Essai sur les mœurs/Chapitre 82

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CHAPITRE LXXXII.

Sciences et beaux-arts aux xiiie et xive siècles.

La langue italienne n’était pas encore formée du temps de Frédéric II. On le voit par les vers de cet empereur, qui sont le dernier exemple de la langue romance dégagée de la dureté tudesque :

Plas me el cavalier Frances,
E la donna Catalana,
E l’ovrar Genoes,
E la danza Trevisana,
E lou cantar Provensales,
Las man e cara d’Angles,
E lou donzol de Toscana.

Ce monument est plus précieux qu’on ne pense, et est fort au-dessus de tous ces décombres des bâtiments du moyen âge, qu’une curiosité grossière et sans goût recherche avec avidité. Il fait voir que la nature ne s’est démentie chez aucune des nations dont Frédéric parle. Les Catalanes sont, comme au temps de cet empereur, les plus belles femmes de l’Espagne. La noblesse française a les mêmes grâces martiales qu’on estimait alors. Une peau douce et blanche, de belles mains, sont encore une chose commune en Angleterre. La jeunesse a plus d’agréments en Toscane qu’ailleurs. Les Génois ont conservé leur industrie ; les Provençaux, leur goût pour la poésie et pour le chant. C’était en Provence et en Languedoc qu’on avait adouci la langue romance. Les Provençaux furent les maîtres des Italiens. Rien n’est si connu des amateurs de ces recherches que les vers sur les Vaudois de l’année 1100 :

Que non voglia maudir ne jura ne mentir,
N’occir, ne avoulrar, ne prenre de altrui
Ne s’avengear deli suo ennemi,
Loz dison qu’es Vaudes, et los feson morir.

Cette citation a encore son utilité, en ce qu’elle est une preuve que tous les réformateurs ont toujours affecté des mœurs sévères[1].

Ce jargon se maintint malheureusement tel qu’il était en Provence et en Languedoc, tandis que sous la plume de Pétrarque la langue italienne atteignit à cette force et à cette grâce qui, loin de dégénérer, se perfectionna encore. L’italien prit sa forme à la fin du xiiie siècle, du temps du bon roi Robert, grand-père de la malheureuse Jeanne. Déjà le Dante, Florentin, avait illustré la langue toscane par son poème bizarre, mais brillant de beautés naturelles, intitulé Comédie ; ouvrage dans lequel l’auteur s’éleva dans les détails au-dessus du mauvais goût de son siècle et de son sujet, et rempli de morceaux écrits aussi purement que s’ils étaient du temps de l’Arioste et du Tasse. On ne doit pas s’étonner que l’auteur, l’un des principaux de la faction gibeline, persécuté par Boniface VIII et par Charles de Valois, ait dans son poème exhalé sa douleur sur les querelles de l’empire et du sacerdoce. Qu’il soit permis d’insérer ici une faible traduction d’un des passages du Dante, concernant ces dissensions. Ces monuments de l’esprit humain délassent de la longue attention aux malheurs qui ont troublé la terre :

Jadis on vit dans une paix profonde
De deux soleils les flambeaux luire au monde,
Qui sans se nuire éclairant les humains,
Du vrai devoir enseignaient les chemins,
Et nous montraient de l’aigle impériale
Et de l’agneau les droits et l’intervalle.
Ce temps n’est plus, et nos cieux ont changé.
L’un des soleils, de vapeurs surchargé,
En s’échappant de sa sainte carrière,
Voulut de l’autre absorber la lumière.
La règle alors devint confusion.
Et l’humble agneau parut un fier lion,
Qui, tout brillant de la pourpre usurpée,
Voulut porter la houlette et l’épée.

Après le Dante, Pétrarque, né en 1304 dans Arezzo, patrie de Gui Arétin, mit dans la langue italienne plus de pureté, avec toute la douceur dont elle était susceptible. On trouve dans ces deux poètes, et surtout dans Pétrarque, un grand nombre de ces traits semblables à ces beaux ouvrages des anciens, qui ont à la fois la force de l’antiquité et la fraîcheur du moderne. S’il y a de la témérité à l’imiter, vous la pardonnerez au désir de vous faire connaître, autant que je le puis, le genre dans lequel il écrivait. Voici à peu près le commencement de sa belle ode à la fontaine de Vaucluse, en vers croisés :

Claire fontaine, onde aimable, onde pure,
Où la beauté qui consume mon cœur,
Seule beauté qui soit dans la nature,
Des feux du jour évitait la chaleur ;
Arbre heureux dont le feuillage,
Agité par les zéphyrs,
La couvrit de son ombrage,
Qui rappelles mes soupirs,
En rappelant son image ;
Ornements de ces bords, et filles du matin,
Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu’elle.
Fleurs qu’elle embellissait quand vous touchiez son sein.
Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle,
Air devenu plus pur, adorable séjour.
Immortalisé par ses charmes.
Douce clarté des nuits que je préfère au jour,
Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armes
L’Amour a blessé tous mes sens :
Écoutez mes derniers accents,
Recevez mes dernières larmes.

