Essai sur les mœurs/Chapitre 97

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CHAPITRE XCVII.

De la chevalerie.

L’extinction de la maison de Bourgogne, le gouvernement de Louis XI, et surtout la nouvelle manière de faire la guerre, introduite dans toute l’Europe, contribuèrent à abolir peu à peu ce qu’on appelait la chevalerie, espèce de dignité et de confraternité dont il ne resta plus qu’une faible image.

Cette chevalerie était un établissement guerrier qui s’était fait de lui-même parmi les seigneurs, comme les confréries dévotes s’étaient établies parmi les bourgeois. L’anarchie et le brigandage, qui désolaient l’Europe dans le temps de la décadence de la maison de Charlemagne, donnèrent naissance à cette institution. Ducs, comtes, vicomtes, vidâmes, châtelains, étant devenus souverains dans leurs terres, tous se firent la guerre ; et au lieu de ces grandes armées de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne, presque toute l’Europe fut partagée en petites troupes de sept à huit cents hommes, quelquefois de beaucoup moins. Deux ou trois bourgades composaient un petit État combattant sans cesse contre son voisin. Plus de communications entre les provinces, plus de grands chemins, plus de sûreté pour les marchands, dont pourtant on ne pouvait se passer ; chaque possesseur d’un donjon les rançonnait sur la route : beaucoup de châteaux, sur les bords des rivières et aux passages des montagnes, ne furent que de vraies cavernes de voleurs ; on enlevait les femmes, ainsi qu’on pillait les marchands.

Plusieurs seigneurs s’associèrent insensiblement pour protéger la sûreté publique, et pour défendre les dames : ils en firent vœu, et cette institution vertueuse devint un devoir plus étroit, en devenant un acte de religion. On s’associa ainsi dans presque toutes les provinces : chaque seigneur de grand fief tint à honneur d’être chevalier et d’entrer dans l’ordre.

On établit, vers le xie siècle, des cérémonies religieuses et profanes qui semblaient donner un nouveau caractère au récipiendaire : il jeûnait, se confessait, communiait, passait une nuit tout armé ; on le faisait dîner seul à une table séparée, pendant que ses parrains et les dames qui devaient l’armer chevalier mangeaient à une autre. Pour lui, vêtu d’une tunique blanche, il était à sa petite table, où il lui était défendu de parler, de rire, et même de manger. Le lendemain il entrait dans l’église avec son épée pendue au cou ; le prêtre le bénissait ; ensuite il allait se mettre à genoux devant le seigneur ou la dame qui devait l’armer chevalier. Les plus qualifiés qui assistaient à la cérémonie lui chaussaient des éperons, le revêtaient d’une cuirasse, de brassards, de cuissards, de gantelets, et d’une cotte de mailles appelée haubert. Le parrain qui l’installait lui donnait trois coups de plat d’épée sur le cou, au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges.

Depuis ce moment, toutes les fois qu’il entendait la messe il tirait son épée à l’Évangile, et la tenait haute.

Cette installation était suivie de grandes fêtes, et souvent de tournois ; mais c’était le peuple qui les payait. Les seigneurs des grands fiefs imposaient une taxe sur leurs sujets pour le jour où ils armaient leurs enfants chevaliers : c’était d’ordinaire à l’âge de vingt et un ans que les jeunes gens recevaient ce titre. Ils étaient auparavant bacheliers, ce qui voulait dire bas chevaliers, ou varlets et écuyers ; et les seigneurs qui étaient en confraternité se donnaient mutuellement leurs enfants les uns aux autres pour être élevés, loin de la maison paternelle, sous le nom de varlets, dans l’apprentissage de la chevalerie.

Le temps des croisades fut celui de la plus grande vogue des chevaliers. Les seigneurs de fiefs, qui amenaient leurs vassaux sous leur bannière, furent appelés chevaliers bannerets ; non que ce titre seul de chevalier leur donnât le droit de paraître en campagne avec des bannières ; la puissance seule, et non la cérémonie de l’accolade, pouvait les mettre en état d’avoir des troupes sous leurs enseignes. Ils étaient bannerets en vertu de leurs fiefs, et non de la chevalerie. Jamais ce titre ne fut qu’une distinction introduite par l’usage, et non un honneur de convention, une dignité réelle dans l’État : il n’influa en rien dans la forme des gouvernements. Les élections des empereurs et des rois ne se faisaient point par des chevaliers ; il ne fallait point avoir reçu l’accolade pour entrer aux diètes de l’empire, aux parlements de France, aux cortes d’Espagne : les inféodations, les droits de ressort et de mouvance, les héritages, les lois, rien d’essentiel n’avait rapport à cette chevalerie. C’est en quoi se sont trompés tous ceux qui ont écrit de la chevalerie : ils ont écrit, sur la foi des romans, que cet honneur était une charge, un emploi ; qu’il y avait des lois concernant la chevalerie. Jamais la jurisprudence d’aucun peuple n’a connu ces prétendues lois : ce n’étaient que des usages. Les grands priviléges de cette institution consistaient dans les jeux sanglants des tournois : il n’était pas permis ordinairement à un bachelier, à un écuyer, de jouster contre un chevalier.

