Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 21

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 21
Texte 1595
Texte 1907
Contre la faineantise.


CHAPITRE XXI.

Contre la faineantise.


Lempereur Vespasien estant malade de la maladie, dont il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l’estat de l’Empire : et dans son lict mesme, despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence : et son medecin l’en tançant, comme de chose nuisible à sa santé Il faut, disoit-il, qu’vn Empereur meure debout. Voilà vn beau mot, à mon gré, et digne d’vn grand Prince. Adrian l’Empereur s’en seruit depuis à ce mesme propos et le deuroit on souuent ramenteuoir aux Roys, pour leur faire sentir, que cette grande charge, qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes, n’est pas vne charge oisiue ; et qu’il n’est rien qui puisse si iustement desgouster vn subject, de se mettre en peine et en hazard pour le seruice de son Prince, que de le voir appoltronny cependant luy-mesme, à des occupations lasches et vaines : et d’auoir soing de sa conseruation, le voyant si nonchalant de la nostre.

Quand quelqu’vn voudra maintenir, qu’il vaut mieux que le Prince conduise ses guerres par autre que par soy : la Fortune luy fournira assez d’exemples de ceux, à qui leurs lieutenans ont mis à chef des grandes entreprises : et de ceux encore desquels la présence y eust esté plus nuisible, qu’vtile. Mais nul Prince vertueux et courageux pourra souffrir, qu’on l’entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conseruer sa teste, comme la statue d’vn sainct, à la bonne fortune de son estat, ils le degradent de son office, qui est tout en action militaire, et l’en declarent incapable. I’en sçay vn, qui aymeroit bien mieux estre battu, que de dormir, pendant qu’on se battroit pour luy : et qui ne vid iamais sans ialousie, ses gents mesmes, faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit auec raison, ce me semble, que les victoires, qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas completes. De tant plus volontiers eust-il dit, que ce maistre deuroit rougir de honte, d’y pretendre part pour son nom, n’y ayant embesongné que sa voix et sa pensée. Ny cela mesme, veu qu’en telle besongne, les aduis et commandemens, qui apportent l’honneur, sont ceux-là seulement, qui se donnent sur le champ, et au propre de l’affaire. Nul pilote n’exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Baiazet second auec son filz, qui s’en despartirent, s’amusants aux sciences et autres occupations casanieres, donnerent aussi de bien grands soufflets à leur Empire : et celuy qui regne à present, Ammurath troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s’en trouuer de mesme. Fust-ce pas le Roy d’Angleterre, Edouard troisiesme, qui dit de nostre Roy Charles cinquiesme, ce mot ? Il n’y eut onques Roy, qui moins s’armast, et si n’y eut onques Roy, qui tant me donnast à faire. Il auoit raison de le trouuer estrange, comme vn effect du sort, plus que de la raison. Et cherchent autre adherent, que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquerants, les Roys de Castille et de Portugal, de ce qu’à douze cents lieuës de leur oisiue demeure, par l’escorte de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d’vne et d’autre part desquelles c’est à sçauoir, s’ils auroyent seulement le courage d’aller iouyr en presence.L’Empereur Iulian disoit encore plus, qu’vn philosophe et vn galant homme, ne deuoient pas seulement respirer : c’est à dire, ne donner aux necessitez corporelles, que ce qu’on ne leur peut refuser ; tenant tousiours l’ame et le corps embesongnez à choses belles, grandes et vertueuses. Il auoit honte si en public on le voyoit cracher ou suer (ce qu’on dit aussi de la ieunesse Lacedemonienne, et Xenophon de la Persienne) par ce qu’il estimoit que l’exercice, le trauail continuel, et la sobrieté, deuoient auoir cuit et asseché toutes ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne ioindra pas mal en cet endroict, que les anciens Romains maintenoient leur ieunesse droite : ils n’apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans, qu’ils deussent apprendre assis.C’est vne genereuse enuie, de vouloir mourir mesme vtilement et virilement mais l’effect n’en gist pas tant en nostre bonne resolution, qu’en nostre bonne fortune. Mille. ont proposé de vaincre, ou de mourir en combattant, qui ont failli à l’vn et à l’autre les blesseures, les prisons, leur trauersant ce dessein, et leur prestant vne vie forcée. Il y a des maladies, qui atterrent iusques à noz desirs, et nostre cognoissance. Fortune ne deuoit pas seconder la vanité des legions Romaines, qui s’obligerent par serment, de mourir ou de vaincre. Victor, Marce