Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 15

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 15
Texte 1595
Texte 1907
Que nostre desir s’accroist par la malaisance.


CHAPITRE XV.

Que nostre desir s’accroist par la malaisance.


Il n’y a raison qui n’en aye vne contraire, dit le plus sage party des philosophes. Ie remaschois tantost ce beau mot, qu’vn ancien allegue pour le mespris de la vie : Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n’est celuy, à la perte duquel nous sommes preparez : In æquo est dolor amissæ rei, et timor amittendæ. Voulant gaigner par là, que la fruition de la vie ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutesfois dire au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d’autant plus estroit, et auecques plus d’affection, que nous le voyons nous estre moins seur, et craignons qu’il nous soit osté. Car il se sent euidemment, comme le feu se picque à l’assistance du froid, que nostre volonté s’aiguise aussi par le contraste :

Si numquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Ioue facta parens :

et qu’il n’est rien naturellement si contraire à nostre goust que la satieté, qui vient de l’aisance : ny rien qui l’aiguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit.

Galla, nega ; satiatur amor, nisi gaudia torquent.

Pour tenir l’amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu’à la desrobée, et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble qu’auecques d’autres. La difficulté des assignations, le danger des surprises, la honte du lendemain,

Et languor, et silentium,
El latere petitus imo spiritus,

c’est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de ieux tres-lasciuement plaisants, naissent de l’honneste et vergongneuse maniere de parler des ouurages de l’Amour ? La volupté mesme cherche à s’irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée, quand elle cuit, et quand elle escorche. La courtisane Flora disoit n’auoir iamais couché auec Pompeius, qu’elle ne luy eust faict porter les merques de ses morsures.

Quod petiere, premunt arctè, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt sæpe labellis :
Et stimuli subsunt, qui instigant lædere id ipsum
Quodcunque est, rabies vnde illæ germina surgunt.

Il en va ainsi par tout : la difficulté donne prix aux choses. Ceux de la Marque d’Ancone font plus volontiers leurs vœuz à Sainct Iaques, et ceux de Galice à nostre Dame de Lorete : on fait au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de ceux d’Aspa : il ne se voit guere de Romains en l’escole de l’escrime à Rome, qui est pleine de François. Ce grand Caton se trouua aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu’elle fut sienne, et la desira quand elle fut à vn autre. I’ay chassé au haras vn vieil cheual, duquel à la senteur des iuments, on ne pouuoit venir à bout. La facilité l’a incontinent saoulé enuers les siennes : mais enuers les estrangeres et la premiere qui passe le long de son pastis, il reuient à ses importuns hannissements, et à ses chaleurs furieuses comme deuant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce qui luy est en main, pour courir apres ce qu’il n’a pas.

Transuolat in medio posita, et fugientia captat.

Nous defendre quelque chose, c’est nous en donner enuie.

Nisi tu seruare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l’abandonner tout à faict, c’est nous en engendrer mespris. La faute et l’abondance retombent en mesme inconuenient :

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet.

Le desir et la iouyssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l’aisance et la facilité l’est, à vray dire, encores plus, d’autant que le mescontentement et la cholere naissent de l’estimation, en quoy nous auons la chose desirée, aiguisent l’amour, et le reschauffent : mais la satieté engendre le dégoust : c’est vne passion mousse, hebetée, lasse, et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem,

Contemnite amantes,
Sic hodie veniet, si qua negauit heri.

Pourquoy inuenta Popæa de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amants ? Pourquoy a lon voilé iusques au dessoubs des talons ces beautez, que chacun desire montrer, que chacun desire voir ? Pourquoy couurent elles de tant d’empeschemens, les vns sur les autres, les parties, où loge principallement nostre desir et le leur ? Et à quoy seruent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d’armer leurs flancs, qu’à leurrer nostre appetit, et nous attirer à elles en nous esloignant ?

Et fugit ad salices, et se cupit antè videri.
Interdum tunica duxit operta moram.

