Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 37

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 37
Texte 1595
Texte 1907
Comme nous pleurons et rions d’une mesme chose.


CHAPITRE XXXVII.

Comme nous pleurons et rions d’vne mesme chose.


Qvand nous rencontrons dans les histoires, qu’Antigonus sçeut tres-mauuais gré à son fils de luy auoir présenté la teste du Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l’heure mesme d’estre tué combatant contre luy : et que l’ayant veuë il se print bien fort à pleurer : et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu’il venoit de deffaire, et en porta le deuil en son enterrement : et qu’en la bataille d’Auroy (que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie, pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s’escrier soudain,

Et cosi auen che l’animo ciascuna
Sua passion solto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor chiara, hor bruna.

Quand on présenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent qu’il en destourna sa veuë, comme d’vn vilain et mal plaisant spectacle. Il y auoit eu entr’eux vne si longue intelligence, et société au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes, tant d’offices réciproques et d’alliance, qu’il ne faut pas croire que cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet autre :

Tutùmque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitùsque expressit pectore læto.


Car bien qu’à la vérité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu’il puisse quelquefois estre vray,

Heredis fletus sub persona risus est.


si est-ce qu’au iugement de ces accidens, il faut considérer, comme nos âmes se trouuent souuent agitées de diuerses passions.Et tout ainsi qu’en nos corps ils disent qu’il y a vne assemblée de diuerses humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en nostre ame, bien qu’il y ait diuers mouuements, qui l’agitent, si faut-il qu’il y en ayt vn à qui le champ demeure. Mais ce n’est pas auec si entier auantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent vne courte charge à leur tour. D’où nous voyons non seulement les enfans, qui vont tout naifuement après la nature, pleurer et rire souuent de mesme chose : mais nul d’entre nous ne se peut vanter, quelque voyage qu’il face à son souhait, qu’encore au départir de sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage : et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le pied à l’estrié d’vn visage morne et centriste. Et quelque gentille flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nées, encore les despend on à force du col de leurs mères, pour les rendre à leur espoux : quoy que die ce bon compagnon,

Estne nouis nuptis odio Venus, ànne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt ?
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.


Ainsin il n’est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu’on ne voudroit aucunement estre en vie.Quand ie tance auec mon valet, ie tance du meilleur courage que i’aye : ce sont vrayes et non feintes imprécations : mais cette fumée passée, qu’il ayt besoing de moy, ie luy bien-feray volontiers, ie tourne à l’instant le fueillet. Quand ie l’appelle vn badin, vn veau : ie n’entrepren pas de luy coudre à iamais ces titres : ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste homme tantost après. Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement. Si ce n’estoit la contenance d’vn fol, de parler seul, il n’est iour ny heure à peine, en laquelle on ne m’ouist gronder en moy-mesme, et contre moy, Bren du fat : et si n’enten pas, que ce soit ma définition. Qui pour me voir vne mine tantost froide, tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l’vne ou l’autre soit feinte, il est vn sot. Néron prenant congé de sa mere, qu’il enuoioit noyer, sentit toutefois l’émotion de cet adieu maternel : et en eust horreur et pitié. On dit que la lumière du Soleil, n’est pas d’vne pièce continue : mais qu’il nous élance si dru sans cesse nouueaux rayons les vns sur les autres, que nous n’en pouuons apperceuoir l’entre deux.

Largus enim liquidi fons luminis, œtherius sol
Inrigat assidue cœlum candore recenti,
Suppeditàtque nouo confestim lumine lumen :


ainsin eslance nostre ame ses pointes diuersement et imperceptiblement.Artabanus surprint Xerxes son nepueu, et le tança de la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considérer la grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l’Hellespont, pour l’entreprinse de la Grèce. Il luy print premièrement vn tressaillement d’aise, à veoir tant de milliers d’hommes à son seruice, et le tesmoigna par l’allégresse et feste de son visage. Et tout soudain en mesme instant, sa pensée luy suggérant, comme tant de vies auoient à défaillir au plus loing, dans vn siècle, il refroigna son front, et s’attrista iusques aux larmes.Nous auons poursuiuy auec résolue volonté la vengeance d’vne iniure, et ressenty vn singulier contentement de la victoire ; nous en pleurons pourtant : ce n’est pas de cela que nous pleurons : il n’y a rien de changé ; mais nostre ame regarde la chose d’vn autre œil, et se la représente par vn autre visage : car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l’heure, selon leur condition ; mais le contour en est si brusque, qu’il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur,
Quàm si mens fieri proponit, et inchoal ipsa
Ocius ergo animus, quàm res se perciet vlla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.

Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu’il auoit commis d’vne si meure et généreuse délibération, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frère. L’vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer l’autre.

CHAPITRE XXXVII.

Une même chose nous fait rire et pleurer.

Un vainqueur pleure souvent la mort du vaincu, et ce ne sont pas toujours des larmes feintes. — Nous voyons, dans l’histoire, Antigone savoir très mauvais gré à son fils de lui avoir présenté la tête du roi Pyrrhus son ennemi, qui venait d’être tué quelques instants avant dans un combat contre lui, et que, l’ayant vue, il se prit à verser des larmes abondantes. Le duc René de Lorraine plaignit aussi le duc Charles de Bourgogne qui avait trouvé la mort dans une défaite qu’il venait de lui infliger, et porta son deuil à ses funérailles. Le comte de Montfort, à la bataille d’Auray, qu’il gagna contre Charles de Blois qui lui disputait le duché de Bretagne et qui périt dans l’action, fit rechercher et ensevelir en grande pompe le corps de son ennemi, dont il mena lui-même le deuil. Ces faits ne nous autorisent pas à conclure sans hésiter que : « C’est ainsi que l’âme cache sous un voile trompeur les passions contraires qui l’agitent ; que souvent elle est triste lorsque le visage rayonne de joie, et gaie lorsqu’il paraît triste (Pétrarque). » — Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu’il détourna ses regards comme d’un vilain spectacle l’affectant péniblement. Ils avaient été si longtemps d’accord et associés dans la gestion des affaires publiques, leurs fortunes avaient été si souvent liées l’une à l’autre, ils s’étaient rendu mutuellement tant de services et il y avait eu entre eux de si nombreuses alliances, qu’on ne saurait croire que cette attitude de César était fausse et contraire à ses sentiments intimes, ainsi que l’estime cet autre : « Dès qu’il crut pouvoir s’attendrir sans péril sur son gendre, il feignit de pleurer et tira quelques gémissements d’un cœur rempli de joie (Lucain). » — Certainement, la plupart de nos actions ne sont que masque et que fard, et il est quelquefois vrai que « les pleurs d’un héritier sont des ris sous le masque (Publius Syrus) » ; il faut, toutefois, pour porter un jugement en de telles occurrences, considérer combien nous sommes souvent agités par des passions diverses.

Des passions multiples et souvent contraires subsistent simultanément dans le cœur de l’homme. — Dans notre corps, disent les médecins, se produit un ensemble d’humeurs diverses ; l’une d’elles y domine : c’est celle qui, suivant notre tempérament, a ordinairement le plus d’action en nous ; de même, parmi les sentiments multiples qui agitent nos âmes, il en est toujours un qui a la prédominance ; mais il ne l’a pas au point qu’en raison de la facilité et de la souplesse de l’âme à modifier le cours de ses impressions, les plus faibles ne soient, à l’occasion, capables de prendre le dessus et d’en arriver, eux aussi, à l’emporter momentanément. C’est ce qui fait que nous voyons souvent les enfants, naïvement, tels que la nature les y porte, rire et pleurer d’une même chose ; et, parmi nous, ne pas y en avoir un seul qui, sur le point d’entreprendre tel voyage qui lui sourit le plus, puisse se vanter de n’avoir pas nonobstant, au moment de quitter famille et amis, senti fléchir son courage, et, si de vraies larmes ne lui sont pas échappées, n’est-ce pas tout au moins le cœur serré et attristé qu’il a mis le pied à l’étrier. — Quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des jeunes filles de bonne famille, ne faut-il pas quand même, au moment de les remettre à leurs époux, les détacher du cou de leur mère ; et cependant, combien est dans l’erreur le gai compagnon qui, sur ce sentiment si naturel, s’est laissé aller à dire : « Vénus est-elle donc odieuse aux nouvelles mariées, ou celles-ci se moquent-elles de la joie de leurs parents, par toutes les larmes fausses qu’elles versent en abondance au seuil de la chambre nuptiale ? Que je meure, si ces larmes sont sincères (Catulle) ! » — C’est pourquoi il n’est pas étrange de plaindre tel qui est mort et que cependant nous ne tiendrions pas à voir en vie.

