Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 20

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 20
Texte 1595
Texte 1907
De la force de l’imagination.


CHAPITRE XX.

De la force de l’imagination.


Fortis imaginatio generat casum, disent les clercs.

Ie suis de ceux qui sentent tresgrand effort de l’imagination. Chacun en est heurté, mais aucuns en sont renuersez. Son impression me perse ; et mon art est de luy eschapper, par faute de force à luy résister. Ie viuroye de la seule assistance de personnes saines et gaies. La veuë des angoisses d’autruy m’angoisse matériellement : et a mon sentiment souuent vsurpé le sentiment d’vn tiers. Vn tousseur continuel irrite mon poulmon et mon gosier. Ie visite plus mal volontiers les malades, ausquels le deuoir m’intéresse, que ceux ausquels ie m’attens moins, et que ie considère moins. Ie saisis le mal, que i’estudie, et le couche en moy. Ie ne trouue pas estrange qu’elle donne et les fieures, et la mort, à ceux qui la laissent faire, et qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit vn grand médecin de son temps. Il me souuient que me rencontrant vn iour à Thoulouse chez vn riche vieillard pulmonique, et traittant auec luy des moyens de sa guarison, il luy dist, que c’en estoit l’vn, de me donner occasion de me plaire en sa compagnie ; et que fichant ses yeux sur la frescheur de mon visage, et sa pensée sur cette allégresse et vigueur, qui regorgeoit de mon adolescence : et remplissant tous ses sens de cet estât florissant en quoy i’estoy lors, son habitude s’en pourroit amender : mais il oublioit à dire, que la mienne s’en pourroit empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son ame, à comprendre l’essence et les mouuemens de la folie, qu’il emporta son iugement hors de son siège, si qu’onques puis il ne l’y peut remettre : et se pouuoit vanter d’estre deuenu fol par sagesse. Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau ; et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grâce, se trouua roide mort sur l’eschaffaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations ; et renuersez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransie, quelques-fois iusques à en expirer. Et la ieunesse bouillante s’eschauffe si auant en son harnois toute endormie, qu’elle assouuit en songe ses amoureux désirs.

Vt quasi transactis sæpe omnibus rebu’profundant
Fluminis ingéntes fluctus, vestémque cruentent.

Et encore qu’il ne soit pas nouueau de voir croistre la nuict des cornes à tel, qui ne les auoit pas en se couchant : toutesfois l’euenement de Cyppus Roy d’Italie est mémorable, lequel pour auoir assisté le iour auec grande affection au combat des taureaux, et avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en son front par la force de l’imagination. La passion donna au fils de Crœsus la voix, que nature luy auoit refusée. Et Antiochus print la fieure, par la beauté de Stratonicé trop viuement empreinte en son ame. Pline dit auoir veu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le iour de ses nopces. Pontanus et d’autres racontent pareilles métamorphoses aduenuës en Italie ces siècles passez : et par véhément désir de luy et de sa mère.

Vota puer soluit, quæ fæmina vouerat Iphis.

Passant à Vitry le François ie peu voir vn homme que l’Euesque de Soissons auoit nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitans de là ont cogneu, et veu fille, iusques à l’aage de vingt deux ans, nommée Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu, et vieil, et point marié. Faisant, dit-il, quelque effort en saultant, ses membres virils se produisirent : et est encore en vsage entre les filles de là, vne chanson, par laquelle elles s’entraduertissent de ne faire point de grandes eniambees, de peur de deuenir garçons, comme Marie Germain. Ce n’est pas tant de merueille que cette sorte d’accident se rencontre fréquent : car si l’imagination peut en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement attachée à ce subiect, que pour n’auoir si souuent à rechoir en mesme pensée et aspreté de désir, elle a meilleur compte d’incorporer, vne fois pour toutes, cette virile partie aux filles.Les vns attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du Roy Dagobert et de Sainct François. On dit que les corps s’en-enleuent telle fois de leur place. Et Celsus recite d’vn Prestre, qui rauissoit son ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en nomme vn autre, à qui il ne falloit que faire ouïr des cris lamentables et plaintifs : soudain il defailloit, et s’emportoit si viuement hors de soy, qu’on auoit beau le tempester, et hurler, et le pincer, et le griller, iusques à ce qu’il fust resuscité : lors il disoit auoir ouy des voix, mais comme venant de loing : et s’aperceuoit de ses eschaudures et meurtrisseures. Et que ce ne fust vne obstination apostée contre son sentiment, cela le montroit, qu’il n’auoit ce pendant ny poulx ny haleine. Il est vraysemblable, que le principal crédit des visions, des enchantemens, et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination, agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la créance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voyent pas.Ie suis encore en ce doubte, que ces plaisantes liaisons dequoy nostre monde se voit si entraué qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’appréhension et de la crainte. Car ie sçay par expérience, que tel de qui ie puis respondre, comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit choir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d’enchantement, ayant ouy faire le conte à vn sien compagnon d’vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point qu’il en auoit le moins de besoin, se trouuant en pareille occasion, l’horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper l’imagination, qu’il en courut vne fortune pareille. Et de là en hors fut subiect à y renchoir : ce villain souuenir de son inconuenient le gourmandant et tyrannisant. Il trouua quelque remède à cette resuerie, par vne autre resuerie. C’est qu’aduouant luy mesme, et preschant auant la main, cette sienne subiection, la contention de son ame se soulageoit, sur ce, qu’apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissoit, et luy en poisoit moins. Quand il a eu loy, à son chois (sa pensée desbrouillée et desbandée, son corps se trouuant en son deu) de le faire lors premièrement tenter, saisir, et surprendre à la cognoissance d’autruy, il s’est guari tout net. À qui on a esté vne fois capable, on n’est plus incapable, sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n’est à craindre qu’aux entreprinses, où nostre ame se trouue outre mesure tendue de désir et de respect ; et notamment où les commoditez se rencontrent improuueues et pressantes. On n’a pas moyen de se rauoir de ce trouble. I’en sçay, à qui il a seruy d’y apporter le corps mesme, demy rassasié d’ailleurs, pour endormir l’ardeur de cette fureur, et qui par l’aage, se trouue moins impuissant, de ce qu’il est moins puissant : et tel autre, à qui il a serui aussi qu’vn amy l’ayt asseuré d’estre fourni d’vne contrebatterie d’enchantemens certains, à le preseruer. Il vaut mieux, que ie die comment ce fut.Vn Comte de tresbon lieu, de qui i’estoye fort priué, se mariant auec vne belle dame, qui auoit esté poursuiuie de tel qui assistoit à la feste, mettoit en grande peine ses amis : et nommément vne vieille dame sa parente, qui presidoit à ces nopces, et les faisoit chez elle, craintiue de ces sorcelleries : ce qu’elle me fit entendre. Ie la priay s’en reposer sur moy. I’auoye de fortune en mes coffres, certaine petite pièce d’or platte, où estoient grauées quelques figures célestes, contre le coup du Soleil, et pour oster la douleur de teste, la logeant à point, sur la cousture du test : et pour l’y tenir, elle estoit cousue à vn ruban propre à rattacher souz le menton. Resuerie germaine à celle dequoy nous parlons, Iacques Peletier, viuant chez moy, m’auoit faict ce présent singulier. I’aduisay d’en tirer quelque vsage, et dis au Comte, qu’il pourroit courre fortune comme les autres, y ayant là des hommes pour luy en vouloir prester vne ; mais que hardiment il s’allast coucher : que ie luy feroy vn tour d’amy : et n’espargneroys à son besoin, vn miracle, qui estoit en ma puissance : pourueu que sur son honneur, il me promist de le tenir tresfidelement secret. Seulement, comme sur la nuict on iroit luy porter le resueillon, s’il luy estoit mal allé, il me fist vn tel signe. Il avoit jeu l’ame et les oreilles si battues, qu’il se trouua lié du trouble de son imagination : et me feit son signe à l’heure susditte. Ie luy dis lors à l’oreille, qu’il se leuast, souz couleur de nous chasser, et prinst en se louant la robbe de nuict, que i’auoye sur moy (nous estions de taille fort voisine) et s’en vestist, tant qu’il auroit exécuté mon ordonnance, qui fut ; Quand nous serions sortis, qu’il se retirast à tomber de l’eaue : dist trois fois telles parolles : et fist tels mouuements. Qu’à chascune de ces trois fois, il ceignist le ruban, que ie luy mettoys en main, et couchast bien soigneusement la médaille qui y estoit attachée, sur ses roignons : la figure en telle posture. Cela faict, ayant à la dernière fois bien estreint ce ruban, pour qu’il ne se peust ny desnouer, ny mouuoir de sa place, qu’en toute asseurance il s’en retournast à son prix faict : et n’oubliast de reietter ma robbe sur son lict, en manière qu’elle les abriast tous deux. Ces singeries sont le principal de l’effect. Nostre pensée ne se pouuant desmesler, que moyens si estranges ne viennent de quelque abstruse science. Leur inanité leur donne poids et reuerence. Somme il fut certain, que mes characteres se trouuerent plus Vénériens que Solaires, plus en action qu’en prohibition. Ce fut vne humeur prompte et curieuse, qui me conuia à tel effect, esloigné de ma nature. Ie suis ennemy des actions subtiles et feintes : et hay la finesse, en mes mains, non seulement recreatiue, mais aussi profitable. Si l’action n’est vicieuse, la routte l’est.

