Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 53

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 53
Texte 1595
Texte 1907
D’vn mot de Cæsar.


CHAPITRE LIII.

D’vn mot de Cæsar.


Si nous nous amusions par fois à nous considérer, et le temps que nous mettons à contreroller autruy, et à connoistre les choses qui sont hors de nous, que nous l’employissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pièces foibles et défaillantes. N’est-ce pas vn singulier tesmoignage d’imperfection, ne pouuoir r’assoir nostre contentement en aucune chose, et que par désir mesme et imagination il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu’il nous faut ? Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute, qui a tousiours esté entre les Philosophes, pour trouuer le souuerain bien de l’homme, et qui dure encores et durera éternellement, sans resolution et sans accord.

Dum abest quod auemus, id exsuperare videtur
Cætera ; post aliud, cùm contigit, illud auemus.
Et sitis æqua tenet.

Quoy que ce soit qui tombe en nostre connoissance et iouïssance, nous sentons qu’il ne nous satisfait pas, et allons béant après les choses aduenir et inconnues, d’autant que les présentes ne nous soûlent point. Non pas à mon aduis qu’elles n’ayent assez dequoy nous soûler, mais c’est que nous les saisissons d’vne prise malade et desreglée.

Nam cûm vîdit hic ad vsum quæ flagitat vsus,
Omnin iam fermé mortalibus esse parata ;
Diuitiis homines et honore et laude patentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama ;
Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi seruire querelis :
Intellexit ibi vitium vas facere ipsum,
Omniàque, illius vitio, corrumpier intus
Quæ collata foris et commoda quæque venirent.

Nostre appétit est irrésolu et incertain : il ne sçait rien tenir, ny rien iouyr de bonne façon. L’homme estimant que ce soit le vice de ces choses qu’il tient, se remplit et se paist d’autres choses qu’il ne sçait point, et qu’il ne cognoist point, où il applique ses désirs et ses espérances, les prend en honneur et reuerence : comme dit Cæsar, Communi fit vitio naturæ, vt inuisis, latitantibus atque incognitis rebus magis confidamus, vehementiùsque exterreamur.

CHAPITRE LIII.

À propos d’une phrase de César.

L’imperfection de l'homme est démontrée par l’inconstance de ses désirs. — Si quelquefois nous nous amusions à nous considérer, et que le temps que nous employons à observer autrui et à nous enquérir de choses qui ne nous regardent pas, nous le consacrions à nous examiner à fond, nous comprendrions vite combien présentent peu de solidité et laissent à désirer les pièces et morceaux dont nous sommes faits. N’est-ce pas une preuve caractéristique d’imperfection que rien ne puisse nous donner complète satisfaction, et que, par le fait même de nos désirs et de notre imagination, nous soyons hors d’état de choisir ce qui nous convient ? C’est ce dont témoigne bien cette grave question, toujours pendante pour les philosophes, sur ce qui est pour l’homme le souverain bien ; question qui dure encore et durera éternellement sans que jamais on en trouve la solution ni qu’on tombe d’accord. « Le bien qu’on n’a pas, semble préférable à tout le reste ; avons-nous la chose rêvée, nous en désirons une autre, et notre soif est toujours inextinguible (Lucien). »

Quelles que soient les connaissances que nous ayons acquises, ou ce dont il nous est donné de jouir, nous sentons qu’il manque quelque chose à notre satisfaction, et nous allons soupirant après l’avenir et l’inconnu d’autant que le présent ne nous rassasie pas ; non qu’à mon avis, il ne nous offre pas de quoi nous gorger, mais parce que nous n’acceptons ce qu’il nous présente qu’avec réticence et prévention : « Voyant que les mortels ont tout ce qui leur est à peu près nécessaire et que cependant, avec des richesses, des honneurs, de la gloire, des enfants bien nés, ils n’échappent pas encore aux chagrins intérieurs et n’en sont pas moins en butte à mille agitations contraires, Épicure comprit que tout le mal vient du vase même qui, corrompu intérieurement, gâte tout ce qu’on y a versé de bon (Lucrèce). »

Notre appétit est irrésolu et incertain ; il ne sait ni retenir, ni jouir de bonne façon de quoi que ce soit. Poursuivi par l’idée que ce qui est en sa possession est imparfait, l’homme se donne tout entier en imagination aux choses qu’il n’a pas et qu’il ne connaît pas, y concentre ses désirs et ses espérances et les tient en haute estime, ce que César exprime en disant : « Par un vice de notre nature commun à tous les êtres, nous redoutons les choses qui nous sont cachées et inconnues, en même temps qu’elles nous inspirent confiance. »