Fabi, reuertar ex acie : si fallo, Iouem patrem Gradiuúmque Martem aliosque iratos inuoco Deos. Les Portugais disent, qu’en certain endroit de leur conqueste des Indes ils rencontrerent des soldats, qui s’estoyent condamnez auec horribles execrations, de n’entrer en aucune composition, que de se faire tuer, ou demeurer victorieux : et pour marque de ce vœu, portoyent la teste et la barbe rase. Nous auons beau nous hazarder et obstiner. Il semble que les coups fuyent ceux, qui s’y presentent trop alaigrement : et n’arriuent volontiers à qui s’y presente trop volontiers, et corrompt leur fin. Tel ne pouuant obtenir de perdre sa vie, par les forces aduersaires, apres auoir tout essayé, a esté contraint, pour fournir à sa resolution, d’en r’apporter l’honneur, ou de n’en rapporter pas la vie : se donner soy mesme la mort, en la chaleur propre du combat. Il en est d’autres exemples. Mais en voicy vn. Philistus, chef de l’armée de mer du ieune Dionysius contre les Syracusains, leur presenta la battaille, qui fut asprement contestée, les forces estants pareilles. En icelle il eut du meilleur au commencement, par sa prouësse. Mais les Syracusains se rengeans autour de sa galere, pour l’inuestir, ayant faict grands faicts d’armes de sa personne, pour se desuelopper, n’y esperant plus de ressource, s’osta de sa main la vie, qu’il auoit si liberalement abandonnée, et frustratoirement, aux mains ennemies.Moley Moluch, Roy de Fais, qui vient de gaigner contre Sebastian Roy de Portugal, cette iournée, fameuse par la mort de trois Roys, et par la transmission de cette grande couronne, à celle de Castille : se trouua grieuement malade dés lors que les Portugalois entrerent à main armée en son estat ; et alla tousiours depuis en empirant vers la mort, et la preuoyant. Iamais homme ne se seruit de soy plus vigoureusement, et brauement. Il se trouua foible, pour soustenir la pompe ceremonieuse de l’entrée de son camp, qui est selon leur mode, pleine de magnificence, et chargée de tout plein d’action : et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut aussi le seul office de Capitaine qu’il resigna : touts les autres necessaires et vtiles, il les feit tres-glorieusement et exactement. Tenant son corps couché : mais son entendement, et son courage, debout et ferme, iusques au dernier souspir : et aucunement audelà. Il pouuoit miner ses ennemis, indiscretement aduancez en ses terres : et luy poisa merueilleusement, qu’à faute d’vn peu de vie, et pour n’auoir qui substituer à la conduitte de cette guerre, et affaires d’vn estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant vne autre pure et nette entre ses mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa maladie, à faire consumer son ennemy, et l’attirer loing de son armée de mer, et des places maritimes qu’il auoit en la coste d’Affrique : iusques au dernier iour de sa vie, lequel par dessein, il employa et reserua à cette grande iournée. Il dressa sa bataille en rond, assiegeant de toutes pars l’ost des Portugais ; lequel rond venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce ieune Roy assaillant, veu qu’ils auoient à montrer visage à tous sens : mais aussi les empescha à la fuitte apres leur routte. Et trouuants toutes les issues saisies, et closes ; furent contraints de se reietter à eux mesmes : coaceruanturque non solum cæde, sed etiam fuga, et s’amonceller les vns sur les autres, fournissants aux vaincueurs vne tres-meurtriere victoire, et tres-entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l’appelloit : et coulant le long des files, enhortoit ses Capitaines et soldats, les vns apres les autres. Mais vn coing de sa battaille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir, qu’il ne montast à cheual l’espée au poing. Il s’efforçoit pour s’aller mesler, ses gents l’arrestants, qui par la bride, qui par sa robbe, et par ses estriers. Cet effort acheua d’accabler ce peu de vie, qui luy restoit. On le recoucha. Luy se resuscitant comme en sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté luy deffaillant ; pour aduertir qu’on teust sa mort (qui estoit le plus necessaire commandement, qu’il eust lors à faire, affin de n’engendrer quelque desespoir aux siens, par cette nouuelle) expira, tenant le doigt contre sa bouche close : signe ordinaire de faire silence. Qui vescut oncques si long temps, et si auant en la mort ? qui mourut oncques si debout ?L’extreme degré de traitter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la veoir, non seulement sans estonnement, mais sans soucy : continuant libre le train de la vie, iusques dedans elle. Comme Caton, qui s’amusoit à estudier et à dormir, en ayant vne violente et sanglante, presente en son cœur, et la tenant en sa main.

