Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 56

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 56
Texte 1595
Texte 1907
Des prières.


CHAPITRE LVI.

Des prières.


Ie propose des fantasies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à débattre aux escoles : non pour establir la vérité, mais pour la chercher. Et les soubmets au iugement de ceux, à qui il touche de régler non seulement mes actions et mes escrits, mais encore mes pensées. Ésgalement m’en sera acceptable et vtile la condemnation, comme l’approbation, tenant pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou inaduertamment couché en cette rapsodie contraire aux sainctes resolutions et prescriptions de l’Église Catholique Apostolique et Romaine, en laquelle ie meurs, et en laquelle ie suis nay. Et pourtant me remettant tousiours à l’authorité de leur censure, qui peut tout sur moy, ie me mesle ainsi témérairement à toute sorte de propos : comme icy.Ie ne sçay si ie me trompe : mais puis que par vne faueur particulière de la bonté diuine, certaine façon de prière nous a esté prescripte et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m’a tousiours semblé que nous en deuions auoir l’vsage plus ordinaire, que nous n’auons. Et si i’en estoy creu, à l’entrée et à l’issue de noz tables, à nostre leuer et coucher, et à toutes actions particulières, ausquelles on a accoustumé de mesler des prières, ie voudroy que ce fust le patenostre, que les Chrestiens y employassent, sinon seulement, au moins tousiours. L’Église peut estendre et diuersifier les prières selon le besoin de nostre instruction : car ie sçay bien que c’est tousiours mesme substance, et mesme chose. Mais on deuoit donner à celle là ce priuilege, que le peuple l’eust continuellement en la bouche : car il est certain qu’elle dit tout ce qu’il faut, et qu’elle est trespropre à toutes occasions. C’est l’vnique prière, dequoy ie me sers par tout, et la répète au lieu d’en changer. D’où il adulent, que ie n’en ay aussi bien en mémoire, que cette là.I’auoy présentement en la pensée, d’où nous venoit cett’ erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l’appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu que nostre foiblesse veut de l’aide, sans considérer si l’occasion est iuste ou iniuste ; et d’escrier son nom, et sa puissance, en quelque estât, et action que nous soyons, pour vitieuse qu’elle soit. Il est bien nostre seul et vnique protecteur, et peut toutes choses à nous ayder : mais encore qu’il daigne nous honorer de cette douce alliance paternelle, il est pourtant autant iuste, comme il est bon, et comme il est puissant : mais il vse bien plus souuent de sa iustice, que de son pouuoir, et nous fauorise selon la raison d’icelle, non selon noz demandes.Platon en ses loix fait trois sortes d’iniurieuse créance des Dieux, Qu’il n’y en ayt point, Qu’ils ne se meslent pas de noz affaires, Qu’ils ne refusent rien à noz vœux, offrandes et sacrifices. La première erreur, selon son aduis, ne dura iamais immuable en homme, depuis son enfance, iusques à sa vieillesse. Les deux suiuantes peuuent souffrir de la constance.

Sa iustice et sa puissance sont inséparables. Pour néant implorons nous sa force en vne mauuaise cause. Il faut auoir l’ame nette, au moins en ce moment, auquel nous le prions, et deschargée de passions vitieuses : autrement nous luy présentons nous mesmes les verges, dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute, nous la redoublons ; presentans à celuy, à qui nous auons à demander pardon, vne affection pleine d’irreuerence et de haine. Voyla pourquoy ie ne louë pas volontiers ceux, que ie voy prier Dieu plus souuent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière, ne me tesmoignent quelque amendement et reformation.

Si nocturnus adulter,
Tempora sanctonico velas adoperta cucullo.

