Essais/éd. Musart (1847)/28

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 245-263).
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CHAPITRE XXVIII.

des livres.


Je ne fais point de doute qu’il ne m’advienne souvent de parler de choses qui sont mieux traitées chez les maîtres du métier, et plus véritablement. C’est ici purement l’essai de mes facultés naturelles, et nullement des acquises : et qui me surprendra d’ignorance, il ne fera rien contre moi ; car à peine répondrais-je à autrui de mes discours, qui ne m’en réponds point à moi, ni n’en suis satisfait. Qui sera en cherche de science, la pêche où elle se loge ; il n’est rien de quoi je fasse moins de profession. Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point de donner à connaître les choses, mais moi ; elles me seront à l’aventure connues un jour, ou l’ont autrefois été, selon que la fortune m’a pu porter sur les lieux où elles étaient éclaircies ; mais il ne m’en souvient plus ; et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle rétention : ainsi je ne pleuvis[1] aucune certitude, si ce n’est de faire connaître jusqu’à quel point monte, pour cette heure, la connaissance que j’en ai. Qu’on ne s’attende pas aux matières, mais à la façon que j’y donne : qu’on voie, en ce que j’emprunte, si j’ai su choisir de quoi rehausser ou secourir proprement l’invention, qui vient toujours de moi : car je fais dire aux autres, non à ma tête, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse ; et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant : ils sont tous, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et anciens, qu’ils me semblent se nommer assez sans moi. Aux raisons, comparaisons, arguments, si j’en transplante quelqu’un en mon solage[2] et confonds aux miens ; à escient j’en cache l’auteur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hâtives qui se jettent sur toutes sortes d’écrits, notamment jeunes écrits, d’hommes encore vivants, et en vulgaire[3], qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de même : je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’échaudent à injurier Sénèque en moi. Il faut musser[4] ma faiblesse sous ces grands crédits.

J’aimerai quelqu’un qui me sache déplumer, je dis par clarté de jugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos : car moi, qui, à faute de mémoire, demeure court tous les coups à les trier par connaissance de nation, sais très-bien connaître, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes fleurs trop riches que j’y trouve semées ; et que tous les fruits de mon crû ne les sauraient payer. De ceci suis-je tenu de répondre, si je m’empêche moi-même, s’il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente point ou que je ne sois capable de sentir en me le représentant : car il échappe souvent des fautes à nos yeux ; mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir apercevoir, lorsqu’un autre nous les découvre. La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement ; et le jugement y peut aussi être sans elles : voire la reconnaissance de l’ignorance est l’un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. Je n’ai point d’autre sergent de bande à ranger mes pièces, que la fortune : à même que mes rêveries se présentent, je les entasse ; tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file. Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu’il est ; je me laisse aller comme je me trouve ; aussi ne sont-ce point ici matières qu’il ne soit pas permis d’ignorer et d’en parler casuellement et témérairement. Je souhaiterais avoir plus parfaite intelligence des choses ; mais je ne la veux pas acheter si cher qu’elle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie : il n’est rien pourquoi je me veuille rompre la tête, non pas pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit.

Je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement : ou si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre.

Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux. Si je m’y plantais, je m’y perdrais, et le temps ; car j’ai un esprit primesautier[5] ; ce que je ne vois de la première charge, je le vois moins en m’y obstinant. Je ne fais rien sans gaîlé ; et la continuation et contention trop ferme éblouit mon jugement, l’attriste et le lasse. Ma vue s’y confond et s’y dissipe ; il faut que je la retire, et que je l’y remette à secousses : tout ainsi que pour juger du lustre de l’écarlate on nous ordonne de passer les yeux par-dessus, en la parcourant à diverses vues, soudaines reprises, et réitérées. Si ce livre me fâche, j’en prends un autre ; et ne m’y adonne qu’aux heures où l’ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus raides : ni aux grecs, parce que mon jugement ne sait pas faire ses besognes d’une puérile et apprentive intelligence.