CHAPITRE XX.

De la force de l’imagination.

Des effets de l’imagination. — « Une imagination fortement préoccupée d’un événement, peut l’amener (Sénèque), » disent les gens d’expérience.

Je suis de ceux sur lesquels l’imagination a beaucoup d’empire ; chacun l’éprouve plus ou moins, mais il en est chez lesquels son action est prépondérante ; je suis de ceux-là, elle s’impose à moi ; aussi je m’efforce de lui échapper, faute de pouvoir lui résister. Je passerais volontiers ma vie en compagnie de personnes bien portantes et d’humeur gaie ; la vue des angoisses des autres agit matériellement sur moi d’une façon pénible, et souvent j’ai souffert de sentir qu’un autre souffrait. Quelqu’un qui tousse continuellement, amène cette même irritation dans mes poumons et dans mes bronches. Je suis moins porté à visiter les malades auxquels, par devoir, je porte intérêt, que ceux près desquels je suis appelé sans m’y attendre et pour lesquels je n’ai pas grande considération. Je me pénètre d’une maladie sur laquelle je porte particulièrement mon attention, et en prends le germe. Je ne trouve pas étonnant qu’à ceux qui laissent faire leur imagination, elle puisse, s’ils n’y prennent garde, communiquer la fièvre et même amener la mort. — Simon Thomas était un grand médecin en son temps. Il me souvient que me rencontrant un jour avec lui, à Toulouse, chez un vieillard qui avait de la fortune et était malade de la poitrine, Simon Thomas, dans sa consultation, lui dit qu’entre autres moyens de guérison, il lui conseillait de chercher à faire que je me plaise en sa compagnie, et qu’en sappliquant à contempler la fraîcheur de mon visage, en concentrant sa pensée sur l’allégresse et la vigueur qui rayonnaient de tout mon être alors en pleine adolescence, qu’en imprégnant tous ses sens de cette exubérance de santé qui était en moi, il pourrait en améliorer son état habituel ; il omettait de dire que, par contre, le mien pourrait bien aussi s’en fâcheusement ressentir. — Gallus Vibius s’appliqua si fort à étudier les causes et les effets de la folie, qu’il en perdit la raison et ne put la recouvrer ; en voici un qui pouvait se vanter d’être devenu fou par excès de sagesse. — Chez quelques condamnés, la frayeur devance l’action du bourreau, témoin celui auquel, sur l’échafaud, on débanda les yeux pour lui donner lecture de sa grâce et qui était déjà mort foudroyé, par le seul effet de son imagination. Son action suffit pour nous mettre en nage, nous donner le frisson, nous faire pâlir, rougir ; sur notre lit de plume, notre corps s’agite sous ses excitations, au point de parfois nous faire rendre l’âme ; et la bouillante jeunesse s’en échauffe à tel point qu’il lui arrive, pendant le sommeil, d’aller, sous linttuence d’un rêve, jusqu’à assouvir ses amoureux désirs.

Des émotions violentes peuvent occasionner des modifications radicales, dans notre organisme. — Bien qu’il ne soit pas rare de voir, pendant la nuit, les cornes pousser à tel qui n’en avait pas en se couchant, le cas de Cippus, roi d’Italie, est particulièrement remarquable. Il avait assisté dans la journée à un combat de taureaux et s’y était si vivement intéressé que, toute la nuit, il avait rêvé qu’il lui venait des cornes sur la tête, ce qui, par la force de l’imagination, se produisit effectivement. — L’amour filial donna au fils de Crésus la voix que la nature lui avait refusée. — Antiochus contracta la fièvre, par suite de l’impression excessive que lui avait fait éprouver la beauté de Stratonice. — Pline dit avoir vu Lucius Cossitius de femme changé en homme, le jour de ses noces. — Pontanus et d’autres rapportent de pareilles métamorphoses advenues en Italie, dans les siècles passés ; et, par suite d’un violent désir, conçu par lui et par sa mère, « Iphis paya garçon, les vœux qu’il avait faits étant fille (Ovide) ».