Ces pièces, qu’on appelle Canzoni, sont regardées comme ses chefs-d’œuvre : ses autres ouvrages lui firent moins d’honneur. Il immortalisa la fontaine de Vaucluse, Laure, et lui-même. S’il n’avait point aimé il serait beaucoup moins connu. Quelque imparfaite que soit cette imitation, elle fait entrevoir la distance immense qui était alors entre les Italiens et toutes les autres nations. J’ai mieux aimé vous donner quelque légère idée du génie de Pétrarque, de cette douceur et de cette mollesse élégante qui fait son caractère, que de vous répéter ce que tant d’autres ont dit des honneurs qu’on lui offrit à Paris, de ceux qu’il reçut à Rome, de ce triomphe au Capitole en 1341 : célèbre hommage que l’étonnement de son siècle payait à son génie alors unique, mais surpassé depuis par l’Arioste et par le Tasse. Je ne passerai pas sous silence que sa famille avait été bannie de Toscane et dépouillée de ses biens, pendant les dissensions des guelfes et des gibelins, et que les Florentins lui députèrent Boccace pour le prier de venir honorer sa patrie de sa présence, et y jouir de la restitution de son patrimoine, La Grèce, dans ses plus beaux jours, ne montra jamais plus de goût et plus d’estime pour les talents.

Ce Boccace fixa la langue toscane : il est encore le premier modèle en prose pour l’exactitude et pour la pureté du style, ainsi que pour le naturel de la narration. La langue, perfectionnée par ces deux écrivains, ne reçut plus d’altération, tandis que tous les autres peuples de l’Europe, jusqu’aux Grecs mêmes, ont changé leur idiome.

Il y eut une suite non interrompue de poètes italiens qui ont tous passé à la postérité : car le Pulci écrivit après Pétrarque ; le Boyardo, comte de Scandiano, succéda au Pulci ; et l’Arioste les surpassa tous par la fécondité de son imagination. N’oublions pas que Pétrarque et Boccace avaient célébré cette infortunée Jeanne de Naples, dont l’esprit cultivé sentait tout leur mérite, et qui fut même une de leurs disciples. Elle était alors dévouée tout entière aux beaux-arts, dont les charmes faisaient oublier les temps criminels de son premier mariage. Ses mœurs, changées par la culture de l’esprit, devaient la défendre de la cruauté tragique qui finit ses jours.

Les beaux-arts, qui se tiennent comme par la main, et qui d’ordinaire périssent et renaissent ensemble, sortaient en Italie des ruines de la barbarie. Cimabué, sans aucun secours, était comme un nouvel inventeur de la peinture au xiiie siècle. Le Giotto fit des tableaux qu’on voit encore avec plaisir. Il reste surtout de lui cette fameuse peinture qu’on a mise en mosaïque, et qui représente le premier apôtre marchant sur les eaux ; on la voit au-dessus de la grande porte de Saint-Pierre de Rome. Brunelleschi commença à réformer l’architecture gothique. Gui d’Arezzo, longtemps auparavant, avait inventé les nouvelles notes de la musique à la fin du xie siècle, et rendu cet art plus facile et plus commun.

On fut redevable de toutes ces belles nouveautés aux Toscans. Ils tirent tout renaître par leur seul génie, avant que le peu de science qui était resté à Constantinople refluât en Italie avec la langue grecque, par les conquêtes des Ottomans. Florence était alors une nouvelle Athènes ; et parmi les orateurs qui vinrent de la part des villes d’Italie haranguer Boniface VIII sur son exaltation, on compta dix-huit Florentins. On voit par là que ce n’est point aux fugitifs de Constantinople qu’on a dû la renaissance des arts. Ces Grecs ne purent enseigner aux Italiens que le grec. Ils n’avaient presque aucune teinture des véritables sciences ; et c’est des Arabes que l’on tenait le peu de physique et de mathématiques que l’on savait alors.

