Essai sur les mœurs/Chapitre 76

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CHAPITRE LXXVI.

De la France sous le roi Jean. Célèbre tenue des états généraux. Bataille de Poitiers. Captivité de Jean. Ruine de la France. Chevalerie, etc.

Le règne de Jean est encore plus malheureux que celui de Philippe. (1350) Jean, qu’on a surnommé le Bon, commence par faire assassiner son connétable le comte d’Eu. (1354) Quelque temps après, le roi de Navarre, son cousin et son gendre, fait assassiner le nouveau connétable don La Cerda, prince de la maison d’Espagne. Ce roi de Navarre, Charles, petit-fils de Louis Hutin, et roi de Navarre par sa mère, prince du sang du côté de son père, fut, ainsi que le roi Jean, un des fléaux de la France, et mérita bien le nom de Charles le Mauvais.

(1355) Le roi, ayant été forcé de lui pardonner en plein parlement, vient l’arrêter lui-même pour de moindres crimes, et, sans aucune forme de procès, fait trancher la tête à quatre seigneurs de ses amis. Des exécutions si cruelles étaient la suite d’un gouvernement faible. Il produisait des cabales, et ces cabales attiraient des vengeances atroces que suivait le repentir.

Jean, dès le commencement de son règne, avait augmenté l’altération de la monnaie, déjà altérée du temps de son père, et avait menacé de mort les officiers chargés de ce secret. Cet abus était l’effet et la preuve d’un temps très-malheureux. Les calamités et les abus produisent enfin les lois. La France fut quelque temps gouvernée comme l’Angleterre.

Les rois convoquaient les états généraux substitués aux anciens parlements de la nation. Ces états généraux étaient entièrement semblables aux parlements anglais, composés des nobles, des évêques, et des députés des villes ; et ce qu’on appelait le nouveau parlement sédentaire à Paris était à peu près ce que la cour du banc du roi était à Londres.

Le chancelier était le second officier de la couronne dans les deux États ; il portait, en Angleterre, la parole pour le roi dans les états généraux d’Angleterre, et avait inspection sur la cour du banc. Il en était de même en France ; et ce qui achève de montrer qu’on se conduisait alors à Paris et à Londres sur les mêmes principes[1], c’est que les états généraux de 1355 proposèrent et firent signer au roi Jean de France presque les mêmes règlements, presque la même charte qu’avait signée Jean d’Angleterre. Les subsides, la nature des subsides, leur durée, le prix des espèces, tout fut réglé par l’assemblée. Le roi s’engagea à ne plus forcer les sujets de fournir des vivres à sa maison, à ne se servir de leurs voitures et de leurs lits qu’en payant, à ne jamais changer la monnaie, etc.

Ces états généraux de 1355, les plus mémorables qu’on ait jamais tenus, sont ceux dont nos histoires parlent le moins. Daniel dit seulement qu’ils furent tenus dans la salle du nouveau parlement ; il devait ajouter que le parlement, qui n’était point alors perpétuel, n’eut point entrée dans cette grande assemblée. En effet le prévôt des marchands de Paris[2] comme député-né de la première ville du royaume, porta la parole au nom du tiers état. Mais un point essentiel de l’histoire, qu’on a passé sous silence, c’est que les états imposèrent un subside d’environ cent quatre- vingt-dix mille marcs d’argent pour payer trente mille gendarmes : ce sont dix millions quatre cent mille livres d’aujourd’hui ; ces trente mille gendarmes composaient au moins une armée de quatre-vingt mille hommes, à laquelle on devait joindre les communes du royaume ; et au bout de l’année on devait établir encore un nouveau subside pour l’entretien de la même armée. Enfin ce qu’il faut observer, c’est que cette espèce de grande charte ne fut qu’un règlement passager, au lieu que celle des Anglais fut une loi perpétuelle. Cela prouve que le caractère des Anglais est plus constant et plus ferme que celui des Français.

Mais le Prince Noir, avec une armée redoutable, quoique petite, s’avançait jusqu’à Poitiers, et ravageait ces terres qui étaient autrefois du domaine de sa maison. (Septembre 1356) Le roi Jean accourut à la tête de près de soixante mille hommes. Personne n’ignore qu’il pouvait, en temporisant, prendre toute l’armée anglaise par famine.