Étant de passage à Vitry le Français, il me fut donné de voir un homme qui, en raison du fait, avait reçu de l’évêque de Soissons le nom de Germain, et que tous les gens de la localité avaient connu et vu fille, jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, sous le nom de Marie. À l’époque où je le vis, il était déjà âgé, portait une forte barbe et n’était pas marié ; il expliquait son cas, par un effort qu’il s’était donné en sautant, qui avait déterminé dans ses organes génitaux une transformation qui avait changé son sexe. On chante encore dans ce pays une chanson où les filles s’avertissent de ne pas faire de trop grandes enjambées, de peur de devenir garçon, comme Marie Germain. — Ce n’est pas là du reste un fait extraordinaire ; ce genre d’accident se rencontre assez fréquemment. On peut pourtant observer que si, en pareil cas, l’imagination y est pour quelque chose, c’est un point sur lequel elle est surexcitée avec une telle continuité et une telle violence, que pour ne pas avoir à retomber si souvent dans cette pensée obsédante, dans ce désir effréné, la nature aurait meilleur compte de doter, une fois pour toutes, les filles d’un organe masculin.

L’imagination peut produire des extases, des visions, des défaillances considérées jadis comme le fait d’enchantements. — Il en est qui attribuent à un effet de l’imagination les stigmates du roi Dagobert et de saint François. — On dit que sous cette même influence, le corps humain peut se soulever de la place qu’il occupe. — Ceisus raconte qu’un prêtre parvenait à produire en lui-même une telle extase que, durant un assez long temps, le cours de sa respiration en était arrêté et son corps insensible. — Saint Augustin en cite un autre, auquel il suffisait de faire entendre des cris lamentables et plaintifs, pour le voir tout à coup tomber en faiblesse et perdre le sentiment, au point qu’on avait beau le secouer, hurler, le pincer, le brûler, il ne ressentait rien, tant qu’il n’avait pas repris connaissance. Revenu à lui, il disait avoir entendu des voix semblant venir de loin, et s’apercevait alors seulement de ses brûlures et de ses meurtrissures ; comme pendant tout ce temps il était demeuré sans pouls ni haleine, cela indiquait bien que cette insensibilité n’était pas, de sa part, le fait dune volonté arrêtée. — Il est vraisemblable que c’est surtout par un effet de l’imagination, agissant principalement sur les âmes des gens du peuple plus enclins à la crédulité, que les visions, [1] les miracles, les enchantements et tous les faits surnaturels de même ordre, trouvent créance ; on les a si bien endoctrinés, qu’ils en arrivent à croire qu’ils voient des choses qu’ils ne voient réellement pas.

Je[2] crois aussi que ces défaillances singulières dans la consommation du mariage, qui réduisent tant de personnes à une impuissance momentanée, qu’on ne s’entretient que de cela, sont tout simplement un effet de l’appréhension et de la crainte. Je sais de source certaine qu’une personne dont je puis répondre comme de moi-même, qu’on ne peut soupçonner ni de faiblesse, ni de croyance aux enchantements, ayant entendu un de ses compagnons raconter la défaillance extraordinaire qui lui était survenue au moment même où elle était le plus hors de saison, ce récit lui revenant à la mémoire, il en éprouva, en pareille circonstance, une telle appréhension et son imagination en fut tellement frappée que même infortune lui arriva cette fois et d’autres encore, ce désagréable souvenir de sa mésaventure le poursuivant et l’obsédant sans cesse. Pour remédier à cette singulière situation, il imagina un moyen non moins singulier. Prenant les devants, avant toute chose, il avouait de lui-même ce à quoi il était sujet ; il trouvait un soulagement à la contention d’esprit à laquelle il était en proie, par l’annonce de ce qui pouvait arriver ; il lui semblait être tenu à moins et en était moins préoccupé. Quand alors sa compagne, dûment avertie, en vint à se livrer complaisamment à lui, lui concédant toute latitude d’essayer, de s’y reprendre en usant d’elle à son gré, son esprit se trouvant de la sorte dégagé de l’obsession qui l’étreignait, il fut radicalement guéri. Du reste avec qui on a fait une fois acte de virilité, l’impuissance n’est plus à redouter, sauf dans les cas où elle s’explique par notre épuisement. Pareil accident n’est d’ordinaire à craindre que dans les circonstances où on est surexcité par un désir immodéré contenu par le respect, particulièrement lorsque les rencontres sont imprévues et que l’on est pressé par le temps ; notre trouble alors nous empêche de nous ressaisir. Je connais une personne, à demi blasée il est vrai sur les plaisirs de ce genre, à laquelle le contact de la femme suffit pour calmer l’ardeur qui le possède, et qui doit à cette impuissance d’avoir, malgré son âge, conservé ses facultés à cet égard ; j’en sais une autre, à laquelle il a suffi qu’un ami l’ait assuré posséder un préservatif certain contre ces enchantements, pour le garantir de ces faiblesses ; la chose vaut la peine d’être contée.

Un comte, de très bonne famille, avec lequel j’étais fort lié, se mariant avec une très belle personne, qui avait été l’objet des assiduités de quelqu’un qui assistait au mariage, inquiétait fort ses amis, et en particulier une vieille dame sa parente, qui présidait à ses noces qui avaient lieu chez elle ; elle croyait à ces sorcelleries et me fit part qu’on redoutait fort que le quidam n’en usât contre lui. Je lui répondis que j’étais à même de prévenir ces maléfices et la priai de s’en reposer sur moi. J’avais par hasard, dans un coffre, une petite pièce d’or de peu d’épaisseur, dont m’avait fait présent Jacques Pelletier, lorsqu’il demeurait chez moi ; sur cette pièce étaient gravés quelques signes du zodiaque, dans le but de constituer un préservatif contre les coups de soleil et guérir les maux de tête. On la plaçait, à cet effet, exactement sur la suture du crâne, l’y maintenant à l’aide d’un ruban auquel elle était fixée et qui s’attachait sous le menton, bizarrerie cousine germaine de celle dont nous parlons. L’idée me vint d’en tirer parti, et je dis au comte que, bien que menacé de la même infortune que les autres, ayant des ennemis qui s’employaient à la lui faire arriver, il pouvait néanmoins s’aller coucher sans crainte, que j’étais à même de lui rendre un vrai service d’ami et, au besoin, de faire un miracle en sa faveur, pourvu que, sur son honneur, il s’engageât à en garder très fidèlement le secret. Il devait simplement, pendant la nuit, lorsqu’on irait lui porter le réveillon, si les choses allaient mal pour lui, me faire à ce moment un signe dont nous convînmes. Il avait eu l’esprit et les oreilles si rabattus de tout ce qui s’était dit à ce propos que, son imagination aidant, ce qu’il redoutait arriva ; et, à l’heure dite, il me fit le signe convenu. Je lui glissai alors à l’oreille de se lever comme pour nous mettre dehors, de s’emparer en manière de plaisanterie de la robe de nuit que je portais, de la mettre (nous étions à peu près de la même taille), et de la conserver jusqu’à ce qu’il eût exécuté le reste de mon ordonnance, qui fut que, lorsque nous serions sortis, il se retirât comme pour tomber de l’eau, prononçât trois fois telles paroles et fît tels mouvements que je lui indiquai. À chaque fois, il devait ceindre le ruban que je lui remis, en appliquant soigneusement sur les reins la médaille qui y était attachée, ayant bien soin finalement de l’assujettir, de telle sorte qu’il ne puisse ni se dénouer, ni se déranger ; et retourner alors en toute assurance à sa besogne, sans omettre d’étendre ma robe sur le lit, de façon qu’elle les couvrît tous deux, elle et lui. Ces singeries constituaient la chose capitale de l’affaire ; de si étranges moyens nous semblent en effet ne pouvoir procéder que d’une science difficile à pénétrer, et par leur insanité même, ils acquièrent importance et considération. En somme il est certain qu’en la circonstance, mon talisman agit plus en secondant l’œuvre de Vénus qu’en combattant celle du soleil, poussant plus à l’action que remplissant un rôle de protection. En cette occasion, je cédai à un mouvement de jovialité et de curiosité qui n’est pas dans ma nature ; je suis au contraire ennemi de ces simagrées qui n’ont pas le sens commun ; c’est un genre que je n’aime pas, bien que cette fois j’en aie usé d’une façon récréative et profitable ; mais si le fait n’est pas par lui-même à réprouver, il rentre dans un ordre d’idées qu’on ne peut approuver.

