, souvenons-nous avec quelle prudence les papes se conduisirent sous Pepin et sous Charlemagne, comme ils assoupirent habilement les querelles de religion, et comme chacun d’eux établit sourdement les fondements de la grandeur pontificale.

Leur pouvoir était déjà très-grand, puisque Grégoire IV rebâtit le port d’Ostie, et que Léon IV fortifia Rome à ses dépens ; mais tous les papes ne pouvaient être de grands hommes, et toutes les conjonctures ne pouvaient leur être favorables. Chaque vacance de siège causait les mêmes troubles que l’élection d’un roi en produit en Pologne. Le pape élu avait à ménager à la fois le sénat romain, le peuple, et l’empereur. La noblesse romaine avait grande part au gouvernement : elle élisait alors deux consuls tous les ans. Elle créait un préfet, qui était une espèce de tribun du peuple. Il y avait un tribunal de douze sénateurs ; et c’étaient ces sénateurs qui nommaient les principaux officiers du duché de Rome. Ce gouvernement municipal avait tantôt plus, tantôt moins d’autorité. Les papes avaient à Rome plutôt un grand crédit qu’une puissance législative.

S’ils n’étaient pas souverains de Rome, ils ne perdaient aucune occasion d’agir en souverains de l’Église d’Occident. Les évêques se constituaient juges des rois ; et les papes, juges des évêques. Tant de conflits d’autorité, ce mélange de religion, de superstition, de faiblesse, de méchanceté dans toutes les cours, l’insuffisance des lois, tout cela ne peut être mieux connu que par l’aventure du mariage et du divorce de Lothaire, roi de Lorraine, neveu de Charles le Chauve.

Charlemagne avait répudié une de ses femmes, et en avait épousé une autre, non-seulement avec l’approbation du pape Étienne, mais sur ses pressantes sollicitations. Les rois francs, Gontran, Caribert, Sigebert, Chilpéric, Dagobert, avaient eu plusieurs femmes à la fois, sans qu’on eût murmuré ; et si c’était un scandale, il était sans trouble. Le temps change tout. Lothaire, marié avec Teutberge, fille d’un duc de la Bourgogne Transjurane, prétend la répudier pour un inceste avec son frère, dont elle est accusée, et épouser sa maîtresse Valrade. Toute la suite de cette aventure est d’une singularité nouvelle. D’abord la reine Teutberge se justifie par l’épreuve de l’eau bouillante. Son avocat plonge la main dans un vase, au fond duquel il ramasse impunément un anneau bénit. Le roi se plaint qu’on a employé la fourberie dans cette épreuve. Il est bien sûr que si elle fut faite, l’avocat de la reine était instruit d’un secret de préparer la peau à soutenir l’action de l’eau bouillante. Aucune académie des sciences n’a, de nos jours, tenté de connaître sur ces épreuves ce que savaient alors les charlatans.

(862) Le succès de cette épreuve passait pour un miracle, pour le jugement de Dieu même ; et cependant Teutberge, que le ciel justifie, avoue à plusieurs évêques, en présence de son confesseur, qu’elle est coupable. Il n’y a guère d’apparence qu’un roi qui voulait se séparer de sa femme sur une imputation d’adultère eût imaginé de l’accuser d’un inceste avec son frère, si le fait n’avait pas été public. On ne va pas supposer un crime si recherché, si rare, si difficile à prouver : il faut d’ailleurs que, dans ces temps-là, ce qu’on appelle aujourd’hui honneur ne fût point du tout connu. Le roi et la reine se couvrent tous deux de honte, l’un par son accusation, l’autre par son aveu. Deux conciles nationaux sont assemblés, qui permettent le divorce.