Si le Prince Noir avait fait une grande faute de s’être engagé si avant, le roi Jean en fit une plus grande de l’attaquer. Cette bataille de Maupertuis ou de Poitiers ressembla beaucoup à celle que Philippe de Valois avait perdue. Il y eut de l’ordre dans la petite armée du Prince Noir ; il n’y eut que de la bravoure chez les Français : mais la bravoure des Anglais et des Gascons qui servaient sous le prince de Galles l’emporta. Il n’est point dit qu’on eût fait usage du canon dans aucune des deux armées. Ce silence peut faire douter qu’on s’en soit servi à Crécy ; ou bien il fait voir que, l’artillerie ayant fait peu d’effet dans la bataille de Crécy, on en avait discontinué l’usage ; ou il montre combien les hommes négligeaient des avantages nouveaux pour les coutumes anciennes ; ou enfin il accuse la négligence des historiens contemporains. Les principaux chevaliers de France périrent ; et cela prouve que l’armure n’était pas alors si pesante et si complète qu’autrefois : le reste s’enfuit. Le roi, blessé au visage, fut fait prisonnier avec un de ses fils. C’est une particularité digne d’attention que ce monarque se rendit à un de ses sujets, qu’il avait banni, et qui servait chez ses ennemis. La même chose arriva depuis à François Ier. Le Prince Noir mena ses deux prisonniers à Bordeaux, et ensuite à Londres. On sait avec quelle politesse, avec quel respect il traita le roi captif, et comme il augmenta sa gloire par sa modestie. Il entra dans Londres sur un petit cheval noir, marchant à la gauche de son prisonnier monté sur un cheval remarquable par sa beauté et par son harnois ; nouvelle manière d’augmenter la pompe du triomphe.

La prison du roi fut dans Paris le signal d’une guerre civile. Chacun pense alors à se faire un parti. On ne voit que factions sous prétexte de réformes, Charles, dauphin de France, qui fut depuis le sage roi Charles V, n’est déclaré régent du royaume que pour le voir presque révolté contre lui.

Paris commençait à être une ville redoutable ; il y avait cinquante mille hommes capables de porter les armes. On invente alors l’usage des chaînes dans les rues, et on les fait servir de retranchement contre les séditieux. Le dauphin Charles est obligé de rappeler le roi de Navarre, que le roi son père avait fait emprisonner. C’était déchaîner son ennemi. (1357) Le roi de Navarre arrive à Paris pour attiser le feu de la discorde. Marcel, prévôt des marchands de Paris, entre au Louvre suivi des séditieux. Il fait massacrer Robert de Clermont, maréchal de France, et le maréchal de Champagne, aux yeux du dauphin. Cependant les paysans s’attroupent de tous côtés, et dans cette confusion ils se jettent sur tous les gentilhommes qu’ils rencontrent ; ils les traitent comme des esclaves révoltés, qui ont entre leurs mains des maîtres trop durs et trop farouches. Ils se vengent par mille supplices de leur bassesse et de leurs misères. Ils portent leur fureur jusqu’à faire rôtir un seigneur dans son château, et à contraindre sa femme et ses filles de manger la chair de leur époux et de leur père.

Dans ces convulsions de l’État, Charles de Navarre aspire à la couronne ; le dauphin et lui se font une guerre qui ne finit que par une paix simulée. La France est ainsi bouleversée pendant quatre ans depuis la bataille de Poitiers. Comment Édouard et le prince de Galles ne profitaient-ils pas de leur victoire et des malheurs des vaincus ? Il semble que les Anglais redoutassent la grandeur de leurs maîtres ; ils leur fournissaient peu de secours ; et Édouard traitait de la rançon de son prisonnier, tandis que le Prince Noir acceptait une trêve.

Il paraît que de tous côtés on faisait des fautes ; mais on ne peut comprendre comment tous nos historiens ont eu la simplicité d’assurer que le roi Édouard III, étant venu pour recueillir le fruit des deux victoires de Crécy et de Poitiers, s’étant avancé jusqu’à quelques lieues de Paris, fut saisi tout à coup d’une si sainte frayeur, à cause d’une grande pluie, qu’il se jeta à genoux, et qu’il fit vœu à la sainte Vierge d’accorder la paix (1360). Rarement la pluie a décidé de la volonté des vainqueurs et du destin des États ; et si Édouard III fit un vœu à la sainte Vierge, ce vœu était assez avantageux pour lui. Il exige, pour la rançon du roi de France, le Poitou, la Saintonge, l’Agénois, le Périgord, le Limousin, le Quercy, l’Angoumois, le Rouergue, et tout ce qu’il a pris autour de Calais ; le tout en souveraineté, sans hommage. Je m’étonne qu’il ne demandât pas la Normandie et l’Anjou, son ancien patrimoine : il voulut encore trois millions d’écus d’or.

(1360) Édouard cédait par ce traité à Jean le titre de roi de France, et ses droits sur la Normandie, la Touraine et l’Anjou. Il est vrai que les anciens domaines du roi d’Angleterre en France étaient beaucoup plus considérables que ce qu’on donnait à Édouard par cette paix ; cependant ce qu’on cédait était un quart de la France. Jean sortit enfin de la Tour de Londres après quatre ans, en donnant en otage son frère et deux de ses fils. Une des plus grandes difficultés était de payer la rançon : il fallait donner comptant six cent mille écus d’or pour le premier payement. La France s’épuisa, et ne put fournir la somme : on fut obligé de rappeler les juifs, et de leur vendre le droit de vivre et de commercer. Le roi même fut réduit à payer ce qu’il achetait pour sa maison en une monnaie de cuir, qui avait au milieu un petit clou d’argent ; sa pauvreté et ses malheurs le privèrent de toute autorité, et le royaume de toute police.