Amasis Roy d’Ægypte, espousa Laodice tresbelle fille Grecque : et luy, qui se montroit gentil compagnon par tout ailleurs, se trouua court à iouïr d’elle : et menaça de la tuer, estimant que ce fust quelque sorcerie. Comme és choses qui consistent en fantasie, elle le reietta à la deuotion : et ayant faict ses vœus et promesses à Venus, il se trouua diuinement remis, dés la première nuict, d’après ses oblations et sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras, disoit, que la femme qui se couche auec vn homme, doit auec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la reprendre auec sa cotte. L’ame de l’assaillant troublée de plusieurs diuerses allarmes, se perd aisément. Et à qui l’imagination a faict vne fois souffrir cette honte (et elle ne la fait souffrir qu’aux premières accointances, d’autant qu’elles sont plus ardantes et aspres ; et aussi qu’en cette première cognoissance qu’on donne de soy, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il entre en fieure et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions suiuantes.Les mariez, le temps estant tout leur, ne doiuent ny presser ny taster leur entreprinse, s’ils ne sont prests. Et vault mieux faillir indécemment, à estreiner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fieure, attendant vne et vne autre commodité plus priuée et moins allarmée, que de tomber en vne perpétuelle misère, pour s’estre estonné et désespéré du premier refus. Auant la possession prinse, le patient se doibt à saillies et diuers temps, légèrement essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer, à se conuaincre definitiuement soy-mesme. Ceux qui sçauent leurs membres de nature dociles, qu’ils se soignent seulement de contre-pipper leur fantasie.On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre, s’ingerant si importunément lors que nous n’en auons que faire, et défaillant si importunément lors que nous en auons le plus affaire : et contestant de l’authorité, si impérieusement, auec nostre volonté, refusant auec tant de fierté et d’obstination noz solicitations et mentales et manuelles. Si toutesfois en ce qu’on gourmande sa rébellion, et qu’on en tire preuue de sa condemnation, il m’auoit payé pour plaider sa cause : à l’aduenture mettroy-ie en souspeçon noz autres membres ses compagnons, de luy estre allé dresser par belle enuie, de l’importance et douceur de son vsage, cette querelle apostée, et auoir par complot, armé le monde à l’encontre de luy, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car ie vous donne à penser, s’il y a vne seule des parties de nostre corps, qui ne refuse à nostre volonté souuent son opération, et qui souuent ne s’exerce contre nostre volonté : elles ont chacune des passions propres, qui les esueillent et endorment, sans nostre congé. À quant de fois tesmoignent les mouuements forcez de nostre visage, les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants ? Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu, le cœur, le poulmon, et le pouls : la veue d’vn obiect agréable, respandant imperceptiblement en nous la flamme d’vne émotion heureuse. N’y a-il que ces muscles et ces veines, qui s’eleuent et se couchent, sans l’adueu non seulement de nostre volonté, mais aussi de notre pensée ? Nous ne commandons pas à noz cheueux de se hérisser, et à nostre peau de frémir de désir ou de crainte. La main se porte souuent où nous ne l’enuoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme que n’ayans de quoy frire, nous le luy deffendrions volontiers, l’appétit de manger et de boire ne laisse pas d’empuuoir les parties, qui luy sont subiettes, ny plus ny moins que cet autre appétit : et nous abandonne de mesme, hors de propos, quand bon luy semble.

Amasis, roi d’Égypte, avait épousé Laodice, une très belle fille grecque ; et lui qui, en pareil cas, était toujours un aimable compagnon, se trouva à court quand il voulut jouir d’elle. Attribuant le fait à ce qu’elle lui avait jeté un sort, il menaça de la tuer. Comme il arrive à propos de tout ce qui est du ressort de l’imagination, elle le pressa, pour faire cesser cet état de choses, de recourir à la dévotion. Il fit à Vénus force vœux et promesses ; et, dès la première nuit qui suivit ses offrandes et ses sacrifices, il recouvrit, comme par l’intervention de la divinité, la plénitude de ses moyens ; cela montre combien les femmes ont tort, lorsqu’elles nous accueillent en prenant vis-à-vis de nous des attitudes compassées, querelleuses, faisant mine de nous repousser ; en en agissant ainsi, elles éteignent nos ardeurs, tout en les excitant. La bru de Pythagore disait que la femme qui couche avec un homme, doit, en même temps qu’elle ôte sa jupe, se départir de toute pudeur, et n’y revenir qu’en la revêtant. — L’homme qui, dans ses rapports avec les femmes, a eu à souffrir plusieurs mésaventures semblables, perd aisément confiance. Celui qui, victime une première fois de son imagination, subit cette honte (et elle ne se produit[3] guère qu’aux débuts d’une liaison, alors que les désirs sont le plus vifs et le plus ardents et qu’en cette première rencontre, tenant à donner bonne opinion de soi, on redoute d’autant plus de faillir), ayant mal commencé, éprouve de cet accident un dépit qui le met dans un état d’agitation tel, qu’il court grand risque de ne pas mieux se montrer dans les rencontres qui suivent.