Les rois voulurent être eux-mêmes armés chevaliers, mais ils n’en étaient ni plus rois ni plus puissants ; ils voulaient seulement encourager la chevalerie et la valeur par leur exemple. On portait un grand respect dans la société à ceux qui étaient chevaliers : c’est à quoi tout se réduisait.

Ensuite, quand le roi Édouard III eut institué l’ordre de la Jarretière ; Philippe le Bon, duc de Bourgogne, l’ordre de la Toison d’or ; Louis XI, l’ordre de Saint-Michel, d’abord aussi brillant que les deux autres, et aujourd’hui si ridiculement avili[1] : alors tomba l’ancienne chevalerie. Elle n’avait point de marque distinctive, elle n’avait point de chef qui lui conférât des honneurs et des priviléges particuliers. Il n’y eut plus de chevaliers bannerets, quand les rois et les grands princes eurent établi des compagnies d’ordonnance ; et l’ancienne chevalerie ne fut plus qu’un nom. On se fit toujours un honneur de recevoir l’accolade d’un grand prince ou d’un guerrier renommé. Les seigneurs constitués en quelque dignité prirent dans leurs titres la qualité de chevalier ; et tous ceux qui faisaient profession des armes prirent celle d’écuyer.

Les ordres militaires de chevalerie, comme ceux du Temple, ceux de Malte, l’ordre Teutonique et tant d’autres, sont une imitation de l’ancienne chevalerie, qui joignait les cérémonies religieuses aux fonctions de la guerre. Mais cette espèce de chevalerie fut absolument différente de l’ancienne : elle produisit en effet des ordres monastiques militaires, fondés par les papes, possédant des bénéfices, astreints aux trois vœux des moines. De ces ordres singuliers, les uns ont été de grands conquérants, les autres ont été abolis sous prétexte de débauches, d’autres ont subsisté avec éclat.

L’ordre Teutonique fut souverain ; l’ordre de Malte l’est encore, et le sera longtemps.

Il n’y a guère de prince en Europe qui n’ait voulu instituer un ordre de chevalerie. Le simple titre de chevalier que les rois d’Angleterre donnent aux citoyens, sans les agréger à aucun ordre particulier, est une dérivation de la chevalerie ancienne, et bien éloignée de sa source. Sa vraie filiation ne s’est conservée que dans la cérémonie par laquelle les rois de France créent toujours chevaliers les ambassadeurs qu’on leur envoie de Venise; et l’accolade est la seule cérémonie qu’on ait conservée dans cette installation.

Les chevaliers ès lois s’instituèrent d’eux-mêmes, comme les vrais chevaliers d’armes ; et cela même annonçait la décadence de la chevalerie. Les étudiants prirent le nom de bacheliers, après avoir soutenu une thèse, et les docteurs en droit s’intitulèrent chevaliers : titre ridicule, puisque originairement chevalier était l’homme combattant à cheval, ce qui ne pouvait convenir au juriste.

Tout cela présente un tableau bien varié ; et si l’on suit attentivement la chaîne de tous les usages de l’Europe depuis Charlemagne, dans le gouvernement, dans l’Église, dans la guerre, dans les dignités, dans les finances, dans la société, enfin jusque dans les habillements, on ne verra qu’une vicissitude perpétuelle.

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  1. On a fait de cet ordre la récompense du mérite dans l’ordre civil ; mais on a pris toutes les précautions possibles pour empêcher qu’il ne parût trop honorable, comme si l’on eût craint que le public ne s’imaginât qu’il est plus glorieux d’avoir des talents que des ancêtres. Si jamais les hommes deviennent raisonnables, ils auront bien de la peine à concevoir l’importance attachée aux ordres, aux chapitres à preuves, et à la fonction de généalogiste ; ils seront étonnés que des hommes de bon sens, et même assez éclairés, aient fait gravement ce ridicule métier. Ils riront en voyant un immense in-folio rempli par la généalogie d’un gentilhomme dont la famille ne mérite pas d’occuper une demi-page dans l’histoire. (K.)