Il peut paraître étonnant que tant de grands génies se soient élevés dans l’Italie, sans protection comme sans modèle, au milieu des dissensions et des guerres ; mais Lucrèce, chez les Romains, avait fait son beau Poëme de la Nature, Virgile ses Bucoliques, Cicéron ses livres de philosophie dans les horreurs des guerres civiles. Quand une fois une langue commence à prendre sa forme, c’est un instrument que les grands artistes trouvent tout préparé, et dont ils se servent, sans s’embarrasser qui gouverne et qui trouble la terre.

Si cette lueur éclaira la seule Toscane, ce n’est pas qu’il n’y eût ailleurs quelques talents. Saint Bernard et Abélard en France, au xiie siècle, auraient pu être regardés comme de beaux esprits ; mais leur langue était un jargon barbare, et ils payèrent en latin tribut au mauvais goût du temps, La rime à laquelle on assujettit ces hymnes latines des xiie et xiiie siècles est le sceau de la barbarie. Ce n’était pas ainsi qu’Horace chantait les jeux séculaires. La théologie scolastique, fille bâtarde de la philosophie d’Aristote, mal traduite et méconnue, fit plus de tort à la raison et aux bonnes études que n’en avaient fait les Huns et les Vandales.

L’art des Sophocle n’existait point : on ne connut d’abord en Italie que des représentations naïves de quelques histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament ; et c’est de là que la coutume de jouer les mystères passa en France. Ces spectacles étaient originaires de Constantinople. Le poète saint Grégoire de Nazianze les avait introduits pour les opposer aux ouvrages dramatiques des anciens Grecs et des anciens Romains : et comme les chœurs des tragédies grecques étaient des hymnes religieuses, et leur théâtre une chose sacrée, Grégoire de Nazianze et ses successeurs firent des tragédies saintes ; mais malheureusement le nouveau théâtre ne l’emporta pas sur celui d’Athènes, comme la religion chrétienne l’emporta sur celle des gentils. Il est resté de ces pieuses farces des théâtres ambulants que promènent encore les bergers de la Calabre : dans les temps de solennités, ils représentent la naissance et la mort de Jésus-Christ. La populace des nations septentrionales adopta aussi bientôt ces usages. On a depuis traité ces sujets avec plus de dignité. Nous en voyons de nos jours des exemples dans ces petits opéras qu’on appelle oratorio ; et enfin les Français ont mis sur la scène des chefs-d’œuvre tirés de l’Ancien Testament.

Les confrères de la Passion en France, vers le xvie siècle[2], firent paraître Jésus-Christ sur la scène. Si la langue française avait été alors aussi majestueuse qu’elle était naïve et grossière, si parmi tant d’hommes ignorants et lourds il s’était trouvé un homme de génie, il est à croire que la mort d’un juste persécuté par des prêtres juifs, et condamné par un préteur romain, eût pu fournir un ouvrage sublime ; mais il eut fallu un temps éclairé, et dans ce temps éclairé on n’eût pas permis ces représentations.

Les beaux-arts n’étaient pas tombés dans l’Orient ; et puisque les poésies du Persan Sadi sont encore aujourd’hui dans la bouche des Persans, des Turcs et des Arabes, il faut bien qu’elles aient du mérite. Il était contemporain de Pétrarque, et il a autant de réputation que lui. Il est vrai qu’en général le bon goût n’a guère été le partage des Orientaux. Leurs ouvrages ressemblent aux titres de leurs souverains, dans lesquels il est souvent question du soleil et de la lune. L’esprit de servitude paraît naturellement ampoulé, comme celui de la liberté est nerveux, et celui de la vraie grandeur est simple. Les Orientaux n’ont point de délicatesse, parce que les femmes ne sont point admises dans la société. Ils n’ont ni ordre, ni méthode, parce que chacun s’abandonne à son imagination dans la solitude où ils passent une partie de leur vie, et que l’imagination par elle-même est déréglée. Ils n’ont jamais connu la véritable éloquence, telle que celle de Démosthène et de Cicéron. Qui aurait-on eu à persuader en Orient ? des esclaves. Cependant ils ont de beaux éclats de lumière ; ils peignent avec la parole, et quoique les figures soient souvent gigantesques et incohérentes, on y trouve du sublime. Vous aimerez peut-être à revoir[3] ici ce passage de Sadi que j’avais traduit en vers blancs, et qui ressemble à quelques passages des prophètes hébreux. C’est une peinture de la grandeur de Dieu ; lieu commun à la vérité, mais qui vous fera connaître le génie de la Perse :

