Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 33

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 33
Texte 1595
Texte 1907
L’Histoire de Spurina.


CHAPITRE XXXIII.

L’histoire de Spurina.


La philosophie ne pense pas auoir mal employé ses moyens, quand elle a rendu à la raison, la souueraine maistrise de nostre ame, et l’authorité de tenir en bride nos appetits. Entre lesquels ceux qui iugent qu’il n’en y a point de plus violens, que ceux que l’amour engendre, ont cela pour leur opinion, qu’ils tiennent au corps et à l’ame, et que tout l’homme en est possédé en maniere que la santé mesmes en depend, et est la medecine par fois contrainte de leur seruir de maquerellage. Mais au contraire, on pourroit aussi dire, que le meslange du corps y apporte du rabais, et de l’affoiblissement car tels desirs sont subiects à satieté, et capables de remedes materiels.Plusieurs ayans voulu deliurer leurs ames des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont seruis d’incision et destranchement des parties esmeuës et alterées. D’autres en ont du tout abatu la force, et l’ardeur, par frequente application de choses froides, comme de neige, et de vinaigre. Les haires de nos aieulx estoient de cet vsage : c’est vne matiere tissue de poil de cheual, dequoy les vns d’entr’eux faisoient des chemises, et d’autres des ceintures à gchenner leurs reins. Vn Prince me disoit, il n’y a pas long temps, que pendant sa ieunesse, vn iour de feste solemne, en la cour du Roy François premier, où tout le monde estoit paré, il luy print enuic de se vestir de la haire, qui est encore chez luy, de monsieur son pere : mais quelque deuotion qu’il eust, qu’il ne sceut auoir la patience d’attendre la nuict pour se despouïller, et en fut long temps malade : adioustant qu’il ne pensoit pas qu’il y eust chaleur de ieunesse si aspre, que l’vsage de cette recepte ne peust amortir : toutesfois à l’aduanture ne les a-il pas essayées les plus cuisantes. Car l’experience nous faict voir, qu’vne telle esmotion, se maintient bien souuent soubs des habits rudes et marmiteux et que les haires ne rendent pas tousiours heres ceux qui les portent.Xenocrates y proceda plus rigoureusement car ses disciples pour essayer sa continence, luy ayants fourré dans son lict, Laïs, cette belle et fameuse courtisane toute nuë, sauf les armes de sa beauté et folasres apasts, ses phyltres sentant qu’en despit de ses discours, et de ses regles, le corps reuesche commençoit à se mutiner, il se fit brusler les membres, qui auoient presté l’oreille à cette rebellion. Là où les passions qui sont toutes en l’ame, comme l’ambition, l’avarice, et autres, donnent bien plus à faire à la raison : car elle n’y peut estre secourue, que de ses propres moyens ny ne sont ces appetits là, capables de satieté voire ils s’esguisent et augmentent par la iouyssance.Le seul exemple de Iulius Cæsar, peut suffire à nous montrer la disparité de ces appetits car iamais homme ne fut plus addonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux qu’il auoit de sa personne, en est vn tesmoignage, iusques à se seruir à cela, des moyens les plus lascifs qui fussent lors en vsage comme de se faire pinceter tout le corps, et farder de parfums d’vne extrenie curiosité et de soy il estoit beau personnage, blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et vifs, s’il en faut croire Suetone : car les statues, qui se voyent de luy à Rome ne rapportent pas bien par tout, à cette peinture. Outre ses femmes, qu’il changea quatre fois, sans conter les amours de son enfance, auec le Roy de Bithynie Nicomedes, il eut le pucelage de cette tant renommée Royne d’Egypte, Cleopatra : tesmoin le petit Cæsarion, qui en nasquit. Il fit aussi l’amour à Eunoé Royne de Mauritanie et à Rome, à Posthumia, femme de Seruius Sulpitius à Lollia, de Gabinius à Tertulla, de Crassus, et à Mutia mesme, femme du grand Pompeius. Qui fut la cause, disent les historiens Romains, pourquoy son mary la repudia, ce que Plutarque confesse auoir ignoré. Et les Curions pere et fils reprocherent depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Cæsar,