Je dis librement mon avis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l’aventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement être de ma juridiction : ce que j’en opine, c’est aussi pour déclarer la mesure de ma vue, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégoûté de l’Axiochus de Platon[6], comme d’un ouvrage sans force, eu égard à un tel auteur, mon jugement ne s’en croit pas : il n’est pas si outrecuidé de s’opposer à l’autorité de tant d’autres fameux jugements anciens, qu’il tient ses régents et ses maîtres, et avec lesquels il est plutôt content de faillir ; il s’en prend à soi, et se condamne, ou de s’arrêter à l’écorce, ne pouvant pénétrer jusques au fonds, ou de regarder la chose par quelque faux lustre. Il se contente de se garantir seulement du trouble et du déréglement : quant à sa faiblesse, il la reconnaît et avoue volontiers. Il pense donner juste interprétation aux apparences que sa conception lui présente ; mais elles sont imbécilles et imparfaites.

La plupart des fables d’Ésope ont plusieurs sens et intelligences : ceux qui les mythologisent en choisissent quelque visage qui cadre bien à la fable ; mais pour la plupart, ce n’est que le premier visage et superficiel ; il y en a d’autres plus vifs, plus essentiels et internes, auxquels ils n’ont su pénétrer voilà comme j’en fais.

Mais, pour suivre ma route, il m’a toujours semblé qu’en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent de bien loin le premier rang ; et signamment Virgile en ses Géorgiques, que j’estime le plus accompli ouvrage de la poésie : à comparaison duquel on peut reconnaître aisément qu’il y a des endroits de l’Enéide, auxquels l’auteur eût donné encore quelque tour de peigne, s’il en eût eu loisir ; et le cinquième livre en l’Enéide me semble le plus parfait. J’aime aussi Lucain, et le pratique volontiers, non tant pour son style que pour sa valeur propre et vérité de ses opinions et jugements. Quant au bon Térence, la mignardise et les grâces du langage latin, je le trouve admirable à représenter au vif les mouvements de l’âme et la condition de nos mœurs ; à toute heure nos actions me rejettent à lui : je ne le puis lire si souvent, que je n’y trouve quelque beauté et grâce nouvelle.

Ceux des temps voisins à Virgile se plaignaient de quoi aucuns lui comparaient Lucrèce : je suis d’opinion que c’est à la vérité une comparaison inégale ; mais j’ai bien à faire à me rassurer en cette créance, quand je me trouve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrèce. S’ils se piquaient de cette comparaison, que diraient-ils de la bêtise et stupidité barbaresque de ceux qui lui comparent à cette heure Arioste ? et qu’en dirait Arioste lui-même ?

J’estime que les anciens avaient encore plus à se plaindre de ceux qui appareillaient Plaute à Térence (celui-ci sent bien mieux son gentilhomme), que Lucrèce à Virgile. Pour l’estimation et préférence de Térence, fait beaucoup que le père de l’éloquence romaine l’a si souvent en la bouche, seul de son rang, et la sentence que le premier juge des poètes romains donne de son compagnon. Il m’est souvent tombé en fantaisie, comme en notre temps, ceux qui se mêlent de faire des comédies (ainsi que les Italiens qui y sont assez heureux) emploient trois ou quatre arguments de celles de Térence ou de Plaute pour en faire une des leurs ; ils entassent en une seule comédie cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matière, c’est la défiance qu’ils ont de se pouvoir soutenir de leurs propres grâces : il faut qu’ils trouvent un corps où s’appuyer ; et n’ayant pas, du leur, assez de quoi nous arrêter, ils veulent que le conte nous amuse. Il en va de mon auteur tout au contraire ; les perfections et beautés de sa façon de dire nous font perdre l’appétit de son sujet ; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent partout ; il est partout si plaisant, et nous remplit tant l’âme de ses grâces, que nous en oublions celles de sa fable.