CHAPITRE XXI.

Contre la fainéantise.

C’est un devoir pour un prince de mourir debout, c’est-à-dire sans cesse occupé des affaires de l’État. — L’empereur Vespasien, au cours de la maladie dont il mourut, ne laissait pas de vouloir s’occuper des affaires de l’empire ; et, dans son lit même, il ne cessait de traiter les questions importantes. Son médecin lui en faisant reproche comme d’une chose nuisible à son état de santé : « Il faut, lui répondit-il, qu’un empereur meure debout. » Voilà, à mon avis, un beau mot, digne d’un grand prince. — L’empereur Adrien, en semblable circonstance, a, depuis, tenu ce même propos que l’on devrait souvent rappeler à la mémoire des rois, pour leur faire comprendre que cette grande charge qu’ils ont, de commander à tant d’hommes, n’est pas une situation où on puisse demeurer oisif ; et qu’il n’est rien qui, avec juste raison, soit de nature à dégoûter un sujet de se donner de la peine et de courir les hasards de la fortune pour le service de son prince, comme de le voir, pendant ce même temps, s’accoutumer à la paresse, s’adonnant à des occupations molles et frivoles, et avoir soin de sa conservation tout en se montrant si peu soucieux de la nôtre.

Il est naturel qu’un prince commande ses armées ; les succès qu’il remporte sont plus complets et sa gloire mieux justifiée. — À quelqu’un qui voudrait établir qu’il est préférable qu’un prince fasse commander ses armées à la guerre au lieu de les commander lui-même, l’histoire fournit assez d’exemples de lieutenants qui ont mené à bien de grandes entreprises, et de princes dont la présence à l’armée eût été plus nuisible qu’utile ; mais, de ceux-ci, aucun ayant vertu et courage ne pourrait souffrir qu’on lui conseillåt une si honteuse abstention. Sous couleur de conserver sa tête, comme la statue d’un saint, pour le bien de ses états, on le dégrade[1] précisément de ce qui est son devoir qui consiste, surtout et[2] à très juste titre, dans la conduite des actions de guerre, et on lui délivre un brevet d’incapacité. J’en sais un qui préférerait être battu, plutôt que de dormir pendant que l’on se bat pour lui ; il n’a même jamais vu sans en être jaloux ses propres gens accomplir quelque chose de grand en son absence. — Sélim Ier avait grandement raison, ce me semble, quand il disait que « les victoires qui se gagnent sans que le maître soit là, ne sont pas complètes ». Il eut dit encore plus volontiers que ce maître doit rougir de honte de n’y participer que de nom et de n’y coopérer que par ses instructions et par la pensée ; et encore même pas, car en pareille occurrence les avis et commandements dont on peut s’honorer, sont uniquement ceux qui se donnent sur le moment, dans le cours même de l’action. Il n’y a pas de pilote qui exerce son métier en demeurant en terre ferme. — Les princes de race ottomane, celle qui au monde doit le plus à la fortune des combats, étaient chauds partisans de ce principe ; Bajazet II et son fils s’en départirent, s’amusant à l’étude des sciences et autres occupations sédentaires, aussi leur empire en a-t-il ressenti grandement le contre-coup ; leur successeur actuel Amurat III, qui suit leur exemple, commence aussi à en subir pas mal les conséquences. — N’est-ce pas Édouard III, roi d’Angleterre, qui dit de notre Charles V : « Il n’y a jamais eu roi qui se soit mis moins en campagne, et il n’y en a jamais eu qui m’ait donné tant à faire » ? Et il était fondé à trouver étrange qu’il en fut ainsi, car c’était un effet de la fortune, plus que de la raison. — Qu’ils cherchent d’autres que moi pour adhérer à leur opinion, ceux qui veulent mettre au nombre des conquérants belliqueux et magnanimes, ces rois de Castille et de Portugal qui, à douze cents lieues de leur capitale où ils demeurent oisifs, sont, par les troupes d’escorte de leurs facteurs, devenus maîtres des Indes orientales et occidentales, alors qu’il n’est pas certain qu’ils auraient seulement le courage de s’y rendre en personne.

