Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 25

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 25
Texte 1595
Texte 1907
De ne contrefaire le malade.


CHAPITRE XXV.

De ne contrefaire le malade.

Ly a vn epigramme en Martial qui est des bons, car il y en a chez luy de toutes sortes : où il recite plaisamment l’histoire de Cælius, qui pour fuir à faire la cour à quelques grans à Rome, se trouuer à leur leuer, les assister et les suyure, fit la mine d’auoir la goute : et pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit oindre les iambes, les auoit enueloppees, et contre-faisoit entierement le port et la contenance d’vn homme gouteux. En fin la Fortune luy fit ce plaisir de l’en rendre tout à faict.

Tantum cura potest et ars doloris !
Desiit fingere Coelius podagram.

I’ay veu en quelque lieu d’Appian, ce me semble, vne pareille histoire, d’vn qui voulant eschapper aux proscriptions des triumvirsde Rome, pour se desrober de la cognoissance de ceux qui le poursuyuoient, se tenant caché et trauesti, y adiousta encore cette inuention, de contre-faire le borgne : quand il vint à recouurer vn peu plus de liberté, et qu’il voulut deffaire l’emplatre qu’il auoit long temps porté sur son œil, il trouua que sa veuë estoit effectuellement perdue soubs ce masque. Il est possible que l’action de la veuë s’estoit hebetée, pour auoir esté si long temps sans exercice, et que la force visiue s’estoit toute reictée en l’autre ceil. Car nous sentons euidemment que l’œil que nous tenons couuert, r’enuoye à son compaignon quelque partie de son effect : en maniere que celuy qui reste, s’en grossit et s’en enfle. Comme aussi l’oisiueté, auec la chaleur des liaisons et des medicamens, auoit bien peu attirer quelque humeur podagrique au gouteux de Martial.Li- sant chez Froissard, le veu d’vne troupe de ieunes Gentils-hommes Anglois, de porter l’œil gauche bandé, iusques à ce qu’ils eussent passé en France, et exploité quelque faict d’armes sur nous : ie me suis souuent chatouillé de ce pensement, qu’il leur eust pris, comme à ces autres, et qu’ils se fussent trouuez tous éborgnez au reuoir des maistresses, pour lesquelles ils auoyent faict l’entreprise.Les meres ont raison de tancer leurs enfans, quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne : car outre ce que le corps ainsi tendre en peut receuoir vn mauuais ply, ie ne sçay comment il semble que Ja Fortune se ioüe à nous prendre au mot et l’ay ouy reciter plusieurs exemples de gens deuenus malades ayant dessigné de feindre l’estre. De tout temps i’ay apprins de charger ma main et à cheual et à pied, d’vne baguette ou d’vn baston : iusques à y chercher de l’elegance, et m’en seiourner, d’vne contenance affettée. Plusieurs m’ont menacé, que Fortune tourneroit vn iour cette mignardise en necessité. Ie me fonde sur ce que ie seroy le premier goutteux de ma race.Mais alongeons ce chapitre et le bigarrons d’vne autre piece, à propos de la cecité. Pline dit d’vn, qui songeant estre aueugle en dormant, se le trouua l’endemain, sans aucune maladie precedente. La force de l’imagination peut bien ayder à cela, comme i’ay dit ailleurs, et semble que Pline soit de cet aduis : mais il est plus vray-semblable, que les mouuemens que le corps sentoit au dedans, desquels les medecins trouueront, s’ils veulent, la cause, qui luy ostoient la veuë, furent occasion du songe.Adioustons encore vn’histoire voisine de ce propos, que Seneque recite en l’vne de ses lettres : Tu sçais, dit-il, escriuant à Lucilius, que Harpasté la folle de ma femme, est demeurée chez moy pour charge hereditaire : car de mon goust ie suis ennemy de ces montres, et si i’ay enuie de rire d’vn fol, il ne me le faut chercher guere loing, ie ris de moy-mesme. Cette folle, a subitement perdu la veuë. Ie te recite chose estrange, mais veritable : elle ne sent point qu’elle soit aueugle, et presse incessamment son gouuerneur de l’emmener, par ce qu’elle dit que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, ie te prie croire, qu’il aduient à chacun de nous : nul ne cognoist estre auare, nul conuoiteux. Encore les aueugles demandent vn guide, nous nous fouruoions de nous mesmes. Ie ne suis pas ambitieux, disons nous, mais à Rome on ne peut viure autrement : ie ne suis pas sumptueux, mais la ville requiert vne grande despence : ce n’est pas ma faute, si ie suis cholere, si ie n’ay encore establi aucun train asseuré de vie, c’est la faute de la ieunesse. Ne cherchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous : il est planté en nos entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne commençons de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourueu à tant de playes et à tant de maux ? Si auons nous vne tres-douce medecine, que la philosophie : car des autres, on n’en sent le plaisir, qu’apres la guerison, cette cy plaist et guerit ensemble. Voyla ce que dit Seneque, qui m’a emporté hors de mon propos : mais il y a du profit au change.