À quoy sert l’art de cette honte virginalle ? cette froideur rassise, cette contenance seuere, cette profession d’ignorance des choses, qu’elles sçauent mieux, que nous qui les en instruisons, qu’à nous accroistre le desir de vaincre, gourmander, et souler à nostre appetit, toute cette ceremonie, et ces obstacles ? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d’affolir et desbaucher cette molle douceur, et cette pudeur infantine, et de ranger à la mercy de nostre ardeur vne grauité froide et magistrale. C’est gloire, disent-ils, de triompher de la modestie, de la chasteté, et de la temperance : et qui desconseille aux Dames, ces parties là, il les trahit, et soy-mesmes. Il faut croire que le cœur leur fremit d’effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en haissent et s’accordent à nostre importunité d’vne force forcée. La beauté, toute puissante qu’elle est, n’a pas dequoy se faire sauourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a plus de beauté à vendre, et de la plus fine, comment il faut qu’elle cherche d’autres moyens estrangers, et d’autres arts pour se rendre aggreable : et si à la verité, quoy qu’elle face estant venale et publique, elle demeure foible et languissante. Tout ainsi que mesme en la vertu, de deux effects pareils, nous tenons neantmoins celuy-là, le plus beau et plus digne, auquel il y a plus d’empeschement et de hazard proposé.C’est vn effect de la prouidence diuine, de permettre sa saincte Église estre agitée, comme nous la voyons de tant de troubles et d’orages, pour esueiller par ce contraste les ames pies, et les r’auoir de l’oisiueté et du sommeil, où les auoit plongees vne si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la perte que nous auons faicte, par le nombre de ceux qui se sont desuoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine, resuscité nostre zele et nos forces, à l’occasion de ce combat, le ne sçay si l’vtilité ne surmonte point le dommage.Nous auons pensé attacher plus ferme le nœud de nos mariages, pour auoir osté tout moyen de les dissoudre, mais d’autant s’est dépris et relasché le nœud de la volonté et de l’affection, que celuy de la contraincte s’est estrecy. Et au rebours, ce qui tint les mariages à Rome, si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les rompre, qui voudroit. Ils gardoient mieux leurs femmes, d’autant qu’ils les pouuoient perdre : et en pleine licence de diuorces, il se passa cinq cens ans et plus, auant que nul s’en seruist.

Quod licet, ingratum est : quod non licet, acrius vrit.

À ce propos se pourroit ioindre l’opinion d’vn ancien, que les supplices aiguisent les vices plustost qu’ils ne les amortissent : qu’ils n’engendrent point le soing de bien faire, c’est l’ouurage de la raison, et de la discipline : mais seulement vn soing de n’estre surpris en faisant mal.

Latius excise pestis contagia serpunt

Ie ne sçay pas qu’elle soit vraye, mais cecy sçay-ie par experience, que iamais police ne se trouua reformée par là. L’ordre et reglement des mœurs, dépend de quelque autre moyen.Les histoires Grecques font mention des Argippees voisins de la Scythie, qui viuent sans verge et sans baston à offenser : que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer : mais quiconque s’y peut sauuer, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie : et n’est aucun si osé d’y toucher. On recourt à eux pour appoincter les differents, qui naissent entre les hommes d’ailleurs. Il y a nation, où la closture des iardins et des champs, qu’on veut conseruer, se faict d’vn filet de coton, et se trouue bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes. Furem signata sollicitant. Aperta effractarius præterit.À l’aduenture sert entre autres moyens, l’aisance, à couurir ma maison de la violence de noz guerres ciuiles. La defense attire l’entreprise, et la deffiance l’offense. I’ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit, le hazard, et toute matiere de gloire militaire, qui a accoustumé de leur seruir de titre et d’excuse. Ce qui est faict courageusement, est tousiours faict honorablement, en temps où la iustice est morte. Ie leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n’est close à personne, qui y heurte. Il n’y a pour toute prouision, qu’vn portier, d’ancien vsage et ceremonie : qui ne sert pas tant à defendre ma porte, qu’à l’offrir plus decemment et gratieusement. Ie n’ay ny garde ny sentinelle, que celle que les astres font pour moy. Vn Gentil-homme a tort de faire montre d’estre en deffense, s’il ne l’est bien à poinct. Qui est ouuert d’vn costé, l’est par tout. Noz peres ne penserent pas à bastir des places frontieres. Les moyens d’assaillir, ie dy sans batterie et sans armée, et de surprendre noz maisons, croissent touts les iours, au dessus des moyens de se garder. Les esprits s’aiguisent generalement de ce costé là. L’inuasion touche touts, la defense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu’elle fut faitte : ie n’y ay rien adiousté de ce costé là, et craindroy que sa force se tournast contre moymesme. Ioint qu’vn temps paisible requerra, qu’on les defortifie. Il est dangereux de ne les pouuoir regaigner : et est difficile de s’en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre vallet peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deuiennent infiables auec couuerture de iustice. Les finances publiques n’entretiendront pas noz garnisons domestiques. Elles s’y espuiseroient. Nous n’auons pas dequoy le faire sans nostre ruine ou plus incommodeement et iniurieusement encore, sans celle du peuple. L’estat de ma perte ne seroit guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous, voz amis mesmes s’amusent à accuser vostre inuigilance et improuidence, plus qu’à vous pleindre, et l’ignorance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perduës, où ceste cy dure : me fait soupçonner, qu’elles se sont perduës de ce, qu’elles estoyent gardées. Cela donne et l’enuie et la raison à l’assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se iettera, si Dieu veut, chez moy : mais tant y a, que ie ne l’y appelleray pas. C’est la retraitte à me reposer des guerres. I’essaye de soustraire ce coing, à la tempeste publique, comme ie fay vn autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diuersifier en nouueaux partis : pour moy ie ne bouge. Entre tant de maisons armées, moy seul, que ie sçache, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n’en ay iamais osté ny vaisselle d’argent, ny titre, ny tapisserie. Ie ne veux ny me craindre, ny me sauuer à demy. Si vne pleine recognoissance acquiert la faueur diuine, elle me durera iusqu’au bout : sinon, i’ay tousiours assez duré, pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien trente ans.

