Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 3

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 3
Texte 1595
Texte 1907
Coustume de l’Isle de Cea.


CHAPITRE III.

Coustume de l’Isle de Cea.


Si philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme ie fais, doit estre doubter : car c’est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c’est l’authorité de la volonté diuine qui nous regle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations.Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les Lacedemoniens auroient beaucoup à souffrir, s’ils ne se remettoient en sa grace : Et poltron, respondit-il, que peuuent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? On demandoit aussi à Agis, comment vn homme pourroit viure libre, Mesprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent euidemment quelque chose au delà d’attendre patiemment la mort, quand elle nous vient car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir que la mort mesme tesmoing cet enfant Lacedemonien, pris par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maistre de s’employer à quelque seruice abiect, Tu verras, dit-il, qui tu as acheté, ce me scroit honte de seruir, ayant la liberté si à main et ce disant, se precipita du haut de la maison. Antipater menassant asprement les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne demande : Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit, qu’il empescheroit toutes leurs entreprinses, Quoy ? nous empescheras lu aussi de mourir ?C’est ce qu’on dit, que le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut ; et que le present que Nature nous ait faict le plus fauorable, et qui nous oste tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c’est de nous auoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’vne entrée à la vie, et cent mille yssues. Nous pouuons auoir faute de terre pour y viure, mais de terre pour y mourir, nous n’en pouuons auoir faute, comme respondit Boiocatus aux Romains. Pourquoy te plains tu de ce monde ? il ne te tient pas si tu vis en peine, ta lascheté en est cause : À mourir il ne reste que le vouloir.

Vbique mors est : optimè hoc cauit Deus.
Eripere vitam nemo non homini potest,
At nemo mortem : mille ad hanc aditus patent.

Et ce n’est pas la recepte à vne seule maladie, la mort est la recepte à tous maux. C’est vn port tresasseuré, qui n’est iamais à craindre, et souuent à rechercher : tout reuient à vn, que l’homme se donne sa fin, ou qu’il la souffre, qu’il coure au deuant de son iour, ou qu’il l’attende. D’où qu’il vienne c’est tousiours le sien. En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c’est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie despend de la volonté d’autruy, la mort de la nostre. En aucune chose nous ne deuons tant nous accommoder à nos humeurs, qu’en celle-là. La reputation ne touche pas vne telle entreprise, c’est folie d’en auoir respect. Le viure, c’est seruir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se conduit aux despens de la vie : on nous incise, on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous soustrait l’aliment, et le sang : vn pas plus outre, nous voyla gueris tout à faict. Pourquoy n’est la veine du gosier autant à nostre commandement que la mediane ? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Seruius le Grammairien ayant la goutte, n’y trouua meilleur conseil, que de s’appliquer du poison à tuer ses iambes qu’elles fussent podagres à leur poste, pourueu qu’elles fussent insensibles. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le viure nous est pire que le mourir. C’est foiblesse de ceder aux maux, mais c’est folie de les nourrir. Les Stoiciens disent, que c’est viure conuenablement à Nature, pour le sage, de se departir de la vie, encore qu’il soit en plein heur, s’il le faict opportunément et au fol de maintenir sa vie, encore qu’il soit miserable, pourueu qu’il soit en la plus grande part des choses, qu’ils disent estre selon Nature. Comme ie n’offense les loix, qui sont faictes contre les larrons, quand i’emporte le mien, et que ie coupe ma bourse : ny des boutefeuz, quand ie brusle mon bois aussi ne suis ie tenu aux loix faictes contre les meurtriers, pour m’auoir osté ma vie. Hegesias disoit, que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort deuoit dependre de nostre eslection. Et Diogenes rencontrant le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littiere : qui luy escria, Le bon salut, Diogenes : À toy, point de salut, respondit-il, qui souffres le viure estant en tel estat. De vray quelque temps apres Speusippus se fit mourir, ennuié d’vne si penible condition de vie.Mais cecy ne s’en va pas sans contraste. Car plusieurs tiennent, que nous ne pouuons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres de celuy, qui nous y a mis ; et que c’est à Dieu, qui nous a icy enuoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et seruice d’autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de le prendre que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi pour nostre païs : les loix nous redemandent compte de nous, pour leur interest, et ont action d’homicide contre nous. Autrement comine deserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l’autre monde,

Proxima deinde tenent mœsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucémque perosi
Proiecere animas.

Il y a bien plus de constance à vser la chaine qui nous tient, qu’à la rompre et plus d’espreuue de fermeté en Regulus qu’en Caton. C’est l’indiscretion et l’impatience, qui nous haste le pas. Nuls accidens ne font tourner le dos à la viue vertu : elle cherche les maux et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehennes, et les bourreaux, l’animent et la viuifient.

Duris vt ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro.

Et comme dict l’autre :

Non est vt putas virtus, pater,
Timere vilam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.

Rebus in aduersis facile est contemnere mortem,
Fortius ille facit, qui miser esse potest.

C’est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans vn creux, souz vne tombe massiue, pour euiter les coups de la Fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu’il face :

Si fractus illabatur orbis,
Impauidam ferient ruine.

Le plus communement, la fuitte d’autres inconueniens, nous pousse à cetluy-cy. Voire quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous y courons :

Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori ?

Comme ceux qui de peur du precipice s’y lancent eux-mesmes.

Multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.

Vsque adeo, mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Vt sibi consciscant mærenti pectore lethum,
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

Platon en ses loix ordonne sepulture ignominicuse à celuy qui a priué son plus proche et plus amy, sçauoir est soy mesme, et de la vie, et du cours des destinées, non contraint par iugement publique, ny par quelque triste et ineuitable accident de la Fortune, ny par vne honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d’vne ame craintiue. Et l’opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule. Car en fin c’est nostre estre, c’est nostre tout. Les choses qui ont vn estre plus noble et plus riche, peuuent accuser le nostre : mais c’est contre Nature, que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir ; c’est vne maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr et desdaigner. C’est de pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que nous sommes. Le fruict d’vn tel desir ne nous touche pas, d’autant qu’il se contredit et s’empesche en soy : celuy qui desire d’estre faict d’vn homme ange, il ne faict rien pour luy. Il n’en vaudroit de rien mieux, car n’estant plus, qui se resiouyra et ressentira de cet amendement pour luy ?

Debet enim, miserè cui fortè ægréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cùm male possit
Accidere.

La securité, l’indolence, l’impassibilité, la priuation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour neant cuite la guerre, celuy qui ne peut iouyr de la paix, et pour neant fuit la peine qui n’a de quoy sauourer le repos.Entre ceux du premier aduis, il y a eu grand doubte sur ce, quelles occasions sont assez iustes, pour faire entrer vn homme en ce party de se tuer : ils appellent cela, εὔλογον εξαγωγήν. Car quoy qu’ils dient, qu’il faut souuent mourir pour causes legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers seulement, mais des peuples à se deffaire. I’en ay allegué par cy deuant des exemples et nous lisons en outre, des vierges Milesienes, que par vne conspiration furieuse, elles se pendoient les vnes apres les autres, iusques à ce que le magistrat y pourueust, ordonnant que celles qui se trouueroyent ainsi penduës, fussent trainées du mesme licol toutes nues par la ville.Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer, pour le mauuais estat de ses affaires, et ayant fuy la mort plus honorable en la bataille qu’il venoit de perdre, d’accepter cette autre, qui luy est seconde en honneur, et ne donner point loisir au victorieux de luy faire souffrir ou vne mort, ou vne vie honteuse Cleomenes d’vn courage Lacedemonien el Stoique, refuse ce conseil comme lasche et effeminé : C’est vne recepte, dit-il, qui ne me peut iamais manquer, et de laquelle il ne se faut seruir tant qu’il y a vn doigt d’esperance de reste que le viure est quelquefeis constance et vaillance qu’il veut que sa mort mesme scrue à son païs, et en veut faire vn acte d’honneur et de vertu. Threicion se creut dés lors, et se tua. Cleomenes en fit aussi autant depuis, mais ce fut apres auoir essaié le dernier point de la Fortune.Tous les inconueniens ne valent pas qu’on vueille mourir pour les cuiter. Et puis y ayant tant de soudains changemens aux choses humaines, il est malaisé à iuger, à quel poinct nous sommes iustement au bout de nostre esperance :

Sperat et in sæua victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.