Et l’assiette d’vn homme meslant à vne vie exécrable la deuotion, semble estre aucunement plus condemnable, que celle d’vn homme conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant refuse nostre Eglise tous les iours, la faueur de son entrée et société, aux mœurs obstinées à quelque insigne malice.Nous prions par vsage et par coustume : ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons noz prières : ce n’est en fin que mine. Et me desplaist de voir faire trois signes de croix au Benedicite, autant à Grâces (et plus m’en desplait-il de ce que c’est vn signe que i’ay en reuerence et continuel vsage, mesmement quand ie baaille) et cependant toutes les autres heures du iour, les voir occupées à la haine, l’auarice, l’iniustice. Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C’est miracle, de voir continuer des actions si diuerses d’vne si pareille teneur, qu’il ne s’y sente point d’interruption et d’altération aux confins mesmes, et passage de l’vne à l’autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en mesme giste, d’vne société si accordante et si paisible, le crime et le iuge ? Vn homme, de qui la paillardise, sans cesse régente la teste, et qui la iuge tres-odieuse à la veuë diuine, que dit-il à Dieu, quand il luy en parle ? Il se rameine, mais soudain il rechoit. Si l’obiect de la diuine iustice, et sa présence frappoient, comme il dit, et chastioient son ame, pour courte qu’en fust la pénitence, la crainte mesme y reietteroit si souuent sa pensée, qu’incontinent il se verroit maistre de ces vices, qui sont habitués et acharnés en luy. Mais quoy ! ceux qui couchent vne vie entière, sur le fruit et émolument du péché, qu’ils sçauent mortel ? Combien auons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l’essence est vicieuse ? Et celuy qui se confessant à moy, me recitoit, auoir tout vn aage faict profession et les effects d’une religion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu’il auoit en son cœur, pour ne perdre son crédit et l’honneur de ses charges : comment patissoit-il ce discours en sou courage ? De quel langage entretiennent ils sur ce subiect, la iustice diuine ? Leur repentance consistant en visible et maniable réparation, ils perdent et enuers Dieu, et enuers nous, le moyen de l’alléguer. Sont-ils si hardis de demander pardon, sans satisfaction et sans repentance ? le tien que de ces premiers il en va, comme de ceux-cy : mais l’obstination n’y est pas si aisée à conuaincre. Cette contrariété et volubilité d’opinion si soudaine, si violente, qu’ils nous feignent, sent pour moy son miracle. Ils nous représentent Testât d’vne indigestible agonie.Que l’imagination me sembloit fantastique, de ceux qui ces années passées, auoient en vsage de reprocher tout chascun, en qui il reluisoit quelque clarté d’esprit, professant la religion Catholique, que c’estoit à feinte : et tenoienl mesme, pour luy faire honneur, quoy qu’il dist par apparence, qu’il ne pouuoit faillir au dedans, d’auoir sa créance reformée à leur pied. Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu’on se persuade, qu’il ne se puisse croire au contraire : et plus fascheuse encore, qu’on se persuade d’vn tel esprit, qu’il profère ie ne sçay quelle disparité de fortune présente, aux espérances et menaces de la vie éternelle ! Ils m’en peuuent croire : Si rien eust deu tenter ma ieunesse, l’ambition du hazard et difficulté, qui suiuoient cette récente entreprinse, y eust eu bonne part.Ce n’est pas sans grande raison, ce me semble, que l’Église deffend l’vsage promiscue, téméraire et indiscret des sainctes et diuines chansons, que le Sainct Esprit a dicte en Dauid. Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu’auecque reuerence et attention pleine d’honneur et de respect. Cette voix est trop diuine, pour n’auoir autre vsage que d’exercer les poulmons, et plaire à nos oreilles. C’est de la conscience qu’elle doit estre produite, et non pas de la langue. Ce n’est pas raison qu’on permette qu’vn garçon de boutique parmy ses vains et friuoles pensemens, s’en entretienne et s’en iouë. Ny n’est certes raison de voir tracasser par vne sale, et par vue cuysine, le Sainct liure des sacrez mystères de nostre créance. C’estoyent autrefois mystères, ce sont à présent desduits et esbats.Ce n’est pas en passant, et tumultuairement, qu’il faut manier vn estude si sérieux et vénérable. Ce doit estre vne action destinée, et rassise, à laquelle on doit tousiours adiouster cette préface de nosire office, sursum corda, et y apporter le corps mesme disposé en contenance, qui tesmoigne vne particulière attention et reuerence. Ce n’est pas l’estude de tout le monde : c’est l’estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les meschans, les ignorants s’y empirent. Ce n’est pas vne histoire à compter : c’est vne histoire à reuerer, craindre et adorer. Plaisantes gents, qui pensent l’auoir rendue maniable au peuple, pour l’auoir mise en langage populaire. Ne tient-il qu’aux mots, qu’ils n’entendent tout ce qu’ils trouuent par escrit ? Diray-ie plus ? Pour l’en approcher de ce peu, ils l’en reculent. L’ignorance pure, et remise toute en autruy, estoit bien plus salutaire et plus sçauante, que n’est cette science verbale, et vaine, nourrice de présomption et de témérité.Ie croy aussi que la liberté à chacun de dissiper vne parole si religieuse et importante, à tant de sortes d’idiomes, a beaucoup plus de danger que d’vtilitc. Les Iuifs, les Mahometans, et quasi tous autres, ont espousé, et reuerent le langage, auquel originellement leurs mystères auoient este conceuz, et en est deffendue ralteration et changement ; non sans apparence. Sçauons nous bien qu’en Basque, et en Bretaigne, il y ayt des luges assez, pour, establir cette traduction faicte en leur langue ? L’Eglise vninerselle n’a point de iugement plus ardu à faire, et plus solemne. En preschant et parlant, l’interprétation est vague, libre, muable, et d’vne parcelle : ainsi ce n’est pas de mesme.L’vn de noz historiens Grecs accuse iustement son siècle, de ce que les secrets de la religion Chrestienne, estoient espandus emmy la place, es mains des moindres artisans : que chacun en pouuoit débattre et dire selon son sens. Et que ce nous deuoit estre grande honte, nous qui par la grâce de Dieu, iouïssons des purs mystères de la pieté, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux plus sages, de s’enquérir et parler des choses commises aux Prestres de Delphes. Dit aussi, que les factions des Princes, sur le subiect de la Théologie, sont armées non de zèle, mais de cholere. Que le zèle tient de la diuine raison et iustice, se conduisant ordonnément et modérément : mais qu’il se change en haine et enuie : et produit au lieu du froment et du raisin, de l’yuroye et des orties, quand il est conduit d’vne passion humaine. Et iustement aussi, cet autre, conseillant l’Empereur Theodose, disoit, les disputes n’endormir pas tant les schismes de l’Église, que les esueiller, et animer les hérésies. Que pourtant il faloit fuir toutes contentions et argumentations Dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foy, establies par les anciens. Et l’Empereur Andronicus, ayant rencontré en son palais, des principaux hommes, aux prises de parole, contre Lapodius, sur vn de noz points de grande importance, les tança, iusques à menacer de les ietter en la riuiere, s’ils continuoyent. Les enfants et les femmes, en noz iours, régentent les hommes plus vieux et expérimentez, sur les loix Ecclésiastiques : là où la première de celles de Platon leur deffend de s’enquérir seulement de la raison des loix ciuiles, qui doiuent tenir lieu d’ordonnances diuines. Et permettant aux vieux, d’en communiquer entre eux, et auec le Magistrat : il adiouste, pourueu que ce ne soit en présence des ieunes, et personnes profanes.Vn Euesque a laissé par escrit, qu’en l’autre bout du monde, il y a vne Isle, que les anciens nommoient Dioscoride : commode en fertilité de toutes sortes d’arbres et fruits, et salubrité d’air : de laquelle le peuple est Chrestien, ayant des Eglises et des Autels, qui ne sont parez que de croix, sans autres images : grand obseruateur de ieusnes et de festes : exacte païeur de dismes aux Prestres : et si chaste, que nul d’eux ne peut cognoistre qu’vne femme en sa vie. Au demeurant, si contant de sa fortune, qu’au milieu de la mer, il ignore l’vsage des nauires : et si simple, que de la religion qu’il obserue si songneusement, il n’en entend vn seul mot. Chose incroyable, à qui ne sçauroit, les Payens si deuots idolâtres, ne cognoistre de leurs Dieux, que simplement le nom et la statue. L’ancien commencement de Menalippe, tragédie d’Euripides, portoit ainsi.

