Essai sur les mœurs/Chapitre 61

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre LX Chapitre LXI Chapitre LXII   ►


CHAPITRE LXI.

De Charles d’Anjou, roi des Deux-Siciles. De Mainfroi,
de Conradin, et des Vêpres siciliennes.

Pendant que la grande révolution des Tartares avait son cours, que les fils et les petits-fils de Gengis se partageaient la plus grande partie du monde, que les croisades continuaient, et que saint Louis préparait malheureusement la dernière, l’illustre maison impériale de Souabe finit d’une manière inouïe jusqu’alors : ce qui restait de son sang coula sur un échafaud.

L’empereur Frédéric II avait été à la fois empereur des papes, leur vassal, et leur ennemi. Il leur rendait hommage lige pour le royaume de Naples et de Sicile (1254). Son fils Conrad IV se mit en possession de ce royaume. Je ne vois point d’auteur qui n’assure que ce Conrad fut empoisonné par son frère Manfredi ou Mainfroi, bâtard de Frédéric ; mais je n’en vois aucun qui en apporte la plus légère preuve.

Ce même empereur Conrad IV avait été accusé d’avoir empoisonné son frère Henri : vous verrez que dans tous les temps les soupçons de poison sont plus communs que le poison même.

Cet hommage lige qu’on rendait à la cour romaine pour les royaumes de Naples et de Sicile fut une des sources des calamités de ces provinces, de celles de la maison impériale de Souabe, et de celles de la maison d’Anjou, qui, après avoir dépouillé les héritiers légitimes, périt elle-même misérablement. Cet hommage fut d’abord, comme vous l’avez vu[1] une simple cérémonie pieuse et adroite des conquérants normands, qui mirent, comme tant d’autres princes, leurs États sous la protection de l’Église, pour arrêter, s’il était possible, par l’excommunication, ceux qui voudraient leur ravir ce qu’ils avaient usurpé. Les papes tournèrent bientôt en hommage cette oblation ; et n’étant pas souverains de Rome, ils étaient suzerains des Deux-Siciles.

L’empereur Frédéric II laissa Naples et la Sicile dans l’état le plus florissant : de sages lois établies, des villes bâties, Naples embellie, les sciences et les arts en honneur, furent ses monuments. Ce royaume devait appartenir à l’empereur Conrad son fils ; on ne sait si Manfredi, que nous nommons Mainfroi, était fils légitime ou bâtard de Frédéric II ; l’empereur semble le regarder dans son testament comme son fils légitime : il lui donne Tarente et plusieurs autres principautés en souveraineté ; il l’institue régent du royaume pendant l’absence de Conrad, et le déclare son successeur, en cas que Conrad et Henri viennent à mourir sans enfants : jusque-là tout paraît paisible. Mais les Italiens n’obéissaient jamais que malgré eux au sang germanique ; les papes détestaient la maison de Souabe, et voulaient la chasser d’Italie ; les partis guelfe et gibelin subsistaient dans toute leur force d’un bout de l’Italie à l’autre.

Le fameux pape Innocent IV, qui avait déposé à Lyon l’empereur Frédéric II, c’est-à-dire qui avait osé le déclarer déposé, prétendait bien que les enfants d’un excommunié ne pouvaient succéder à leur père.

Innocent se hâta donc de quitter Lyon, pour aller sur les frontières de Naples exhorter les barons à ne point obéir à Manfredi, que nous nommons Mainfroi. Cet évêque ne combattait qu’avec les armes de l’opinion ; mais vous avez vu combien ces armes étaient dangereuses. Mainfroi se défia de ses barons, dévots, factieux, et ennemis du sang de Souabe. Il y avait encore des Sarrasins dans la Pouille. L’empereur Frédéric II, son père, avait toujours eu une garde composée de ces mahométans ; la ville de Lucéran, ou Nocéra, était remplie de ces Arabes ; on l’appelait Lucera de’ pagani, la ville des païens. Les mahométans ne méritaient pas à beaucoup près ce nom que les Italiens leur donnaient. Jamais peuple ne fut plus éloigné de ce que nous appelons improprement le paganisme, et ne fut plus fortement attaché sans aucun mélange à l’unité de Dieu. Mais ce terme de païens avait rendu odieux Frédéric II, qui avait employé les Arabes dans ses armées ; il rendit Manfredi plus odieux encore. Manfredi cependant, aidé de ses mahométans, étouffa la révolte, et contint tout le royaume, excepté la ville de Naples, qui reconnut le pape Innocent pour son unique maître. Ce pape prétendait que les Deux-Siciles lui étaient dévolues, et lui appartenaient de droit, en vertu des paroles qu’il avait prononcées en déposant Frédéric II et sa race, au concile de Lyon. L’empereur Conrad IV arrive alors pour défendre son héritage ; il prend d’assaut sa ville de Naples : le pape s’enfuit à Gênes, sa patrie, et là il ne prend d’autre parti que d’offrir le royaume au prince Richard, frère du roi d’Angleterre Henri III, prince qui n’était pas en état d’armer deux vaisseaux, et qui remercia le saint-père de son dangereux présent.

