Essai sur les mœurs/Chapitre 74

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CHAPITRE LXXIV.

De l’état de l’Europe vers le temps du concile de Constance.
De l’Italie.

En réfléchissant sur ce concile même, tenu sous les yeux d’un empereur, de tant de princes et de tant d’ambassadeurs, sur la déposition du souverain pontife, sur celle de Venceslas, on voit que l’Europe catholique était en effet une immense et tumultueuse république, dont les chefs étaient le pape et l’empereur, et dont les membres désunis sont des royaumes, des provinces, des villes libres, sous vingt gouvernements différents. Il n’y avait aucune affaire dans laquelle l’empereur et le pape n’entrassent. Toutes les parties de la chrétienté se correspondaient même au milieu des discordes : l’Europe était en grand ce qu’avait été la Grèce, à la politesse près.

Rome et Rhodes étaient deux villes communes à tous les chrétiens du rite latin, et ils avaient un commun ennemi dans le sultan des Turcs. Les deux chefs du monde catholique, l’empereur et le pape, n’avaient précisément qu’une grandeur d’opinion, nulle puissance réelle. Si Sigismond n’avait pas eu la Bohême et la Hongrie, dont il tirait encore très-peu de chose, le titre d’empereur n’eût été pour lui qu’onéreux. Les domaines de l’empire étaient tous aliénés ; les princes et les villes d’Allemagne ne payaient point de redevance. Le corps germanique était aussi libre, mais non si bien réglé qu’il l’a été par la paix de Vestphalie. Le titre de roi d’Italie était aussi vain que celui de roi d’Allemagne ; l’empereur ne possédait pas une ville au delà des Alpes.

C’est toujours le même problème à résoudre, comment l’Italie n’a pas affermi sa liberté, et n’a pas fermé pour jamais l’entrée aux étrangers. Elle y travailla toujours, et dut se flatter alors d’y parvenir : elle était florissante. La maison de Savoie s’agrandissait sans être encore puissante : les souverains de ce pays, feudataires de l’empire, étaient des comtes. Sigismond, qui donnait au moins des titres, les fit ducs en 1416 ; aujourd’hui ils sont rois indépendants, malgré le titre de feudataires. Les Viscontis possédaient tout le Milanais ; et ce pays devint depuis encore plus considérable sous les Sforces.

Les Florentins industrieux étaient recommandables par la liberté, le génie et le commerce. On ne voit que de petits États jusqu’aux frontières du royaume de Naples, qui tous aspirent à la liberté. Ce système de l’Italie dure depuis la mort de Frédéric II ; jusqu’aux temps des papes Alexandre VI et Jules II, ce qui fait une période d’environ trois cents années ; mais ces trois cents années se sont passées en factions, en jalousies, en petites entreprises d’une ville sur une autre, et de tyrans qui s’emparaient de ces villes. C’est l’image de l’ancienne Grèce, mais image barbare : on cultivait les arts, et on conspirait ; mais on ne savait pas combattre comme aux Thermopyles et à Marathon.

Voyez dans Machiavel l’histoire de Castracani, tyran de Lucques et de Pistoie, du temps de l’empereur Louis de Bavière : de pareils desseins, heureux ou malheureux, sont l’histoire de toute l’Italie. Lisez la vie d’Ezzelino da Romano, tyran de Padoue, très-naïvement et très-bien écrite par Pietro Gerardo, son contemporain : cet écrivain affirme que le tyran fit périr plus de douze mille citoyens de Padoue au xiiie siècle. Le légat qui le combattit en fit mourir autant de Vicence, de Vérone, et de Ferrare. Ezzelin fut enfin fait prisonnier, et toute sa famille mourut dans les plus affreux supplices. Une famille de citoyens de Vérone, nommée Scala, que nous appelons L’Escale, s’empara du gouvernement sur la fin du xiiie siècle, et y régna cent années ; cette famille soumit, vers l’an 1330, Padoue, Vicence, Trévise, Parme, Brescia, et d’autres territoires ; mais au xve siècle il ne resta pas la plus légère trace de cette puissance. Les Viscontis, les Sforces, ducs de Milan, ont passé plus tard et sans retour. De tous les seigneurs qui partageaient la Romagne, l’Ombrie, l’Émilie, il ne reste aujourd’hui que deux ou trois familles devenues sujettes du pape.