CHAPITRE XXV.

Se garder de contrefaire le malade.

Exemples de personnes devenues soit goutteuses, soit borgnes, pour avoir feint de l’être pendant quelque temps. — Il y a dans Martial, où on en trouve de toutes sortes, des bonnes et des mauvaises, une épigramme des meilleures. Il y raconte plaisamment l’histoire de Célius qui, pour éviter de faire la cour à certains hauts personnages de Rome, d’assister à leur lever, de faire antichambre chez eux ou de leur faire suite, fit semblant d’avoir la goutte. Pour rendre plus vraisemblable l’infirmité qu’il invoquait pour excuse, il se faisait frictionner les jambes, les tenait enveloppées et contrefaisait complètement l’attitude et la démarche d’un goutteux. La fortune finit par lui donner cette satisfaction de le devenir réellement : « Voyez pourtant ce que c’est que de si bien faire le malade ! Célius n’a plus besoin de feindre qu’il a la goutte (Martial). »

J’ai vu quelque part, dans Appien, je crois, l’histoire semblable d’un individu qui, pour échapper aux proscriptions des triumvirs de Rome et n’être pas reconnu de ceux qui le poursuivaient, se tenait caché et déguisé ; à quoi il imagina d’ajouter de contrefaire d’être borgne. Quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu’il voulut enlever l’emplâtre qu’il avait longtemps porté sur l’œil, il constata que, sous ce masque, il avait effectivement perdu la vue. Il se peut que cet organe se soit atrophié pour être demeuré longtemps sans fonctionner, et que sa puissance de vision soit tout entière passée dans l’autre œil. Nous sentons bien nettement, en effet, que si nous tenons un œil fermé, le travail qu’il devrait faire retombe sur l’autre, qui semble en quelque sorte se grossir et s’enfler. Il se peut qu’également chez le podagre de Martial, le défaut d’exercice et l’action des bandages et des médicaments aient fini par développer quelques dispositions à la goutte.

Réflexion de Montaigne sur un vœu formé par quelques gentilshommes anglais. — Lisant dans Froissart qu’une troupe de jeunes gentilshommes anglais avaient fait vou de porter un bandeau sur l’œil gauche jusqu’à ce qu’ils soient passés en France et y aient accompli quelque haut fait d’armes contre nous, je me suis souvent pris à penser combien il n’eût été agréable qu’il leur fût arrivé même mésaventure qu’à ceux dont je viens de parler, et qu’ils se soient trouvés devenus réellement borgnes, quand ils revirent leurs maîtresses, pour lesquelles, dans le désir de leur complaire, ils avaient conçu cette entreprise.