(1254) Les dissensions inévitables entre Conrad, roi allemand, et Manfredi, italien, servirent mieux la cour romaine que ne firent la politique et les malédictions du pape. Conrad mourut, et on prétend, comme je vous l’ai dit[2], qu’il mourut empoisonné. La cour papale accrédita ce soupçon. Conrad laissait sa couronne de Naples à un enfant de dix ans ; c’est cet infortuné Conradin que nous verrons périr d’une fin si tragique, Conradin était en Allemagne : Manfredi était ambitieux ; il fit courir le bruit que Conradin était mort, et se fit prêter serment, comme à un régent si Conradin était en vie, et comme à un roi si ce fils de l’empereur n’était plus. Innocent avait toujours pour lui dans le royaume la faction des Guelfes, ce parti ennemi de la maison impériale, et il avait encore pour lui ses excommunications : il se déclara lui-même roi des Deux-Siciles, et donna des investitures. Voilà donc enfin les papes rois de ce pays conquis par des gentilshommes de Normandie. (1253 et 1254) Mais cette royauté ne fut que passagère : le pape eut une armée, mais il ne savait pas la commander ; il mit un légat à la tête : Manfredi, avec ses mahométans et quelques barons peu scrupuleux, défit entièrement le légat et l’armée pontificale.

Ce fut dans ces circonstances que le pape Innocent, ne pouvant prendre pour lui le royaume de Naples, se tourna enfin vers le comte d’Anjou, frère de saint Louis, (1254) et lui offrit une couronne dont il n’avait nul droit de disposer, et à laquelle le comte d’Anjou n’avait nul droit de prétendre. Mais le pape mourut dès le commencement de cette négociation : c’est à quoi aboutissent tous les projets de l’ambition qui tourmentent si horriblement la vie.

Rinaldo de Signi, Alexandre IV, succéda à la place d’Innocent IV et à tous ses desseins. Il ne put réussir avec le frère du roi de France, saint Louis ; ce roi malheureusement venait d’épuiser la France par sa croisade et par sa rançon en Égypte, et il dépensait le peu qui lui restait à rebâtir en Palestine les murailles de quelques villes sur la côte, villes bientôt perdues pour les chrétiens.

Le pape Alexandre IV commence par citer par-devant lui Manfredi ; il en était en droit par les lois des fiefs, puisque ce prince était son vassal. Mais ce droit ne pouvant être que celui du plus fort, il n’y avait pas d’apparence qu’un vassal armé comparût devant son seigneur. Alexandre était à Naples, dont ses intrigues lui avaient ouvert les portes : il négocia avec son vassal, qui était dans la Pouille. Manfredi pria le saint-père de lui envoyer un cardinal pour traiter avec lui. La cour du pape décida « id non convenire sanctæ sedis honori, ut cardinales isto modo mittantur » ; qu’il ne convenait pas à l’honneur du saint-siége d’envoyer ainsi des cardinaux.

La guerre civile continua donc : le pape publia une croisade contre Mainfroi, comme on en avait publié contre les musulmans, les empereurs, et les Albigeois. Il y a bien loin de Naples en Angleterre ; cependant cette croisade y fut prêchée ; un nonce y alla lever des décimes (1255) : ce nonce releva de son vœu le roi Henri III, qui avait fait serment d’aller faire la guerre en Palestine, et lui fit faire un autre vœu de fournir de l’argent et des troupes au pape dans sa guerre contre Manfredi.