Quand je réprimande mon valet, je le fais aussi vertement que je puis ; mes imprécations sont bien réelles, mon courroux n’est pas feint ; mais la bourrasque passée, je tourne aussitôt le feuillet ; et, qu’il ait besoin de moi, c’est bien volontiers que je lui viendrais en aide. Lorsque je le traite d’écervelé, d’animal, je ne le fais pas pour qu’il garde à jamais ces appellations ; je ne pense pas davantage me dédire si, peu après, je lui dis qu’il est un brave homme. — Aucun qualificatif ne nous est applicable sans restriction aucune. Si ce n’était le propre d’un fou de parler tout seul, il n’est pas de jour, à peine d’heure, où on ne m’entendrait gronder en moi-même et contre moi-même, et me dire : « Peste soit du sot », bien que je n’entende par là nullement me définir. Celui qui, me voyant tantôt faire froide mine à ma femme, tantôt avoir près d’elle une mine langoureuse, pense que, dans un cas ou dans l’autre, je ne suis pas sincère, est un imbécile. — Néron, prenant congé de sa mère que, par son ordre, on allait noyer, fut cependant ému de cet adieu maternel et en ressentit horreur et pitié. — On dit que la lumière du soleil ne nous arrive pas tout d’un jet, mais qu’il nous envoie sans cesse rayons sur rayons, avec une rapidité et une profusion telles, que nous ne pouvons saisir d’intermittence entre eux : « Source féconde de lumière, le soleil brillant inonde sans discontinuité le ciel d’une clarté renaissante, remplaçant continuellement ses rayons par des rayons nouveaux (Lucrèce) » ; de notre âme pareillement jaillissent mille saillies diverses, sans que nous nous en apercevions.

Xerxès, sur le rivage de l’Hellespont, considérait combien ses armées qui franchissaient le détroit, étaient, par leur immensité, en disproportion avec la Grèce contre laquelle il les menait. Éprouvant tout d’abord un sentiment d’aise en voyant tant de milliers d’hommes dont il était le maître, ce sentiment se manifesta par la satisfaction et la joie qui se reflétèrent sur son visage. Et voilà que soudain, au même instant, sa pensée le porte à songer que toutes ces existences, si grand que soit leur nombre, auront pris fin au plus tard dans un siècle ; et, à cette idée, son front se plisse et la tristesse lui arrache des larmes, ce dont Artaban, son oncle, qui surprit ce changement subit d’attitude, lui fit reproche.

D’ailleurs nous n’envisageons pas sans cesse une même chose sous un même aspect. — Nous avons très résolument poursuivi la vengeance d’une injure et éprouvé un singulier contentement d’être parvenu à nos fins ; nous en pleurons pourtant parfois. Mais ce n’est pas d’en être arrivé à ce que nous voulions que nous pleurons ; à cet égard, nous n’avons pas changé ; seulement notre âme regarde la chose d’un autre œil, la voit sous une autre face, car chaque chose peut être vue de différents côtés et présenter divers aspects.

La parenté, les anciennes relations, les rapports d’amitié que nous avons eus nous reviennent à l’esprit, l’impressionnent sur le moment chacun en son sens ; et le passage de l’un à l’autre est si brusque, qu’il est insaisissable : « Rien n’est si prompt que l’âme, quand elle conçoit, ou qu’elle agit ; elle est plus mobile que tout ce que nous voyons dans la nature (Lucrèce) » ; et c’est ce qui fait que nous sommes dans l’erreur lorsque, de tous ces mouvements, nous voulons faire un ensemble se déroulant d’une façon continue. — Quand Timoléon pleure le meurtre que, par suite d’une mûre et généreuse résolution, il vient de commettre, ce n’est pas sur la liberté qu’il vient de rendre à sa patrie qu’il gémit, ce n’est pas sur le tyran qu’il vient d’immoler ; c’est son frère qu’il pleure. Il a accompli une partie de son devoir, laissons-le satisfaire à l’autre.