qu’il se faisoit gendre d’vn homme qui l’auoit fait coqu, et que luy-mesme auoit accoustumé d’appeller Egysthus. Il entretint outre tout ce nombre, Seruilia sœur de Caton, et mere de Marcus Brutus, dont chacun tient que proceda cette grande affection qu’il portoit à Brutus par ce qu’il estoit nay en temps, auquel il y auoit apparence qu’il fust issu de luy. Ainsi i’ai raison, ce me semble, de le prendre pour homme extremement addonné à cette desbauche, et de complexion tres-amoureuse. Mais l’autre passion de l’ambition, dequoy il estoit aussi infiniment blessé, venant à combattre celle là, elle luy fit incontinent perdre place.Me ressouuenant sur ce propos de Mehemed, celuy qui subiugua Constantinople, et apporta la finale extermination du nom Grec ie ne sçache point où ces deux passions se trouuent plus egalement balancécs : pareillement indefatigable ruffien, et soldat. Mais quand en sa vie, elles se presentent en concurrence I’vne de l’autre, l’ardeur querelleusc gourmande tousiours l’amoureuse ardeur. Et ceste-cy, encore que ce fust hors sa naturelle saison, ne regaigna pleinement l’authorité souueraine, que quand il se trouua en grande vieillesse, incapable de plus soutenir le faix des guerres.Ce qu’on recite pour vn exemple contraire de Ladislaus Roy de Naples, est remarquable : Que bon capitaine, courageux, et ambitieux, il se proposoit pour fin principale de son ambition, l’execution de sa volupté, et iouissance de quelque rare beauté. Sa mort fut de mesme. Ayant rengé par vn siege bien poursuiuy, la ville de Florence si à destroit, que les habitants estoient apres à composer de sa victoire il la leur quitta pourucu qu’ils luy liurassent vne fille de leur ville dequoy il auoit ouy parler, de beauté excellente. Force fut de la luy accorder, et garantir la publique ruine par vne iniure priuée. Elle estoit fille d’vn medecin fameux de son temps ; lequel se trouuant engagé en si villaine necessité, se resolut à vne haute entreprinse. Comme chacun paroit sa fille et l’attournoit d’ornements et ioyaux, qui la peussent rendre aggreable à ce nouuel amant, luy aussi luy donna vn mouchoir exquis en senteur et en ouurage, duquel elle eust à se seruir en leurs premieres approches meuble, qu’elles n’y oublient guere en ces quartiers là. Ce mouchoir empoisonné selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs esmeuës et pores ouuerts, inspira son venin si promptement, qu’ayant soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirerent entre les bras I’vn de l’autre.Ie m’en reuay à Cæsar. Ses plaisirs ne luy firent iamais desrober vne seule minute d’heure, ny destourner vn pas des occasions qui se presentoient pour son aggrandissement. Cette passion regenta en luy si souuerainement toutes les autres, et posseda son ame d’vne authorité si pleine, qu’elle l’emporta où elle voulut. Certes i’en suis despit : quand ie considere au demeurant, la grandeur de ce personnage, et les merueilleuses parties qui estoient en luy tant de suffisance en toute sorte de sçauoir, qu’il n’y a quasi science en quoy il n’ait escrit : il estoit tel orateur, que plusieurs ont preferé son cloquence à celle de Cicero et luy-mesmes, à mon aduis, n’estimoit luy deuoir guere en cette partie. Et ses deux Anticatons, furent principalement escrits pour contre-balancer le bien dire, que Cicero auoit employé en son Caton. Au demeurant, fut-il iamais ame si vigilante, si actiue, et si patiente de labeur que la sienne ? Et sans double, encore estoit elle embellie de plusieurs rares seniences de vertu, ie dy viues, naturelles, et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre, et si peu delicat en son manger, qu’Oppius recite, qu’vn iour luy ayant esté presenté à table, en quelque sauce de l’huyle medecinée, au lieu d’huyle simple, il en mangea largement, pour ne faire honte à son hoste. Vne autrefois, il fit fouetter son boulenger, pour luy auoir seruy d’autre pain que celuy du commun. Caton mesme auoit accoustumé de dire de luy, que c’estoit le premier homme sobre, qui se fust acheminé à la ruyne de son pays. Et quant à ce que ce mesme Caton l’appella vn iour yurongne, cela aduint en cette facon. Estans tous deux au Senat, où il se parloit du fait de la coniuration de Catilina, de laquelle Cæsar estoit soupçonné, on luy vint apporter de dehors, vn breuet à cachetes : Caton estimant que ce fust quelque chose, dequoy les coniurez l’aduertissent, le somma de le luy donner ce que Cæsar fut contrainct de faire, pour euiter vn plus grand soupçon. C’estoit de fortune vne lettre amoureuse, que Seruilia sœur de Caton luy escriuoit : Caton l’ayant leue, la luy reietta, en luy disant : Tien yurongne. Cela, dis-ie, fut plustost vn mot de desdain et de colere, qu’vn expres reproche de ce vice : comme souuent nous iniurions ceux qui nous faschent, des premieres iniures qui nous viennent à la bouche, quoy qu’elles ne soyent nullement deuës à ceux à qui nous les attachons. Ioinct que ce vice que Caton luy reproche, est merucilleusement voisin de celuy, auquel il auoit surpris Cæsar : car Venus et Bacchus se conuiennent volontiers, à ce que dit le prouerbe : mais chez moy Venus est bien plus allegre, accompaignée de la sobrieté.Les exemples de sa douceur, et de sa clemence, enuers ceux qui l’auoient offencé sont infinis ie dis