À l’activité, les princes doivent joindre la sobriété. — L’empereur Julien disait plus encore : « Un philosophe et un homme au cœur généreux ne devraient pas, selon lui, seulement respirer » ; c’est-à-dire ne devraient donner aux nécessités physiques que ce à quoi on ne peut se refuser, l’âme et le corps devant toujours demeurer exclusivement occupés de choses grandes, belles et vertueuses. Il avait honte d’être vu crachant ou transpirant en public (sentiment qu’éprouvait également, dit-on, la jeunesse de Lacédémone, et aussi, d’après Xénophon, celle de Perse), estimant que l’exercice, un travail continu et la sobriété devaient arriver à dessécher et détruire ces sécrétions. — L’explication que donne Sénèque de la cause qui faisait que la jeunesse chez les anciens Romains se tenait toujours debout, ne fera pas mal à être rapportée ici : « Ils n’enseignaient rien à leurs enfants, dit-il, que ceux-ci dussent apprendre en demeurant assis. »

Le désir de mourir bravement et utilement est très louable, mais ce n’est pas toujours en notre pouvoir. — C’est un généreux désir que de souhaiter une mort digne d’un homme de cœur et qui ait son utilité ; mais cela ne dépend pas tant de notre résolution, si ferme soit-elle, que de notre bonne fortune. Des milliers de gens se sont proposé de vaincre ou de périr en combattant, qui n’ont réalisé ni l’un ni l’autre ; les blessures, la captivité ont entravé leur dessein et leur ont imposé de vivre ; il y a des maladies qui paralysent même notre volonté et nous enlèvent jusqu’à notre connaissance. La Fortune ne devait pas se montrer favorable à la vanité qui dictait à ces légions romaines le serment par lequel elles s’obligeaient à vaincre ou à mourir : « Je reviendrai vainqueur du combat, ô Marcus Fabius ; si je manque à mon engagement, que sévisse contre moi la colère de Jupiter, de Mars et des autres dieux (Tite Live). » — Les Portugais racontent que, lors de la conquête des Indes, ils eurent affaire, en certains endroits, à des soldats qui, consacrant leur résolution par les plus horribles imprécations, s’étaient condamnés à n’entrer en aucune composition et à se faire tuer ou être victorieux ; comme marque de leur vœu, ils portaient la tête et la barbe rasées. — Nous avons beau nous aventurer et nous obstiner, il semble que les coups fuyent ceux qui s’y exposent bien franchement, qu’ils se refusent d’ordinaire à qui les recherchent, d’où avortement de leur dessein. Il en est qui, ne pouvant arriver à recevoir la mort de la main de l’adversaire, après avoir tout fait pour cela, ont été contraints à se la donner eux-mêmes dans la chaleur du combat, pour satisfaire à leur résolution d’en revenir avec l’honneur ou d’y laisser la vie. Il en existe de nombreux exemples, en voici un : Philistus, chef de l’armée de mer de Denys le jeune, en guerre avec les Syracusains, leur présenta la bataille qui, les forces étant égales, fut vivement disputée. Il débuta heureusement, grâce à sa valeur ; mais les Syracusains ayant entouré sa galère et l’ayant cernée, et lui, n’ayant pu se dégager malgré de beaux faits d’armes où il paya vaillamment de sa personne, désespérant d’échapper, de sa propre main il s’ôta la vie dont il avait si libéralement et en vain fait abandon à l’ennemi.