Toutes choses, disoit vn mot ancien, sont esperables à vn homme pendant qu’il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray-ie plustost en la teste cela, que la Fortune peut toutes choses pour celuy qui est viuant ; que cecy, que Fortune ne peut rien sur celuy qui sçait mourir ? On voit Iosephe engagé en vn si apparent danger et si prochain, tout vn peuple s’estant esleué contre luy, que par discours il n’y pouuoit auoir aucune resource : toutefois estant, comme il dit, conseillé sur ce point, par vn de ses amis de se deffaire, bien luy seruit de s’opiniastrer encore en l’esperance : car la Fortune contourna outre toute raison humaine cet accident, si qu’il s’en veid deliuré sans aucun inconuenient. Et Cassius et Brutus au contraire, acheuerent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de laquelle ils estoient protecteurs, pár la precipitation et temerité, dequoy ils se tuerent auant le temps et l’occasion. À la journée de Serisolles Monsieur d’Anguien essaïa deux fois de se donner de l’espée dans la gorge, desesperé de la fortune du combat, qui se porta mal en l’endroit où il estoit : et cuida par precipitation se priuer de la iouyssance d’vne si belle victoire. I’ay veu cent lieures se sauuer sous les dents des leuriers : Aliquis carnifici suo superstes fuit.

Multa dies variúsque labor mutabilis eui
Rettulit in melius ; multos alterna reuisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locauit.

