Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 18

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 18
Texte 1595
Texte 1907
Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort.


CHAPITRE XVIII.

Qu’il ne faut iuger de nostre heur, qu’après la mort.

Scilicet vltima semper
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo supremàque funera debet.

Les enfans sçauent le conte du Roy Crœsus à ce propos : lequel ayant esté pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria, Solon, Solon : cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre, qu’il verifioit lors à ses despends l’aduertissement qu’autrefois luy auoit donné Solon : que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuuent appeller heureux, iusques à ce qu’on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’vn bien léger mouuement se changent dvn estât en autre tout diuers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu’vn qui disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu’il estoit venu fort ieune à vn si puissant estât : Ouy-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas malheureux. Tantost des Roys de Macédoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s’en faict des menuysiers et greffiers à Rome : des tyrans de Sicile, des pédants à Corinthe : d’vn conquérant de la moitié du monde, et Empereur de tant d’armées, il s’en faict vn misérable suppliant des belitres officiers d’vn Roy d’Ægypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie. Et du temps de nos Pères ce Ludouic Sforce dixiesme Duc de Milan, soubs qui auoit si long temps branslé toute l’Italie, on l’a veu mourir prisonnier à Loches : mais après y auoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, vefue du plus grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par la main d’vn Bourreau ? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples. Car il semble que comme les orages et tempestes se piquent contre l’orgueil et hautaineté de nos bastimens, il y ayt aussi là haut des esprits enuieux des grandeurs de ça bas.

Vsque adeo res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sæuàsque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.


Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier iour de nostre vie, pour montrer sa puissance, de renuerser en vn moment ce qu’elle auoit basty en longues années ; et nous fait crier après Laberius, Nimirum hac die vna plus vixi mihi, quàm viuendum fuit.Ainsi se peut prendre auec raison, ce bon aduis de Solon. Mais d’autant que c’est vn Philosophe, à l’endroit desquels les faueurs et disgrâces de la fortune ne tiennent rang, ny d’heur ny de malheur, et sont les grandeurs, et puissances, accidens de qualité à peu près indifférente, ie trouue vray-semblable, qu’il ayt regardé plus auant ; et voulu dire que ce mesme bon-heur de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’vn esprit bien né, et de la resolution et asseurance d’vne ame réglée ne se doiue iamais attribuer à l’homme, qu’on ne luy ayt veu ioüer le dernier acte de sa comédie : et sans doute le plus difficile.

En tout le reste il y peut auoir du masque : ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidens ne nous essayant pas iusques au vif, nous donnent loisir de maintenir tousiours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n’y a plus que faindre, il faut parler François ; il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot.

Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur, et eripitur persona, manet res.


Voyla pourquoy se doiuent à ce dernier traict toucher et esprouuer toutes les autres actions de nostre vie. C’est le maistre iour, c’est le iour iuge de tous les autres : c’est le iour, dict vn ancien, qui doit iuger de toutes mes années passées. Ie remets à la mort l’essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du cœur. I’ay veu plusieurs donner par leur mort réputation en bien ou en mal, à toute leur vie. Scipion beau-pere de Pompeius rabilla en bien mourant la mauuaise opinion qu’on auoit eu de luy iusques alors. Epaminondas interrogé lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soy-mesme : Il nous faut voir mourir, fit-il, auant que d’en pouuoir resoudre. De vray on desroberoit beaucoup à celuy là, qui le poiseroit sans l’honneur et grandeur de sa fin. Dieu l’a voulu comme il luy a pleu : mais en mon temps trois les plus execrables personnes, que ie cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eu des morts reglées, et en toute circonstance composées iusques à la perfection. Il est des morts braues et fortunées. Ie luy ay veu trancher le fil d’vn progrez de merueilleux auancement, et dans la fleur de son croist, à quelqu’vn, d’vne fin si pompeuse, qu’à mon aduis ses ambitieux et courageux desseins n’auoient rien de si hault que fut leur interruption. Il arriua sans y aller, où il pretendoit, plus grandement et glorieusement, que ne portoit son désir et esperance. Et deuança par sa cheute, le pouuoir et le nom, où il aspiroit par sa course. Au iugement de la vie d’autruy, ie regarde tousiours comment s’en est porté le bout, et des principaux estudes de la mienne, c’est qu’il se porte bien, c’est à dire quietement et sourdement.

CHAPITRE XVIII.

Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie
on a été heureux ou malheureux.