O Iuppiter, car de toy rien sinon
Ie ne cognais seulement que le nom.

I’ay veu aussi de mon temps, faire plainte d’aucuns escrits, de ce qu’ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de Théologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison ; Que la doctrine diuine tient mieux son rang à part, comme Royne et dominatrice : Qu’elle doit estre principale par tout, point suffragante et subsidiaire : Et qu’à l’auenture se prendroient les exemples à la Grammaire, Rhétorique, Logique, plus sortablement d’ailleurs que d’vne si sainte matière ; comme aussi les arguments des Theatres, ieux et spectacles publiques. Que les raisons diuines se considèrent plus venerablement et reueremment seules, et en leur stile, qu’appariées aux discours humains. Qu’il se voit plus souuent cette faute, que les Théologiens escriuent trop humainement, que cett’ autre, que les humanistes escriuent trop peu theologalement. La Philosophie, dit Sainct Chrysostome, est pieça banie de l’escole saincte, comme seruante inutile, et estimée indigne de voir seulement en passant de l’entrée, le sacraire des saincts Thresors de la doctrine céleste. Que le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doit seruir de la dignité, majesté, régence, du parler diuin. Ie luy laisse pour moy, dire, verbis indisciplinatis, fortune, destinée, accident, heur, et malheur, et les Dieux, et autres frases, selon sa mode. Ie propose les fantasies humaines et miennes, simplement comme humaines fantasies, et séparément considérées : non comme arrestées et réglées par l’ordonnance céleste, incapable de double et d’altercation. Matière d’opinion, non matière de foy. Ce que ie discours selon moy, non ce que ie croy selon Dieu, d’vne façon laïque, non cléricale : mais tousiours tres-religieuse. Comme les enfants proposent leurs essays, instruisables, non instruisants. Et ne diroit-on pas aussi sans apparence, que l’ordonnance de ne s’entremettre que bien reseruément d’escrire de la Religion, à tous autres qu’à ceux qui en font expresse profession, n’auroit pas faute de quelque image d’vtilité et de iustice ; et à moy auec, peut estre de m’en taire. On m’a dict que ceux mesmes, qui ne sont pas des nostres, deffendent pourtant entre eux l’vsage du nom de Dieu, en leurs propos communs. Us ne veulent pas qu’on s’en serue par vue manière d’interiection, ou d’exclamation, ny pour tesmoignage, ny pour comparaison : en quoy ie trouue qu’ils ont raison. Et en quelque manière que ce soit, que nous appelons Dieu à notre commerce et société, il faut que ce soit sérieusement, et religieusement.

Il y a, ce me semble, en Xenophon vn tel discours, où il montre que nous douons plus rarement prier Dieu : d’autant qu’il n’est pas aisé, que nous puissions si sonnent remettre nostre ame, en cette assiette réglée, reformée, et deuotieuse, où il faut qu’elle soit pour ce faire : autrement nos prières ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais vitieuses. Pardonne nous, disons nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offencez. Que disons nous par là, sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de rancune ? Toutesfois nous inuoquons Dieu et son ayde, au complot de noz fautes, et le conuions à l’iniustice.

Quæ, nisi seductis, nequeas committere diuis.

L’auaricieux le prie pour la conseruation vaine et superflue de ses thresors : l’ambitieux pour ses victoires, et conduite de sa fortune : le voleur l’employé à son ayde, pour francbir le hazard et les difficultez, qui s’opposent à l’exécution de ses meschantes entreprinses : ou le remercie de l’aisance qu’il a trouué à desgosiller vn passant. Au pied de la maison, qu’ils vont escheller ou petarder, ils font leurs prières, l’intention et l’espérance pleine de cruauté, de luxure, et d’auarice.

Hoc ipsum, quo tu Iouis aurem impellere tentas,
Dic agedum Staio : proh Iuppiter ! ô bone, clamet,
Iuppiter ! at sese non clamet Iuppiter ipse.

La Royne de Nauarre Margueritte, recite d’vn ieune Prince, et encore qu’elle ne le nomme pas, sa grandeur l’a rendu cognoissable assez, qu’allant à vne assignation amoureuse, et coucher auec la femme d’vn Aduocat de Paris, son chemin s’addonnant au trauers d’vne Eglise, il ne passoit iamais en ce lieu sainct, allant ou retournant de son entreprinse, qu’il ne fist ses prières et oraisons. Ie vous laisse à iuger, l’ame pleine de ce beau pensement, à quoy il employoit la faueur diuine. Toutesfois elle allègue cela pour vn tesmoignage de singulière deuotion. Mais ce n’est pas par cette preuue seulement qu’on pourroit vérifier que les femmes ne sont gueres propres à traiter les matières de la Théologie.Vne vraye prière, et vne religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut tomber en vne ame impure et soubsmise, lors mesmes, à la domination de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance, pendant qu’il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse, qui appelleroit la iustice à son ayde ; ou comme ceux qui produisent le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge.

