Essai sur les mœurs/Chapitre 43

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CHAPITRE XLIII.

De l’état de l’Europe aux xe et xie siècles.

La Moscovie, ou plutôt la Ziovie, avait commencé à connaître un peu de christianisme vers la fin du xe siècle. Les femmes étaient destinées à changer la religion des royaumes. Une sœur des empereurs Basile et Constantin, mariée à un grand-duc ou grand-knès de Moscovie, nommé Volodimer, obtint de son mari qu’il se fît baptiser. Les Moscovites, quoique esclaves de leur maître, ne suivirent qu’avec le temps son exemple ; et enfin, dans ces siècles d’ignorance, ils ne prirent guère du rite grec que les superstitions.

Au reste, les ducs de Moscovie ne se nommaient pas encore czars, ou tsars, ou tchards ; ils n’ont pris ce titre que quand ils ont été les maîtres des pays vers Casan appartenant à des tsars. C’est un terme slavon imité du persan ; et dans la bible slavonne le roi David est appelé le csar David.

Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au christianisme, Micislas, duc de Pologne, fut converti par sa femme, sœur du duc de Bohême. J’ai déjà remarqué[1] que les Bulgares avaient reçu la foi de la même manière. Giselle, sœur de l’empereur Henri II, fit encore chrétien son mari, roi de Hongrie, dans la première année du xie siècle ; ainsi il est très-vrai que la moitié de l’Europe doit aux femmes son christianisme.

La Suède, où il avait été prêché dès le ixe siècle, était redevenue idolâtre. La Bohême, et tout ce qui est au nord de l’Elbe, renonça au christianisme (1013). Toutes les côtes de la mer Baltique vers l’Orient étaient païennes. Les Hongrois retournèrent au paganisme (1047). Mais toutes ces nations étaient beaucoup plus loin encore d’être polies que d’être chrétiennes.

La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d’habitants par ces anciennes émigrations dont l’Europe fut inondée, paraît dans les viiie, ixe, xe et xie siècles, comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et sans commerce avec ses voisins ; elle n’a part à aucun grand événement, et n’en fut probablement que plus heureuse.

La Pologne, beaucoup plus barbare que chrétienne, conserva jusqu’au xiiie siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, comme celle de tuer leurs enfants qui naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Albert, surnommé le Grand dans ces siècles d’ignorance, alla en Pologne pour y déraciner ces coutumes affreuses qui durèrent jusqu’au milieu du xiiie siècle ; et on n’en put venir à bout qu’avec le temps. Tout le reste du Nord vivait dans un état sauvage ; état de la nature humaine quand l’art ne l’a pas changée.

L’empire de Constantinople n’était ni plus resserré ni plus agrandi que nous l’avons vu au ixe siècle. À l’occident, il se défendait contre les Bulgares ; à l’orient, au nord, et au midi, contre les Turcs et les Arabes.

On a vu en général ce qu’était l’Italie : des seigneurs particuliers partageaient tout le pays depuis Rome jusqu’à la mer de la Calabre, et les Normands en avaient la plus grande partie, Florence, Milan, Pavie, se gouvernaient par leurs magistrats sous des comtes ou sous des ducs nommés par les empereurs. Bologne était plus libre.

La maison de Maurienne, dont descendent les ducs de Savoie, rois de Sardaigne, commençait à s’établir. (888) Elle possédait comme fief de l’empire le comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis qu’un Berthol, tige de cette maison, avait eu ce petit démembrement du royaume de Bourgogne. Il y eut cent seigneurs en France beaucoup plus considérables que les comtes de Savoie ; mais tous ont été enfin accablés sous le pouvoir du seigneur dominant ; tous ont cédé l’un après l’autre à des maisons nouvelles, élevées par la faveur des rois. Il ne reste plus de traces de leur ancienne grandeur. La maison de Maurienne, cachée dans ses montagnes, s’est agrandie de siècle en siècle, et est devenue égale aux plus grands monarques.