Cette même considération me tire plus avant ; je vois que les bons et anciens poètes ont évité l’affectation et la recherche, non-seulement des fantastiques élévations espagnoles et pétrarchistes, mais des pointes mêmes plus douces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages poétiques des siècles suivants. Si n’y a-t-il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n’admire plus sans comparaison l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté florissante des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons de quoi Martiai aiguise la queue des siens. Ces premiers-là, sans s’émouvoir et sans se piquer, se font assez sentir ; ils ont de quoi rire partout, il ne faut pas qu’ils se chatouillent : ceux-ci ont besoin de secours étranger ; à mesure qu’ils ont moins d’esprit, il leur faut plus de corps ; ils montent à cheval parce qu’ils ne sont assez forts sur leurs jambes : tout ainsi qu’en nos bals ces hommes de vile condition qui on tiennent école, pour ne pouvoir représenter le port et la décence de notre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts périlleux et autres mouvements étranges et bateleresques ; et les dames ont meilleur marché de leur contenance aux danses où il y a diverses découpures et agitations de corps, qu’en certaines autres danses de parade, où elles n’ont simplement qu’à marcher un pas naturel, et représenter un port naïf et leur grâce ordinaire ; et comme j’ai vu aussi les badins excellents, vêtus en leur à-tous-les-jours[7] et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art, les apprentis et qui ne sont de si haute leçon avoir besoin de s’enfariner le visage, de se travestir, se contrefaire en mouvements de grimaces sauvages pour nous apprêter à rire. Cette mienne conception se reconnaît, mieux qu’en tout autre lieu, en la comparaison de l’Enéide et du Furieux[8] : celui-là on le voit aller à tire d’aile, d’un vol haut et ferme, suivant toujours sa pointe ; celui-ci, voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l’haleine et la force lui faille. Voilà donc, quant à cette sorte de sujets, les auteurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon autre leçon, qui mêle un peu plus de fruit au plaisir par où j’apprends à ranger mes opinions et conditions, les livres qui m’y servent c’est Plutarque, depuis qu’il est français, et Sénèque. Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche y est traitée à pièces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d un long travail, de quoi je suis incapable : ainsi sont les opuscules de Plutarque et les épîtres de Sénèque, qui sont la plus belle partie de leurs écrits et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprise pour m’y mettre ; et je les quitte où il me plaît, car elles n’ont point de suite et dépendance des unes aux autres. Ces auteurs se rencontrent en la plupart des opinions utiles et vraies ; comme aussi leur fortune les fit naître environ même siècle, tous deux précepteurs de deux empereurs romains, tous deux venus de pays étranger, tous deux riches et puissants. Leur instruction est de la crème de la philosophie, et présentée d’une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant ; Sénèque plus ondoyant et divers : celui-ci se peine, se raidit et se tend pour armer la vertu contre la faiblesse, la crainte et les vicieux appétits ; l’autre semble n’estimer pas tant leurs efforts et dédaigner d’en hâter son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, douces et accommodables à la société civile ; l’autre les a stoïques et épicuriennes, plus éloignées de l’usage commun, mais, selon moi, plus commodes en particulier et plus fermes. Il paraît en Sénèque qu’il prête un peu à la tyrannie des empereurs de son temps. Plutarque est libre partout. Sénèque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses. Celui-là vous échauffe plus et vous émeut ; celui-ci vous contente davantage et vous paie mieux; il nous guide, l’autre nous pousse.

Quant à Cicéron, les ouvrages qui me peuvent servir chez lui à mon dessein, ce sont ceux qui traitent de la philosophie, spécialement morale. Mais, à confesser hardiment la vérité (car, puisqu’on a franchi les barrières de l’impudence, il n’y a plus de bride), sa façon d’écrire me semble ennuyeuse, et toute autre pareille façon : car ses préfaces, définitions, partitions, étymologies, consument la plupart de son ouvrage ; ce qu’il y a de vif et de moelle est étouffé par ses longueries d’apprêts. Si j’ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moi, et que je ramentoive ce que j’en ai tiré de suc et de substance, la plupart du temps je n’y trouve que du vent ; car il n’est pas encore venu aux arguments qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le nœud que je cherche. Pour moi, qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus savant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et aristotéliques ne sont pas à propos ; je veux qu’on commence par le dernier point : j’entends assez ce que c’est que mort et volupté ; qu’on ne s’amuse pas à les anatomiser. Je cherche des raisons bonnes et fermes d’arrivée, qui m’instruisent à en soutenir l’effort ; ni les subtilités grammairiennes, ni l’ingénieuse contexture de paroles et d’argumentations n’y servent. Je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doute : les siens languissent autour du pot ; ils sont bons pour l’école, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encore, un quart-d’heure après, assez à temps pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsi aux juges qu’on veut gagner à tort ou à droit, aux enfants et au vulgaire à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu’on s’emploie à me rendre attentif, et qu’on me crie cinquante fois : « Or oyez ! » ce sont autant de paroles perdues pour moi ; j’y viens tout préparé du logis. Il ne me faut point d’allèchement ni de sauce ; je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m’aiguiser l’appétit par ces préparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m’excusera-t-elle de cette sacrilége audace, d’estimer aussi traînants les dialogismes de Platon même, étouffants par trop sa matière ; et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et préparatoires un homme qui avait tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne vois rien en la beauté de son langage. Je demande en général les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent.

