Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 28

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 28
Texte 1595
Texte 1907
Toutes choses ont leur saison.


CHAPITRE XXVIII.

Toutes choses ont leur saison.


Cevx qui apparient Caton le Censeur, au ieune Caton meurtrier de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines. Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle en exploits militaires, et en vtilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du ieune, outre ce que c’est blaspheme de luy en apparier nulle en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d’enuie et d’ambition, celle du Censeur, ayant osé chocquer l’honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d’excellence, de bien loing plus grand que luy, et que tout autre homme de son siecle ? Ce qu’on dit entre autres choses de luy, qu’en son extreme vieillesse, il se mit à apprendre la langue Grecque, d’vn ardant appetit, comme pour assouuir vne longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable. C’est proprement ce que nous disons, retomber en enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout. Et ie puis dire mon patenostre hors de propos. Comme on defera T. Quintius Flaminius, de ce qu’estant general d’armée, on l’auoit veu à quartier sur l’heure du conflict, s’amusant à prier Dieu, en vne battaille, qu’il gaigna.

Imponit finem sapiens et rebus honestis.

Eudemonidas voyant Xenocrates fort vieil s’empresser aux leçons de son escole : Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s’il apprend encore ? Et Philopomen, à ceux qui hault-louoyent le Roy Ptolomæus, de ce qu’il durcissoit sa personne tous les iours à l’exercice des armes : Ce n’est, dit-il, pas chose louable à vn Roy de son aage, de s’y exercer, il les deuoit hormais reellement employer. Le ieune doit faire ses apprests, le vieil en iouïr, disent les sages. Et le plus grand vice qu’ils remerquent en nous, c’est que noz desirs raieunissent sans cesse. Nous recommençons tousiours à viure.Nostre estude et nostre enuie deuroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous auons le pied à la fosse, et noz appetis et poursuites ne font que naistre.

Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et, sepulcri
Immemor, struis domos.

Le plus long de mes desseins n’a pas vn an d’estendue : ie ne pense desormais qu’à finir : me deffay de toutes nouuelles esperances et entreprinses : prens mon dernier congé de tous les lieux, que ie laisse et me depossede tous les iours de ce que i’ay. Olim iam nec perit quicquam mihi, nec acquiritur, plus superest viatici quàm viæ.

Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi.

C’est en fin tout le soulagement que ie trouue en ma vieillesse, qu’elle amortist en moy plusieurs desirs et soings, dequoy la vie est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend à parler, lors qu’il luy faut apprendre à se taire pour iamais. On peut continuer à tout temps l’estude, non pas l’escholage. La sotte chose, qu’vn vieillard abecedaire !

Diuersos diuersa iuuant, non omnibus annis
Omnia conueniunt.

S’il faut estudier, estudions vn estude sortable à nostre condition : afin que nous puissions respondre, comme celuy, à qui quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude : À m’en partir meilleur, et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy du ieune Caton, sentant sa fin prochaîne, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fust de long temps garny de toute sorte de munition pour vn tel deslogement. D’asseurance, de volonté ferme, et d’instruction, il en auoit plus que Platon n’en a en ses escrits. Sa science et son courage estoient pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le seruice de sa mort, mais comme celuy qui n’interrompit pas seulement son sommeil, en l’importance d’vne telle deliberation, il continua aussi sans choix et sans changement, ses estudes, auec les autres actions accoustumées de sa vie. La nuict, qu’il vint d’estre refusé de la Preture, il la passa à iouer. Celle en laquelle il deuoit mourir, il la passa à lire. La perte ou de la vie, ou de l’office, tout luy fut vn.

CHAPITRE XXVIII.

Chaque chose en son temps.

Caton le censeur et Caton d’Utique ; la vertu de celui-ci l’emporte de beaucoup sur celle du premier. — Ceux qui mettent sur le même rang Caton le censeur et Caton d’Utique, celui qui s’est lui-même donné la mort, assimilent l’une à l’autre deux belles natures qui ont bien des points communs. Caton le censeur montra son beau naturel sous plus d’aspects différents, il l’emporte par ses succès militaires et les services rendus dans les charges publiques qu’il a occupées ; mais la vertu de Caton d’Utique, outre que ce serait un blasphème d’estimer qu’une autre puisse lui être comparée sous le rapport de l’énergie, a été beaucoup plus pure. Qui oserait en effet décharger celle de Caton le censeur du reproche d’envie et d’ambition, lui qui alla jusqu’à attaquer l’honneur de Scipion qui, en bonté et à tous autres égards, était de beaucoup meilleur que lui et que tout autre de son siècle ?

