Essai sur les mœurs/Chapitre 90

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre LXXXIX Chapitre XC Chapitre XCI   ►


CHAPITRE XC.

De Scanderbeg.

Un autre guerrier non moins célèbre, que je ne sais si je dois appeler osmanli ou chrétien, arrêta les progrès d’Amurat, et fut même longtemps depuis un rempart des chrétiens contre les victoires de Mahomet II : je veux parler de Scanderbeg, né dans l’Albanie, partie de l’Épire, pays illustre dans les temps qu’on nomme héroïques, et dans les temps vraiment héroïques des Romains. Son nom était Jean Castriot[1]. Il était fils d’un despote ou d’un petit hospodar de cette contrée, c’est-à-dire d’un prince vassal ; car c’est ce que signifiait despote : ce mot veut dire à la lettre, maître de maison ; et il est étrange que l’on ait depuis affecté le mot de despotique aux grands souverains qui se sont rendus absolus.

Jean Castriot était encore enfant lorsque Amurat, plusieurs années avant la bataille de Varnes, dont je viens de parler, s’était saisi de l’Albanie, après la mort du père de Castriot. Il éleva cet enfant, qui restait seul de quatre frères. Les annales turques ne disent point du tout que ces quatre princes aient été immolés à la vengeance d’Amurat. Il ne paraît pas que ces barbaries fussent dans le caractère d’un sultan qui abdiqua deux fois la couronne, et il n’est guère vraisemblable qu’Amurat eût donné sa tendresse et sa confiance à celui dont il ne devait attendre qu’une haine implacable. Il le chérissait, il le faisait combattre auprès de sa personne. Jean Castriot se distingua tellement que le sultan et les janissaires lui donnèrent le nom de Scanderbeg, qui signifie le seigneur Alexandre.

Enfin l’amitié prévalut sur la politique. Amurat lui confia le commandement d’une petite armée contre le despote de Servie, qui s’était rangé du parti des chrétiens, et faisait la guerre au sultan son gendre : c’était avant son abdication. Scanderbeg, qui n’avait pas alors vingt ans, conçut le dessein de n’avoir plus de maître et de régner.

Il sut qu’un secrétaire qui portait les sceaux du sultan passait près de son camp. Il l’arrête, le met aux fers, le force à écrire et à sceller un ordre au gouverneur de Croye, capitale de l’Épire, de remettre la ville et la citadelle à Scanderbeg. Après avoir fait expédier cet ordre, il assassine le secrétaire et sa suite. (1443) Il marche à Croye ; le gouverneur lui remet la place sans difficulté. La nuit même il fait avancer les Albanais avec lesquels il était d’intelligence. Il égorge le gouverneur et la garnison. Son parti lui gagne toute l’Albanie. Les Albanais passent pour les meilleurs soldats de ces pays. Scanderbeg les conduisit si bien, sut tirer tant d’avantages de l’assiette du terrain âpre et montagneux, qu’avec peu de troupes il arrêta toujours de nombreuses armées turques. Les musulmans le regardaient comme un perfide ; les chrétiens l’admiraient comme un héros qui, en trompant ses ennemis et ses maîtres, avait repris la couronne de son père, et la méritait par son courage.

__________


  1. Georges Castriotto. (G. A.)