Je vois aussi volontiers les épîtres ad Atticum, non-seulement parce qu’elles contiennent une très-ample instruction de l’histoire et affaires de son temps, mais beaucoup plus pour y découvrir ses humeurs privées : car j’ai une singulière curiosité, comme j’ai dit ailleurs, de connaître l’âme et les naïfs jugements de mes auteurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs ni eux, par cette montre de leurs écrits qu’ils étalent au théâtre du monde. J’ai mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avait écrit, De la vertu : car il fait beau apprendre la théorie de ceux qui savent bien la pratique. Mais d’autant que c’est autre chose le prêche que le prêcheur, j’aime bien autant voir Brutus chez Plutarque que chez lui-même : je choisirais plutôt de savoir au vrai les devis qu’il tenait en sa tente à quelqu’un de ses privés amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée ; et ce qu’il faisait en son cabinet et en sa chambre que ce qu’il faisait emmi la place et au sénat.

Quant à Cicéron, je suis du jugement commun, que, hors la science, il n’y avait pas beaucoup d’excellence en son âme : il était bon citoyen, d’une nature débonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gausseurs, tel qu’il était ; mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avait, sans mentir, beaucoup. Et si ne sais comment l’excuser d’avoir estimé sa poésie digne d’être mise en lumière. Ce n’est pas grande imperfection que de faire mal des vers ; mais c’est imperfection de n’avoir pas senti combien ils étaient indignes de la gloire de son nom. Quant à son éloquence, elle est du tout hors de comparaison : je crois que jamais homme ne l’égalera.

Le jeune Cicéron, qui n’a ressemblé son père que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs étrangers, et entre autres Cestius, assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicéron s’informa qui il était, à l’un de ses gens, qui lui dit son nom : mais, comme celui qui songeait ailleurs et qui oubliait ce qu’on lui répondait, il le lui redemanda encore, depuis, deux ou trois fois. Le serviteur, pour n’être plus en peine de lui redire si souvent même chose, et pour le lui faire connaître par quelque circonstance : « C’est, dit-il, ce Cestius, de qui on vous a dit qu’il ne fait pas grand état de l’éloquence de votre père, au prix de la sienne. » Cicéron, s’étant soudain piqué de cela, commanda qu’on empoignât ce pauvre Cestius, et le fit très-bien fouetter en sa présence. Voilà un mal courtois hôte !

Entre ceux mêmes qui ont estimé, toutes choses comptées, cette sienne éloquence incomparable, il y en a eu qui n’ont pas laissé d’y remarquer des fautes ; comme ce grand Brutus, son ami, disait que c’était une éloquence cassée et éreintée. Les orateurs voisins de son siècle reprenaient aussi en lui ce curieux soin de certaine longue cadence au bout de ses clauses, et notaient ces mots esse videatur, qu’il y emploie si souvent. Pour moi j’aime mieux une cadence qui tombe plus court, coupée en iambes. Si mêle-t-il parfois bien rudement ses nombres, mais rarement.

Les historiens sont ma droite balle[9], car ils sont plaisants et aisés ; et quand et quand l’homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu, la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et les accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements, plus à ce qui part du dedans qu’à ce qui arrive au dehors, ceux-là me sont plus propres : voilà pourquoi, en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n’ayons une douzaine de Laërce, ou qu’il ne soit ou plus étendu ou plus entendu : car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies. En ce genre d’étude des histoires, il faut feuilleter, sans distinction, toutes sortes d’auteurs, et vieux et nouveaux, et baragouins et français, pour y apprendre les choses de quoi diversement ils traitent. Mais César singulièrement me semble mériter qu’on l’étudie, non pour la science de l’histoire seulement, mais pour lui-même : tant il a de perfection et d’excellence par-dessus tous les autres, quoique Salluste soit du nombre. Certes, je lis cet auteur avec un peu plus de révérence et de respect qu’on ne lit les humains ouvrages, tantôt le considérant lui-même par ses actions et le miracle de sa grandeur, tantôt la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non-seulement tous les historiens, comme dit Cicéron, mais à l’aventure Cicéron même : avec tant de sincérité en ses jugements, parlant de ses ennemis, que, sauf les fausses couleurs de quoi il veut couvrir sa mauvaise cause et l’ordure de sa pestilente ambition, je pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire, qu’il a été trop épargnant à parler de soi ; car tant de grandes choses ne peuvent avoir été exécutées par lui qu’il n’y soit allé beaucoup plus du sien qu’il n’y en met.