CHAPITRE XV.

Notre désir s’accroît par la difficulté qu’il rencontre à se satisfaire.

La difficulté de les obtenir et la crainte de les perdre, est ce qui donne le plus de prix à nos jouissances. — Il n’y a pas de raison à laquelle on ne puisse objecter une raison contraire, disent les plus raisonnables d’entre les philosophes. Il n’y a pas longtemps, me revenait à l’esprit cette belle sentence, prononcée par un personnage de l’antiquité, à l’appui du mépris que nous devons faire de la vie : « Nul bien ne peut nous procurer du plaisir, si ce n’est celui à la perte duquel nous sommes préparés. » « Le chagrin d’avoir perdu une chose et la crainte de la perdre, nous affectent également (Sénèque). » Il voulait dire par là que la jouissance de la vie ne peut nous offrir un réel attrait si nous avons crainte de la perdre. Cela pourrait encore s’entendre, au contraire, que nous nous attachons à ce bien et l’embrassons d’autant plus étroitement et avec plus de désir de le conserver, que nous voyons sa conservation nous être moins assurée et que nous craignons davantage qu’il ne nous soit ôté ; car on sent et cela est absolument indiscutable que, comme le feu se ravive par le froid, notre volonté s’aiguise aussi par la contradiction : « Si Danaé n’avait pas été enfermée dans une tour d’airain, jamais elle n’eût donné un fils à Jupiter (Ovide). » Rien n’est, par nature, si contraire à nos désirs que la satiété qui résulte de la facilité ; et rien ne les excite autant que la rareté et la difficulté : « En toutes choses, le plaisir croît en raison du péril qui devrait nous en éloigner (Sénèque). » « Repousse-moi, Galla, l’amour se rassasie bientôt si ses joies ne sont assaisonnées d’un peu de tourment (Martial). »

À Lacédémone, Lycurgue, pour tenir l’amour en haleine, ordonna que les gens mariés ne pourraient se pratiquer qu’à la dérobée et que les rencontrer couchés ensemble serait pour eux une honte aussi grande que d’être vus couchant avec d’autres. La difficulté des rendez-vous, le danger des surprises, la honte qui s’ensuit le lendemain, « et aussi la langueur, le silence, les soupirs tirés du fond du cœur (Horace) », voilà ce qui donne du piquant à la sauce. Quels plaisirs lascifs au plus haut point naissent de conversations en langage honnête et retenu sur les œuvres de l’amour ? La volupté elle-même recherche des excitants dans la douleur ; elle est bien plus suave lorsqu’elle est cuisante, qu’elle écorche. La courtisane Flora disait n’avoir jamais couché avec Pompée, qu’elle ne lui eût fait porter les marques de ses morsures. « Ils pressent étroitement l’objet de leurs désirs ; d’une dent cruelle, ils impriment sur ses lèvres des baisers douloureux ; un secret aiguillon les excite contre celui-là même qui allume la fureur de leurs transports (Lucrèce). »