Il sait distinctement ce qui ne fut jamais,
De ce qu’on n’entend point son oreille est remplie.
Prince, il n’a pas besoin qu’on le serve à genoux ;
Juge, il n’a pas besoin que sa loi soit écrite.
De l’éternel burin de sa prévision
Il a tracé nos traits dans le sein de nos mères.
De l’aurore au couchant il porte le soleil :
Il sème de rubis les masses des montagnes.
Il prend deux gouttes d’eau ; de l’une il fait un homme,
De l’autre il arrondit la perle au fond des mers.
L’être au son de sa voix fut tiré du néant.
Qu’il parle, et dans l’instant l’univers va rentrer
Dans les immensités de l’espace et du vide ;
Qu’il parle, et l’univers repasse en un clin d’œil
Des abîmes du rien dans les plaines de l’être.

Si les belles-lettres étaient ainsi cultivées sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, c’est une preuve que les autres arts qui contribuent aux agréments de la vie étaient très-connus. On n’a le superflu qu’après le nécessaire ; mais ce nécessaire manquait encore dans presque toute l’Europe. Que connaissait-on en Allemagne, en France, en Angleterre, en Espagne, et dans la Lombardie septentrionale ? les coutumes barbares et féodales, aussi incertaines que tumultueuses, les duels, les tournois, la théologie scolastique, et les sortiléges.

On célébrait toujours dans plusieurs églises la fête de l’âne[4], ainsi que celle des innocents et des fous. On amenait un âne devant l’autel, et on lui chantait pour antienne : Amen, amen, asine ; eh eh eh, sire âne, eh eh eh, sire âne.

Du Cange et ses continuateurs, les compilateurs les plus exacts, citent un manuscrit de cinq cents ans, qui contient l’hymne de l’âne :

Orientis partibus
Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus.

Eh ! sire âne, çà, chantez,
Belle bouche, rechignez,
Vous aurez du foin assez.

Une fille représentant la mère de Dieu allant en Égypte, montée sur cet âne, et tenant un enfant entre ses bras, conduisait une longue procession ; et à la fin de la messe, au lieu de dire : Ite, missa est, le prêtre se mettait à braire trois fois de toutes ses forces, et le peuple répondait par les mêmes cris.

Cette superstition de sauvages venait pourtant d’Italie. Mais quoique au xiiie et au xive siècle quelques Italiens commençassent à sortir des ténèbres, toute la populace y était toujours plongée. On avait imaginé à Vérone que l’âne qui porta Jésus-Christ avait marché sur la mer, et était venu jusque sur les bords de l’Adige par le golfe de Venise ; que Jésus-Christ lui avait assigné un pré pour sa pâture, qu’il y avait vécu longtemps, qu’il y était mort. On enferma ses os dans un âne artificiel qui fut déposé dans l’église de Notre-Dame des Orgues, sous la garde de quatre chanoines : ces reliques furent portées en procession trois fois l’année avec la plus grande solennité.

Ce fut cet âne de Vérone qui fit la fortune de Notre-Dame de Lorette. Le pape Boniface VIII, voyant que la procession de l’âne attirait beaucoup d’étrangers, crut que la maison de la Vierge Marie en attirerait davantage, et ne se trompa point : il autorisa cette fable de son autorité apostolique. Si le peuple croyait qu’un âne avait marché sur la mer, de Jérusalem jusqu’à Vérone, il pouvait bien croire que la maison de Marie avait été transportée de Nazareth à Loretto. La petite maison fut bientôt enfermée dans une église superbe : les voyages des pèlerins et les présents des princes rendirent ce temple aussi riche que celui d’Éphèse. Les Italiens s’enrichissaient du moins de l’aveuglement des autres peuples ; mais ailleurs on embrassait la superstition pour elle-même, et seulement en s’abandonnant à l’instinct grossier et à l’esprit du temps. Vous avez observé plus d’une fois que ce fanatisme, auquel les hommes ont tant de penchant, a toujours servi non-seulement à les rendre plus abrutis, mais plus méchants. La religion pure adoucit les mœurs en éclairant l’esprit ; et la superstition, en l’aveuglant, inspire toutes les fureurs.