Matthieu Pâris rapporte que le nonce leva cinquante mille livres sterling en Angleterre. A voir les Anglais d’aujourd’hui, on ne croirait pas que leurs ancêtres aient pu être si imbéciles. La cour papale, pour extorquer cet argent, flattait le roi de la couronne de Naples pour le prince Edmond, son fils ; mais dans le même temps elle négociait avec Charles d’Anjou, toujours prête à donner les Deux-Siciles à qui les voudrait payer le plus chèrement. Toutes ces négociations échouèrent pour lors ; le pape dissipa l’argent qu’il avait levé en Angleterre pour sa croisade, et ne la fit point ; Manfredi régna, et Alexandre IV mourut sans réussir à rien qu’à extorquer de l’argent de l’Angleterre (1260).

Un savetier, devenu pape sous le nom d’Urbain IV, continua ce que ses prédécesseurs avaient commencé. Ce savetier était de Troyes en Champagne ; son prédécesseur avait fait prêcher une croisade en Angleterre contre les Deux-Siciles, celui-ci en fit prêcher une en France ; il prodigua des indulgences plénières, mais il ne put avoir que peu d’argent, et quelques soldats, qu’un comte de Flandre, gendre de Charles d’Anjou, conduisit en Italie. Charles accepta enfin la couronne de Naples et de Sicile : le roi saint Louis y consentit ; mais Urbain IV mourut sans avoir pu voir les commencements de cette révolution (1264).

Voilà trois papes qui consument leur vie à persécuter en vain Manfredi. Un Languedocien (Clément IV), sujet de Charles d’Anjou, termina ce que les autres avaient entrepris, et eut l’honneur d’avoir son maître pour son vassal. Ce comte d’Anjou, Charles, possédait déjà la Provence par son mariage, et une partie du Languedoc ; mais ce qui augmentait sa puissance, c’était d’avoir soumis la ville de Marseille. Il avait encore une dignité qu’un homme habile pouvait l’aire valoir, c’était celle de sénateur unique de Rome ; car les Romains défendaient toujours leur liberté contre les papes ; ils avaient depuis cent ans créé cette dignité de sénateur unique, qui faisait revivre les droits des anciens tribuns. (1265) Le sénateur était à la tête du gouvernement municipal, et les papes, qui donnaient si libéralement des couronnes, ne pouvaient mettre un impôt sur les Romains ; ils étaient ce qu’un électeur est dans la ville de Cologne. Clément ne donna l’investiture à son ancien maître qu’à condition qu’il renoncerait à cette dignité au bout de trois ans, qu’il payerait trois mille onces d’or au saint-siége, chaque année, pour la mouvance du royaume de Naples, et que, si jamais le payement était différé plus de deux mois, il serait excommunié. Charles souscrivit aisément à ces conditions et à toutes les autres. Le pape lui accorda la levée d’une décime sur les biens ecclésiastiques de France. Il part avec de l’argent et des troupes, se fait couronner à Rome, livre bataille à Mainfroi dans les plaines de Bénévent, et est assez heureux pour que Mainfroi soit tué en combattant (1266). Il usa durement de la victoire, et parut aussi cruel que son frère saint Louis était humain. Le légat empêcha qu’on ne donnât la sépulture à Mainfroi. Les rois ne se vengent que des vivants ; l’Église se vengeait des vivants et des morts.

Cependant le jeune Conradin, véritable héritier du royaume de Naples, était en Allemagne pendant cet interrègne qui la désolait, et pendant qu’on lui ravissait le royaume de Naples, ses partisans l’excitent à venir défendre son héritage. Il n’avait encore que quinze ans ; son courage était au-dessus de son âge : il se met, avec le duc d’Autriche, son parent, à la tête d’une armée, et vient soutenir ses droits (1268). Les Romains étaient pour lui. Conradin, excommunié, est reçu à Rome aux acclamations de tout le peuple, dans le temps même que le pape n’osait approcher de sa

On peut dire que de toutes les guerres de ce siècle, la plus juste était celle que faisait Conradin ; elle fut la plus infortunée. Le pape fit prêcher la croisade contre lui, ainsi que contre les Turcs. Ce prince est défait et pris dans la Pouille, avec son parent Frédéric, duc d’Autriche. Charles d’Anjou, qui devait honorer leur courage, les fit condamner par des jurisconsultes : la sentence portait qu’ils méritaient la mort pour avoir pris les armes contre l’Église. Ces deux princes furent exécutés publiquement à Naples par la main du bourreau.