Bel exemple de vertus guerrières donné par Mouley-Moluch, roi de Fez, dans un combat où il expire vainqueur des Portugais. — Mouley-Moluch, roi de Fez, qui vient de remporter sur le roi de Portugal, Sébastien, cette journée fameuse par la mort de trois rois et qui a eu pour conséquence de faire passer la couronne de ce royaume sur la tête des rois de Castille, était gravement malade, lorsque les Portugais pénétrèrent à main armée dans ses états ; et, à partir de ce moment, sa maladie ne fit qu’empirer, l’acheminant vers la mort qu’il sentit venir ; jamais homme cependant ne montra plus d’énergie et de bravoure que lui en cette circonstance. Se trouvant trop faible pour supporter les fatigues de son entrée solennelle dans son camp qui, selon les usages de ce peuple, se fait en grande cérémonie et entraîne à beaucoup de représentation, il délégua son frère pour recevoir cet honneur. Mais ce fut la seule de ses attributions de capitaine qu’il résigna ; toutes les autres, nécessaires et utiles, si pénibles qu’elles fussent pour lui, il les remplit avec la plus grande exactitude ; il demeurait couché, mais son esprit et son courage restèrent debout et fermes jusqu’à son dernier soupir et même au delà. Il pouvait épuiser son ennemi qui s’était imprudemment avancé dans les terres, et il lui en coûta beaucoup de ce que, faute d’un peu de vie et de ce qu’il n’avait personne à qui remettre la conduite de cette guerre et le gouvernement en ces temps difficiles, il se trouvait contraint de chercher une victoire, toujours incertaine, qui ferait couler des flots de sang, tandis qu’il avait sous la main les moyens d’obtenir, sans grandes pertes, un succès assuré. Toutefois il profita merveilleusement de ce que sa maladie se prolongeait, pour user son adversaire, l’attirer loin de sa flotte et des places fortes qu’il possédait sur les côtes d’Afrique, et cela, jusqu’au dernier jour de sa vie que, de propos délibéré, il réservait et employa à cette grande journée. Il forma sa ligne de bataille en cercle, investissant de toutes parts l’armée des Portugais ; et, ce cercle venant à se rétrécir et à se fermer, obligés de faire face de tous côtés, non seulement ils se trouvèrent gênés pendant le combat (qui fut très acharné, en raison de la valeur du jeune roi qui attaquait), mais encore ils furent mis dans l’impossibilité de fuir après leur déroute. Aussi trouvant toutes les issues occupées et fermées, contraints de se replier sur eux-mêmes, « entassés non seulement par le carnage, mais aussi par la fuite (Tite Live) », et de s’amonceler les uns sur les autres, ils procurèrent aux vainqueurs une victoire complète, des plus meurtrière pour les vaincus. Mourant, Mouley-Moluch se fit porter et mener çà et là, partout où besoin en était ; circulant au travers des rangs, il encourageait ses capitaines et ses soldats, les uns après les autres. Ses troupes cédant sur un point de sa ligne, on ne put l’empêcher de monter à cheval et de mettre l’épée à la main, s’efforçant de se jeter dans la mêlée, tandis que ses gens l’arrêtaient, qui par la bride, qui par sa robe ou ses étriers. Cet effort acheva d’épuiser le peu de vie qui lui restait ; on le recoucha et il ne sortit plus de son évanouissement qu’un instant, en sursaut, pour, sans recouvrer aucune autre faculté, dire de taire sa mort, ce qui était bien l’ordre le plus important qu’il put donner à ce moment, afin que la nouvelle ne vint pas désespérer les siens ; et il expira, tenant un doigt sur sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui a jamais vécu si longtemps et si avant dans la mort ? qui jamais plus que lui, est mort debout ?

Tranquillité d’âme de Caton, résolu à la mort et sur le point de se la donner. — L’attitude la plus courageuse à conserver vis-à-vis de la mort, et la plus naturelle, c’est de la voir venir, non seulement sans étonnement, mais aussi sans[3] préoccupation ; de continuer à vivre, jusqu’à ce qu’elle s’empare de nous, sans rien changer à son genre de vie, comme fit Caton, qui s’amusait à étudier et à dormir, quand déjà il avait résolu sa fin violente et sanglante, qu’elle était présente[4] à sa pensée et dans son cœur, et qu’il la tenait en sa main.

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