outre ceux qu’il donna, pendant le temps que la guerre ciuile estoit encore en son progrés, desquels il fait luy-mesmes assez sentir par ses escrits, qu’il se seruoit pour amadouer ses ennemis, et leur faire moins craindre sa future domination et sa victoire. Mais si faut il dire que ces exemples là s’ils ne sont suffisans à nous tesmoigner sa naïue douceur, ils nous montrent au moins vne merueilleuse confiance et grandeur de courage, en ce personnage. Il luy est aduenu souuent, de renuoyer des armées toutes entieres à son ennemy, apres les auoir vaincues, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon de le fauoriser, aumoins de se contenir sans luy faire la guerre il a prins trois et quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant de fois remis en liberté. Pompeius declaroit ses ennemis, tous ceux qui ne l’accompaignoient à la guerre et luy fit proclamer qu’il tenoit pour amis tous ceux qui ne bougeoient, et qui ne s’armoyent effectuellement contre luy. A ceux de ses capitaines, qui se desroboient de luy pour aller prendre autre condition, il r’enuoioit encore les armes, cheuaux, et equipages. Les villes qu’il auoit prinses par force, il les laissoit en liberté de suyure tel party qu’il leur plairoit, ne leur donnant autre garnison, que la memoire de sa douceur et clemence. Il deffendit le iour de sa grande bataille de Pharsale, qu’on ne mist qu’à toute extremité, la main sur les citoyens Romains. Voyla des traits bien hazardeux selon mon iugement et n’est pas merueilles si aux guerres ciuiles, que nous sentons, ceux qui combattent, comme luy, l’estat ancien de leur pays, n’en imitent l’exemple. Ce sont moyens extraordinaires, et qu’il n’appartient qu’à la fortune de Cæsar, et à son admirable pouruoyance, d’heureusement conduire. Quand ie considere la grandeur incomparable de cette ame, i’excuse la victoire, de ne s’estre peu depestrer de luy, voire en cette tres-iniuste et tresinique cause.Pour reuenir à sa clemence, nous en auons plusieurs naifs exemples, au temps de sa domination, lors que toutes choses estants reduites en sa main, il n’auoit plus à se feindre. Caius Memmius auoit escrit contre luy des oraisons tres-poignantes, ausquelles il auoit bien aigrement respondu : si ne laissa-il bien tost apres d’ayder à le faire Consul. Caius Caluus qui auoit faict plusieurs epigrammes iniurieux contre luy, ayant employé de ses amis pour le reconcilier, Cæsar se conuia luy-mesme à luy escrire le premier. Et nostre bon Catulle, qui l’auoit testonné si rudement sous le nom de Mamurra, s’en estant venu excuser à luy, il le fit ce iour mesme soupper à sa table. Ayant esté aduerty d’aucuns qui parloient mal de luy, il n’en fit autre chose, que declarer en vne sienne harangue publique, qu’il en estoit aduerly. Il craignoit encore moins ses ennemis, qu’il ne les haissoit. Aucunes coniurations et assemblees, qu’on faisoit contre sa vie, luy ayants esté descouuertes, il se contenta de publier par edit qu’elles luy estoient cognuës, sans autrement en poursuyure les autheurs. Quant au respect qu’il auoit à ses amis Caius Oppius voyageant auec luy, et se trouuant mal, il luy quitta vn seul logis qu’il y auoit, et coucha toute la nuict sur la dure et au descouuert. Quant à sa iustice, il fit mourir vn sien seruiteur, qu’il aimoit singulierement, pour auoir couché auecques la femme d’vn cheualier Romain, quoy que personne ne s’en plaignist. Iamais homme n’apporta, ny plus de moderation en sa victoire, ny plus de resolution en sa fortune contraire.Mais toutes ces belles inclinations furent altérées et estouffées, par cette furieuse passion ambitieuse : à laquelle il se laissa si fort emporter, qu’on peut aisément maintenir, qu’elle tenoit le timon et le gouuernail de toutes ses actions. D’vn homme liberal, elle en rendit vn voleur publique, pour fournir à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tresiniuste mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde, luy auoyent esté fidelles, au seruice de son agrandissement, il les cheriroit et auanceroit de son pouuoir, aussi bien que les plus gens de bien l’enyura d’vne vanité si extreme, qu’il osoit se vanter en presence de ses concitoyens, d’auoir rendu cette grande Republique Romaine, vn nom sans forme et sans corps et dire que ses responces deuoyent meshuy seruir de loix et receuoir assis, le corps du Senat venant vers luy et souffrir qu’on l’adorast, et qu’on luy fist en sa presence des honneurs diuins. Somme, ce seul vice, à mon aduis, perdit en luy le plus beau, et le plus riche naturel qui fut onques et a rendu sa memoire abominable à tous les gens de bien, pour auoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de son païs, et subuersion de la plus puissante, et fleurissante chose publique que le monde verra iamais. Il se pourroit bien au contraire, trouuer plusieurs exemples de grands personnages, ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires, comme Marcus Antonius, et autres mais où l’amour et l’ambition seroient en esgale balance, et viendroient à se cloquer de forces pareilles, ie ne fay aucun doubte, que ceste-cy ne gaignast le prix de la maistrise.Or pour me remettre sur mes brisées, c’est beaucoup de pouuoir brider nos appetits, par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se