Si vous recherchez les annales des villes d’Italie, vous n’en trouverez pas une dans laquelle il n’y ait eu des conspirations conduites avec autant d’art que celle de Catilina. On ne pouvait dans de si petits États ni s’élever ni se défendre avec des armées : les assassinats, les empoisonnements, y suppléèrent souvent. Une émeute du peuple faisait un prince, une autre émeute le faisait tomber : c’est ainsi que Mantoue, par exemple, passa de tyrans en tyrans jusqu’à la maison de Gonzague, qui s’y établit en 1328.

Venise seule a toujours conservé sa liberté, qu’elle doit à la mer qui l’environne, et à la prudence de son gouvernement. Gênes, sa rivale, lui fit la guerre, et triompha d’elle sur la fin du xive siècle ; mais Gênes ensuite déclina de jour en jour, et Venise s’éleva toujours jusqu’au temps de Louis XII et de l’empereur Maximilien, où nous la verrons intimider l’Italie, et donner de la jalousie à toutes les puissances qui conspirent pour la détruire. Parmi tous ces gouvernements, celui de Venise était le seul réglé, stable, et uniforme : il n’avait qu’un vice radical, qui n’en était pas un aux yeux du sénat, c’est qu’il manquait un contre-poids à la puissance patricienne, et un encouragement aux plébéiens. Le mérite ne put jamais, dans Venise, élever un simple citoyen, comme dans l’ancienne Rome. La beauté du gouvernement d’Angleterre, depuis que la chambre des communes a part à la législation, consiste dans ce contre-poids et dans ce chemin toujours ouvert aux honneurs pour quiconque en est digne[1].

Pise, qui n’est aujourd’hui qu’une ville dépeuplée, dépendante de la Toscane, était aux xiiie et xive siècles une république célèbre, et mettait en mer des flottes aussi considérables que Gênes.

Parme et Plaisance appartenaient aux Viscontis : les papes, réconciliés avec eux, leur en donnèrent l’investiture, parce que les Viscontis ne voulurent pas alors la demander aux empereurs, dont la puissance s’anéantissait en Italie. La maison d’Este, qui avait produit cette fameuse comtesse Mathilde, bienfaitrice du saint-siége, possédait Ferrare et Modène. Elle tenait Ferrare de l’empereur Othon III, et cependant le saint-siége prétendait des droits sur Ferrare, et en donnait quelquefois l’investiture, ainsi que de plusieurs États de la Romagne : source intarissable de confusion et de trouble.

Il arriva que pendant la transmigration du saint-siége des bords du Tibre à ceux du Rhône, il y eut deux puissances imaginaires en Italie : les empereurs et les papes, dont toutes les autres recevaient des diplômes pour légitimer leurs usurpations ; et quand la chaire pontificale fut rétablie dans Rome, elle y fut sans pouvoir réel, et les empereurs furent oubliés jusqu’à Maximilien Ier. Nul étranger ne possédait alors de terrain en Italie : on ne pouvait plus appeler étrangères la maison d’Anjou établie à Naples en 1266, et celle d’Aragon, souveraine de Sicile depuis 1287. Ainsi l’Italie, riche, remplie de villes florissantes, féconde en hommes de génie, pouvait se mettre en état de ne recevoir jamais la loi d’aucune nation. Elle avait même un avantage sur l’Allemagne : c’est qu’aucun évêque, excepté le pape, ne s’était fait souverain, et que tous ces différents États, gouvernés par des séculiers, en devaient être plus propres à la guerre.

Si les divisions dont naît quelquefois la liberté publique troublaient l’Italie, elles n’éclataient pas moins en Allemagne, où les seigneurs ont tous des prétentions à la charge les uns des autres ; mais, comme vous l’avez déjà remarqué, l’Italie ne fit jamais un corps, et l’Allemagne en fit un. Le flegme germanique a conservé jusqu’ici la constitution de l’État saine et entière ; l’Italie, moins grande que l’Allemagne, n’a jamais pu seulement se former une constitution ; et à force d’esprit et de finesse elle s’est trouvée partagée en plusieurs États affaiblis, subjugués, et ensanglantés par des nations étrangères.