Le pape Nicolas Ier casse les deux conciles. Il dépose Gontier, archevêque de Cologne, qui avait été le plus ardent dans l’affaire du divorce. Gontier écrit aussitôt à toutes les églises : « Quoique le seigneur Nicolas, qu’on nomme pape, et qui se compte pape et empereur, nous ait excommunié, nous avons résisté à sa folie. » Ensuite dans son écrit, s’adressant au pape même : « Nous ne recevons point, dit-il, votre maudite sentence ; nous la méprisons ; nous vous rejetons vous-même de notre communion, nous contentant de celle des évêques, nos frères, que vous méprisez, etc. »

Un frère de l’archevêque de Cologne porta lui-même cette protestation à Rome, et la mit, l’épée à la main, sur le tombeau où les Romains prétendent que reposent les cendres de saint Pierre. Mais bientôt après, l’état politique des affaires ayant changé, ce même archevêque changea aussi. Il vint au mont Cassin se jeter aux genoux du pape Adrien II, successeur de Nicolas. « Je déclare, dit-il, devant Dieu et devant ses saints, à vous monseigneur Adrien, souverain pontife, aux évêques qui vous sont soumis, et à toute l’assemblée, que je supporte humblement la sentence de déposition donnée canoniquement contre moi par le pape Nicolas, etc. » On sent combien un exemple de cette espèce affermissait la supériorité de l’Église romaine ; et les conjonctures rendaient ces exemples fréquents.

Ce même Nicolas Ier excommunie la seconde femme de Lothaire, et ordonne à ce prince de reprendre la première. Toute l’Europe prend part à ces événements. L’empereur Louis II, frère de Charles le Chauve, et oncle de Lothaire, se déclare d’abord violemment pour son neveu contre le pape. Cet empereur, qui résidait alors en Italie, menace Nicolas Ier; il y a du sang de répandu, et l’Italie est en alarme. On négocie, on cabale de tous côtés. Teutberge va plaider à Rome ; Valrade, sa rivale, entreprend le voyage, et n’ose l’achever. Lothaire, excommunié, s’y transporte, et va demander pardon à Adrien, successeur de Nicolas, dans la crainte où il est que son oncle le Chauve, armé contre lui au nom de l’Église, ne s’empare de son royaume de Lorraine. Adrien II, en lui donnant la communion dans Rome, lui fait jurer qu’il n’a point usé des droits du mariage avec Valrade depuis l’ordre que le pape Nicolas lui avait donné de s’en abstenir. Lothaire fait serment, communie, et meurt quelque temps après. Tous les historiens ne manquent pas de dire qu’il est mort en punition de son parjure, et que les domestiques qui ont juré avec lui sont morts dans l’année.

Le droit qu’exercèrent en cette occasion Nicolas Ier et Adrien II était fondé sur les fausses Décrétales, déjà regardées comme un code universel. Le contrat civil qui unit deux époux, étant devenu un sacrement, était soumis au jugement de l’Église.

Cette aventure est le premier scandale touchant le mariage des têtes couronnées en Occident. On a vu depuis les rois de France Robert, Philippe Ier, Philippe-Auguste, excommuniés par les papes pour des causes à peu près semblables, ou même pour des mariages contractés entre parents très-éloignés. Les évêques nationaux prétendirent longtemps devoir être les juges de ces causes : les pontifes de Rome les évoquèrent toujours à eux.

On n’examine point ici si cette nouvelle jurisprudence est utile ou dangereuse : on n’écrit ni comme jurisconsulte, ni comme controversiste ; mais toutes les provinces chrétiennes ont été troublées par ces scandales. Les anciens Romains et les peuples orientaux furent plus heureux en ce point. Les droits des pères de famille, le secret de leur lit, n’y furent jamais en proie à la curiosité publique. On ne connaît point chez eux de pareils procès au sujet d’un mariage ou d’un divorce.

Ce descendant de Charlemagne fut le premier qui alla plaider à trois cents lieues de chez lui devant un juge étranger, pour savoir quelle femme il devait aimer. Les peuples furent sur le point d’être les victimes de ce différend. Louis le Débonnaire avait été le premier exemple du pouvoir des évêques sur les empereurs ; Lothaire de Lorraine fut l’époque du pouvoir des papes sur les évêques. Il résulte de toute l’histoire de ces temps-là que la société avait peu de règles certaines chez les nations occidentales, que les États avaient peu de lois, et que l’Église voulait leur en donner.

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