Dans sa vieillesse Caton le censeur s’avisa d’apprendre le grec, c’est un ridicule ; toutes choses doivent être faites en leur temps. — On dit entre autres de Caton le censeur que, dans son extrême vieillesse, il se mit à apprendre la langue grecque, y apportant beaucoup d’application, comme s’il voulait satisfaire un désir inné depuis longtemps ; je ne tiens pas cela comme si digne d’admiration, c’est à proprement parler ce que j’appellerais retomber en enfance. Chaque chose a son temps, les bonnes comme le reste ; et il peut fort bien arriver qu’une prière soit dite à un moment inopportun, ainsi que cela fut reproché à Q. Flaminius, que, général en chef, on avait vu, lors d’une bataille qu’il gagna, se mettre à l’écart, au moment de s’engager, et s’amuser à prier Dieu : « Le sage lui-même met des bornes à sa vertu (Juvenal). »

Eudémonidas voyant Xénocrate, à un âge avancé, s’empresser aux leçons de son école, dit : « Quand donc celui-ci saura-t-il, s’il apprend encore ? » — Philopoemen, entendant prodiguer les éloges au roi Ptolémée, parce que chaque jour il s’endurcissait en faisant des armes, disait : « Un roi de son âge n’est pas à louer de ce qu’il se livre à de semblables exercices, qu’il ne devrait plus qu’appliquer quand l’occasion s’en présente. » — L’homme jeune, disent les sages, doit se préparer, le vieillard jouir du fruit de sa prépara- tion ; et le plus grand défaut qu’ils relèvent en nous, c’est que nos désirs se rajeunissent sans cesse, que sans cesse nous recommencons notre vie.

Nos désirs devraient être amortis par l’âge, mais nos goûts et nos passions survivent à la perte de nos facultés. — Nos études et nos goûts devraient quelquefois être ceux qui conviennent à la vieillesse ; déjà nous avons un pied dans la fosse, et nos aspirations, ce que nous poursuivons, viennent à peine de maître « Tu fais tailler des marbres à la veille de mourir, élever des maisons, quand tu ne devrais songer qu’à un tombeau (Horace). » Le plus long des desseins que je conçois, ne demande pas un an pour sa réalisation ; je ne pense qu’à ma fin et me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises ; j’adresse un adieu définitif à tous les lieux que je quitte et aliène chaque jour quelque chose de ce que je possède : « Depuis longtemps je ne perds, ni ne gagne…, il me reste plus de provisions que je n’ai de chemin à faire (Senèque) » ; « J’ai vécu, j’ai fourni la carrière que m’avait assignée la fortune (Virgile). »

Finalement, la vieillesse m’apporte du soulagement en toutes choses ; elle amortit en moi des désirs et des préoccupations qui, dans la vie, sont une cause d’inquiétude préoccupations des affaires de ce monde, de richesse, de grandeur, de science, de santé, de moi-même. Caton le censeur apprenait à parler, quand il lui fallait apprendre à se taire pour jamais. Jusqu’à la fin, l’étude peut se poursuivre, mais non le temps passé à l’école ; quelle sotte chose qu’un vieillard qui apprend à épeler ! « À qui se trouvent dans des conditions différentes, conviennent des choses diverses ; chaque âge a ses appétits qui lui sont propres (Pseudo Gallus). »

Sans doute un vieillard peut encore étudier, mais ses études doivent être conformes à son âge et le préparer à quitter ce monde. — S’il nous faut étudier, livrons-nous à une étude appropriée à notre condition, de manière à pouvoir répondre comme celui à qui on demandait à quoi aboutissaient celles qu’il pratiquait, alors qu’il était en pleine décrépitude : « À partir meilleur et plus à mon aise. » Ce fut le cas de celle à laquelle s’adonnait Caton d’Utique sentant sa fin prochaîne, étude qui se trouva être l’entretien de Platon sur l’éternité de l’âme. Non, comme on pourrait le croire, que depuis longtemps il ne fût prêt, sous tous rapports, à ce départ certitude de ce qui allait arriver, volonté arrétée qu’il en soit ainsi, connaissance de tout ce qui peut se savoir de ce qui nous attend au delà de la vie, de tout cela il avait plus que Platon n’en a mis dans ses écrits ; sa science et son courage étaient, à cet égard, au-dessus de ce que prône la philosophie ellemême ; et cet ouvrage, il ne l’avait pas choisi en vue de sa mort ; mais, comme quelqu’un dont une telle résolution, malgré son importance, n’interrompt même pas le sommeil, il poursuivait ses études sans en modifier le cours, pas plus qu’il n’apporta de changement aux autres occupations habituelles de son existence. La nuit où échoua sa candidature à la préture, il la passa à jouer ; celle où il devait mourir, il la passa à lire ; la perte de sa vie, celle de sa charge, n’eurent pas sur lui plus d’effet l’une que l’autre.