Comment les mariés doivent se comporter dans la couche nuptiale. — Les gens mariés se trouvant avoir tout leur temps, ne doivent ni se presser, ni même tenter d’entrer en rapport, s’ils ne sont entièrement prêts ; il est préférable, dans l’état d’agitation et de fièvre où l’on est en pareil moment, de différer d’étrenner la couche nuptiale, si déplaisant que ce soit, et d’attendre patiemment un moment où l’on soit plus dispos et plus calme, que de s’exposer à de continuels mécomptes, pour s’être laissé surprendre et se désespérer d’un premier échec. Avant d’entrer en possession l’un de l’autre, celui qui a sujet de douter de lui-même, doit inopinément, à des moments divers, essayer en se jouant, provoquant sa belle sans s’opiniâtrer, de manière à arriver à connaître si, oui ou non, il peut ou ne peut pas. Que ceux, au contraire, qui savent qu’en eux les moyens sont toujours à hauteur de leurs désirs, se gardent pourtant d’en arriver à l’impuissance, en cédant par trop à leur fantaisie.

Nos organes sont sujets à aller à l’encontre de notre volonté, qui elle-même échappe parfois à toute direction. — C’est avec raison qu’on remarque combien cet organe est indépendant de nous-mêmes ; nous sollicitant souvent fort importunément quand nous n’en avons que faire ; nous faisant défaut parfois tout aussi mal à propos, alors qu’il nous serait de toute nécessité ; se mettant en opposition directe avec notre volonté, se refusant nettement et obstinément à toutes les sollicitations, soit de notre imagination, soit par attouchements. Si cependant on arguait de cette indépendance de sa part, pour demander sa condamnation, et que j’ai charge de défendre sa cause, je hasarderais que cette querelle doit venir du fait de nos autres organes, ses compagnons, qui, jaloux de son importance et de la douceur de son usage, ont dû comploter et soulever le monde contre lui, imputant méchamment à lui seul une faute qu’eux-mêmes commettent tout comme lui. Car enfin, réfléchissez : est-il une seule partie de notre corps qui ne se refuse souvent à ce qui lui incombe et qui, souvent aussi, n’agisse contre notre volonté ? Chacune d’elles obéit à des impulsions qui lui sont propres, qui l’éveillent et l’endorment en dehors de notre consentement. Que de fois les mouvements involontaires de notre visage révèlent des pensées que nous voudrions tenir secrètes et les livrent à ceux qui nous approchent. La cause qui fait que cet organe a des mouvements indépendants de nous, exerce une action semblable sur le cœur, les poumons et le pouls ; l’émotion fiévreuse que produit en nous la vue d’un objet agréable, nous pénètre tout entier de ses feux, sans même que nous nous en apercevions. N’y a-t-il que ces muscles et ces veines qui se tendent et se distendent, non seulement sans que nous le voulions, mais même sans que ce soit un effet de notre pensée. Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser, à notre peau de tressaillir de désir ou de crainte ; la main fait souvent des mouvements inconscients ; la langue se paralyse, la voix se fige à certains moments. Alors même que nous n’avons rien à manger et à boire, et que par suite nous nous passerions bien d’y être incités, l’appétit ne sollicite-t-il pas en nous l’envie de boire et de manger et les organes qui s’y emploient, ni plus ni moins que fait cet autre appétit qui sollicite cette partie de nous-mêmes qui se trouve incriminée et qui, comme le premier, s’éteint aussi sans raison, quand bon lui semble ?

Les vtils qui seruent à descharger le ventre, ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre nostre aduis, comme ceux-cy destinés à descharger les roignons. Et ce que pour autorizer la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allègue auoir veu quelqu’vn, qui commandoit à son derrière autant de pets qu’il en vouloit : et que Viues enchérit d’vn autre exemple de son temps, de pets organizez, suiuants le ton des voix qu’on leur prononçoit, ne suppose non plus pure l’obéissance de ce membre. Car en est-il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire ? loint que l’en cognoy vn, si turbulent et reuesche, qu’il y a quarante ans, qu’il tient son maistre à peter d’vne haleine et d’vne obligation constante et irremittente, et le menne ainsin à la mort. Et pleust à Dieu, que ie ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus d’vn seul pet, nous menne iusques aux portes d’vne mort tres-angoisseuse : et que l’Empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouuoir.Mais nostre volonté, pour les droits de qui nous mettons en auant ce reproche, combien plus vray-semblablement la pouuons nous marquer de rébellion et sédition, par son des-reglement et désobéissance ? Veut elle tousiours ce que nous voudrions qu’elle voulsist ? Ne veut elle pas souuent ce que nous luy prohibons de vouloir ; et à nostre euident dommage ? se laisse elle non plus mener aux conclusions de nostre raison ?En fin, ie diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considérer, qu’en ce fait sa cause estant inséparablement coniointe à vn consort, et indistinctement, on ne s’adresse pourtant qu’à luy, et par les arguments et charges qui ne peuuent appartenir à sondit consort. Car l’effect d’iceluy est bien de conuier inopportunément par fois, mais refuser, iamais : et de conuier encore tacitement et quietement. Partant se void l’animosité et illégalité manifeste des accusateurs. Quoy qu’il en soit, protestant, que les Aduocats et luges ont beau quereller et sentencier : nature tirera cependant son train : qui n’auroit faict que raison, quand elle auroit doué ce membre de quelque particulier priuilege. Autheur du seul ouurage immortel, des mortels. Ouurage diuin selon Socrates : et Amour désir d’immortalité, et Dæmon immortel luy mesmes.Tel à l’aduenture par cet effect de l’imagination, laisse icy les escrouëlles, que son compagnon reporte en Espaigne. Voyla pourquoy en telles choses l’on a accoustumé de demander vne ame préparée. Pourquoy praticquent les Médecins auant main, la créance de leur patient, auec tant de fausses promesses de sa guerison : si ce n’est afin que l’effect de l’imagination supplée l’imposture de leur aposéme ? Ils sçauent qu’vn des maistres de ce mestier leur a laissé par escrit, qu’il s’est trouué des hommes à qui la seule veuë de la médecine faisoit l’opération. Et tout ce caprice m’est tombé présentement en main, sur le conte que me faisoit vn domestique apotiquaire de feu mon père, homme simple et Souysse, nation peu vaine et mensongiere : d’auoir cogneu long temps vn marchand à Toulouse maladif et subiect à la pierre qui auoit, souuent besoing de clysteres, et se les faisoit diuersement ordonner aux Médecins, selon l’occurrence de son mal : apportez qu’ils estoyent, il n’y auoit rien obmis des formes accoustumées : souuent il tastoit s’ils estoyent trop chauds : le voyla couché, renuersé, et toutes les approches faictes, sauf qu’il ne s’y faisoit aucune iniection. L’apotiquaire retiré après cette cérémonie, le patient accommodé, comme s’il auoit véritablement pris le clystere, il en sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le Médecin n’en trouuoit l’opération suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois autres, de mesme forme. Mon tesmoin iure, que pour espargner la despence, car il les payoit, comme s’il les eut receus, la femme de ce malade ayant quelquefois essayé d’y faire seulement mettre de l’eau tiède, l’effect en descouurit la fourbe ; et pour auoir trouué ceux-là inutiles, qu’il faulsit reuenir à la première façon.Vne femme pensant auoir aualé vne espingle auec son pain, crioit et se tourmentoit comme ayant vue douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestée : mais par ce qu’il n’y auoit ny enfleure ny altération par le dehors, vn habil’homme ayant iugé que ce n’estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de pain qui i’auoit picquée en passant, la fit vomir, et ietta à la desrobée dans ce qu’elle rendit, vne espingle tortue. Cette femme cuidant l’auoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Ie sçay qu’vn Gentil’homme ayant traicté chez luy vne bonne compagnie, se vanta trois ou quatre iours après par manière de ieu, car il n’en estoit rien, de leur auoir faict manger vn chat en paste : dequoy vne damoyselle de la troupe print telle horreur, qu’en estant tombée en vn grand déuoyement d’estomac et fieure, il fut impossible de la sauuer.Les bestes mesmes se voyent comme nous, subiectes à la force de l’imagination : tesmoings les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres : nous les voyons aussi iapper et trémousser en songe, hannir les cheuaux et se debatre.