Ce n’est qu’après notre mort, qu’on peut dire si nous avons été heureux ou non ; incertitude et instabilité des choses humaines. — « Il ne faut jamais perdre de vue le dernier jour de l’homme, et ne déclarer personne heureux, qu’il ne soit mort et réduit en cendres (Ovide). » — Les enfants connaissent sur ce sujet l’histoire du roi Crésus : Crésus, fait prisonnier par Cyrus, était condamné à mort ; aux approches du supplice, il s’écria : «  Selon ! Solon ! » Cette exclamation rapportée à Cyrus, celui-ci s’enquit de sa signification, et Crésus lui apprit qu’à son grand détriment, il confirmait la vérité d’une maxime qu’autrefois Solon lui avait exprimée : « Que les hommes, quelles que soient les faveurs dont la Fortune les comble, ne peuvent être réputés heureux, tant qu’on n’a pas vu s’achever le dernier jour de leur vie » ; et cela, en raison de l’incertitude et de l’instabilité des choses humaines, qu’un rien suffit à changer du tout au tout. — Dans ce même ordre d’idées, Agésilas répondait à quelqu’un qui trouvait un roi de Perse heureux d’être, fort jeune, maître d’un si puissant État : « Oui, mais Priam, à son âge, n’avait pas encore été atteint par le malheur. » — N’a-t-on pas vu des rois de Macédoine, successeurs d’Alexandre le Grand, aller finir à Rome, comme menuisiers et comme greffiers ; des tyrans de Sicile devenir maîtres d’école à Corinthe ; un conquérant de la moitié du monde, chef suprême de tant d’armées, en être réduit à ce degré d’humiliation, de devoir supplier des hommes de rien, officiers du roi d’Égypte ! c’est pourtant ce que coûtèrent au grand Pompée les cinq ou six derniers mois de sa vie. — Du temps de nos pères, on a vu Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité toute l’Italie, mourir captif à Loches ; et ce qui a été le pire de son malheur, après y avoir été détenu pendant dix ans. — La plus belle des reines, veuve du plus grand roi de la Chrétienté, ne vient-elle pas, indigne et barbare cruauté ! de mourir par la main du bourreau ? — Ces exemples existent par milliers ; car, de même que les orages et les tempêtes s’acharnent jalousement contre ceux de nos plus beaux édifices, se distinguant par leur élévation, il semble qu’il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs d’ici-bas : « Tant il est vrai qu’une force secrète renverse les choses humaines et se fait un jeu de fouler aux pieds l’orgueil des faisceaux et briser les haches consulaires (Lucrèce) ! » On dirait que quelquefois la Fortune guette, à point nommé, le dernier jour de notre vie, pour nous faire sentir le pouvoir qu’elle a de renverser en un moment ce qu’elle a mis de longues années à édifier, et nous amener à crier avec Laberius : « Ah ! ce jour ! c’est un jour en trop de ce que j’aurais dû vivre (Macrobe) ! »

En quoi consiste le bonheur en ce monde. — Aussi peut-on admettre avec raison la maxime si juste de Solon ; mais, comme c’est un philosophe pour lequel les faveurs et les disgrâces de la Fortune ne comptent ni comme chose heureuse, ni comme chose malheureuse, qu’il tient la grandeur et la puissance comme des accidents à peu près sans importance dans notre vie, il est vraisemblable qu’il voyait plus loin encore, et qu’il a voulu dire par là que ce bonheur de notre existence, qui dépend de la tranquillité et du contentement d’un esprit juste, de la résolution et de la fermeté d’une âme maîtresse d’elle-même, ne doit jamais être considéré comme acquis à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte, indubitablement le plus difficile, de la comédie qu’est notre existence en ce monde.

Le jour de notre mort est le seul qui permette d’émettre un jugement sur tous les autres jours de notre vie. — Pour tout le reste, nous pouvons dissimuler ; tenir, en philosophes, de beaux discours de pure forme ; avoir la possibilité de conserver la sérénité de nos traits en présence d’accidents qui nous atteignent, sans nous frapper au cœur ; mais à cette dernière scène entre la mort et nous, il n’y a plus à feindre, il faut s’expliquer nettement en bon français, et montrer ce qu’il y a de réel et de bon au fond de nous-mêmes. « Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères, alors le masque tombe, et l’homme reste (Lucrèce). » Voilà pourquoi, à ce dernier moment, se rapportent tous les autres actes de notre vie, dont il est la pierre de touche ; c’est le maître jour, celui duquel relèvent tous les autres ; en ce jour, dit un ancien, se jugera tout mon passé. Je remets à la mort de prononcer sur ce qu’ont été mes actions ; par elle, on verra si mes discours partent de la bouche ou du cœur.

Il en est qui terminent par une mort honorable des existences passées dans le mal. — Combien ont dû à la mort, la réputation d’avoir bien ou mal vécu ! — Scipion, beau-père de Pompée, releva par une belle mort la mauvaise opinion qu’il avait donnée de lui, sa vie durant. — Epaminondas, auquel on demandait qui des trois il estimait le plus, de Chabrias, d’Iphicrates ou de lui-même, répondit : « Pour se prononcer, il faut d’abord voir ce que sera notre mort » ; et, quant à lui, ce serait lui faire grand tort, que de le juger sans tenir compte de sa mort si honorable et si pleine de grandeur. — Dieu en agit comme il lui plaît ; mais de mon temps, trois personnes des plus exécrables que j’ai connues, dont la vie n’avait été qu’une suite d’abominations et d’infamies, ont eu des morts convenables ; telles sous tous rapports, qu’en aucune circonstance on ne peut désirer mieux. Il est des fins glorieuses, on peut même dire heureuses : j’ai vu la mort interrompre, à la fleur de l’âge, une existence appelée aux plus brillantes destinées et qui y marchait à grands pas ; cette existence a pris fin dans des conditions telles, qu’à mon avis, la réalisation même des desseins que son ambition et son courage pouvaient légitimement lui faire concevoir, ne pouvait la porter aussi haut qu’elle l’a été du fait même de sa mort. Elle l’éleva, sans qu’il le réalisât, au but qu’il avait convoité, et cela plus glorieusement qu’il ne pouvait le désirer et l’espérer ; il dépassa en mourant le haut rang et l’illustration qui avaient été l’objet de toutes ses aspirations. — Quand il s’agit de porter un jugement sur la vie d’autrui, je regarde toujours comment elle s’est terminée ; quant à la mienne, je me suis surtout appliqué à ce qu’elle s’achève bien, c’est-à-dire tranquillement et sans éclat.