Tout ce qui est étranger a plus d’attrait pour nous ; défendre une chose, c’est la faire désirer. — Il en est ainsi de tout ; la difficulté donne du prix aux choses. Les habitants de la Marche d’Ancône portent plus volontiers leurs vœux à Saint-Jacques de Compostelle, et ceux de la Galice à Notre-Dame de Lorette ; on fait à Liège grand cas des bains de Lucques et, en Toscane, de ceux de Spa ; on ne voit guère de Romains fréquenter l’école d’escrime de Rome, qui est pleine de Français. Le grand Caton, tout comme cela nous arrive, se lassa de sa femme, tant qu’elle fut à lui, et se reprit à la désirer quand elle fut à un autre. J’ai renvoyé au haras un vieux cheval dont on ne pouvait venir à bout quand il sentait les juments : la facilité de se donner carrière avec les siennes l’en a aussitôt rassasié ; mais avec les autres, c’est comme avant, et la première qui passe près de son enclos, ramène ses hennissements continus et ses surexcitations furieuses. Notre appétit méprise ce qui est à sa disposition ; il ne s’y arrête pas et poursuit ce qu’il n’a pas : « Il dédaigne ce qu’il a sous la main et court après ce qui le fuit (Horace). » Nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie : « Si tu ne surveilles pas ta maîtresse, elle cessera bientôt d’être à moi (Ovide) » ; nous l’abandonner complètement, c’est nous porter à en faire fi. La privation et l’abondance ont le même inconvénient : « Tu te plains de ton superflu et moi du manque du nécessaire (Térence). » Le désir et la jouissance nous font également souffrir. La rigueur de nos maîtresses nous donne de l’ennui ; mais, à vrai dire, l’aisance et la facilité avec lesquelles elles se livrent à nous, nous en causent encore plus, d’autant que le mécontentement et la colère naissent du prix que nous attachons à ce que nous désirons, excitent notre amour, le réchauffent, tandis que la satiété engendre le dégoût ; ce n’est plus qu’une passion émoussée, hébétée, lasse et endormie : Si tu veux régner longtemps sur ton amant, dédaigne ses prières (Ovide) » ; « Faites les dédaigneux, celle qui vous a refusé hier, viendra s’offrir à vous aujourd’hui (Properce). »

Les femmes ne se voilent et n’affectent de la pudeur, que pour se faire désirer. — Pourquoi Poppée imagina-t-elle de tenir couvertes d’un masque les beautés de son visage, sinon pour leur donner plus de prix aux yeux de ses amants ? Pourquoi les femmes dérobent-elles à la vue, avec ces voiles descendant jusqu’au-dessous des talons, ces appâts[1] que chacune voudrait montrer, que chacun désire voir ? Pourquoi entassent-elles les unes sur les autres tant de choses qui défendent les approches de ces parties de leur corps sur lesquelles se portent notre désir et le leur ? À quoi servent ces énormes bastions dont les nôtres viennent d’armer leurs hanches, sinon à leurrer notre appétit en nous attirant vers elles, tout en nous en tenant écartés ? « Elle court se cacher derrière les saules, mais auparavant elle a fait en sorte d’être aperçue (Virgile) » ; « Parfois elle a opposé sa robe à mes impatients désirs (Properce). » — À quoi sert cet art qui met en jeu l’air pudibond de la vierge, une froideur calculée, une contenance sévère, ce semblant d’ignorance de choses qu’elles savent mieux que nous qui les en instruisons, si ce n’est à accroître le désir que nous avons de vaincre, à stimuler et presser notre appétit par toutes ces cérémonies et ces obstacles ? Car non seulement il y a du plaisir, mais encore de la gloire à affoler et débaucher ces discrètes résistances, ces pudeurs enfantines et mettre à la merci de notre ardeur une gravité froide et digne ; il est glorieux de triompher de leur modestie, de leur chasteté et de leur tempérance ; et celui qui déconseille aux femmes l’emploi de ces artifices, les trahit et lui-même avec elles. — Il faut que nous croyions que leur cœur frémit d’effroi, que le son de nos voix leur murmurant des propos d’amour, blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en veulent et ne cèdent à nos importunités que contraintes et forcées. La beauté, si puissante qu’elle soit, ne suffit pas à se faire savourer sans ces velléités de résistance. Voyez en Italie, où il y en a à vendre plus que partout ailleurs et de la plus attrayante, comme il lui faut avoir recours à des moyens factices et appeler l’art à son aide pour se rendre agréable ; sinon, quoique vénale et publique, sa recherche demeure faible et languissante. Il se produit ici ce qui arrive aussi à la vertu : deux voies y conduisent, l’une facile, l’autre semée d’obstacles et n’atteignant pas toujours le but ; c’est cependant celle-ci que, dans les deux cas, nous estimons la plus belle et la plus digne.