Les organes par lesquels se décharge le ventre, n’ont-ils pas des mouvements de rétraction et de dilatation qui se produisent spontanément et malgré nous, tout comme ceux qui concourent au fonctionnement des organes génitaux ? Pour démontrer la puissance de notre volonté, saint Augustin cite avoir vu quelqu’un qui avait possibilité de produire, quand il le voulait, une évacuation sonore de gaz intestinaux ; Vives, glossateur de saint Augustin, renchérit sur cette citation par l’exemple d’un individu de son temps qui, à cette possibilité, joignait celle de donner à ces bruits une sonorité proportionnée au ton de voix plus ou moins élevé sur lequel on le lui demandait ; ce ne sont pas là cependant des preuves irréfutables d’une obéissance absolue de cette partie de notre corps qui, d’ordinaire, est plus indiscrète et moins ordonnée dans ses manifestations parfois indisciplinées. Je connais une personne chez qui cette partie d’elle-même est si turbulente et si peu traitable que, depuis quarante ans, elle est tourmentée par cette infirmité de ne pouvoir se contenir ; cette évacuation est chez elle, pour ainsi dire, continue, sans accalmie, et paraît devoir demeurer telle jusqu’à sa mort. Combien de fois l’impossibilité de se soulager de la sorte, n’a-t-elle pas été cause de souffrances qui nous torturent comme les approches d’une mort des plus douloureuses ; en ce qui me touche, que n’a-t-il plu à Dieu que je ne le sache que par ouï dire ; et pourquoi l’empereur Claude, en octroyant à chacun la liberté de donner, sur ce point, libre cours à la nature, en quelque endroit que nous nous trouvions, n’a-t-il pu aussi nous en donner la possibilité !

Mais notre volonté elle-même, dont nous revendiquons ici l’autorité méconnue, combien n’avons-nous pas, à bon droit, encore plus sujet de lui reprocher de son esprit d’opposition et de rébellion, en raison de ses dérèglements et de ses désobéissances ! Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? Ne veut-elle pas souvent, alors qu’il est évident que nous en serons lésés, ce que nous lui défendons de vouloir ? Se laisse-t-elle toujours conduire par les conseils judicieux de notre raison ?

Enfin, pour la défense de cet organe dont je suis l’avocat, je demande que l’on considère qu’en ce qui touche ce qui lui est reproché, sa cause est inséparablement liée à celle d’un autre, son associé ; les deux causes se confondent et pourtant mon client est le seul qu’on incrimine, parce qu’il est contre lui des arguments et des méfaits dont on ne saurait faire reproche à son complice, auquel on peut bien imputer ses provocations parfois inopportunes, mais jamais de se refuser ; encore ses provocations sont-elles discrètes et d’allure tranquille. On peut juger par là de l’animosité et du mal-fondé manifestes de l’accusation. — Quoi qu’il en soit, avocats et juges auront beau discuter et rendre des sentences, la nature n’en continuera pas moins son train ; si elle a doté cet organe de quelque privilège particulier, c’est avec juste raison, attendu que seul il perpétue l’immortalité chez les mortels, œuvre divine au dire de Socrates, et que lui-même est amour, désir d’immortalité, démon immortel.

Du seul fait de l’imagination, les maladies peuvent se guérir ou s’aggraver. — De deux compagnons affligés d’écrouelles, venus ensemble d’Espagne pour en obtenir la guérison, l’un croit aux pratiques qui doivent la produire et laisse son mal en France, l’autre le remporte avec lui ; l’imagination, en pareille matière, joue un tel rôle, que c’est pour cela qu’on n’opère que sur des sujets qui témoignent de dispositions à cet effet. Pourquoi les médecins, avant d’agir, s’appliquent-ils à mettre leurs malades en confiance, en leur donnant des assurances auxquelles eux-mêmes ne croient pas, si ce n’est pour que leur imagination supplée à l’inefficacité prévue de leurs remèdes ? ils n’ont garde d’oublier ce qu’a écrit un des maîtres dans leur art, que certains malades se sont trouvés délivrés de leur mal, par la seule vue des apprêts de l’opération. — Je trouve confirmation de cet effet de l’imagination, dans ce fait que m’a conté un garçon apothicaire qu’employait feu mon père. Ce garçon, à l’esprit simple, était de nationalité suisse, nation où les gens sont sérieux et peu enclins au mensonge. Il avait, pendant de longues années, eu affaire avec un marchand de Toulouse qui était maladif, atteint de la pierre et avait fréquemment besoin de lavements, pour lesquels il se faisait délivrer par les médecins des ordonnances appropriées à son mal du moment. On les lui apportait avec le cérémonial d’habitude ; souvent il s’assurait au préalable qu’ils n’étaient pas trop chauds, puis il se couchait, se mettait sur le côté et on opérait comme il est de règle, sauf que l’injection du liquide n’était pas faite. L’apothicaire se retirait alors et le patient, accommodé comme si le lavement avait été effectivement administré, en ressentait le même effet qu’on éprouve en pareil cas ; si le médecin ne trouvait pas cet effet suffisant, on en administrait deux ou trois autres, toujours de la même façon. Mon témoin m’affirmait sur serment que, pour réduire la dépense, car le malade payait ces clystères comme s’il les avait reçus, la femme de ce client avait quelquefois essayé d’y faire mettre simplement de l’eau tiède ; mais chaque fois le résultat avait révélé la supercherie, l’effet n’avait pas été tel qu’il était attendu et il avait fallu en revenir à la première manière.