Pline dit qu’il n’y a que trois sortes de maladie, pour lesquelles euiter on aye droit de se tuer. La plus aspre de toutes, c’est la pierre à la vessie, quand l’vrine en est retenuë. Seneque, celles seulement, qui esbranlent pour long temps les offices de l’ame. Pour euiter vne pire mort, il y en a qui sont d’aduis de la prendre à leur poste. Damocritus chef des Ætoliens mené prisonnier à Rome, trouua moyen de nuict d’eschapper. Mais suiuy par ses gardes, auant que se laisser reprendre, il se donna de l’espée au trauers le corps. Antinoüs et Theodotus, leur ville d’Épire reduitte à l’extremité par les Romains, furent d’aduis au peuple de se tuer tous. Mais le conseil de se rendre plustost, ayant gaigné, ils allerent chercher la mort, se ruants sur les ennemis, en intention de frapper, non de se couurir. L’isle de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, vn Sicilien qui auoit deux belles filles prestes à marier, les tua de sa main, et leur mere apres, qui accourut à leur mort. Cela faict, sortant en ruë auec vne arbaleste et vne arquebouze, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s’approcherent de sa porte et puis mettant l’espée au poing, s’alla mesler furieusement, où il fut soudain enuelopé et mis en pieces : se sauuant ainsi du seruage, apres en auoir deliuré les siens. Les femmes Iuifues apres auoir faict circoncire leurs enfans, s’alloient precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d’Antiochus. On m’a compté qu’vn prisonnier de qualité, estant en nos conciergeries, ses parens aduertis qu’il seroit certainement condamné, pour euiter la honte de telle mort, aposterent vn prestre pour luy dire, que le souverain remede de sa deliurance, estoit qu’il se recommandast à tel sainct, auec tel et tel vœu, et qu’il fust huict iours sans prendre aucun aliment, quelque deffaillance et foiblesse qu’il sentist en soy. Il l’en creut, et par ce moyen se deffit sans y penser de sa vie et du danger. Scribonia conseillant Libo son nepueu de se. tuer, plustost que d’attendre la main de la Justice, luy disoit que c’estoit proprement faire l’affaire d’autruy que de conseruer sa vie, pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher trois ou quatre iours apres ; et que c’estoit seruir ses ennemis, de garder son sang pour leur en faire curée.Il se lict dans la Bible, que Nicanor persecuteur de la Loy de Dieu, ayant enuoyé ses satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l’honneur de sa vertu, le Pere aux Iuifs, comme ce bon homme n’y veist plus d’ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant de mourir genereusement, plustost que de venir entre les mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l’honneur de son rang, qu’il se frappa de son espée : mais le coup pour la haste, n’ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d’vn mur, au trauers de la trouppe, laquelle s’escartant et luy faisant place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins se sentant encore quelque reste de vie, il r’alluma son courage, et s’esleuant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse donna iusques à certain rocher couppé et precipiteux, où n’en pou- uant plus, il print par l’vne de ses playes à deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les ietta à traufers les poursuiuans, appellant sur eux et attestant la vengeance diuine.Des violences qui se font à la conscience, la plus à euiter à mon aduis, c’est celle qui se faict à la chasteté des femmes ; d’autant qu’il y a quelque plaisir corporel, naturellement meslé parmy : et à cette cause, le dissentement n’y peut estre assez entier ; et semble que la force soit meslée à quelque volonté. L’histoire Ecclesiastique a en reuerence plusieurs tels exemples de personnes deuotes qui appelerent la mort à garant contre les outrages que les tyrans preparoient à leur religion et conscience. Pelagia et Sophronia, toutes deux canonisées, celle-là se precipita dans la riuiere auec sa mere et ses sœurs, pour euiter la force de quelques soldats et cette-cy se tua aussi pour euiter la force de Maxentius l’Empereur.Il nous sera à l’aduenture honnorable aux siecles aduenir, qu’vn sçauant autheur de ce temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux Dames de nostre siecle, de prendre plustost tout autre party, que d’entrer en l’horrible conseil d’vn tel desespoir. Ie suis marry qu’il n’a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que i’apprins à Toulouse d’vne femme, passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loué, disoit-elle, qu’au moins vne fois en ma vie, ie m’en suis soulée sans peché. À la verité ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise. Aussi Dieu mercy nostre air s’en voit infiniment purgé depuis ce bon aduertissement. Suffit qu’elles dient Nenny, en le faisant, suyuant la regle du bon Marot.L’Histoire est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort vne vie peneuse. Lucius Aruntius se tua, pour, disoit-il, fuir et l’aduenir et le passé. Granius Siluanus et Statius Proximus, apres estre pardonnez par Neron, se tuerent : ou pour ne viure de la grace d’vn si meschant homme, ou pour n’estre en peine vne autre fois d’vn second pardon : veu sa facilité aux soupçons et accusations, à l’encontre des gents de bien. Spargapizés fils de la Royne Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere faueur, que Cyrus luy fit de le faire destacher : n’ayant pretendu autre fruit de sa liberté, que de venger sur soy la honte de sa prinse. Bogez gouuerneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par l’armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition de s’en retourner seurement en Asie à tout sa cheuance, impatient de suruiure à la perte de ce que son maistre luy auoit donné en garde : et apres auoir deffendu iusqu’à l’extremité sa ville, n’y restant plus que manger, iecta premierement en la riuiere de Strymon tout l’or, et tout ce dequoy il luy sembla l’ennemy pouuoir faire plus de butin. Et puis ayant ordonné allumer vn grand bucher, et d’esgosiller femmes, enfants, concubines et seruiteurs, les meit dans le feu, et puis soy-mesme.Ninachetuen seigneur Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice-Roy Portugais, de le deposseder, sans aucune cause apparante, de la charge qu’il auoit en Malaca, pour la donner au Roy de Campar : print à part soy, cette resolution. Il fit dresser vn eschaffault plus long que large, appuyé sur des colomnes, royallement tapissé, et orné de fleurs, et de parfuns en abondance. Et puis, s’estant vestu d’vne robbe de drap d’or chargée de quantité de pierreries de hault prix, sortit en ruë : et par des degrez monta sur l’eschaffault en vn coing duquel il y auoit vn bucher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir, à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés. Ninachetuen remontra d’vn visage hardy et mal contant, l’obligation que la nation Portugaloise luy auoit combien fidelement il auoit versé en sa charge qu’ayant si souuent tesmoigné pour autruy, les armes à la main, que l’honneur luy estoit de beaucoup plus cher que la vie, il n’estoit pas pour en abandonner le soing pour soy mesme que Fortune luy refusant tout moyen de s’opposer à l’iniure qu’on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit de s’en oster le sentiment et de ne seruir de fable au peuple, et de triomphe, à des personnes qui valoient moins que luy. Ce disant il se iecta dans le feu.Sextilia femme de Scaurus, et Paxca femme de Labeo, pour encourager leurs maris à euiter les dangers, qui les pressoient, ausquels elles n’auoyent part, que par l’interest de l’affection coniugale, engagerent volontairement la vie pour leur seruir en cette extreme necessité, d’exemple et de compagnie. Ce qu’elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerua le fit pour sa patrie, moins vtilement, mais de pareil amour. Ce grand Iurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit, pres de l’Empereur, n’eut autre cause de se tuer, que la compassion du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien adiouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fuluius, familier d’Auguste. Auguste ayant descouuert, qu’il auoit esuenté vn secret important qu’il luy auoit fié : vn matin qu’il le vint voir, luy en fit vne maigre mine. Il s’en retourne au logis plain de desespoir, et dict tout piteusement à sa femme, qu’estant tombé en ce malheur, il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement, Tu ne feras que raison, veu qu’ayant assez souuent experimenté l’incontinance de ma langue, tu ne t’en és point donné de garde. Mais laisse, que ie me tue la premiere : et sans autrement marchander, se donna d’vne espée dans le corps.Vibius Virius desesperé du salut de sa ville assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere deliberation de leur Senat, apres plusieurs remonstrances employées à cette fin, conclud que le plus beau estoit d’eschapper à la Fortune par leurs propres mains. Les ennemis les en auroient en honneur, et Hannibal sentiroit de combien fideles amis il auroit abandonnés. Conuiant ceux qui approuueroient son aduis, d’aller prendre vn bon souper, qu’on auoit dressé chez luy, où apres auoir fait bonne chere, ils boiroyent ensemble de ce qu’on luy presenteroit ; breuuage qui deliurera noz corps des tourments, noz ames des iniures, noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux, que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez. I’ay, disoit-il, mis ordre qu’il y aura personnes propres à nous ietter dans vn bucher au deuant de mon huis, quand nous serons expirez. Assez approuuerent cette haute resolution : peu l’imiterent. Vingt sept Senateurs le suiuirent : et apres auoir essayé d’estouffer dans le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets et s’entre-embrassans apres auoir en commun deploré le malheur de leur païs : les vns se retirerent en leurs maisons, les autres s’arresterent, pour estre enterrez dans le feu de Vibius auec luy et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines, et retardant l’effect du poison, qu’aucuns furent à vne heure pres de veoir les ennemis dans Capoue, qui fut emportée le lendemain, et d’encourir les miseres qu’ils auoyent si cherement fuy.Taurea Jubellius, vn autre citoyen de là, le Consul Fuluius retournant de cette honteuse boucherie qu’il auoit faicte de deux cents vingtcinq Senateurs, le rappella fierement par son nom, et l’ayant arresté : Commande, fit-il, qu’on me massacre aussi apres tant d’autres, afin que tu te puisses vanter d’auoir tué vn beaucoup plus vaillant homme que toy. Fuluius le desdaignant, comme insensé aussi que sur l’heure il venoit de receuoir lettres de Rome contraires à l’inhumanité de son execution, qui luy lioient les mains : Iubellius continua : Puis que mon païs prins, mes amist morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants, pour les soustraire à la desolation de cette ruine, il m’est interdict de mourir de la mort de mes concitoyens empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. Et tirant vn glaiue, qu’il auoit caché, s’en donna au trauers la poictrine, tumbant renuersé, mourant aux pieds du Consul.Alexandre assiegeoit vne ville aux Indes, ceux de dedans se trouuans pressez, se resolurent vigoureusement à le priuer du plaisir de cette victoire, et s’embraiserent vniuersellement tous, quand et leur ville, en despit de son humanité. Nouuelle guerre, les ennemis combattoient pour les sauuer, eux pour se perdre, et faisoient pour garentir leur mort, toutes les choses qu’on fait pour garentir sa vie.Astapa ville d’Espaigne se trouuant foible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains, les habitans firent amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayants rengé au dessus de ce monceau les femmes et les enfants, et l’ayants entouré de bois et maliere propre à prendre feu soudainement et laissé cinquante ieunes hommes d’entre eux pour l’execution de leur resolution, feirent vne sortie, où suiuant leur vœu, à faute de pouuoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante, apres auoir massacré toute ame viuante esparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s’y lancerent aussi, finissants leur genereuse liberté en un estat insensible plus tost, que douloureux et honteux et montrant aux ennemis, que si Fortune l’eust voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme ils auoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux, qui amorsez par la lueur de l’or coulant en cette flamme, s’en estants approchez, en bon nombre, y furent suffoquez et bruslez le reculer leur estant interdict par la foulle, qui les suiuoit.Les Abydeens pressez par Philippus, se resolurent de mesmes mais estans prins de trop court, le Roy qui eut horreur de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors et les meubles, qu’ils auoyent diuersement condamnez au feu et au naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur conceda trois iours à se luer, auec plus d’ordre et plus à l’aise : lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté : et ne s’en sauua vne seule personne, qui eust pouuoir sur soy.Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus aspres, d’autant que l’effect en est plus vniuersel. Elles le sont moins que separées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le fait en tous l’ardeur de la societé rauissant les particuliers iugements.Les condamnez qui attendoyent l’execution, du temps de Tibere, perdoyent leurs biens, et estoyent priuez de sepulture : ceux qui 3 l’anticipoyent en se tuants eux mesmes, estoyens enterrez, et pouuoyent faire testament.Mais on desire aussi quelquefois la mort, pour l’esperance d’vn plus grand bien. Ie desire, dict Sainct Paul, estre dissoult, pour estre auec Iesus Christ : et, Qui me desprendra de ces liens ? Cleombrotus Ambraciota ayant leu le Phædon de Platon, entra en si grand appetit de la vie aduenir, que sans autre occasion il s’alla precipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire, à laquelle la chaleur de l’espoir nous porte souuent, et souuent vne tranquille et rassise inclination de iugement.Iacques du Chastel Euesque de Soissons, au voyage d’outremer que fit Sainct Loys, voyant le Roy et toute l’armée en train de reuenir en France, laissant les affaires de la religion imparfaictes, print resolution de s’en aller plus tost en Paradis ; et ayant dict à Dieu à ses amis, donna seul à la veuë d’vn chacun, dans l’armée des ennemis, où il fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouuelles terres, au iour d’vne solemne procession, auquel l’idole qu’ils adorent, est promenée en publicq, sur vn char de merucilleuse grandeur : outre ce qu’il se void plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair viue, à luy offrir : il s’en void nombre d’autres, se prosternants emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les rouës, pour en acquerir apres leur mort, veneration de saincteté, qui leur est rendue. La mort de cet Euesque les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment : l’ardeur du combat en amusant vne partie.Il y a des polices qui se sont meslées de regler la iustice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il se gardoit au temps passé du venin preparé à tout de la cigue, aux despens publics, pour ceux qui voudroient haster leurs iours ; ayants premierement approuué aux six cens, qui estoit leur Senat, les raisons de leur entreprise et n’estoit loisible autrement que par congé du magistrat, et par occasions legitimes, de mettre la main sur soy. Cette loy estoit encor’ailleurs.Sextus Pompeius allant en Asie, passa par l’Isle de Cea de Negrepont ; il aduint de fortune pendant qu’il y estoit, comme nous l’apprend l’vn de ceux de sa compagnie, qu’vne femme de grande authorité, ayant rendu compte à ses citoyens, pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie, pria Pompeius d’assister à sa mort, pour la rendre plus honorable : ce qu’il fit, et ayant long temps essayé pour neant, à force d’eloquence, [qui luy estoit merueilleusement à main] et de persuasion, de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu’elle se contentast. Elle auoit passé quatre vingts dix ans, en tres-heureux estat d’esprit et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de coustume, et appuyée sur le coude : Les Dieux, dit elle, ô Sextus Pompeius, et plustost ceux que ie laisse, que ceux que ie vay trouuer, te sçachent gré dequoy tu n’as desdaigné d’estre et conseiller de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousiours essayé le fauorable visage de Fortune, de peur que l’enuie de trop viure ne m’en face voir vn contraire, ie m’en vay d’vne heureuse fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux filles et vne legion de nepueux. Cela faict, ayant presché et enhorté les siens à l’vnion et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé les Dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d’vne main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses vœux à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege en l’autre monde, auala brusquement ce mortel breuuage. Or entretint elle la compagnie, du progrez de son operation et comme les partics de son corps se sentoyent saisies de froid I’vne apres l’autre iusques à ce qu’ayant dict en fin qu’il arriuoit au cœur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office, et luy clorre les yeux.Pline recite de certaine nation Hyperborée, qu’en icelle, pour la douce temperature de l’air, les vies ne se finissent communément que par la propre volonté des habitans ; mais qu’estans las et saouls de viure, ils ont en coustume au bout d’vn long aage, apres auoir faict bonne chere, se precipiter en la mer, du hault d’un certain rocher, destiné à ce seruice.La douleur, et vne pire mort, me semblent les plus excusables incitations.