Tacito mala vota sxisurro
Concipimus.

Il est peu d’hommes qui ozassent mettre en euidence les requestes secrettes qu’ils font à Dieu.

Haud cuiuis promptum est, murmûrque humilésque susurras
Tollere de templis, et aperto viuere voto.

Voyla pourquoy les Pythagoriens vouloyent qu’elles fussent publiques, et ouyes d’vn chacun ; afin qu’on ne le requist de chose indécente et iniuste, comme celuy-là :

Clarè cùm dixit : Apollo !
Labra mouet, metuens audiri : Pulchra Lauerna,
Da mihi fallere, da iustum sanctûmque videri ;
Noctem peccatis, et fraudibus obiice nubem.

Les Dieux punirent grieuement les iniques vœux d’Oedipus en les luy ottroyant. Il auoit prié, que ses enfants vuidassent entre eux par armes la succession de son Estat, il fut si misérable, de se voir pris au mot. Il ne faut pas demander, que toutes choses suiuent nostre volonté, mais qu’elles suiuent la prudence.Il semble, à la vérité, que nous nous seruons de nos prières, comme d’vn iargon, et comme ceux qui employent les paroles sainctes et diuines à des sorcelleries et effects magiciens : et que nous facions nostre compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suitte des motz, ou de nostre contenance, que dépende leur effect. Car ayans l’ame pleine de concupiscence, non touchée de repentance, ny d’aucune nouuelle réconciliation enuers Dieu, nous luy allons présenter ces parolles que la mémoire preste à nostre langue : et espérons en tirer vne expiation de nos fautes. Il n’est rien si aisé, si doux, et si fauorable que la loy diuine : elle nous appelle à soy, ainsi fautiers et détestables comme nous sommes : elle nous tend les bras, et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords, et bourbeux, que nous soyons, et que nous ayons à estre à l’aduenir. Mais encore en recompense, la faut-il regarder de bon œil : encore faut-il receuoir ce pardon auec action de grâces : et au moins pour cet instant que nous nous addressons à elle, auoir l’ame desplaisante de ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l’offencer. Ny les Dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n’acceptent le présent d’vn meschant.

Immunis aram si tetigit manus,
Non sumptuosa blandior hostia
Molliuit auersos Penates,
Farre pio et saliente mica.

CHAPITRE LVI.

Des prières.

Profession de foi de Montaigne. — J’émets dans ce chapitre des idées fantaisistes, mal définies, aux solutions indécises, comme font dans les écoles ceux qui proposent à débattre des questions sujettes à controverse. J’en agis ainsi non pour prouver la vérité, je n’ai pas une telle prétention, mais pour me livrer à sa recherche. Et ces idées, je les soumets au jugement de ceux auxquels il appartient, non seulement de diriger mes actes et mes écrits, mais encore mes pensées. Qu’ils me condamnent ou qu’ils m’approuvent, leur sentence me sera également utile, et je l’accepte d’avance, reconnaissant dès maintenant pour absurde et impie, tout ce qui, par ignorance ou inadvertance de ma part, peut se glisser dans cette compilation de contraire aux décisions et prescriptions de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je mourrai de même que j’y suis né. Bien que fort témérairement, je me mêle, ainsi que je le fais ici, de discuter sur tout, je ne m’en remets pas moins entièrement à leur censure, devant laquelle je m’incline d’une façon absolue.

L’Oraison dominicale est la prière par excellence. — Je ne sais si je me trompe, mais puisque par un effet tout spécial de la bonté divine, il est une prière qui nous a été prescrite par Dieu qui nous l’a dictée mot à mot de sa propre bouche, il m’a toujours semblé que nous devrions y avoir recours beaucoup plus que nous ne le faisons ; et, si l’on m’en croyait, cette prière, qui est « Notre Père… », autrement dit l’oraison dominicale, devrait toujours être dite par tous les chrétiens, soit seule, soit s’ajoutant à d’autres, au commencement et à la fin des repas, quand nous nous levons et que nous nous couchons, et dans tous les actes de notre vie auxquels il est dans les habitudes de mêler des prières. L’Église a certainement toujours qualité pour multiplier et diversifier les prières suivant ceux de nos besoins auxquels elle veut les appliquer, et je sais bien que l’esprit et le fond en sont toujours les mêmes ; mais l’oraison dominicale est la prière par excellence, elle dit incontestablement tout ce qui est à dire, convient à toutes les circonstances dans lesquelles nous pouvons nous trouver et, par suite, justifierait le privilège que continuellement le peuple l’ait sur les lèvres. C’est la seule prière dont je fasse constamment usage ; je ne la varie pas, je la répète ; aussi n’en est-il pas qui soit aussi bien que celle-ci gravée en ma mémoire.

Dieu ne devrait pas être invoqué indifféremment à propos de tout. — Je songeais, à l’instant même, d’où vient cette erreur de recourir à Dieu au sujet de tous nos projets, de toutes nos entreprises ; de l’appeler à propos de tout ce qui nous touche, quelle qu’en soit la nature, chaque fois que notre faiblesse a besoin d’aide, sans que nous considérions si c’est à bon droit ou non ; et d’invoquer son nom et sa puissance, en quelque situation que nous soyons, quelque acte que nous accomplissions, si répréhensible soit-il. Il est bien notre seul, notre unique protecteur et peut tout lorsqu’il nous vient en aide ; mais, de ce qu’il daigne nous honorer de son appui bienveillant et paternel, il ne cesse cependant pas d’être juste, autant qu’il est bon et puissant ; et, comme il use plus souvent de sa justice que de son pouvoir, il ne nous est favorable que dans la mesure où elle le permet, et non suivant ce que nous lui demandons.