tenir en leur deuoir. Mais de nous fouëtter pour l’interest de nos voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion, qui nous chatouïlle, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables à autruy, et aymez et recherchez d’vn chascun : mais encore de prendre en haine, et à contre-cœur nos graces, qui en sont cause, et condamner nostre beauté, par ce que quelque autre s’en eschauffe, ie n’en ay veu guere d’exemples : cestuy-cy en est. Spurina ieune homme de la Toscane,

Qualis gemma micat, fuluum quæ diuidit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho
Lucet ebur,

estant doüé d’vne singuliere beauté, et si excessiue, que les yeux plus continents, ne pouuoient en souffrir l’esclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fiéure et de feu, qu’il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soymesmes, et contre ces riches presens, que Nature luy auoit faits : comme si on se deuoit prendre à eux, de la faute d’autruy : et dé— tailla, et troubla à force de playes, qu’il se fit à escient, et de cicatrices, la parfaicte proportion et ordonnance que Nature auoit si curieusement obseruée en son visage.Pour en dire mon aduis : i’admire telles actions, plus que ie ne les honnore. Ces excez sont ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau, et conscientieux : mais, à mon aduis, vn peu manque de prudence. Quoy ? si sa laideur seruit depuis à en ietter d’autres au peché de mespris et de haine, ou d’enuie, pour la gloire d’vne si rare recommandation : ou de calomnie, interpretant cette humeur, à vne forcenée ambition. Y a-il quelque forme, de laquelle le vice ne tire, s’il veult, occasion à s’exercer en quelque maniere ? Il estoit plus iuste, et aussi plus glorieux, qu’il fist de ces dons de Dieu, vn subiect de vertu exemplaire, et de reglement.Ceux, qui se desrobent aux offices communs, et à ce nombre infini de regles espineuses, à tant de visages, qui lient vn homme d’exacte preud’hommie, en la vie ciuile font, à mon gré, vne belle espargne quelque pointe d’aspreté peculiere qu’ils s’enioignent. C’est aucunement mourir, pour fuir la peine de bien viure. Ils peuuent auoir autre prix, mais le prix de la difficulté, il ne m’a iamais semblé qu’ils l’eussent. Ny qu’en malaisance, il y ait rien au-delà, de se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à touts les membres de sa charge. Il est à l’aduenture plus facile, de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuëment de tout poinct, en la compagnie de sa femme. Et a l’on dequoy couler plus incurieusement, en la pauureté, qu’en l’abondance, iustement dispensée. L’vsage, conduit selon raison, a plus d’aspreté, que n’a l’abstinence. La moderation est vertu bien plus affaireuse, que n’est la souffrance. Le bien viure du ieune Scipion, a mille façons. Le bien viure de Diogenes, n’en a qu’vne. Ceste-cy surpasse d’autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en vtilité et en force.

CHAPITRE XXXIII.

Histoire de Spurina.

Nous apprendre à commander nos passions, tel est le but de la philosophie ; d’entre toutes, l’amour est celle qui semble faire naître en nous les appétits les plus violents. — La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens d’action, quand elle est parvenue à rendre notre raison souveraine maîtresse en notre âme et lui avoir donné une autorité suffisante pour contenir nos appétits. Les gens qui estiment que de ces appétits, aucuns ne sont plus violents que ceux que fait naître l’amour, s’appuient sur ce que ceux-ci embrassent le corps et l’âme, que tout entier l’homme en est possédé, au point que la santé même y est intéressée et que, parfois, le médecin est dans l’obligation de s’entremettre pour qu’il leur soit donné satisfaction. A quoi on peut objecter que l’intervention du corps rabaisse et affaiblit les désirs de cette nature, puisqu’ils sont sujets à en arriver à la satiété et susceptibles d’être calmés par l’effet de remèdes matériels.