CHAPITRE III.

À propos d’une coutume de l’île de Céa.

On dit que philosopher, c’est douter ; à plus forte raison est-ce être dans le doute que d’émettre, comme je le fais, des idées niaises et fantasques ; mais c’est affaire aux apprentis de s’enquérir et de discuter et au maître de décider. Mon maître à moi, c’est l’autorité émanant de la volonté divine, laquelle fait loi, nous régit sans conteste et plane au-dessus de toutes les vaines discussions des hommes.

Il y a des accidents pires que la mort ; qui ne la craint pas, brave toutes les tyrannies et toutes les injustices. — Philippe étant entré avec son armée dans le Péloponèse, quelqu’un dit à Damindas que les Lacédémoniens auraient fort à souffrir s’ils ne demandaient grâce : « Eh, poltron ! lui répondit celui-ci, que peuvent avoir à souffrir ceux qui ne craignent pas la mort ? » — On demandait à Agis comment un homme pouvait faire pour vivre libre : « En méprisant la mort, » dit-il. — Ces propos et mille autres semblables que l’on trouve à ce sujet, impliquent évidemment autre chose que d’attendre patiemment la mort, quand elle nous arrive ; car il y a dans la vie nombre d’accidents qui font souffrir bien plus que la mort. C’est ce que témoigne cet enfant de Lacédémone fait prisonnier par Antigone et vendu comme esclave qui, pressé par son maître de faire un travail abject, lui dit : « Tu vas voir qui tu as acheté ; ce serait une honte pour moi de servir, ayant la liberté si à ma portée », et, ce disant, il se précipitait du haut de la maison. — Antipater menaçait durement les Lacédémoniens pour les contraindre à satisfaire à une de ses demandes : « Si tu nous menaces, lui répondirent-ils de pis que la mort, nous accepterons plus volontiers de mourir. » — À Philippe qui leur avait écrit qu’il ferait échouer tout ce qu’ils entreprendraient, ils répondaient : « Quoi ! nous empêcheras-tu aussi de mourir ? »

C’est un bienfait de la nature, d’avoir mis constamment la mort à notre portée ; arguments en faveur du suicide. — C’est ce qu’on veut dire, quand on dit que le sage vit autant qu’il le doit mais non autant qu’il le pourrait, et que le don le plus favorable que nous ait fait la nature et qui nous ôte tout droit de nous plaindre de notre sort, c’est de nous avoir laissé la clef des champs ; elle n’a créé qu’un moyen d’entrer dans la vie et cent mille d’en sortir. Nous pouvons manquer de terre pour y vivre ; pour y mourir, elle ne fait point faute, ainsi que le dit Boiocalus dans sa réponse aux Romains. Pourquoi te plaindre de ce monde ? Il ne te convient pas, tu y vis dans la peine ? Ta lâcheté seule en est cause. Pour mourir, il suffit de le vouloir : « La mort est partout, nous le devons à la faveur divine ; on peut arracher la vie à l’homme, mais non lui arracher la mort ; mille chemins ouverts y conduisent (Sénèque). »

Et ce n’est pas là une recette applicable seulement à une maladie ; la mort est un remède à tous les maux, c’est un port qui offre toute sécurité ; jamais à redouter, il est souvent à rechercher. Tout revient à ceci : que l’homme décide de sa fin ou qu’il la subisse, qu’il coure au-devant ou qu’il l’attende, d’où qu’elle vienne, c’est toujours lui qui est en cause ; en quelque point que le fil se rompe, il est hors de service ; c’est l’extrémité de la fusée qui éclate, dès que le feu l’atteint. — La mort que l’on se donne volontairement est la plus belle de toutes. Notre vie dépend de la volonté d’autrui, la mort ne dépend que de la nôtre. En aucune chose plus qu’en celle-ci, nous sommes libres d’en agir suivant notre tempérament. Notre réputation n’a rien à y voir et c’est folie d’y avoir égard. Vivre, c’est être esclave, si la liberté de mourir n’est pas admise. — D’ordinaire, la guérison ne s’obtient qu’au détriment de la vie ; on nous fait des incisions, on nous cautérise, on nous ampute, on nous sèvre de nourriture, on nous soutire du sang ; un pas de plus, et nous voilà guéris à tout jamais. Pourquoi ne serions-nous pas libres de nous couper la gorge, comme nous le sommes de nous faire une saignée au bras ? aux maladies les plus graves conviennent les remèdes les plus énergiques. — Le grammairien Servius, souffrant de la goutte, ne trouva rien de mieux. que d’employer un poison qui amena la paralysie des jambes ; pourvu qu’elles devinssent insensibles, peu lui importait de devenir impotent. Dieu fait assez pour nous quand il nous donne possibilité d’en agir comme bon nous semble, lorsque nous estimons que vivre nous est pire que mourir. — C’est être faible que de céder au mal, mais c’est folie que de l’entretenir. — Les stoïciens estiment que, pour le sage, c’est vivre conformément aux lois de la nature que de mettre fin à ses jours, alors même qu’il est complètement heureux, si le moment est opportun ; pour le fou, de continuer à vivre, si misérable que soit son existence, pourvu qu’il ait sa large part des choses que l’on dit être dans l’ordre naturel. — De même que je ne viole pas les lois faites contre les voleurs quand j’emporte mon bien et coupe[1] moi-même ma bourse, non plus que celles contre les incendiaires quand je brûle mon bois, je ne contreviens pas davantage à celles faites contre le meurtre quand je m’ôte la vie. — Hégésias disait que de même que les conditions de notre vie sont dépendantes de nous, nous devons aussi disposer des conditions de notre mort. — Diogène rencontrant se faisant porter en litière le philosophe Speusippe depuis longtemps affligé d’hydropisie, celui-ci lui cria : « Je te souhaite le bonjour, Diogène ! » À quoi ce dernier répliqua : « Moi, je ne te souhaite rien, à toi qui supportes de vivre dans l’état où tu es. » Quelque temps après, las de l’existence dans de si pénibles conditions, Speusippe se donnait la mort.