Dans ses Lois, Platon admet trois cas où nos croyances sont injurieuses envers les dieux : « Quand nous nions leur existence ; — lorsque nous nions leur intervention dans nos affaires ; — quand nous prétendons qu’ils ne repoussent jamais nos vœux, nos offrandes, nos sacrifices. » La première de ces erreurs, à son avis, n’est jamais immuable chez l’homme, et ses croyances à cet égard peuvent se modifier dans le cours de la vie ; les deux autres, une fois accréditées en lui, sont susceptibles de persister.

La justice et la puissance de Dieu sont inséparablement liées l’une à l’autre ; c’est en vain que nous faisons appel à lui pour obtenir son intervention quand notre cause est mauvaise. Il faut, lorsque nous le prions, que notre âme soit pure et qu’au moins à ce moment, nous ne soyons pas animés de mauvais sentiments ; sinon, nous lui apportons nous-mêmes les verges pour nous châtier ; au lieu de pallier notre faute, nous l’aggravons en nous présentant à celui auquel nous devrions demander pardon, dans des dispositions haineuses qui constituent un manque de respect. C’est pourquoi je ne loue guère ceux que je vois prier Dieu très souvent et très régulièrement, alors que les actes qui accompagnent leurs prières ne témoignent ni repentir, ni intention de s’amender : « Pour te livrer la nuit à l’adultère, tu te couvres la tête d’une cape gauloise (Juvénal). »

La conduite d’un homme qui associe la dévotion à une vie exécrable me semble en quelque sorte plus condamnable que celle de celui qui, conséquent avec lui-même, se montre dissolu sous tous rapports ; et cependant nous voyons tous les jours l’Église refuser de laisser pénétrer et d’admettre dans sa société des personnes qui s’obstinent dans une voie particulièrement répréhensible.

Le plus souvent nous prions par habitude. — Nous prions parce que c’est l’usage et la coutume ; ou, pour mieux dire, lisant ou marmottant nos prières, nous faisons semblant de prier. Il m’est pénible de voir faire trois signes de croix au « Bénédicite » et autant aux « Grâces », à des personnes qui, pendant toutes les autres heures du jour, pratiquent la haine, l’avarice et l’injustice ; cela me déplaît d’autant plus que j’ai ce signe en grande vénération et que j’en fais continuellement usage, chaque fois même que je suis pris de bâillement. Aux vices, leur heure ; à Dieu, la sienne ; cela se compense et satisfait à tout ! C’est miracle de voir se succéder des actions si diverses, si bien liées les unes aux autres qu’on n’aperçoit ni interruption, ni changement, lors du passage de l’une à l’autre, quand l’une prend fin et que l’autre commence. Quelle prodigieuse conscience que celle dont le calme ne se dément pas alors qu’elle abrite en elle, à la fois, le crime et le juge qui s’y tiennent compagnie, vivant en bonne intelligence et si paisiblement.

Que peuvent valoir les prières de ceux qui vivent dans une inconduite continue. — Un homme qui ne cesse d’avoir en tête des idées libidineuses et qui a conscience de la réprobation divine que cela lui vaut, que dit-il à Dieu quand il l’en entretient ? qu’il s’en repent, et aussitôt après il y retombe. S’il était pénétré de sa justice et de sa présence, ainsi qu’il le dit, et que son âme en fût touchée, si court que soit ce moment de pénitence, la crainte seule y ramènerait si souvent sa pensée que, sur-le-champ, il triompherait des vices qui lui sont habituels, si enracinés qu’ils soient en lui. — Et que dire de ces gens qui passent leur vie entière à jouir et à bénéficier de ce qu’ils savent être péché mortel ! Pourtant il existe des métiers et des situations, admis par la société, qui vivent du vice ? Un individu se confessant à moi, me contait avoir passé sa vie, pour ne perdre ni son crédit ni les charges dont il était honoré, à faire profession et pratiquer une religion qu’il estimait compromettre son salut éternel et contraire à celle qu’il avait en son cœur ; combien devait lui coûter une semblable attitude ? Comment tous ces gens justifient-ils leur conduite, quand ils comparaissent devant la justice divine ? Leur repentir les obligerait à une réparation effective et manifeste à laquelle ils ne satisfont pas ; ils ne peuvent donc s’en prévaloir, ni vis-à-vis de Dieu, ni vis-à-vis de nous ; et quelle hardiesse est la leur de demander pardon sans accorder réparation ni éprouver de repentir ? — Je tiens qu’il en est des premiers qui mêlent la dévotion à l’inconduite, comme de ceux-ci qui passent leur vie dans la débauche ; mais il est encore moins facile de les ramener de leur obstination que ces derniers. Les variations incessantes, subites, allant d’un extrême à l’autre dans les croyances qu’ils feignent d’avoir, sont pour moi incompréhensibles : elles dénotent un état d’âme en proie à une lutte constante et angoissante, dont nous ne pouvons nous faire idée.