Une femme, croyant, en mangeant du pain, avoir avalé une épingle, criait et se démenait, disant éprouver une douleur insupportable dans le gosier où elle s’imaginait sentir l’épingle arrêtée. Comme il n’y avait ni enflure, ni quoi que ce soit de manifeste au dehors, une personne avisée jugea que c’était un effet d’imagination provenant de ce qu’elle avait dû avoir la gorge éraflée au passage par un morceau de son pain. Elle la fit vomir, et dans ce qu’elle rendit, jeta à la dérobée une épingle tordue. La femme se figurant que c’était son épingle qu’elle avait rendue, la douleur qu’elle ressentait disparut subitement. — Je sais un gentilhomme qui, trois ou quatre jours après avoir traité chez lui bonne compagnie, se vanta, en manière de plaisanterie, de lui avoir fait manger un chat en pâté, ce qui n’était pas. Une demoiselle, qui était du nombre des convives, en conçut une telle horreur, qu’elle en eut la fièvre et un si grand dérangement d’estomac, qu’on ne put la sauver.

Les bêtes elles-mêmes peuvent en ressentir les effets. — Les bêtes elles-mêmes sont, comme nous, sujettes aux effets de l’imagination, témoin les chiens qui se laissent mourir de chagrin, lorsqu’ils perdent leur maître. C’est un effet analogue qui les fait japper et se trémousser sous l’influence d’un songe, pendant leur sommeil ; et aussi que, tout en dormant, les chevaux hennissent et se débattent.

Mais tout cecy se peut rapporter à l’estroite cousture de l’esprit et du corps s’entre-communiquants leurs fortunes. C’est autre chose ; que l’imagination agisse quelque fois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autruy. Et tout ainsi qu’vn corps reiette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l’vn à l’autre :

Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi :
Multàque corporibus transitione nocent.


pareillement l’imagination esbranlée auecques véhémence, eslance des traits, qui puissent offencer l’obiect estrangier. L’ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu’animées et courroussées contre quelqu’vn, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et les autruches couuent leurs œufs de la seule veuë, signe qu’ils y ont quelque vertu eiaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit auoir des yeux offensifs et nuisans.

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.


Ce sont pour moy mauuais respondans que magiciens. Tant y a que nous voyons par expérience, les femmes enuoyer aux corps des enfans, qu’elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies : tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut présenté à Charles Roy de Bohême et Empereur, vne fille d’auprès de Pise toute velue et hérissée, que sa mère disoit auoir esté ainsi conceuë, à cause d’vn’image de Sainct Iean Baptiste pendue en son lict. Des animaux il en est de mesmes : tesmoing les brebis de Iacob, et les perdris et lieures, que la neige blanchit aux montaignes. On vit dernièrement chez moy vn chat guestant vn oyseau au hault d’vn arbre, et s’estans fichez la veuë ferme l’vn contre l’autre, quelque espace de temps, l’oyseau s’estre laissé choir comme mort entre les pâtes du chat, ou enyuré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractiue du chat.Ceux qui ayment la volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément sa veuë contre vn milan en l’air, gageoit, de la seule force de sa veuë le ramener contrebas : et le faisoit, à ce qu’on dit. Car les histoires que i’emprunte, ie les renuoye sur la conscience de ceux de qui ie les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par la preuue de la raison, non de l’expérience ; chacun y peut ioindre ses exemples : et qui n’en a point, qu’il ne laisse pas de croire qu’il en est assez, veu le nombre et variété des accidens. Si ie ne comme bien, qu’vn autre comme pour moy. Aussi en l’estude que ie traitte, de noz mœurs et mouuements, les tesmoignages fabuleux, pourueu qu’ils soient possibles, y seruent comme les vrais. Aduenu ou non aduenu, à Rome ou à Paris, à Iean ou à Pierre, c’est tousiours vn tour de l’humaine capacité : duquel ie suis vtilement aduisé par ce récit. Ie le voy, et en fay mon profit, également en vmbre qu’en corps. Et aux diuerses leçons, qu’ont souuent les histoires, ie prens à me seruir de celle qui est la plus rare et mémorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c’est dire les euenements. La mienne, si i’y scauoye aduenir, seroit dire sur ce qui peut aduenir. Il est iustement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand ilz n’en ont point. Ie n’en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux exemples que ie tire céans, de ce que i’ay leu, ouï, faict, ou dict, ie me suis défendu d’oser altérer iusques aux plus légères et inutiles circonstances, ma conscience ne falsifie pas vn iota, mon inscience ie ne sçay.Sur ce propos, i’entre par fois en pensée, qu’il puisse asses bien conuenir à vn Théologien, à vn Philosophe, et telles gens d’exquise et exacte conscience et prudence, d’escrire l’histoire. Comment peuuent-ils engager leur foy sur vne foy populaire ? comment respondre des pensées de personnes incognues ; et donner pour argent contant leurs coniectures ? Des actions à diuers membres, qui se passent en leur présence, ils refuseroient d’en rendre tesmoignage, assermentez par vn iuge. Et n’ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Ie tien moins hazardeux d’escrire les choses passées, que présentes : d’autant que l’escriuain n’a à rendre compte que d’vne vérité empruntée.Aucuns me conuient d’escrire les affaires de mon temps : estimants que ie les voy d’vne veuë moins blessée de passion, qu’vn autre, et de plus près, pour l’accès que fortune m’a donné aux chefs de diuers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste ie n’en prendroys pas la peine : ennemy iuré d’obligation, d’assiduité, de constance : qu’il n’est rien si contraire à mon stile, qu’vne narration estendue. Ie me recouppe si souuent, à faute d’haleine. Ie n’ay ny composition ny explication, qui vaille. Ignorant au delà d’vn enfant, des frases et vocables, qui seruent aux choses plus communes. Pourtant ay-ie prins à dire ce que ie sçay dire : accommodant la matière à ma force. Si i’en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté, estant si libre, i’eusse publié des iugements, à mon gré mesme, et selon raison, illégitimes et punissables.Plutarche nous diroit volontiers de ce qu’il en a faict, que c’est l’ouurage d’autruy, que ses exemples soient en tout et par tout véritables : qu’ils soient vtiles à la postérité, et présentez d’vn lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c’est son ouurage. Il n’est pas dangereux, comme en vne drogue médicinale, en vn compte ancien, qu’il soit ainsin ou ainsi.