C’est pour réveiller notre zèle religieux que Dieu permet les troubles qui agitent l’Église. — C’est un effet de la divine Providence de permettre que sa sainte Église soit, comme nous le voyons, en proie à tant de troubles et d’orages. Cela fait que, par contraste, les âmes pieuses s’éveillent et sortent de l’oisiveté et du sommeil où les avait plongées une si longue tranquillité. Si nous comparons les pertes résultant du nombre de ceux qui se sont dévoyés, au gain produit de ce fait que nous nous sommes retrempés, que notre zèle et nos forces se sont ravivés à l’occasion de cette lutte, je ne sais si le bénéfice n’excède pas le dommage.

Nous avons pensé resserrer les liens du mariage, en ôtant tout moyen de le rompre ; mais il en est résulté que ceux créés par la volonté et l’affection se sont dénoués et relâchés, en même temps que s’est davantage rétréci le nœud de la contrainte. C’est l’opposé de ce qui s’est passé à Rome, où la liberté que chacun avait de le dissoudre, par cela seul qu’il en avait la volonté, fit qu’il demeura si longtemps en honneur et sans qu’il y fut porté atteinte. On s’appliquait d’autant plus à garder sa femme qu’on pouvait la perdre ; et alors que le divorce était à la portée de tous, il se passa cinq cents ans et plus, sans que personne en usât. « Ce qui est permis n’a plus de charme ; ce qui est défendu irrite les désirs (Ovide). »

La sévérité des supplices, loin d’empêcher les crimes, en augmente le nombre. — Ce propos m’amène à citer cette opinion émise par un auteur ancien : « Les supplices excitent au vice plutôt qu’ils ne le refrènent ; ils ne font pas qu’on s’applique à bien faire, cela est l’ouvre de la raison et du mode d’éducation ; on veille seulement avec plus de soin à n’être point surpris faisant le mal. » « Le mal qu’on croyait extirpé, gagne et s’étend plus loin (Rutilius). » J’ignore si cette assertion est exacte, mais ce que je sais par expérience, c’est que jamais les supplices n’ont changé l’état moral d’un peuple ; c’est de moyens autres que dépendent l’ordre et la régularité dans les mœurs.

Les historiens grecs font mention des Argippées, tribu voisine de la Scythie, qui vivaient sans avoir besoin de verges ni de bâton pour le maintien de l’ordre ; non seulement personne n’entreprenait d’aller les attaquer, mais quiconque pouvait se réfugier chez eux, y trouvait asile à cause de leur vertu et de la sainteté de leur vie, et nul n’eût osé porter la main sur lui. Les peuplades environnantes recouraient à eux pour trancher leurs différends. — Ils citent également une nation où les clôtures des jardins et des champs qu’on veut délimiter, se marquent avec un simple filet de coton qui, malgré sa fragilité, y constitue une barrière bien plus respectée et plus effective que nos fossés et nos haies : « Les serrures attirent les voleurs : celui qui vole avec effraction, n’entre pas dans les maisons ouvertes (Sénèque). »