Quelle prétention que de penser que toute croyance autre que la nôtre est entachée d’erreur. — Combien me paraissait fantastique la prétention de ceux qui, en ces dernières années, reprochaient à quiconque avait une intelligence tant soit peu lucide et professait la religion catholique, que son obéissance n’était qu’une feinte de sa part, et qui, pour lui faire honneur, allaient jusqu’à dire que, quelles que fussent les apparences, il était impossible que dans son for intérieur il ne fût comme eux pour la religion réformée ! Fâcheuse maladie que celle de se croire si fort, qu’on en arrive à se persuader que d’autres ne peuvent croire le contraire de ce que vous croyez vous-même, et, ce qui est plus fâcheux encore, qu’on soit imprégné d’un esprit tel, qu’un changement dans sa fortune présente soit un sujet de préoccupation plus grande que ce que nous avons à espérer ou à craindre dans l’éternité. On peut m’en croire, si rien n’a été capable, dans ma jeunesse, de me faire sortir de ma réserve, la profonde incertitude et les difficultés résultant de ces idées de réforme qui venaient de naître, y ont été pour beaucoup.

Les psaumes de David ne devraient pas être chantés indifféremment par tout le monde, ni la Bible se trouver dans toutes les mains. — Ce n’est pas sans raison sérieuse, ce me semble, que l’Église interdit que tout le monde, sans distinction de personnes, d’âge et de sexe, s’arroge la faculté téméraire et indiscrète de commenter et psalmodier ces chants sacrés et divins que le Saint-Esprit a inspirés à David. Il ne faut mêler Dieu à nos actions qu’avec réserve et y apporter une attention qui témoigne de l’honneur et du respect qu’on lui doit ; ces chants, par leur origine divine, ont un autre but que de développer nos poumons et charmer nos oreilles ; c’est de la conscience, et non de la bouche, qu’ils doivent émaner. Il n’est pas admissible qu’on permette à un garçon de boutique d’en causer et de s’en amuser, en même temps que lui passent par la tête d’autres idées vaines et frivoles ; ce n’est pas davantage raisonnable de voir le Livre saint, où sont décrits les mystères sacrés de notre foi, être lu et passer de mains en mains dans les antichambres et les cuisines ; jadis, c’étaient des mystères à méditer ; à présent, ce ne sont plus que des prétextes à amusements et distractions.

Ce n’est pas en passant, et dans des assemblées tumultueuses, qu’il faut étudier un sujet si sérieux et si digne de vénération ; ce doit être dans le calme et de propos délibéré, ces méditations être toujours précédées du « Sursum corda » (haut les cœurs), cette préface de l’office divin, et notre attitude y témoigner de l’attention particulière et du respect que nous y apportons. Cette étude n’est pas du ressort de tout le monde ; seuls doivent s’y adonner ceux qui y sont voués et que Dieu y appelle ; les méchants, les ignorants en deviennent pires qu’avant ; ce n’est pas une histoire à raconter, c’est une histoire à révérer, à craindre et à adorer. — Plaisantes gens en vérité que ceux qui s’imaginent l’avoir mise à la portée du peuple, parce qu’ils l’ont traduite en langage populaire ! N’est-ce donc qu’une affaire de mots, et cela suffit-il pour que le vulgaire comprenne ce qui y est écrit. Je dirai plus, pour lui en apprendre bien peu, on imprime à sa foi un mouvement rétrograde ; celui qui est complètement ignorant et qui s’en rapporte à autrui, est en bien meilleure voie et sait bien plus que celui dont la science se dépense en paroles, n’a rien de sérieux et ne fait qu’alimenter sa présomption et sa témérité.

Il n’y a pas d’entreprise plus dangereuse que la traduction de la Bible en langue vulgaire. — Je crois aussi que la liberté laissée à chacun de répandre, traduite en tant d’idiomes différents, la parole sacrée dont l’importance est si grande, est chose beaucoup plus dangereuse qu’utile. Les juifs, les musulmans et presque tous les peuples d’autre religion, conservent précieusement et avec vénération leurs mystères sacrés, dans la langue même en laquelle, dès l’origine, ils leur ont été transmis ; et il semble que c’est à juste titre que toute altération, toute modification y soient interdites. Sommes-nous certains que, chez les Basques et en Bretagne, il y ait des gens assez qualifiés pour faire accepter la traduction en ces langues de nos Saintes Écritures ? Rien dans l’Église universelle n’est plus ardu et n’a plus d’importance ; en prêchant ou en parlant les interprétations demeurent vagues, elles ne s’imposent pas, peuvent être modifiées et ne portent que sur des points partiels : il n’en est pas de même avec des traductions.

Une grande prudence est à apporter dans l’étude des questions dogmatiques. — Un historien grec, qui était chrétien, reproche avec raison à son siècle que les secrets de notre religion fussent divulgués partout, livrés aux mains des moindres artisans et que chacun put en discuter et en parler à son idée. Nous qui, par la grâce de Dieu, jouissons des plus purs mystères confiés à notre piété, devrions avoir grande honte, remarquait-il, de les voir profanés dans la bouche de gens ignorants du bas peuple, alors que les Gentils interdisaient à Socrate, à Platon et aux plus sages de s’enquérir et de parler de choses commises à la discrétion des prêtres de Delphes. — Ce même historien dit aussi que l’intervention des princes, quand il est question de théologie, est dirigée non par le zèle, mais par la colère ; le zèle procède de la raison divine et de la justice, son action s’exerce régulière et modérée ; il se transforme en haine et envie, et au lieu de blé et de raisin, produit de l’ivraie et des orties, quand une passion humaine intervient. — Un autre n’était pas moins dans le vrai quand, donnant un conseil à l’empereur Théodose, il lui disait que les discussions ne calment pas tant les schismes de l’Église, qu’elles ne les suscitent et engendrent les hérésies ; qu’en conséquence, il fallait éviter tout débat, toute argumentation méthodique et s’en tenir uniquement aux prescriptions et aux formules de la foi, telles que les anciens les ont établies. — L’empereur Andronic, rencontrant dans son palais[1] deux des grands de sa cour discutant contre Lapodius sur un des points les plus importants de notre religion, les tança vertement, allant jusqu’à les menacer de les faire jeter à la rivière, s’ils continuaient. — De nos jours, les femmes, les enfants en remontrent sur les lois ecclésiastiques aux vieillards les plus expérimentés, alors que la première des prescriptions de Platon allait jusqu’à leur interdire de s’occuper des motifs qui avaient présidé à l’établissement des lois civiles, qui sont à considérer au même titre que les ordonnances divines et comme en tenant lieu, et qu’en même temps qu’il permettait aux vieillards d’en converser entre eux et avec les magistrats, il ajoutait : « mais ce devra toujours être en dehors de la présence des jeunes gens et de toute personne profane ».