De combien de moyens ne s’est-on pas servi pour les amortir : mutilations, cilices, réfrigérants de toutes espèces. — Certains voulant délivrer leurs âmes des alarmes continues que leur causaient ces désirs, ont eu recours à l’incision et à l’amputation des organes qui s’en trouvaient impressionnés et surexcités. D’autres en ont éteint la force et la vigueur par de fréquentes applications de choses froides, comme par exemple un mélange de neige et de vinaigre. Les haires ou cilices de nos pères n’avaient pas d’autre objet ; ils étaient en tissu de poil de cheval, dont les uns faisaient des chemises, d’autres des ceintures servant à endolorir les reins. — Un prince me racontait, il n’y a pas longtemps, que, dans sa jeunesse, un jour de fête solennelle, à la cour du roi François Ier, tout le monde s’y trouvant paré de ses plus beaux atours, il lui prit fantaisie de vêtir le cilice, qu’il possède encore, de monsieur son père ; mais malgré toute sa dévotion, il n’eut pas la patience d’attendre jusqu’à la nuit pour s’en débarrasser, et il en fut longtemps malade. Il ajoutait qu’il ne pensait pas qu’il y eût ardeur de jeunesse si violente, que l’usage de ce moyen ne puisse contenir ; il ne semble pas toutefois s’être, en cette occasion, trouvé aux prises avec celle de ces satisfactions produisant les sensations les plus aiguës, car l’expérience montre que l’émotion qui en résulte persiste bien souvent, si rudes et si misérables que soient les vêtements que l’on a, et que les haires ne font pas toujours de pauvres hères de ceux qui les portent.

Xénocrate employa un procédé plus énergique. Ses disciples, pour éprouver sa continence, avaient, à la dérobée, fait entrer dans son lit Laïs, la belle et fameuse courtisane ; elle y avait pris place absolument nue, n’ayant que sa beauté pour arme et ses folâtres appȧts comme philtres. Le philosophe sentant que son corps, demeuré jusqu’alors inaccessible aux tentations de cette nature, commençait à se mutiner en dépit de ses raisonnements et des règles qu’il s’était imposées, se fit brûler les organes qui avaient prêté l’oreille à cette rébellion. Quand les passions qui occupent l’âme, la tiennent seule, à l’exclusion du corps, comme font l’ambition, l’avarice et autres, elles créent beaucoup plus de difficultés à la raison qui, pour les dominer, n’a d’aide à attendre que d’elle-même ; en outre, loin d’être susceptibles de satiété, ces passions s’avivent et augmentent par le fait même des satisfactions qui leur sont données.

Chez quelques-uns, l’ambition est plus indomptable que l’amour ; César en a été un exemple. — L’exemple de Jules César pourrait à lui seul suffire à nous montrer combien ces appétits diffèrent ; car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs de l’amour. Le soin minutieux qu’il avait de sa personne, en témoigne ; il allait jusqu’à user des moyens les plus lascifs qui étaient en usage à cette époque, comme de se faire épiler tout le corps et farder de parfums spéciaux dont l’emploi était excessivement rare. De sa personne, si nous nous en rapportons à Suétone, il était bel homme, avait le teint blanc, était de haute taille et bien proportionné ; le visage était bien plein ; il avait les yeux bruns et vifs ; sous bien des points, les statues que l’on voit de lui à Rome, s’écartent de ce portrait. Outre ses femmes légitimes, et il en changea quatre fois, et sans compter les rapports amoureux que, dans sa jeunesse, il eut avec Nicomède roi de Bithynie, Cléopâtre, cette reine d’Egypte si fameuse, perdit avec lui sa virginité, et de leurs relations naquit le petit Césarion ; il fit aussi l’amour avec Eunoé, reine de Mauritanie ; à Rome, avec Posthumia femme de Servius Sulpitius, Lollia femme de Gabinius, Tertulla femme de Crassus, et même avec Mutia femme du grand Pompée, ce qui fut cause, disent les historiens romains, que son mari la répudia ; Plutarque déclare ignorer ce Tait, mais les Curions, le fils comme le père, ont plus tard reproché à Pompée, quand il épousa la fille de César, de devenir le gendre d’un homme qui avait séduit sa femme et que lui-même qualifiait souvent du nom d’Egisthe. Outre celles que je viens d’énumérer, César eut encore pour maîtresse Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, et chacun croyait que la grande affection qu’il portait à ce dernier avait pour cause sa naissance à une époque qui pouvait donner à supposer qu’il était de lui. J’ai donc raison, ce semble, de le tenir comme excessivement porté à ce genre de débauche et de tempérament très amoureux ; et cependant, quand la passion de l’ambition, dont il était également possédé à un degré infini, venait à se trouver en opposition avec la précédente, celle-ci lui cédait immédiatement le pas.