Naples et Sicile, qui avaient formé une puissance formidable sous les conquérants normands, n’étaient plus, depuis les vêpres siciliennes, que deux États jaloux l’un de l’autre, qui se nuisaient mutuellement. Les faiblesses de Jeanne Ire ruinèrent Naples et la Provence, dont elle était souveraine ; les faiblesses plus honteuses encore de Jeanne II achevèrent la ruine. Cette reine, la dernière de la race que le frère de saint Louis avait transplantée en Italie, fut sans aucun crédit, ainsi que son royaume, tout le temps qu’elle régna. Elle était sœur de ce Lancelot qui avait fait trembler Rome dans le temps de l’anarchie qui précéda le concile de Constance ; mais Jeanne II fut bien loin d’être redoutable. Des intrigues d’amour et de cour firent la honte et le malheur de ses États. Jacques de Bourbon, son second mari, essuya ses infidélités, et quand il voulut s’en plaindre on le mit en prison ; il fut trop heureux de s’échapper, et d’aller cacher sa douleur, et ce qu’on appelait sa honte, dans un couvent de cordeliers à Besançon.

Cette Jeanne II, ou Jeannette, fut, sans le prévoir, la cause de deux grands événements : le premier fut l’élévation des Sforces au duché de Milan ; le second, la guerre portée par Charles VIII et par Louis XII en Italie. L’élévation des Sforces est un de ces jeux de la fortune qui font voir que la terre n’appartient qu’à ceux qui peuvent s’en emparer. Un paysan nommé Jacomuzio, qui se fit soldat, et qui changea son nom en celui de Sforza, devint le favori de la reine, connétable de Naples, gonfalonier de l’Église, et acquit assez de richesses pour laisser à un de ses bâtards de quoi conquérir le duché de Milan.

Le second événement, si funeste à l’Italie et à la France, fut causé par des adoptions. On a déjà vu Jeanne Ire adopter Louis Ier, de la seconde branche d’Anjou, frère du roi de France Charles V : ces adoptions étaient un reste des anciennes lois romaines ; elles donnaient le droit de succéder, et le prince adopté tenait lieu de fils ; mais le consentement des barons y était nécessaire. Jeanne II adopta d’abord Alfonse V d’Aragon, surnommé par les Espagnols le Sage et le Magnanime : ce sage et magnanime prince ne fut pas plus tôt reconnu l’héritier de Jeanne qu’il la dépouilla de toute autorité, la mit en prison, et voulut lui ôter la vie. François Sforce, le fils de cet illustre villageois Jacomuzio, signala ses premières armes, et mérita la grandeur où il monta depuis, en délivrant la bienfaitrice de son père. La reine alors adopta un Louis d’Anjou, petit-fils de celui qui avait été si vainement adopté par Jeanne Ire. Ce prince étant mort (1435), elle institua pour son héritier René d’Anjou, frère du décédé : cette double adoption fut longtemps un double flambeau de discorde entre la France et l’Espagne. Ce René d’Anjou, appelé pour régner dans Naples par une mère adoptive, et en Lorraine par sa femme, fut également malheureux en Lorraine et à Naples. On l’intitule roi de Naples, de Sicile, de Jérusalem, d’Aragon, de Valence, de Majorque, duc de Lorraine et de Bar : il ne fut rien de tout cela. C’est une source de la confusion qui rend nos histoires modernes souvent désagréables, et peut-être ridicules, que cette multiplicité de titres inutiles fondés sur des prétentions qui n’ont point eu d’effet. L’histoire de l’Europe est devenue un immense procès-verbal de contrats de mariage, de généalogies, et de titres disputés, qui répandent partout autant d’obscurité que de sécheresse, et qui étouffent les grands événements, la connaissance des lois et celle des mœurs, objets plus dignes d’attention.

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  1. Ici l’édition de Kehl renvoie à une note sur l’article Gouvernement anglais, dans le Dictionnaire philosophique : cette note ne s’y trouve point. (B.)