Un évêque a écrit qu’à l’autre bout du monde, il y a une île que les anciens nommaient Dioscoride, remarquable par sa fertilité en arbres de toutes sortes, ses fruits et la salubrité de son climat. Le peuple en est chrétien : il a des églises et des autels dont la croix, à l’exclusion de toute autre image, est le seul ornement ; il est exact observateur des jeûnes et des fêtes, paie régulièrement la dîme au clergé, et sa chasteté est telle que personne ne peut y connaître plus d’une femme en sa vie. Au demeurant, content de son sort, au point qu’isolé au milieu des mers, il ne connaît pas l’usage des navires ; si simple, que, bien que strict observateur de la religion, il n’en connaît pas un seul mot, ce qui paraîtra incroyable à qui ne sait que les païens, si dévots dans leur idolâtrie, ne connaissaient de leurs dieux que le nom et la statue : Ménalippe, une des anciennes tragédies d’Euripide,[2] commençait ainsi : « Ô Jupiter, toi dont je ne connais rien que le nom ! »

On ne devrait jamais mêler la théologie aux discussions philosophiques. — J’ai aussi entendu, en ces temps-ci, se plaindre de ce que certains ouvrages traitent de sujets exclusivement littéraires ou philosophiques, sans mélange de théologie. Cette manière de faire peut, au contraire, parfaitement se soutenir ; et on peut dire à l’appui : Qu’il est préférable que la doctrine divine, en souveraine qui domine tout, ait un rang à part. Là où il en est question, il convient qu’elle soit le sujet principal et non reléguée au second plan, venant simplement à l’appui de la thèse qu’on développe. Si on se trouve avoir besoin d’exemples, on peut les emprunter à la grammaire, à la rhétorique, à la logique, ou encore aux pièces jouées dans les théâtres, aux jeux, aux spectacles publics, plutôt que de recourir à ceux dont les textes sacrés nous fournissent la matière. Il est plus respectueux, et cela témoigne de plus de vénération, de traiter à part et dans le style qui leur est propre, les sujets qui se rapportent à Dieu, qu’incidemment dans des ouvrages ayant trait à des questions profanes. Écrire sur les choses sacrées, dans le style dont tout le monde fait usage, est une faute que commettent les théologiens, plus que n’a lieu cette autre qui amène les gens de lettres à trop peu emprunter le style de la théologie. La philosophie, dit S. Chrysostome, est depuis longtemps bannie des études théologiques, comme un accessoire inutile ; elle est même considérée comme indigne de jeter en passant un regard sur le sanctuaire où sont en dépôt les dogmes sacrés de la doctrine céleste. Le langage commun à tout le monde a des formes moins bien choisies, qui font qu’il ne saurait être employé à exprimer d’une manière suffisamment digne la majesté royale de la parole sacrée. Pour moi, je lui laisse qualifier, selon son expression, de termes peu orthodoxes ceux tels que : Fortune, Destinée, Accident, Bonheur, Malheur, Dieux et autres dont je me sers ; il est vrai que les sujets fantaisistes que je traite, je les considère chacun isolement et les envisage uniquement au point de vue de ce bas monde, à ma manière et non comme fixés et réglés d’ores et déjà par la loi divine, auquel cas, ni doute, ni discussion ne seraient plus permis ; c’est ma façon de voir que j’émets et non un article de foi que je conteste ; je raisonne suivant ce qui me vient à l’esprit et non sur ce qui entre dans mes croyances religieuses ; j’en cause comme un laïque et non comme un clerc, sans jamais cependant que cela porte atteinte à la religion, tels les enfants qui produisent des devoirs servant à leur instruction et non à celle de ceux qui les instruisent. — Peut-être dira-t-on, non sans apparence de raison, qu’il serait utile et parfaitement justifié d’interdire à quiconque, dont ce n’est pas la profession expresse, de se mêler d’écrire sur la religion, même en y apportant une grande discrétion, et que, personnellement, je ferai mieux de m’en taire.

Le nom de Dieu ne devrait être invoqué que dans un sentiment de piété. — On m’a dit que ceux qui se sont séparés de l’Église défendent, eux aussi, de se servir du nom de Dieu, dans les rapports qu’ils ont entre eux dans la vie ordinaire ; et qu’ils ne veulent pas non plus qu’on en use en manière d’interjection ou d’exclamation, qu’on l’invoque en témoignage ou qu’on le prenne pour terme de comparaison. Je trouve qu’en cela ils ont raison et que, chaque fois que nous invoquons Dieu dans nos propos et pour nos affaires, il faut que ce soit sérieusement et dans un motif de piété.