Objections contre le suicide. — Mais à cela, que d’objections ! Certains estiment que nous ne pouvons abandonner ce monde où nous tenons garnison, sans le commandement exprès de celui qui nous y a placés ; que c’est à Dieu qui nous a envoyés ici-bas, non pour notre seul agrément mais pour sa gloire et le service d’autrui, qu’il appartient de nous donner congé quand il lui plaira et non à nous de le prendre ; que nous ne sommes pas nés seulement pour nous mais aussi pour notre pays. — Les lois, dans leur propre intérêt, nous demandent compte de nous-mêmes et peuvent nous poursuivre comme homicide, et, d’autre part, dans l’autre monde, nous sommes punis pour avoir déserté notre poste : « Plus loin, se tiennent, accablés de tristesse, ceux qui, n’ayant à se punir d’aucun crime, se sont donné la mort en haine de la lumière, rejetant le fardeau de la vie (Virgile). »

C’est une lâcheté de fuir l’adversité. — Il y a bien plus de courage à attendre que tombent d’eux-mêmes, par suite de leur usure, les fers qui nous enchaînent qu’à les rompre, et Régulus fit preuve de plus de fermeté que Caton. C’est le manque de discrétion et l’impatience qui nous font hâter le moment fatal. La vertu vraiment digne de ce nom ne cède devant aucun accident quel qu’il soit ; les maux et la douleur sont en quelque sorte ses aliments et elle les recherche ; les menaces des tyrans, les tourments, les bourreaux l’animent et la vivifient : « Tel le chêne, dans les noires forêts de l’Algide ; élagué par la hache, malgré ses pertes et ses meurtrissures, il recouvre une nouvelle vigueur sous le fer qui le frappe (Horace). » On peut encore dire avec ces auteurs : « La vertu, mon père, ne consiste pas, comme tu le penses, à craindre la vie, mais à ne jamais la fuir et à faire face à l’adversité (Sénèque) » ; — « Dans le malheur il est facile de mépriser la mort et il y a bien plus de courage à savoir être malheureux (Martial). »

C’est le rôle de la peur et non celui de la vertu, d’aller se tapir dans une fosse, sous une tombe massive, pour se soustraire aux coups de la fortune ; la vertu, elle, ne modifie ni sa route, ni son allure, quelque orage qu’il fasse : « Que l’univers brisé s’effondre, ses ruines l’écraseront sans qu’il en soit effrayé (Horace). » Le plus ordinairement, c’est pour fuir d’autres inconvénients que nous en arrivons à celui-ci ; quelquefois même, c’est pour échapper à la mort que nous y courons : « Dites-moi, je vous prie, mourir de peur de mourir, n’est-ce pas folie (Martial) ? » ainsi font ceux qui par peur d’un précipice, s’y jettent de leur propre mouvement : « La crainte du péril fait souvent qu’on s’y précipite. L’homme courageux est celui qui brave le danger s’il le faut, et l’évite s’il le peut (Lucain). » — « La crainte de la mort va jusqu’à inspirer aux hommes un tel dégoût de la vie, qu’ils en arrivent à porter sur eux-mêmes des mains criminelles, oublieux qu’ils sont de cette vérité, que cette crainte de la mort est l’unique source de leurs peines (Lucrèce). »

C’est aller contre les lois de la nature, que de ne pas supporter l’existence telle qu’elle nous l’a faite. — Dans ses lois, Platon ordonne qu’une sépulture ignominieuse soit réservée à qui aura privé de la vie son parent le plus proche et son meilleur ami, autrement dit soi-même, et aura interrompu le cours de ses destinées alors qu’il ne s’y trouvait pas contraint par le sentiment public, par quelque triste et inévitable accident de la fortune, une honte insupportable, et n’a eu pour mobile que la lâcheté et la faiblesse d’une âme craintive. — Dédaigner la vie est un sentiment ridicule, car enfin la vie, c’est notre être, notre tout. S’il y a des choses dont l’être soit plus noble et plus riche, elles peuvent déprécier le nôtre ; mais que nous nous méprisions et que nous n’ayons aucun souci de nous-mêmes, c’est contre nature ; se haïr et se dédaigner constituent une maladie d’un genre particulier qui ne se retrouve chez aucune autre créature. — C’est encore de la vanité que de souhaiter être autre que nous sommes ; un tel désir ne mène à rien, il se contredit lui-même et porte en lui ce qui fait obstacle à sa réalisation. Celui qui souhaite d’homme devenir ange, ne travaille pas pour lui-même ; son souhait se réaliserait-il, il ne s’en trouverait pas mieux, puisque n’étant plus, il ne pourrait pas lui-même se réjouir de sa transformation et en éprouver les effets : « On n’a rien à craindre d’un mal à venir, si on ne doit plus exister quand ce mal arrivera (Lucrèce). » La sécurité, l’indolence, l’impassibilité, l’exemption des maux de cette vie, que nous achetons en nous donnant la mort, ne nous deviennent d’aucune commodité ; c’est pour rien qu’évite la guerre celui qui ne peut jouir de la paix, pour rien que fuit la peine celui qui ne peut savourer le repos.

Pour ceux qui admettent comme licite de se donner la mort, dans quel cas est-on fondé à user de cette faculté ? — Chez ceux qui pensent qu’il est licite de se donner la mort, il est un point qui fait grand doute : quand les circonstances sont-elles suffisamment justifiées pour qu’un homme soit fondé à se tuer, à faire ce qu’ils appellent « une sortie raisonnable » ? Bien qu’ils admettent que souvent des causes légères peuvent motiver une semblable détermination puisque, dans la vie, tout ce qui nous arrive est de peu d’importance, encore faut-il y apporter quelque mesure. Il y a des dispositions d’esprit, absolument dénuées de sens et de raison, qui ont poussé non pas seulement des hommes isolés, mais des peuples à se détruire. J’en ai précédemment cité des exemples, en voici un autre : Par suite d’une entente tenant de la folie furieuse, les jeunes filles de Milet se pendaient les unes après les autres ; cela ne prit fin que lorsque le magistrat, intervenant, eut ordonné que celles qui seraient ainsi trouvées pendues seraient, toutes nues, traînées par la ville, avec cette même corde qui leur aurait servi à se pendre.

Tant que demeure un reste d’espérance on ne doit pas disposer de sa vie. — Threycion pressait Cléomène de se tuer, en raison du mauvais état dans lequel se trouvaient ses affaires, et, puisqu’il avait fui une mort honorable qu’il eût pu trouver dans le combat qu’il venait de perdre, d’en accepter une autre qui, pour l’être moins, priverait cependant le vainqueur de la satisfaction de lui faire souffrir ou une mort ou une vie honteuses. Cléomène, avec un courage tout lacédémonien et vraiment stoïque, écarta ce conseil, le tenant pour lâche et efféminé : « C’est, dit-il, une ressource qui ne peut jamais faire défaut et à laquelle il ne faut avoir recours tant qu’il reste encore la moindre parcelle d’espérance ; vivre, c’est quelquefois faire preuve de fermeté et de vaillance ; je veux que ma mort elle-même soit utile à mon pays et soit un acte qui témoigne de mon courage et me fasse honneur. » Threycion, conséquent avec lui-même, se tua ; Cléomène en fit autant par la suite, mais seulement après avoir, jusqu’à la fin, essayé de maîtriser la fortune.