Montaigne, au milieu des guerres civiles, a garanti sa maison de toute invasion en la laissant ouverte et sans défense. — Peut-être la facilité d’y pénétrer est-elle, entre autres choses, une des causes qui ont préservé ma maison des violences de la guerre civile. Se défendre fait songer à attaquer ; la défiance provoque l’offense. J’ai détourné les gens de guerre de l’idée de venir chez moi, en leur enlevant toute chance à courir et tout sujet d’acquérir de la gloire, ce qui d’habitude, à leurs yeux, justifie et excuse tous les excès. Ce qui demande du courage étant toujours tenu pour honorable dans les temps où la justice n’existe plus, j’ai fait en sorte que l’envahissement de ma maison soit un acte de lâcheté et de trahison. Elle n’est fermée pour personne qui vient y frapper ; il n’y a pour toute mesure de précaution qu’un portier, dressé aux usages et cérémonies des temps passés et qui ne sert pas tant à défendre la porte qu’à rendre l’accueil plus décent et plus avenant ; je n’ai d’autre garde et sentinelle que les astres. Un gentilhomme a tort de sembler vouloir être en mesure de faire résistance, si elle n’est[2] parfaitement organisée. Qui est accessible d’un côté, l’est de toutes parts ; nos pères n’eurent jamais l’idée de construire des places frontières. Les moyens de se rendre maître de nos maisons, même sans armée, ni canon, deviennent de jour en jour plus puissants et hors de proportion avec les progrès des moyens de défense ; c’est surtout l’idée d’envahir qui hante les esprits, elle intéresse tout le monde ; la défense à y opposer n’intéresse que les riches. — Ma maison présente assez de résistance pour l’époque à laquelle elle a été construite ; je n’y ai rien ajouté sous ce rapport et craindrais, si je la fortifiais davantage, que cela ne tourne contre moi ; sans compter que lorsque les temps redeviendront tranquilles, nous serons contraints de les démanteler. Dans de semblables demeures, il est dangereux de ne pouvoir s’y maintenir, et on n’est pas sûr de le pouvoir parce que, dans les guerres intestines, votre valet peut être du parti opposé au vôtre ; et, lorsque c’est la religion qui en est le prétexte, les parents eux-mêmes, et non sans que cela ne paraisse justifié, deviennent suspects. Le trésor public ne peut entretenir des garnisons chez chacun, il n’y suffirait pas ; nous ne pouvons le faire sans nous ruiner, ou ruiner le peuple, ce qui, à plus d’inconvénients, joint d’être plus injuste encore. Que sans me défendre, je sois envahi, je ne m’en trouverai guère plus mal. Si au contraire vous vous défendez, vous vous perdez ; vos amis eux-mêmes, au lieu de vous plaindre, s’amusent à critiquer votre négligence à pourvoir à votre sûreté, et l’ignorance ou la nonchalance que vous apportez à ce qui est du ressort de votre profession. De ce que tant de maisons, dont la résistance était préparée, ont été perdues alors que la mienne est encore debout, je suis porté à croire que ce sont les vélléités de résistance mêmes qui ont causé leur perte ; elles ont donné l’idée de les attaquer et justifié l’assaillant à ses propres yeux ; tout préparatif de défense marque qu’on est disposé à combattre. On peut se jeter chez moi si telle est la volonté de Dieu ; mais, quoi qu’il arrive, je n’y appellerai personne ; ce m’est un lieu de retraite où je me repose des guerres ; c’est un coin que j’essaie de soustraire à la tempête qui règne partout, comme je fais en mon âme d’un autre petit coin. La guerre qui nous désole peut changer de forme, s’étendre, de nouveaux partis se constituer, pour moi, je ne bouge pas. De tant de maisons fortifiées, moi seul, que je sache, de ma condition[3] en France, m’en suis remis simplement au ciel du soin de protéger la mienne, et n’en ai jamais ôté pour les mettre en lieu sûr, ni argenterie, ni titres, ni tapisseries, ne voulant ni craindre, ni me sauver à demi. Si une entière confiance dans la Providence me vaut la faveur divine, elle se continuera jusqu’à la fin ; sinon, j’ai été préservé pendant assez de temps, pour que déjà ce soit un fait digne de remarque et à noter, car voilà bien trente ans que cela dure.

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