Les Suisses et les Grisons, qui composaient un État quatre fois plus puissant que la Savoie, et qui était, comme elle, un démembrement de la Bourgogne, obéissaient aux baillis que les empereurs nommaient. Deux villes maritimes d’Italie commençaient à s’élever, non pas par ces invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les princes qui ont passé sous nos yeux, mais par une industrie sage, qui dégénéra aussi bientôt en esprit de conquête. Ces deux villes étaient Gênes et Venise. Gênes, célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son restaurateur. Cet empereur l’avait rebâtie quelque temps après que les Goths l’avaient détruite. Gouvernée par des comtes sous Charlemagne et ses premiers descendants, elle fut saccagée au xe siècle par les mahométans, et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme c’était un port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le négoce, qui l’avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une république. Elle prit l’île de Corse sur les Arabes qui s’en étaient emparés. Les papes exigèrent un tribut pour cette île, non-seulement parce qu’ils y avaient possédé autrefois des patrimoines, mais parce qu’ils se prétendaient suzerains de tous les royaumes conquis sur les infidèles. Les Génois payèrent ce tribut au commencement du xie siècle : mais bientôt après ils s’en affranchirent sous le pontificat de Lucius II. Enfin, leur ambition croissant avec leurs richesses, de marchands ils voulurent devenir conquérants.

La ville de Venise, bien moins ancienne que Gênes, affectait le frivole honneur d’une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide d’une puissance bien supérieure. Ce ne fut d’abord qu’une retraite de pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s’y réfugièrent au commencement du ve siècle, quand les Huns et les Goths ravageaient l’Italie. Il n’y avait pour toute ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n’était point encore connu. Ce Rialto, bien loin d’être libre, fut pendant trente années une simple bourgade appartenante à la ville de Padoue, qui la gouvernait par des consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de Venise.

Il n’y a aucune preuve que sous les rois lombards Venise ait eu une liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent oubliés dans leurs marais.

Le Rialto et les petites îles voisines ne commencèrent qu’en 709 à se gouverner par leurs magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue, et se regardèrent comme une république.

C’est en 709 qu’ils eurent le premier doge, qui ne fut qu’un tribun du peuple élu par des bourgeois. Plusieurs familles, qui donnèrent leurs voix à ce premier doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens nobles de l’Europe, sans en excepter aucune maison, et prouvent que la noblesse peut s’acquérir autrement qu’en possédant un château, ou en payant des patentes à un souverain.

Héraclée fut le premier siège de cette république jusqu’à la mort de son troisième doge. Ce ne fut que vers la fin du ixe siècle que ces insulaires, retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de petites îles, qui formèrent une ville, le nom de Venise, du nom de cette côte, qu’on appelait terræ Venetorum. Les habitants de ces marais ne pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l’origine de leur puissance. Il n’est pas assurément bien décidé que cette république fût alors indépendante. (950) On voit que Bérenger, reconnu quelque temps empereur en Italie, accorda au doge le privilège de battre monnaie. Ces doges mêmes étaient obligés d’envoyer aux empereurs, en redevance, un manteau de drap d’or tous les ans ; et Othon III leur remit en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité n’ôtaient rien à la véritable puissance de Venise : car, tandis que les Vénitiens payaient un manteau d’étoffe d’or aux empereurs, ils acquirent par leur argent et par leurs armes toute la province d’Istrie, et presque toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenza. Leur doge prenait, vers le milieu du xe siècle, le titre de duc de Dalmatie ; mais ces conquêtes enrichissaient moins Venise que le commerce, dans lequel elle surpassait encore les Génois : car, tandis que les barons d’Allemagne et de France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l’Orient. La Méditerranée était déjà couverte de ses vaisseaux, et elle s’enrichissait de l’ignorance et de la barbarie des nations septentrionales de l’Europe.

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  1. Chapitre xxxi.