Les soldats licenciés, et les paysans devenus guerriers, s’attroupèrent partout, mais principalement par delà la Loire. Un de leurs chefs se fit nommer l’ami de Dieu, et l’ennemi de tout le monde ; un nommé Jean de Gouge, bourgeois de Sens, se fit reconnaître roi par ces brigands, et fit presque autant de mal par ses ravages que le véritable roi en avait produit par ses malheurs. Enfin ce qui n’est pas moins étrange, c’est que le roi, dans cette désolation générale, alla renouveler dans Avignon, où étaient les papes, les anciens projets des croisades.

Un roi de Chypre était venu solliciter cette entreprise contre les Turcs, répandus déjà dans l’Europe. Apparemment le roi Jean ne songeait qu’à quitter sa patrie ; mais au lieu d’aller faire ce voyage chimérique contre les Turcs, n’ayant pas de quoi payer le reste de sa rançon aux Anglais, il retourna se mettre en otage à Londres, à la place de son frère et de ses enfants ; il y mourut, et sa rançon ne fut pas payée. On disait, pour comble d’humiliation, qu’il n’était retourné en Angleterre que pour y voir une femme dont il était amoureux à l’âge de cinquante-six ans.

La Bretagne, qui avait été la cause de cette guerre, fut abandonnée à son sort : le comte Charles de Blois et le comte de Montfort se disputèrent cette province. Montfort, sorti de la prison de Paris, et Blois, sorti de celle de Londres, décidèrent la querelle près d’Aurai en bataille rangée (1364) : les Anglais prévalurent encore ; le comte de Blois fut tué.

Ces temps de grossièreté, de séditions, de rapines et de meurtres, furent cependant le temps le plus brillant de la chevalerie : elle servait de contre-poids à la férocité générale des mœurs ; nous en traiterons à part ; l’honneur, la générosité, joints à la galanterie, étaient ses principes. Le plus célèbre fait d’armes dans la chevalerie est le combat de trente Bretons[3] contre vingt Anglais, six Bretons et quatre Allemands, quand la comtesse de Blois, au nom de son mari, et la veuve de Montfort, au nom de son fils, se faisaient la guerre en Bretagne (1351). Le point d’honneur fut le sujet de ce combat, car il fut résolu dans une conférence tenue pour la paix. Au lieu de traiter, on se brava ; et Beaumanoir, qui était à la tête des Bretons pour la comtesse de Blois, dit qu’il fallait combattre pour savoir qui avait la plus belle amie. On combattit en champ clos : il n’y eut des soixante combattants que cinq chevaliers de tués, un seul du côté des Bretons, et quatre du côté des Anglais. Tous ces faits d’armes ne servaient à rien, et ne remédiaient pas surtout à l’indiscipline des armées, à une administration presque toute sauvage. Si les Paul-Émile et les Scipion avaient combattu en champ clos pour savoir qui avait la plus belle amie, les Romains n’auraient pas été les vainqueurs et les législateurs des nations.

Édouard, après ses victoires et ses conquêtes, ne fit plus que des tournois. Amoureux d’une femme indigne de sa tendresse, il lui sacrifia ses intérêts et sa gloire, et perdit enfin tout le fruit de ses travaux en France. Il n’était plus occupé que de jeux, de tournois, des cérémonies de son ordre de la Jarretière : la grande Table-Ronde, établie par lui à Windsor, à laquelle se rendaient tous les chevaliers de l’Europe, fut le modèle sur lequel les romanciers imaginèrent toutes les histoires des chevaliers de la Table-Ronde, dont ils attribuèrent l’institution fabuleuse au roi Artus. Enfin Édouard III survécut à son bonheur et à sa gloire, et mourut (1377) entre les bras d’Alix Perse[4], sa maîtresse, qui lui ferma les yeux en volant ses pierreries, et en lui arrachant la bague qu’il portait au doigt. On ne sait qui mourut le plus misérablement, ou du vainqueur ou du vaincu.

Cependant, après la mort de Jean de France, Charles V, son fils, justement surnommé le Sage, réparait les ruines de son pays par la patience et par les négociations ; nous verrons comment il chassa les Anglais de presque toute la France. Mais tandis qu’il se préparait à cette grande entreprise, le Prince Noir, vers l’an 1366, ajoutait une nouvelle gloire à celle de Crécy et de Poitiers. Jamais les Anglais ne firent des actions plus mémorables et plus inutiles.

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  1. Voyez chapitres xxxviii et l.
  2. Étienne Marcel.
  3. M. Crapelet a publié le Combat des trente Bretons contre trente Anglais, 1827, in-8o. Cette première édition d’un ouvrage rimé et dont l’auteur vivait au xve siècle a été faite d’après le manuscrit de la Bibliothèque du roi. (B.)
  4. Ou plutôt Alice Perrers. (G. A.)