A ce propos, me revient en mémoire le cas de Mahomet qui subjugua Constantinople et y mit définitivement fin à la domination grecque. Je ne sais personne chez qui ces deux passions se soient trouvées, comme en lui, peser d’un poids aussi égal. Il était aussi robuste athlète en amour qu’à la guerre ; mais chaque fois que dans le cours de son existence elles se sont fait concurrence, son ardeur pour les combats l’a toujours emporté sur son ardeur pour l’amour ; et il en a été ainsi jusqu’à ce qu’arrivé à une extrême vieillesse et devenu incapable de supporter les fatigues de la vie des camps, sa passion pour la femme, reprenant le dessus, régna dès lors en maître chez lui, bien que la saison marquée par la nature en fût passée.

D’autres au contraire ont fait céder l’ambition à l’amour. — Ce qu’on raconte de Ladislas, roi de Naples, est un exemple remarquable du contraire ; il était bon capitaine, courageux et ambitieux, mais son ambition avait surtout pour objet principal la satisfaction de ses appétits voluptueux et la possession de quelque rare beauté. Sa mort fut conforme à sa vie. Par un siège bien conduit, il avait serré de si près la ville de Florence, que ses habitants, aux abois, furent réduits à traiter. Il leur offrit de se retirer et d’abondonner ainsi le fruit de sa victoire, sous condition qu’on lui livråt une fille de la ville, d’une éclatante beauté, dont il avait entendu parler. Force fut d’accéder à sa volonté et, pour préserver la cité de la ruine dont elle était menacée, d’accepter cette injure, dont ne devaient souffrir que des intérêts privés. Cette beauté était la fille d’un médecin fameux à cette époque, qui, devant une si pénible nécessité, prit une résolution des plus énergiques. Tandis que chacun parait sa fille, la couvrant de dentelles et de bijoux pour la rendre plus agréable encore à cet amant qui se présentait dans des conditions si particulières, son père, se joignant aux autres, lui fit cadeau d’un mouchoir d’un travail exquis, exhalant un parfum délicieux, dont elle aurait à faire usage lors de leurs premiers embrassements, cet objet étant de ceux dont les femmes n’oublient guère d’user en pareil cas pour éponger les parties intéressées. Ce mouchoir était empoisonné ; le médecin avait appporté à sa préparation toute la science de son art ; à son contact avec les chairs échauffées et alors que les pores étaient dilatés, le poison les pénétrant, agit si promptement que le sang en ébullition des deux amants se glaça instantanément et tous deux expirèrent dans les bras l’un de l’autre.

César ne sacrifiait jamais une heure de son temps, quand les affaires le réclamaient tout entier ; il était à la fois le plus actif et le plus éloquent de son époque ; il était aussi très sobre. — J’en reviens à César. Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute, ni se détourner d’un pas des occasions qui pouvaient concourir à son élévation ; l’ambition domina chez lui toutes les autres passions et exerça sur son âme une autorité si complète qu’elle l’entraîna où elle voulut. En vérité, quand je considère la supériorité de cet homme et les merveilleuses dispositions dont il était doué, j’en éprouve du dépit. Ses connaissances en toutes choses étaient telles qu’il n’y a pour ainsi dire pas de science sur laquelle il n’ait écrit ; comme orateur, il l’était au point que plusieurs ont préféré son éloquence à celle de Cicéron ; et je crois bien que c’était aussi son opinion, car ses deux morceaux connus sous le nom d’« Anticatons » furent écrits pour contrebalancer l’effet produit par la magnificence de style que Cicéron avait déployée dans son éloge de Caton. Du reste, y a-t-il eu une âme aussi vigilante, aussi active, aussi acharnée au travail que la sienne que rehaussaient encore des qualités diverses qu’on ne peut lui contester et qui se rencontrent rarement telles qu’elles étaient en lui, je veux dire franches, naturelles et non contrefaites ? — Il était remarquablement sobre et si peu difficile en fait de nourriture, qu’Oppius raconte qu’un jour on lui servit à table, dans une sauce, au lieu d’huile ordinaire, de l’huile préparée pour un médicament, et qu’il en mangea copieusement pour ne pas causer de confusion à son hôte ; une autre fois, il fit fouetter son boulanger, pour lui avoir servi du pain autre que celui à l’usage de tout le monde. Caton disait inême parfois qu’il était le premier homme doué de sobriété qui eût acheminé son pays à la ruine. Ce même Caton le traita bien un jour d’« ivrogne », mais cela dans les circonstances que voici : Ils étaient tous deux au Sénat ; il y était question de la conjuration de Catilina à laquelle César était soupçonné d’être affilié, lorsque, du dehors, on lui fit passer un billet en cachette. Caton, pensant que ce pouvait être un avis que lui faisaient parvenir les conjurés, le somma de le lui remettre, ce à quoi César se trouva obligé pour éviter que les soupçons ne prissent plus de consistance. Or il se trouvait par hasard que c’était un billet doux que lui écrivait Servilia, sœur de Caton ; celui-ci, l’ayant lu, le lui rejeta en disant : « < Tiens, ivrogne. >> A mon sens, cette apostrophe fut une marque de dédain et de colère et non un reproche impliquant la possession de ce vice ; il en a été ici ce qui nous arrive souvent lorsque, invectivant ceux qui nous causent de l’irritation, nous employons à leur égard les premières injures qui nous viennent à la bouche, bien qu’elles ne s’appliquent en rien à eux auxquels nous les adressons ; d’autant que ce vice que Caton semblait imputer ainsi à César va, la plupart du temps, de pair avec celui sur lequel il venait de le surprendre, car Vénus et Bacchus vont volontiers de compagnie, dit un proverbe ; chez moi, Vénus est au contraire bien plus allègre quand c’est la sobriété qui l’accompagne.