Abus qu’on fait de la prière. — Il y a, ce me semble, dans Xénophon, un passage où il expose que nous devrions prier Dieu plus rarement qu’on n’a coutume, d’autant qu’il ne nous est pas aisé de faire que notre âme soit si souvent en cet état de calme, de pureté et de dévotion qui convient en pareil cas ; où, faute de quoi, nos prières non seulement sont vaines et inutiles, mais encore vicieuses : « Pardonnez-nous, disons-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » ; qu’est-ce que cela signifie, sinon que nous offrons à Dieu notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Et cependant combien de fois n’invoquons-nous pas Dieu et son aide pour l’associer à nos fautes, le conviant à faire ce qui est injuste, « demandant des choses que vous ne pouvez confier aux dieux, qu’en les prenant à part (Perse) ». L’avare prie pour la conservation illusoire et superflue de ses trésors ; l’ambitieux, pour que Dieu lui procure la victoire et que la fortune lui demeure fidèle ; le voleur l’appelle à lui pour surmonter les mauvaises chances et les difficultés qui peuvent se mettre en travers de ses méchants desseins, ou le remercie de la facilité avec laquelle il a pu égorger un passant. Au pied même de la maison que ces chenapans vont escalader ou faire sauter, ils prient tandis que leur intention et leur espérance sont tout à la cruauté, à la luxure et à l’avarice : « Dis à Staïus ce que tu voudrais obtenir de Jupiter, Staïus s’écriera : « Oh, Jupiter, ô bon Jupiter, peut-on t’adresser de telles demandes ! » quant à Jupiter, il répondra de même façon (Perse). »

Marguerite, reine de Navarre, conte qu’un jeune prince, qu’elle ne nomme pas, mais que ses hauts faits ont assez fait connaître, allant à un rendez-vous d’amour et coucher avec la femme d’un avocat de Paris, son chemin passant près d’une église, ne manquait jamais, quand, allant chez sa maîtresse ou en revenant, il passait près de ce sanctuaire, d’y faire ses prières et ses oraisons ; je vous laisse à juger ce qu’il pouvait bien demander à Dieu, avec les idées que sa bonne fortune lui mettait en tête. La reine cite cependant ce fait comme un témoignage de grande dévotion ; c’est là une preuve, qui du reste n’est pas la seule, qui fait ressortir que les femmes ne sont guère propres à traiter les questions se rapportant à la théologie.

Que de choses on demande à Dieu qu’on n’oserait lui demander en public et à haute voix. — La vraie prière et notre réconciliation avec Dieu telle que la comprend la religion, ne peut guère être le fait d’une âme impure et soumise quand même à la domination du Démon. Celui qui réclame l’assistance de Dieu, quand il est dans la voie du vice, fait comme le brigand de profession qui appellerait la justice à son aide, ou comme ceux invoquant le nom de Dieu, en portant un faux témoignage. — « Nous murmurons à voix basse des prières criminelles (Lucain). » Peu d’hommes oseraient émettre en public les demandes qu’ils adressent en secret à Dieu : « Il ne serait pas facile de proscrire des temples la prière faite à voix basse, peu nombreux sont ceux en état d’exprimer leurs vœux à haute voix (Perse). » C’est la raison pour laquelle les Pythagoriciens voulaient que les prières fussent faites en public et entendues de tous, afin qu’on ne demandât pas des choses indécentes et injustes, comme celui qui « disait clairement et à haute voix : « Apollon ! » puis ajoutait tout bas, remuant à peine les lèvres de peur d’être entendu : « Belle Laverne, donne-moi les moyens de tromper et de passer pour un homme de bien ; couvre mes fautes du voile de la nuit et mes larcins d’un nuage (Horace). »

Les dieux punirent sévèrement, en y donnant satisfaction, les vœux contraires à la nature exprimés par Œdipe. Il avait demandé dans ses prières que le sort des armes décidât entre ses enfants à qui lui succéderait sur le trône de Thèbes et fut assez malheureux pour se voir exaucé. Il ne faut pas demander que les choses arrivent suivant ce que nous voulons, mais suivant ce que nous commande la prudence.

On dirait que pour beaucoup, la prière n’est qu’une sorte de formule cabalistique pouvant faciliter l’accomplissement de nos désirs. — Il semble, en vérité, que nous usons de la prière comme d’un langage cabalistique, comme font ceux qui emploient la parole sacrée de Dieu dans leurs opérations de sorcellerie et de magie, et que nous nous tenions pour assurés que ses effets dépendent de sa contexture, de l’inflexion de notre voix, des mots employés ou de notre attitude. L’âme pleine de concupiscences, n’ayant ni repentir ni désir de réconciliation avec Dieu, nous allons à lui, répétant des paroles que notre mémoire dicte à notre langue, et croyons cela une expiation suffisante de nos fautes. — Rien n’est si aisé, si doux, si conciliant que la loi divine ; elle nous appelle à elle, quelque enclin à commettre des fautes et quelque détestables que nous soyons ; elle nous tend les bras et nous reçoit en son sein, si vilains, si souillés d’ordures et de boue que nous soyons et que nous puissions le devenir, mais encore faut-il être reconnaissant du pardon qui nous est accordé et au moins, sur le moment où nous nous adressons à elle, être désolés de nos fautes et détester les passions qui nous ont portés à l’offenser. Ni les dieux, ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent le présent que leur offre un méchant. « La main innocente qui touche l’autel, apaise aussi sûrement les dieux irrités, avec un simple gâteau de fleur de farine et quelques grains de sel, qu’en immolant de riches victimes (Horace). »

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