Les revirements de la fortune sont tels qu’il n’y a jamais lieu de désespérer. — Tous les inconvénients de la vie ne valent pas qu’on se donne la mort pour les éviter ; et puis, les choses humaines sont sujettes à de tels revirements, qu’il est difficile d’apprécier le moment où nous sommes fondés à renoncer à toute espérance : « Étendu sur l’arène, le gladiateur vaincu espère encore la vie, alors que déjà la foule menaçante fait le geste qui ordonne sa mort (Pentadius). »

L’homme, dit un aphorisme de l’antiquité, est en droit de tout espérer, tant qu’il vit. Oui, répond Sénèque, mais pourquoi se dire que « la fortune a tout pouvoir sur ce qui est vivant » plutôt que « la fortune est impuissante sur qui sait mourir » ? — Nous voyons Josèphe, menacé d’un danger si apparent et si proche, tout un peuple étant soulevé contre lui, que raisonnablement il ne pouvait s’en tirer, persister à tenir bon contre toute espérance, si bien que déjà un de ses amis, dit-il, lui avait donné le conseil de se tuer. Bien lui en prit de ne pas avoir désespéré ; la fortune, contre toute prévision humaine, lui fit esquiver l’accident qui le menaçait et dont il se trouva délivré sans en éprouver de dommage. — Cassius et Brutus n’achevèrent-ils pas de perdre les derniers restes de la liberté romaine, dont ils étaient les soutiens, par la précipitation et la témérité qu’ils apportèrent à se tuer, avant le moment où les circonstances pouvaient le nécessiter. — À la bataille de Cérisoles, M. d’Enghien tenta deux fois de se percer la gorge de son épée, dans son désespoir de voir le combat si mal tourner là où il se trouvait et, par cette précipitation, faillit se priver de jouir d’une si belle victoire. — J’ai vu cent lièvres échapper, alors qu’ils étaient sous la dent des lévriers : « Il en est qui ont survécu à leurs bourreaux (Sénèque). » — « Le temps, les événements divers peuvent amener des changements heureux : souvent, dans ses jeux, la fortune capricieuse revient à ceux qu’elle a trompés et les relève avec éclat (Virgile). »

Cependant des maladies incurables, d’irrémédiables infortunes peuvent autoriser une mort volontaire. — Pline dit qu’il n’y a que trois sortes de maladie pour lesquelles on soit en droit de se tuer pour y échapper et il cite comme la plus douloureuse de toutes la pierre, quand elle obstrue la vessie et occasionne des rétentions d’urine. Sénèque n’admet que celles qui compromettent pour longtemps les fonctions de l’âme. D’autres sont d’avis que pour éviter une mort plus douloureuse, on peut se la donner à sa convenance. — Damocrite, chef des Étoliens, emmené en captivité à Rome, trouva une nuit moyen de s’échapper ; poursuivi par ceux qui avaient charge de le garder et sur le point de tomber entre leurs mains, il se passa son épée à travers le corps. — Antinous et Théodotus, citoyens d’Épire, voyant leur ville réduite à la dernière extrémité par les Romains, donnèrent au peuple le conseil de se tuer tous ; celui de se rendre l’ayant emporté, ils se résolurent à la mort, et, la cherchant, se ruèrent sur l’ennemi, s’efforçant uniquement de frapper sans se préoccuper de se garantir. — Lorsque, il y a quelques années, l’île de Goze tomba au pouvoir des Turcs, un Sicilien qui s’y trouvait et avait deux belles filles en état d’être mariées, les tua de ses propres mains et, après elles, leur mère accourue comme il leur donnait la mort. Cela fait, il sortit dans la rue avec une arbalète et une arquebuse ; et, comme les Turcs approchaient de sa maison, il déchargea sur eux ses deux armes, tuant les deux premiers ; puis, l’épée à la main, il se précipita sur les autres ; immédiatement enveloppé, il fut mis en pièces, et par là il échappa à l’esclavage, après en avoir affranchi les siens. — Les femmes juives, fuyant la cruauté d’Antiochus, allaient, après avoir fait circoncire leurs enfants, se jeter avec eux dans un précipice. — On m’a conté qu’un homme de qualité se trouvant en prison sous le coup de poursuites criminelles, ses parents, avertis qu’il serait certainement condamné à mort, pour éviter la honte du supplice, donnèrent commission à un prêtre de lui dire qu’il était pour lui un moyen souverain d’obtenir sa délivrance ; qu’à cet effet, il se recommandât à tel saint lui faisant tel et tel vœu, et demeurât huit jours sans prendre la moindre nourriture, quelque défaillance et faiblesse qu’il en ressentit. Il le crut, et de la sorte, sans y penser, se délivra de la vie et du danger qui le menaçait. — Scribonia donna le conseil à son neveu Libo de se tuer plutôt que d’attendre l’intervention de la justice, faisant valoir que c’était faire précisément les affaires d’autrui, que de conserver sa vie pour la remettre entre les mains de gens qui, trois ou quatre jours après, viendraient la chercher ; que c’était aller au-devant des désirs de ses ennemis, que de garder son sang pour qu’ils puissent s’en repaître à loisir. On lit dans la Bible que Nicanor, persécutant les fidèles observateurs de la loi de Dieu, envoya ses gardes pour se saisir de Rasias, vieillard de haute vertu, honoré de tous et pour cela surnommé le « Père des Juifs ». Se voyant perdu, sa porte brûlée, ses ennemis prêts à s’emparer de lui, cet homme de bien se frappa de son épée, préférant mourir noblement plutôt que de tomber entre les mains des méchants et d’avoir à subir des traitements indignes de son rang. Mais, dans sa hâte, le coup ayant mal porté, il courut se jeter du haut en bas d’un mur, se laissant choir sur la troupe assaillante ; celle-ci s’écartant pour lui faire place, il tomba directement sur la tête. Conservant, malgré sa chute, quelques restes de vie, il fait effort sur lui-même, se relève et, tout ensanglanté et meurtri, forçant le cercle de ceux qui l’entourent, il cherche à atteindre le bord d’un rocher taillé à pic, pour s’en précipiter ; mais, n’en pouvant plus, obligé de s’arrêter, il tire à deux mains ses entrailles par l’une de ses plaies, les déchire, les froisse et les jette à la tête de ceux qui le poursuivent, prenant le ciel à témoin de la justice de sa cause et appelant sur eux la vengeance divine.

Elle est glorieuse chez les femmes qui n’ont d’autre moyen de conserver leur honneur ou auxquelles il a été ravi par violence, ce dont beaucoup toutefois finissent par prendre leur parti. — Parmi les violences faites à la conscience, les plus à éviter, à mon avis, sont celles qui portent atteinte à la chasteté des femmes ; d’autant que, du fait même de la nature, notre conduite en pareil cas étant inséparable du sentiment de plaisir qu’elle éveille en nos sens, le dissentiment qui l’inspire cesse d’être notre unique mobile, et il semble que toujours, aux exigences que nous mettons en avant contre elles, s’associent quelque peu nos appétits sensuels. L’histoire ecclésiastique conserve avec respect la mémoire de certaines femmes pieuses qui eurent recours à la mort pour se défendre des outrages dont étaient menacées leur religion et leur conscience. Parmi elles, Pelagia et Sophronia qui, toutes deux sont canonisées : la première se précipita dans la rivière avec sa mère et ses sœurs pour échapper aux violences de quelques soldats, la seconde se tua également pour éviter celles de l’empereur Maxence.

Ce sera peut-être notre honneur dans les siècles futurs, qu’un savant auteur de notre époque, de Paris s’il vous plaît, ait pris la peine de persuader aux dames de nos jours de s’arrêter, le cas échéant, à un autre parti que celui-ci de si horribles conséquences, que jusqu’ici leur a inspiré le désespoir. Je regrette que cet auteur n’ait pas connu, pour en appuyer sa propagande, le bon mot qui m’a été conté à Toulouse, d’une femme qui était passée par les mains de plusieurs soldats : « Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie, je m’en sois soûlée sans péché. » — Se tuer pour semblable aventure est, en vérité, une cruauté qui n’est pas digne de la douceur des mœurs françaises ; aussi, Dieu merci, voyons-nous, depuis que l’avis leur en a été si charitablement donné, de telles coutumes se perdre presque complètement, et aujourd’hui il suffit à ces dames de dire « Nenni », à la manière que leur suggère ce bon Marot.

Les raisons les plus diverses ont été cause de semblables résolutions. — L’histoire est pleine de gens qui, de mille façons, ont échangé contre la mort une vie qui leur était à charge : — Lucius Aruntius se tua pour, dit-on, « fuir le passé autant que l’avenir ». — Granius Silvanus et Statius Proximus, auxquels Néron avait pardonné, se tuèrent pour ne pas devoir la vie à un si méchant homme et n’être pas exposés à un second pardon, en raison de la facilité avec laquelle ce caractère soupçonneux accueillait les accusations contre les gens de bien. — Sargapizes, fils de la reine Thomyris, fait prisonnier de guerre par Cyrus, employa à se détruire la première faveur que lui fit son vainqueur en le faisant détacher, ne voulant de sa liberté que la possibilité de se punir de la honte de s’être laissé prendre. — Bogez, gouverneur d’Enione pour le roi Xerxès, assiégé par les Athéniens sous les ordres de Cimon, refusa toute proposition de se retirer en toute sûreté en Asie, lui et tout ce qui lui appartenait, ne pouvant se résigner à survivre à la perte de ce dont son maître lui avait donné la garde. Après avoir poussé la défense de la ville jusqu’à la dernière extrémité, n’ayant plus de vivres, il fit d’abord jeter dans la rivière de Strymon l’or et tout ce dont l’ennemi eût pu s’emparer utilement, puis allumer un grand bûcher dans lequel ses femmes, ses enfants, ses concubines et ses serviteurs, qu’il avait fait préalablement égorger, furent jetés et où il se précipita ensuite lui-même.