Notre imagination est susceptible d’agir même sur d’autres que sur nous. — Tout ce qui précède, peut être attribué à la liaison intime qui règne entre le corps et l’âme et amène entre eux un échange d’impressions. Il n’en est plus ainsi quand notre imagination agit, non plus seulement sur nous-mêmes, mais sur autrui. De même que la maladie d’un corps se transmet à un autre corps, ainsi qu’il arrive dans le cas de la peste, de la vérole, de maux d’yeux où le mal va de l’un à l’autre : « En regardant des yeux malades, les yeux le deviennent eux-mêmes ; beaucoup de maux se communiquent ainsi, souvent d’un corps à un autre (Ovide) » ; de même l’imagination, vivement excitée, peut produire des émanations ayant action sur un autre être. — L’antiquité nous a transmis le souvenir de femmes de la Scythie qui, animées et courroucées contre quelqu’un, le tuaient par la seule force de leur regard. — Les tortues et les autruches couvent leurs œufs simplement en les regardant, ce qui suppose que leurs yeux possèdent à un certain degré la faculté d’émettre et de propulser un fluide quelconque. — Les sorciers passent pour avoir le mauvais œil : « Je ne sais quel œil fascine mes tendres agneaux (Virgile) » ; pour moi, je n’ai aucune croyance dans le pouvoir de ceux qui se disent magiciens. — Quoi qu’il en soit, nous voyons ce fait de femmes enceintes imprimant aux enfants qu’elles portent dans leur sein des marques des écarts de leur imagination ou des fantaisies qu’elles peuvent avoir ; témoin celle qui engendra Ludovic le More. Il a été présenté au roi Charles, roi de Bohême et empereur, une fille des environs de Pise, toute velue, aux poils hérissés, ce que sa mère attribuait à ce qu’elle l’avait conçue, ayant sous les yeux, appendue près de son lit, une image de saint Jean-Baptiste.

Il en est de même des animaux, comme nous le voyons par les brebis de Jacob, par les perdrix et les lièvres que, dans les montagnes, la neige fait tourner à la couleur blanche. — On a vu dernièrement chez moi, un chat guettant un oiseau perché au haut d’un arbre ; ils se regardèrent fixement avec intensité pendant quelques moments, puis l’oiseau se laissa tomber comme mort, entre les pattes du chat, soit qu’il ait été fasciné par un effet de son imagination, soit qu’il ait cédé à quelque force attractive émanant du chat.

Montaigne cite les faits qui arrivent à sa connaissance, sans se préoccuper de leur exactitude ; il se borne à en prendre texte pour ses réflexions. — Ceux qui s’occupent de chasse au faucon, connaissent ce conte d’un fauconnier qui pariait qu’en fixant avec persistance les yeux sur un milan planant dans l’air, il l’amènerait, par la seule puissance de son regard, à abaisser son vol au ras de terre et qui y parvenait, dit-on ; car je ne le garantis pas, laissant à ceux auxquels je les emprunte, la responsabilité des histoires que je rapporte. Les réflexions que j’émets sont de moi ; elles s’appuient sur la raison, non sur les faits ; chacun peut y joindre les exemples qu’il juge à propos ; quant à celui qui n’en a pas à ajouter, qu’il se garde de croire que ceux-ci soient les seuls, tant ce qui arrive est en toutes choses nombreux et varié ; du reste si je n’appareille pas suffisamment mes exemples, qu’un autre leur en substitue d’autres qui conviennent mieux ; quant à moi,[4] j’estime qu’en procédant comme je le fais, je réponds bien au but que je me propose. C’est ce qui fait que dans l’étude à laquelle je me livre, de nos mœurs et de nos passions, les témoignages les plus extraordinaires, pourvu qu’ils soient possibles, me servent comme s’ils étaient vrais ; que ce soit arrivé à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, ils nous montrent toujours une façon de ce que peut la nature humaine et cela suffit pour attirer utilement mon attention. J’en ai connaissance, et en fais mon profit, que ce soit fiction ou réalité ; et, parmi les divers enseignements que souvent l’on peut tirer d’une même histoire, je retiens, pour m’en servir, celui qui se présente comme le plus rare et le plus remarquable. Il y a des auteurs qui s’appliquent surtout à faire connaître les événements ; pour moi, si je pouvais, je viserais plutôt à chercher à en déduire les conséquences qui peuvent en advenir. Il est, avec juste raison, permis dans les écoles, d’admettre la similitude des faits là même où il n’y en a pas ; ce n’est pourtant pas ainsi que j’en agis, et plus scrupuleux encore à cet égard que je ne le serais si c’était de l’histoire que j’écrivais, je me suis interdit d’altérer dans les exemples que je donne ici, tirés de ce que j’ai lu, entendu, fait ou dit, jusqu’aux plus petites et plus insignifiantes circonstances ; je me suis fait un cas de conscience de ne pas y changer un iota ; cela peut arriver du fait de mon ignorance, c’est alors à mon insu.

Le rôle de chroniqueur ne convient guère à un philosophe ni à un théologien ; pourquoi lui-même s’est refusé à écrire la chronique de son temps. — À cet égard, je méprends parfois à penser comment un théologien, un philosophe et autres, joignant une conscience scrupuleuse à une grande prudence, peuvent se résoudre au rôle de chroniqueur. Comment peuvent-ils certifier des faits qui ne reposent que sur des rumeurs publiques, répondre des pensées de personnages qui leur sont inconnus et donner leurs conjectures pour argent comptant, alors qu’ils hésiteraient à affirmer sur la foi du serment, devant la justice, des actes auxquels seraient mêlés divers individus, lors même que ces actes se seraient passés en leur présence, et qu’il n’est personne avec qui ils seraient intimement liés, dont ils accepteraient de se porter garants d’une façon absolue. Je considère du reste comme moins hasardeux d’écrire sur le passé que sur le présent, parce que dans le premier cas l’écrivain ne fait que relater des événements de l’authenticité desquels d’autres sont responsables.

Quelques personnes me pressent d’écrire sur les affaires de mon temps, estimant que plus qu’un autre je puis le faire sans passion et que je les connais pour les avoir vues de plus près, ayant approché les chefs des divers partis. Mais elles ignorent que je ne saurais m’en donner la peine, alors que je devrais en retirer autant de gloire que Salluste, étant ennemi juré de tout ce qui est obligation et demande assiduité et constance. Rien n’est si contraire à mon style, qu’une narration suivie et étendue ; j’ai l’haleine courte et, pour tout ce que je fais, il faut m’y reprendre à plusieurs fois. Je ne sais ni dresser le plan d’un ouvrage, ni le développer ; je suis plus ignorant qu’un enfant des locutions et des expressions afférentes aux choses les plus ordinaires ; et cependant je me suis mis à écrire ce que je suis en mesure de dire, mais je le fais à ma manière ; si je prenais modèle sur un auteur quelconque, il pourrait arriver que je ne sois pas de taille à l’imiter ; et puis, libre comme je le suis par nature, j’eusse certainement porté sur les choses et les personnes des jugements que, moi-même et selon toute raison, j’aurais estimé dépasser les bornes et être punissables.

Plutarque pourrait dire que si les faits qu’il rapporte dans ses ouvrages sont tous et en tous points conformes à la vérité, le mérite en revient à ceux qui les lui ont fournis ; mais que s’ils sont utiles à la postérité et présentés de manière à mettre la vertu en relief, c’est à lui-même qu’il le doit. Peu importe qu’un fait remontant à une époque éloignée, soit raconté d’une façon ou d’une autre ; c’est moins dangereux qu’une erreur dans une ordonnance médicale.

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