J’aime les historiens ou fort simples ou excellents. Les simples, qui n’ont point de quoi y mêler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soin et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer, à la bonne foi, toutes choses, sans choix et sans triage, nous laissent le jugement entier pour la connaissance de la vérité : tel est entre autres, par exemple, le bon Froissard, qui a marché, en son entreprise, d’une si franche naïveté, qu’ayant fait une faute, il ne craint aucunement-de la reconnaître et corriger en l’endroit où il en a été averti, ce qui nous représente la diversité même des bruits qui couraient, et les différents rapports qu’on lui faisait. C’est la matière de l’histoire nue et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il a d’entendement.

Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’être su, peuvent trier, de deux rapports, celui qui est plus vraisemblable ; de la condition des princes et de leur humeur, ils en concluent les conseils et leur attribuent les paroles convenables. Ils ont raison de prendre l’autorité de régler notre créance à la leur ; mais, certes, cela n’appartient à guère de gens.

Ceux d’entre eux, qui est la plus commune façon, nous gâtent tout ; ils veulent nous mâcher les morceaux ; ils se donnent loi de juger, et par conséquent d’incliner l’histoire à leur fantaisie ; car, depuis que le jugement pend d’un côté, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais : ils entreprennent de choisir les choses dignes d’être sues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruirait mieux ; omettent, pour choses incroyables ; celles qu’ils n’entendent pas, et peut-être encore telle chose, pour ne la savoir dire en bon latin ou français. Qu’ils étalent hardiment leur éloquence et leur discours, qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi de quoi juger après eux, et qu’ils n’altèrent ni dispensent, par leurs raccourcissements et par leur choix, rien sur le corps de la matière ; mais qu’ils nous la renvoient pure et entière en toutes ses dimensions.

Le plus souvent on trie, pour cette charge, et notamment en ce siècle-ci, des personnes d’entre le vulgaire, pour cette seule considération, de savoir bien parler, comme si nous cherchions d’y apprendre la grammaire : et eux ont raison, n’ayant été gagés"que pour cela, et n’ayant mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de cette partie. Ainsi, à force beaux mots, ils nous vont bâtissant une belle contexture des bruits qu’ils ramassent aux carrefours des villes.

Les seules bonnes histoires sont celles qui ont été écrites par ceux mêmes qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participants à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de même sorte : telles sont quasi toutes les grecques et romaines ; car plusieurs témoins oculaires ayant écrit de même sujet (comme il advenait en ce temps-là, que la grandeur et le savoir se rencontraient communément), s’il y a de la faute, elle doit être merveilleusement légère, et sur un accident fort douteux. Que peut-on espérer d’un médecin traitant de la guerre, ou d’un écolier traitant les desseins des princes ? Si nous voulons remarquer la religion que les Romains avaient en cela, il n’en faut que cet exemple : Asinius Pollio trouvait aux histoires même de César quelque mécompte en quoi il était tombé, pour n’avoir pu jeter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir cru les particuliers qui lui rapportaient souvent des choses non assez vérifiées ; ou bien, pour n’avoir été assez curieusement averti par ses lieutenants des choses qu’ils avaient conduites en son absence. On peut voir par là si cette recherche de la vérité est délicate, qu’on ne se puisse pas fier d’un combat à la science de celui qui a commandé, ni aux soldats de ce qui s’est passé près d’eux, si, à la mode d’une information judiciaire, on ne confronte les témoins et reçoit les objets sur la preuve des ponctilles de chaque accident[10].