Les historiens contemporains les plus accrédités, les plus fidèles, les Guichardin et les de Thou de ces temps-là, rapportent que Charles d’Anjou consulta le pape Clément IV, autrefois son chancelier en Provence, et alors son protecteur, et que ce prêtre lui répondit en style d’oracle : « vita Corradini, mors Caroli ; mors Corradini, vita Caroli. » Cependant les valets en robe de Charles passèrent dix mois entiers à se déterminer sur cet assassinat qu’ils devaient commettre avec le glaive de la justice. La sentence ne fut portée qu’après la mort de Clément IV[3].

On ne peut assez s’étonner que Louis IX, canonisé depuis, n’ait fait aucun reproche à son frère d’une action si barbare, si honteuse et si peu politique, lui que des Égyptiens avaient épargné si généreusement dans des circonstances bien moins favorables. Il devait condamner plus qu’un autre la férocité réfléchie de Charles son frère.

Le vainqueur, si indigne de l’être, au lieu de ménager les Napolitains, les irrita par des oppressions ; ses Provençaux et lui furent en horreur.

C’est une opinion générale qu’un gentilhomme de Sicile, nommé Jean de Procida, déguisé en cordelier, trama cette fameuse conspiration par laquelle tous les Français devaient être égorgés à la même heure, le jour de Pâques, au son de la cloche de vêpres. Il est sûr que ce Jean de Procida avait en Sicile préparé tous les esprits à une révolution, qu’il avait passé à Constantinople et en Aragon, et que le roi d’Aragon, Pierre, gendre de Mainfroi, s’était ligué avec l’empereur grec contre Charles d’Anjou ; mais il n’est guère vraisemblable qu’on eût tramé précisément la conspiration des Vêpres siciliennes. Si le complot avait été formé, c’était dans le royaume de Naples qu’il fallait principalement l’exécuter ; et cependant aucun Français n’y fut tué. Malespina raconte qu’un Provençal, nommé Droguet[4], violait une femme dans Palerme le lendemain de Pâques[5], dans le temps que le peuple allait à vêpres ; la femme cria, le peuple accourut, on tua le Provençal (1282). Ce premier mouvement d’une vengeance particulière anima la haine générale. Les Siciliens, excités par Jean de Procida et par leur fureur, s’écrièrent qu’il fallait massacrer les ennemis. On fit main basse à Palerme sur tout ce qu’on trouva de Provençaux : la même rage qui était dans tous les cœurs produisit ensuite le même massacre dans le reste de l’île ; on dit qu’on éventrait les femmes grosses pour en arracher les enfants à demi formés, et que les religieux mêmes massacraient leurs pénitentes provençales : il n’y eut, dit-on, qu’un gentilhomme, nommé des Porcellets, qui échappa. Cependant il est certain que le gouverneur de Messine, avec sa garnison, se retira de l’île dans le royaume de Naples[6].

Le sang de Conradin fut ainsi vengé, mais sur d’autres que sur celui qui l’avait répandu. Les Vêpres siciliennes attirèrent encore de nouveaux malheurs à ces peuples qui, nés dans le climat le plus fortuné de la terre, n’en étaient que plus méchants et plus misérables. Il est temps de voir quels nouveaux désastres furent produits dans ce même siècle par l’abus des croisades, et par celui de la religion.


______________



  1. Chapitre xl.
  2. Chapitre xlix.
  3. Voyez les Annales de l’Empire, sur la maison de Souabe (années 1267-68). (Note de Voltaire.)
  4. Pour excuser Droguet, on prétend qu’il se contenta de trousser cette dame dans la rue : j’y consens. (Note de Voltaire.)
  5. Dans les Annales de l’Empire, année 1282, Voltaire dit : le troisième jour de Pâques.
  6. Cette opinion est fondée sur une tradition très-reculée. Porcellet, disent d’anciens écrivains, fut sauvé seul du massacre de Palerme, à cause de sa grande prud’homie et vertu. On prétend qu’un autre Porcellet sauva Richard Cœur de Lion enveloppé par les Sarrasins, en attirant leurs coups sur lui-même. Après sa mort, les Sarrasins trempèrent des linges dans son sang, par une superstition digne de ces temps de valeur et de férocité. Cette famille subsiste encore, mais
    Une pauvreté noble est tout ce qui lui reste.
    Zaïre, I, iv. (K.)