Il faut empêcher les enfants de contrefaire les défauts physiques qu’ils aperçoivent chez les autres. — Les mères ont raison de tancer leurs enfants, lorsqu’ils contrefont d’être borgnes, boiteux, de loucher ou d’avoir tels autres défauts de conformation. Outre que leur corps, tendre comme il l’est à cet âge, peut en recevoir un mauvais pli, la fortune, je ne sais comment, semble parfois, en cela, s’amuser à nous prendre au mot ; et j’ai entendu citer plusieurs cas de gens devenus malades, alors qu’ils s’appliquaient à feindre de l’être. De tous temps j’ai eu l’habitude, que je fusse à pied ou à cheval, de porter à la main une baguette ou un baton ; j’en faisais une question d’élégance et je m’appuyais dessus, me donnant des airs de petit-maître ; des personnes m’ont prédit que, ce faisant, une mauvaise chance pourrait bien, un jour, changer cette affectation de ma part en nécessité. Ce qui me rassure, c’est que si cela m’arrivait, je serais le premier de ma race qui aurait eu la goutte.

Exemple d’un homme devenu aveugle en dormant. — Allongeons ce chapitre et diversifions-le en changeant de sujet et disons un mot de la cécité. Pline rapporte que quelqu’un, en dormant, rêva qu’il était aveugle et se trouva l’être le lendemain, sans qu’aucune maladie eût précédé. La puissance de l’imagination, ainsi que je l’ai dit ailleurs, peut bien aider à ce que cela se produise et Pline semble être de cet avis ; mais il me parait plus vraisemblable que c’était le travail qui s’opérait à l’intérieur du corps et a amené la cécité (il appartient aux médecins d’en découvrir la cause, si cela leur convient), qui, en même temps, occasionna le songe.

Une folle habitant la maison de Sénèque, frappée de cécité, croyait que c’était la maison qui était devenue obscure ; réflexion de ce philosophe sur ce que les hommes ressemblent à cette folle, attribuant leurs vices à d’autres causes qu’à eux-mêmes. — Ajoutons à ce propos ; comme s’y rattachant, l’histoire suivante contée par Sénèque dans une de ses lettres : « Tu sais, dit-il, en écrivant à Lucilius, qu’Harpasté, la folle de ma fenime, est, par héritage, demeurée à ma charge ; j’eusse préféré qu’il en fût autrement, les monstres n’étant pas de mon goût, d’autant que lorsqu’il me prend envie de rire d’un fou, je n’ai guère à aller loin, je ris de moi-même. Cette folle a subitement perdu la vue. Ce que je te conte là est extraordinaire, c’est cependant vrai elle ne sent pas qu’elle est devenue aveugle, et elle tourmente constamment la femme chargée de son service, pour qu’elle l’emmène, parce que, dit-elle, ma maison est obscure. Ce qui nous prête à rire chez elle, est précisément, tu peux m’en croire, ce qui advient chez chacun de nous : nul ne s’aperçoit qu’il est avare, nul qu’il est envieux ; encore les aveugles demandent-ils un guide ; nous, c’est de nous-mêmes que nous nous enfonçons dans nos erreurs. Je ne suis pas ambitieux, disons-nous, mais, à Rome, on ne saurait vivre autrement ; je ne suis pas porté au luxe, mais le séjour à la ville réclame une grande dépense ; ce n’est pas ma faute si je suis colère, si je n’ai pas encore un train de vie bien réglé, c’est ma jeunesse qui en est cause. Ne cherchons pas notre mal en dehors de nous, il est en nous ; il est enraciné dans nos entrailles ; mais, par cela même que nous ne nous sentons pas malades, notre guérison est plus difficile. Si nous ne nous y prenons de bonne heure pour nous soigner, quand aurons-nous fini de panser tant de plaies, de parer à tant de maux ? Et cependant nous avons à notre portée ce médicament si doux, qu’est la philosophie ; des autres, on n’en ressent l’effet bienfaisant qu’après la guérison ; celui-ci est agréable et guérit tout à la fois. » Voilà ce que dit Sénèque, cela m’a entraîné hors de mon sujet, mais nous gagnons au change.