Sa douceur, sa clémence ont paru douteuses ; mille exemples établissent qu’il avait cette qualité. — Les exemples de sa douceur et de sa clémence envers ceux qui l’avaient offensé, sont en nombre infini : je parle de ceux de ses actes qui se sont produits en dehors du temps où la guerre civile était encore dans toute sa violence ; car durant cette période, ainsi qu’il l’a assez laissé entendre lui-même dans ses écrits, cette générosité lui servait à amadouer ses ennemis, et à leur faire moins redouter sa victoire et sa future domination. Si on ne peut dire de ceux-ci qu’ils soient suffisants pour prouver une douceur innée, toujours est-il qu’ils témoignent d’une merveilleuse confiance et d’un grand courage de sa part. Il lui est souvent arrivé de renvoyer à son ennemi, après les avoir vaincues, des armées entières, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon à le servir, du moins à s’abstenir de lui faire la guerre. Il a fait prisonniers, trois ou quatre fois, certains capitaines de Pompée, et, chaque fois, leur a rendu la liberté. Pompée déclarait ennemis tous ceux qui ne se joignaient pas à lui ; César fit proclamer qu’il considérait comme amis tous ceux qui demeureraient neutres et ne porteraient pas effectivement les armes contre lui. A ceux de ses capitaines qui l’abandonnaient pour embrasser le parti de son adversaire, il allait jusqu’à leur renvoyer leurs armes, leurs chevaux et leurs bagages. Il laissait aux villes dont il s’était emparé la liberté de suivre tel parti qui leur conviendrait, se fiant uniquement, pour les contenir, au souvenir de sa douceur et de sa clémence. Le jour de sa grande bataille de Pharsale, il ordonna de ne porter la main qu’à la dernière extrémité sur ceux qui étaient citoyens romains. C’est là, à mon avis, une manière de faire bien hasardeuse, et il n’est pas étonnant que, dans les guerres civiles que nous traversons, ceux qui, comme lui, combattent l’ancien ordre de choses de leur pays, ne l’imitent pas sur ce point ; ce sont des procédés extraordinaires, dont seuls la fortune de César et son admirable génie étaient capables d’user heureusement. Quand je songe à la grandeur incomparable de cette âme, j’excuse la victoire de n’avoir pas cessé de lui demeurer fidèle, même en cette cause si injuste et si inique.

Pour en revenir à sa clémence, nous en avons plusieurs exemples qui se sont produits au temps de sa domination et témoignent qu’elle était bien dans sa nature ; car, maître alors de toutes choses, il n’avait plus besoin de feindre. — Caius Memmius avait écrit contre lui des pamphlets très mordants, auxquels il avait même fort vertement répondu ; cela ne l’empêcha pas de l’aider, bientôt après, à obtenir le consulat. — Caius Calvus qui lui avait décoché plusieurs épigrammes injurieuses, ayant employé un de ses amis à se réconcilier avec lui, César alla jusqu’à lui écrire luimême le premier. — Et notre bon Catulle qui l’avait si fort malmené sous le nom de Mamurra ! il vint s’en excuser, et, le jour même, César le faisait manger à sa table. — Avisé que quelquesuns avaient mal parlé de lui, il se borna à déclarer, dans une harangue publique, qu’il en était averti. — S’il ne portait pas de haine à ses ennemis, il les craignait moins encore ; quelques conciliabules avaient été tenus, quelques conjurations formées contre lui, ils furent découverts ; il se contenta de publier par un édit qu’elles lui étaient connues, sans autrement en poursuivre les auteurs. — Comme exemple des attentions qu’il avait pour ses amis : Caius Oppius voyageant avec lui et se trouvant indisposé, il lui céda le seul abri qu’il y avait, et lui-même coucha toute la nuit en plein air et sur la dure. — Quant à sa justice, on peut en juger par ce trait : bien qu’aucune plainte n’eut été portée, il fit mettre à mort un de ses esclaves qu’il aimait particulièrement, pour avoir couché avec la femme d’un chevalier romain. — Jamais homme n’apporta plus de modération dans la victoire, ni plus de résolution quand la fortune lui fut contraire.