Mort remarquable d’un seigneur indien. — Ninachetuen, seigneur indien, ayant eu vent que le vice-roi portugais, sans motif apparent, préméditait de le déposséder de la charge qu’il occupait à Malaga pour la donner au roi de Campar, prit la résolution suivante : Il fit dresser une estrade plus longue que large, soutenue par des colonnes, la fit tapisser magnifiquement et orner de fleurs et de parfums en abondance ; puis, vêtu d’une robe de drap d’or, rehaussée de quantité de pierreries de haut prix, il sortit de son palais et, par un escalier, monta sur l’estrade à l’une des extrémités de laquelle était un bûcher formé de bois aromatiques auquel le feu avait été mis. La foule accourut pour voir dans quel but avaient eu lieu ces préparatifs inusités. Ninachetuen exposa alors d’une voix assurée, ne cachant pas son mécontentement, quelles obligations la nation portugaise avait envers lui ; combien il s’était fidèlement acquitté de sa charge ; qu’après avoir si souvent témoigné pour d’autres, les armes à la main, que l’honneur lui était beaucoup plus cher que la vie, il n’y manquerait certainement pas pour lui-même, et que la fortune lui refusant tout moyen de s’opposer à l’injure qu’on voulait lui faire, son courage lui imposait le devoir de n’en être pas témoin, de ne pas être la risée du peuple, et de ne pas servir au triomphe de personnes valant moins que lui. Ce disant, il se jeta dans les flammes.

Femmes se donnant la mort pour encourager leurs maris à faire de même. — Sextilia, femme de Scaurus, et Paxéa, femme de Labéo, sacrifièrent volontairement leur vie pour encourager leurs maris à se soustraire par la mort aux dangers pressants qui les menaçaient et qui ne les intéressaient elles-mêmes qu’en raison de leur affection conjugale, voulant en cette nécessité extrême leur donner l’exemple et demeurer en leur compagnie. — Ce que ces deux femmes firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, à laquelle cet acte, tout en procédant d’un amour pareil, n’eut pas la même utilité : ce grand jurisconsulte qui avait santé, richesse, réputation, crédit auprès de l’empereur, se tua uniquement par compassion pour l’état misérable en lequel était tombé le gouvernement de l’Empire romain. — Y a-t-il rien de plus touchant que la mort de la femme de Fulvius, qui était de l’intimité d’Auguste. Ce dernier s’étant aperçu que Fulvius avait divulgué un secret important qu’il lui avait confié, lui fit fort mauvais accueil, quand un matin il vint le voir. Fulvius rentra chez lui désespéré et piteusement déclara à sa femme que, devant un pareil malheur, il était résolu à se tuer. Celle-ci lui répondit sans détours « Tu feras bien, puisque ayant assez souvent éprouvé combien peu je sais me taire, tu n’y as pas pris garde ; mais laisse, que je me tue la première. » Et, sans en dire plus long, elle se plongea une épée dans le corps.

Mort de Vibius Virius et de vingt-sept autres sénateurs de Capoue. — Lors du siège de Capoue par les Romains, Vibius Virius, désespérant du salut de sa ville et aussi de la miséricorde de l’ennemi, après avoir, dans la dernière réunion que tint le Sénat, longuement discuté ce qui restait à faire, conclut que le plus beau parti à prendre était de se mettre soi-même hors des atteintes de la mauvaise fortune, que les ennemis ne les en honoreraient que davantage et qu’Annibal sentirait mieux quels amis fidèles il avait abandonnés. Il convia alors ceux qui approuvaient sa motion à venir prendre part à un festin somptueux qu’il avait fait préparer chez lui et où, après avoir fait bonne chair, ils boiraient de compagnie un breuvage qu’on leur présenterait, qui délivrerait leurs corps de leurs tourments, leurs âmes de leurs afflictions, leurs yeux et leurs oreilles du sentiment de tous les vilains maux que les vaincus ont à souffrir de vainqueurs cruels et profondément offensés : « J’ai pourvu, ajoutait-il, à ce qu’aussitôt après que nous aurons rendu le dernier soupir, nous soyons placés, par les soins de personnes désignées à cet effet, sur un bûcher dressé devant ma porte. » Beaucoup approuvèrent cette résolution digne d’un grand cœur, mais peu s’y résolurent. Vingt-sept sénateurs seulement se joignirent à lui et, après avoir cherché dans le vin l’oubli de ce qui devait s’ensuivre, terminèrent en buvant avec lui le fatal breuvage ; puis, s’embrassant les uns les autres, après avoir déploré une dernière fois le malheur de leur pays, les uns se retirèrent chez eux, les autres demeurèrent pour, avec Vibius, être réduits en cendres. Chez tous, la mort fut lente à venir, les vapeurs du vin les ayant échauffés et ralentissant l’effet du poison, si bien que quelques-uns coururent risque, à une heure près, de voir les ennemis entrer dans Capoue qui fut prise le lendemain, et d’éprouver les misères auxquelles ils avaient tout sacrifié pour y échapper.

Inhumanité de Fulvius consul romain. — En cette même circonstance, Tauréa Jubellius, autre citoyen de cette même ville, interpella courageusement le consul Fulvius comme celui-ci revenait de cette honteuse boucherie que fut le massacre qu’il ordonna de deux cent vingt-cinq sénateurs. L’appelant par son nom et l’arrêtant : « Commande, lui dit-il, qu’on m’égorge aussi après tant d’autres et tu pourras te vanter d’avoir tué quelqu’un de beaucoup plus vaillant que toi. » Fulvius, dédaignant ses propos comme le fait d’un fou, d’autant qu’il venait de recevoir de Rome des lettres lui reprochant son inhumanité et l’empêchant de se livrer à de nouveaux actes de cruauté, Jubellius continua : « Puisque mon pays a succombé, que mes amis sont morts, que j’ai tué de ma main ma femme et mes enfants pour les soustraire aux calamités qu’entraîne notre ruine et que je ne puis mourir de la mort de mes concitoyens, que le courage me vienne en aide pour quitter cette vie odieuse. » Et tirant un glaive qu’il tenait caché, il se l’enfonça dans la poitrine et tomba mourant aux pieds du consul.

Indiens qui se brûlent tous dans leur ville assiégée par Alexandre. — Alexandre assiégeait une ville des Indes. Vivement pressés, les assiégés se résolurent à le priver, par un acte de vigueur, du plaisir de la victoire. Malgré l’humanité dont il usait envers les vaincus, ils incendient leur ville, livrant au feu leurs biens et leurs personnes ; et voilà qu’un nouveau combat s’engage : les assiégeants s’efforçant de sauver les assiégés qui, pour n’être pas sauvés et assurer leur mort, font tout ce que d’ordinaire on fait pour garantir sa vie.