Il y avait en Normandie, qu’on appelle le pays de sapience, un abbé des couards, qu’on promenait dans plusieurs villes sur un char à quatre chevaux, la mitre en tête, la crosse à la main, donnant des bénédictions et des mandements.

Un roi des ribauds était établi à la cour par lettres patentes. C’était dans son origine un chef, un juge d’une petite garde du palais, et ce fut ensuite un fou de cour qui prenait un droit sur les filous et sur les filles publiques. Point de ville qui n’eût des confréries d’artisans, de bourgeois, de femmes : les plus extravagantes cérémonies y étaient érigées en mystères sacrés ; et c’est de là que vient la société des francs-maçons, échappée au temps, qui a détruit toutes les autres.

La plus méprisable de toutes ces confréries fut celle des flagellants, et ce fut la plus étendue. Elle avait commencé d’abord par l’insolence de quelques prêtres qui s’avisèrent d’abuser de la faiblesse des pénitents publics jusqu’à les fustiger : on voit encore un reste de cet usage dans les baguettes dont sont armés les pénitenciers à Rome. Ensuite les moines se fustigèrent, s’imaginant que rien n’était plus agréable à Dieu que le dos cicatrisé d’un moine. Pierre Damien, dans le xie siècle, excita les séculiers même à se fouetter tout nus. On vit en 1260 plusieurs confréries de pèlerins courir toute l’Italie armés de fouets. Ils parcoururent ensuite une partie de l’Europe. Cette association fit même une secte qu’il fallut enfin dissiper.

Tandis que des troupes de gueux couraient le monde en se fustigeant, des fous marchaient dans presque toutes les villes à la tête des processions, avec une robe plissée, des grelots, une marotte ; et la mode s’en est encore conservée dans les villes des Pays-Bas et en Allemagne. Nos nations septentrionales avaient pour toute littérature, en langue vulgaire, les farces nommées moralités, suivies de celles de la mère sotte et du prince des sots.

On n’entendait parler que de révélations, de possessions, de maléfices. On ose accuser la femme de Philippe III d’adultère, et le roi envoie consulter une béguine pour savoir si sa femme est innocente ou coupable. Les enfants de Philippe le Bel font entre eux une association par écrit, et se promettent un secours mutuel contre ceux qui voudront les faire périr par la magie. On brûle par arrêt du parlement une sorcière qui a fabriqué avec le diable un acte en faveur de Robert d’Artois. La maladie de Charles VI est attribuée à un sortilège, et on fait venir un magicien pour le guérir. La princesse de Glocester, en Angleterre, est condamnée à faire amende honorable devant l’église de Saint-Paul, ainsi qu’on l’a déjà remarqué[5] ; et une baronne du royaume, sa prétendue complice, est brûlée vive comme sorcière.

Si ces horreurs, enfantées par la crédulité, tombaient sur les premières personnes des royaumes de l’Europe, on voit assez à quoi étaient exposés les simples citoyens. C’était encore là le moindre des malheurs.

L’Allemagne, la France, l’Espagne, tout ce qui n’était pas en Italie grande ville commerçante, était absolument sans police. Les bourgades murées de la Germanie et de la France furent saccagées dans les guerres civiles. L’empire grec fut inondé par les Turcs. L’Espagne était encore partagée entre les chrétiens et les mahométans arabes, et chaque parti était déchiré souvent par des guerres intestines. Enfin du temps de Philippe de Valois, d’Édouard III, de Louis de Bavière, de Clément VI, une peste générale enlève ce qui avait échappé au glaive et à la misère.

Immédiatement avant ces temps du xive siècle, on a vu les croisades dépeupler et appauvrir notre Europe. Remontez depuis ces croisades aux temps qui s’écoulèrent après la mort de Charlemagne : ils ne sont pas moins malheureux, et sont encore plus grossiers. La comparaison de ces siècles avec le nôtre (quelques perversités et quelques malheurs que nous puissions éprouver) doit nous faire sentir notre bonheur, malgré ce penchant presque invincible que nous avons à louer le passé aux dépens du présent.