Pour subvenir un peu à la trahison de ma mémoire et à son défaut, si extrême qu’il m’est advenu plus d’une fois de reprendre en main des livres comme récents et à moi inconnus, que j’avais lus soigneusement quelques années auparavant et barbouillés de mes notes, j’ai pris en coutume, depuis quelque temps, d’ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ai achevé de le lire, et le jugement que j’en ai retiré en gros, afin que cela me représente au moins l’air et idée générale que j’avais conçue de l’auteur en le lisant. Je veux ici transcrire aucunes de ces annotations.

Voici ce que je mis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car, quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne) : « Il est historiographe diligent, et duquel, à mon avis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la vérité des affaires de son temps : aussi, en la plupart, en a-t-il été acteur lui-même, et en rang honorable. Il n’y a aucune apparence que par haine, faveur ou vanité, il ait déguisé les choses ; de quoi font foi les libres jugements qu’il donne des grands et notamment de ceux par lesquels il avait été avancé et employé aux charges. Quant à la partie de quoi il semble se vouloir prévaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits ; mais il s’y est trop plu ; car, pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un sujet si plein et ample, et à peu près infini, il en devient lâche, et sentant un peu le caquet scolastique. J’ai aussi remarqué ceci, que de tant d’âmes et effets qu’il juge, de tant de mouvements et conseils, il n’en rapporte jamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties-là étaient du tout éteintes au monde ; et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’ellos-mêmcs, il en rejette la cause à quelque occasion vicieuse ou à quelque profit. Il est impossible d’imaginer que, parmi cet infini nombre d’actions de quoi il juge, il n’y en ait eu quelqu’une produite par la voie de la raison : nulle corruption ne peut avoir saisi les hommes si universellement que quelqu’un n’échappe de la contagion. Cela me fait craindre qu’il n’y ait un peu du vice de son goût ; et peutêtre advenu qu’il ait estimé d’autrui selon soi. »

En mon Philippe de Comines, il y a ceci : « Vous y trouverez le langage doux et agréable, d’une naïve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foi de l’auteur reluit évidemment, exempte de vanité parlant de soi et d’affection et d’envie parlant d’autrui ; ses discours et exhortements, accompagnés plus de bon zèle et de vérité que d’aucune exquise suffisance ; et, tout partout, de l’autorité et gravité, représentant son homme de bon lieu, et élevé aux grandes affaires. »

Sur les mémoires de messieurs du Bellay : « C’est toujours plaisir de voir les choses écrites par ceux qui ont essayé comme il les faut conduire ; mais il ne se peut nier qu’il ne se découvre évidemment en ces deux seigneurs-ci un grand déchet de la franchise et liberté d’écrire qui reluit ès-anciens de leur sorte, comme au sire de Joinville, domestique de saint Louis, Eginhard, chancelier de Charlemagne, et, de plus fraîche mémoire, en Philippe de Comines. C’est ici plutôt un plaidoyer pour le roi François contre l’empereur Charles cinquième qu’une histoire. Je ne veux pas croire qu’ils aient rien changé quant au gros du fait ; mais de contourner le jugement des événements, souvent contre raison, à notre avantage, et d’omettre tout ce qu’il y a de chatouilleux en la vie de leur maître, ils en font métier : témoin les reculements de messieurs de Montmorency et de Biron, qui y sont oubliés. On peut couvrir les actions secrètes ; mais de taire ce que tout le monde sait, et les choses qui ont tiré des effets publics, c’est un défaut inexcusable. Somme, pour avoir l’entière connaissance du roi François et des choses advenues de son temps, qu’on s’adresse ailleurs, si on m’en croit. Ce qu’on peut faire ici de profit, c’est par la déduction particulière des batailles et exploits de guerre où ces gentilhommes se sont trouvés, quelques paroles et actions privées d’aucuns princes de leur temps, et les pratiques et négociations conduites par le seigneur de Langey, où il y a tout plein de choses dignes d’être sues, et des discours non vulgaires. »


  1. Je ne garantis.Pleuvir, promettre.
  2. En mon sol.
  3. En langage vulgaire.
  4. Cacher.
  5. Qui fait ses efforts de prime saut, a primo saltu.
  6. L’Axiochus n’est point de Platon ; Diogène Laërce l’avait déjà reconnu.
  7. A leur ordinaire.
  8. L’Orlando furioso de l’Arioste.
  9. Allusion à ce qui arrive à un joueur de paume, qui, lorsque la balle lui vient du côté droit, la renvoie naturellement et sans peine.
  10. Les moindres détails île chaque fait.