Fin héroïque des habitants d’Astapa. — La ville d’Astapa, en Espagne, n’ayant que des murs et des moyens de défense insuffisants pour résister aux Romains, les habitants mirent en tas leurs richesses et leurs meubles sur la place publique, placèrent dessus les femmes et les enfants et empilèrent tout autour des bois et autres matières propres à s’enflammer aisément, et, laissant dans la ville cinquante jeunes gens d’entre eux chargés d’exécuter le dessein qu’ils avaient conçu, ils font contre l’ennemi une sortie où, suivant le serment qu’ils en avaient fait, ne pouvant vaincre, ils se firent tous tuer. Pendant ce temps, les cinquante jeunes gens laissés à cet effet procédaient au massacre de tout être vivant trouvé isolément en ville ; puis, mettant le feu à ce qui avait été entassé sur la place, ils se jetèrent aussi dans le brasier. Leur liberté touchait à sa fin, ils n’en furent pas affectés grâce à cet acte généreux qui leur épargnait la douleur et la honte de la perdre, et par lequel ils montraient à leurs ennemis que si la fortune ne leur eût été contraire, ils étaient, par leur courage, tout aussi bien à même de remporter la victoire qu’ils l’étaient de leur en enlever le bénéfice et de la rendre horrible et même mortelle, car bon nombre d’entre eux, attirés par l’appât de l’or en fusion qui apparaissait au milieu des flammes, s’en approchèrent trop et furent suffoqués et brûlés, dans l’impossibilité où ils se trouvaient de reculer, pressés qu’ils étaient par la foule qui venait derrière eux.

Fin analogue des habitants d’Abydos ; de semblables résolutions sont plus facilement décidées par les foules que par des individus. — Les habitants d’Abydos, pressés par Philippe, s’étaient arrêtés à cette même résolution ; mais ils s’y décidèrent trop tard. Le roi, auquel il répugnait de voir un tel carnage décidé et exécuté si précipitamment, après avoir fait main basse sur les trésors et autres objets mobiliers que les Abydéens voulaient brûler ou jeter à la mer, retirant ses soldats, leur accorda trois jours pour qu’ils pussent mettre à exécution, avec plus d’ordre et plus commodément, le projet qu’ils avaient formé de se tuer ; durant ces trois jours, le sang coula et il se produisit des scènes de meurtre dépassant tout ce que l’ennemi le plus cruel eût pu commettre ; personne, à même de disposer de soi-même, ne survécût.

L’histoire rapporte un nombre infini de déterminations semblables, prises par des populations entières ; elles frappent d’autant plus l’imagination, qu’elles s’appliquent à tous sans exception ; et pourtant, elles sont moins difficiles à prendre par des foules qu’isolément par des individus, parce que le raisonnement que chacun ne ferait pas s’il était seul, il l’accepte si tout le monde en est, la fièvre qui vous agite quand on est réuni ôtant le jugement à chacun en particulier.

Privilège accordé, du temps de Tibère, aux condamnés à mort qui se la donnaient eux-mêmes. — Au temps de Tibère, les condamnés qui attendaient de recevoir la mort de la main du bourreau, perdaient leurs biens et étaient privés de sépulture ; ceux qui devançaient ce moment en se tuant eux-mêmes, étaient inhumés et avaient possibilité de disposer de leurs biens par testament.

On se donne aussi parfois la mort dans l’espoir des félicités d’une vie future. — On souhaite quelquefois la mort, parce qu’on espère mieux en l’autre monde. Saint Paul dit : « Je désire mourir pour être avec Jesus-Christ » ; et dans un autre passage : « Qui rompra les liens qui me retiennent ici-bas ? » — Cléombrotus d’Ambracie, ayant lu le Phédon de Platon, fut pris d’un si vif désir de la vie future que, sans autre motif, il alla se précipiter dans la mer. — Nous voyons par là combien à tort nous attribuons au désespoir certaines morts volontaires vers lesquelles nous porte souvent une espérance ardente et qui, souvent aussi, sont l’effet de déterminations prises avec calme et mûrement réfléchies.

Jacques du Châtel, évêque de Soissons, qui avait suivi saint Louis dans une de ses expéditions outre-mer, voyant que le retour en France du roi et de toute l’armée était chose décidée, alors que les intérêts religieux qui l’avaient fait entreprendre n’avaient pas reçu complète satisfaction, prit la résolution de hâter son entrée dans le Paradis. Il dit adieu à ses amis, et, tout seul, à la vue de tous, se porta contre l’ennemi et y trouva la mort. — Dans un royaume de ce continent récemment découvert, en certains jours de processions solennelles, l’idole qui y est adorée, est promenée en public sur un char de proportion considérable. Au cours de ces processions, nombre de gens se coupent des lambeaux de chair vive pour les offrir à l’objet de leur culte, tandis que d’autres, se prosternant sur son parcours, se font écraser et broyer sous les roues de son char pour acquérir par là une réputation de sainteté qui les fasse vénérer après leur mort. Celle de notre évêque les armes à la main, comparée à ces sacrifices, a plus de grandeur, mais le sentiment religieux y prédomine moins, étant masqué en partie chez lui par son ardeur pour le combat.

Plusieurs coutumes et institutions politiques ont autorisé le suicide. — Il y a des gouvernements qui sont intervenus pour statuer sur les cas où une mort volontaire est justifiée et opportune. Dans notre pays même, à Marseille, on conservait jadis, aux frais du trésor public, du poison (de la ciguë) constamment tenu prêt pour ceux qui voudraient hâter leur fin. Il fallait qu’au préalable le conseil des six-cents, qui représentait leur sénat, en eût approuvé les raisons ; il n’était pas permis de se tuer sans en avoir obtenu l’autorisation du magistrat, et seulement pour des motifs légitimes. — Cette même loi existait encore ailleurs.

Mort courageuse, dans ces conditions, d’une femme de haut rang de l’île de Céa, qui s’empoisonne en public. — Sextus Pompée, se rendant en Asie, passait par l’île de Céa de Négrepont. Pendant qu’il y était, nous apprend un de ceux qui l’accompagnaient, le hasard fit qu’une femme de haut rang, qui avait prévenu ses concitoyens qu’elle était résolue d’en finir avec la vie et leur en avait expliqué les motifs, pria Pompée d’assister à sa mort, pour lui faire honneur. Il y consentit, et, après avoir longuement et en vain essayé de la détourner de ce dessein, mettant à cet effet en jeu toutes les ressources de l’éloquence dont Il était si merveilleusement doué, il souffrit qu’elle agit suivant ce qu’elle souhaitait. Elle était âgée de quatre-vingt-dix ans passés et jouissait de toutes ses facultés intellectuelles et physiques. Étendue sur son lit magnifiquement paré pour la circonstance, appuyée sur un coude, elle lui dit : « Ô Sextus Pompée, que les dieux, ceux que je laisse sur cette terre plutôt que ceux que je vais trouver dans l’autre monde, te sachent gré de n’avoir pas dédaigné d’avoir été mon conseiller pendant ma vie et témoin de ma mort ! Pour moi, j’ai toujours été favorisée de la fortune ; mais, de peur que ma vie se prolongeant, elle ne me devienne contraire, je renonce dans d’heureuses conditions aux quelques jours que je pourrais encore avoir à vivre, et pars, laissant après moi deux filles et une légion de neveux. » Cela dit, elle donne quelques conseils aux siens, les exhortant à vivre unis et en paix, leur partage ses biens, recommande ses dieux domestiques à sa fille aînée, puis, prenant d’une main assurée la coupe contenant le poison, adresse ses vœux à Mercure, le priant de la conduire en quelque heureux séjour de l’autre monde, et avale d’un trait le breuvage qui doit lui donner la mort. À partir de ce moment, elle ne cesse d’entretenir ceux qui l’entourent des progrès du mal, indique les diverses parties du corps que le froid gagne les unes après les autres, jusqu’à ce que signalant qu’il envahit les entrailles et le cœur, elle appelle ses filles pour lui rendre les derniers devoirs et lui fermer les yeux.

Pline raconte d’une nation hyperboréenne que la douceur de la température dans cette contrée est telle, que la vie chez ses habitants ne se termine d’ordinaire que du fait de leur propre volonté. Ils en arrivent à être si las et si rassasiés de l’existence, qu’ils ont coutume, arrivés à un âge avancé, d’aller, après un bon repas, se précipiter dans la mer, du haut d’un rocher choisi à cet effet.

Conclusion. — Une douleur insupportable, une mort misérable en perspective me semblent les mobiles les plus excusables qui peuvent nous porter à nous détruire.

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