Il ne faut pas croire que tout ait été sauvage : il y eut de grandes vertus dans tous les États, sur le trône et dans les cloîtres, parmi les chevaliers, parmi les ecclésiastiques ; mais ni un saint Louis ni un saint Ferdinand ne purent guérir les plaies du genre humain. La longue querelle des empereurs et des papes, la lutte opiniâtre de la liberté de Rome contre les Césars de l’Allemagne et contre les pontifes romains, les schismes fréquents, et enfin le grand schisme d’Occident, ne permirent pas à des papes élus dans le trouble d’exercer des vertus que les temps paisibles leur auraient inspirées. La corruption des mœurs pouvait-elle ne se pas étendre jusqu’à eux ? Tout homme est formé par son siècle : bien peu s’élèvent au-dessus des mœurs du temps. Les attentats dans lesquels plusieurs papes furent entraînés, leurs scandales autorisés par un exemple général, ne peuvent pas être ensevelis dans l’oubli. A quoi sert la peinture de leurs vices et de leurs désastres ? à faire voir combien Rome est heureuse depuis que la décence et la tranquillité y règnent. Quel plus grand fruit pouvons-nous retirer de toutes les vicissitudes recueillies dans cet Essai sur les mœurs que de nous convaincre que toute nation a toujours été malheureuse jusqu’à ce que les lois et le pouvoir législatif aient été établis sans contradiction ?

De même que quelques monarques, quelques pontifes, dignes d’un meilleur temps, ne purent arrêter tant de désordres ; quelques bons esprits, nés dans les ténèbres des nations septentrionales, ne purent y attirer les sciences et les arts.

Le roi de France Charles V, qui rassembla environ neuf cents volumes cent ans avant que la bibliothèque du Vatican fût fondée par Nicolas V, encouragea en vain les talents. Le terrain n’était pas préparé pour porter de ces fruits étrangers. On a recueilli quelques malheureuses compositions de ce temps. C’est faire un amas de cailloux tirés d’antiques masures quand on est entouré de palais. Il fut obligé de faire venir de Pise un astrologue ; et Catherine[6] fille de cet astrologue, qui écrivit en français, prétend que Charles disait : « Tant que doctrine sera honorée en ce royaume, il continuera à prospérité. » Mais la doctrine fut inconnue, le goût encore plus. Un malheureux pays, dépourvu de lois fixes, agité par des guerres civiles, sans commerce, sans police, sans coutumes écrites, et gouverné par mille coutumes différentes ; un pays dont la moitié s’appelait la langue d’Oui ou d’Oil, et l’autre la langue d’Oc, pouvait-il n’être pas barbare ? La noblesse française eut seulement l’avantage d’un extérieur plus brillant que les autres nations.

Quand Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, avait passé en Italie, les Lombards, les Toscans même, prirent les modes des Français, Ces modes étaient extravagantes : c’était un corps qu’on laçait par derrière, comme aujourd’hui ceux des filles : c’étaient de grandes manches pendantes, un capuchon dont la pointe traînait à terre. Les chevaliers français donnaient pourtant de la grâce à cette mascarade, et justifiaient ce qu’avait dit Frédéric II : Plas me el cavalier frances. Il eût mieux valu connaître alors la discipline militaire : la France n’eût pas été la proie de l’étranger sous Philippe de Valois, Jean, et Charles VI, Mais comment était-elle plus familière aux Anglais ? c’est peut-être que, combattant loin de leur patrie, ils sentaient plus le besoin de cette discipline, ou plutôt parce que la nation a un courage plus tranquille et plus réfléchi.


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  1. Ces vers montrent également que dès ce temps les hommes qui cultivaient leur esprit savaient se moquer des préjugés, et sentaient combien ces persécutions étaient injustes et atroces. On en trouve plusieurs autres preuves dans le recueil des Fabliaux, par M. Le Grand. Cependant le fanatisme a duré encore six siècles, soit parce que la première et la dernière classe d’une nation sont toujours celles où la lumière arrive le plus tard, soit parce que tant qu’un pays n’a point de bonnes lois, ou que le progrès des lumières n’y supplée point, c’est toujours entre les mains de la populace que réside véritablement le pouvoir. (K.)
  2. C’est au xvie siècle que finirent, et non que commencèrent les représentations des confrères de la Passion.
  3. Avant d’être produits dans cet ouvrage, où ils sont depuis 1756, les vers imités de Sadi avaient été imprimés en 1753 à la tête des Annales de l’Empire, dans la Lettre à M***, professeur d’histoire : voyez cette lettre dans les Mélanges, année 1753.
  4. Voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Âne.
  5. Chapitre lxxx.
  6. C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de 1756, 1761, 1769, 1775, etc. M. Daunou, le premier, a, en 1825, remarqué qu’il fallait lire Christine. (B.)