Mais son ambition effrénée l’a amené à renverser la république la plus florissante de l’antiquité, ce dont rien ne saurait l’absoudre. — Mais toutes ces belles qualités furent gàtées et étouffées par cette ambition effrénée à laquelle il se laissa si fort emporter, qu’on peut aisément affirmer qu’elle régla et dirigea toutes ses actions. D’un homme libéral elle fit un voleur des deniers publics, pour avoir possibilité de subvenir à ses prodigalités et à ses largesses. Elle l’amena à prononcer ce propos affreux, si contraire à tout principe de moralité, que les hommes les plus méchants du monde, les plus perdus de vice, s’ils l’avaient servi à le faire arriver au faîte des grandeurs, il les eùt aimés et soutenus de tout son pouvoir, tout comme il faisait pour les meilleurs d’entre les gens de bien. Elle l’enivra d’une si grande vanité, qu’il osa se vanter devant ses concitoyens « d’avoir réduit cette grande République romaine à n’être qu’un nom, n’ayant plus ni forme, ni corps » ; alla jusqu’à dire que « désormais les réponses qu’il ferait serviraient de lois » ; osa demeurer assis pour recevoir le Sénat qui venait à lui en corps ; souffrit qu’on l’adorât et que, lui présent, on lui rendit les honneurs divins. En somme, ce seul vice, selon moi, pervertit en lui le plus beau, le plus riche naturel qui fut jamais, et a fait que sa mémoire est odieuse à tous les gens de bien, parce qu’il a cherché sa gloire dans l’asservissement de son pays et le renversement du plus puissant et plus florissant gouvernement que le monde verra jamais. — On peut, bien au contraire de ce qui s’est passé chez César, trouver quelques exemples de grands personnages auxquels la volupté a fait oublier la conduite des affaires, comme cela est arrivé à Marc Antoine et autres ; mais là où l’amour et l’ambition, existant au même degré, viendront se heurter l’un à l’autre avec une violence égale, je n’ai pas de doute que l’ambition ne l’emporte.

Exemple extraordinaire d’un jeune Toscan, Spurina, qui, d’une beauté remarquable, se défigure pour se soustraire aux passions qu’il inspirait. — Pour rentrer dans mon sujet, je dis que c’est beaucoup que, par la force de la raison, nous puissions réfréner nos appétits et, en leur faisant violence, contraindre nos organes à se maintenir dans le devoir. Mais nous fouetter dans l’intérêt de nos voisins, non seulement nous défaire de cette douce passion qui nous chatouille si agréablement, renoncer au plaisir que nous ressentons à voir que nous sommes agréables à autrui, à être aimé et recherché par chacun, et, plus encore, prendre en haine les grâces qui nous valent ces satisfactions, en éprouver de la répugnance et condamner notre beauté parce qu’elle est cause de surexcitation chez d’autres, je n’en ai guère vu d’exemples. En voici un cependant : — Spurina, jeune Toscan, « qui ressemblait à un diamant enchassé dans l’or et ornant un collier ou une couronne, ou à de l’ivoire serti de buis ou de térébinthe pour que la blancheur en ressorte davantage (Virgile) », était doué d’une beauté si rare et si grande, que les yeux les plus chastes ne pouvaient en soutenir l’éclat, sans en être violemment troublés. Non content de ne pas condescendre à calmer cette fièvre, ce feu qu’il attisait partout sur son passage, il entra en fureur contre lui-même et contre ces riches présents reçus de la nature, comme s’il était en droit de s’en prendre à eux de la faute d’autrui, et, à force d’entailles qu’il se fit volontairement et de cicatrices, il troubla et détruisit la parfaite harmonie et la régularité des traits de son visage, dont la nature l’avait si remarquablement doté.

Une telle action ne se peut approuver ; il est plus noble de lutter que de se dérober aux devoirs que la société nous impose, à tous tant que nous sommes. — À vrai dire, j’admire de tels actes plus que je ne les approuve, de pareils excès ne s’accominodant pas avec mes principes. L’intention est bonne, et le fait celui d’une âme honnête ; mais, à mon avis, il n’est pas suffisamment réfléchi. La laideur en laquelle notre jeune homme est tombé, ne peut-elle pas en avoir induit d’autres en faute, qui l’auront pris en mépris et en haine ? n’a-t-on pu lui porter envie, en raison de la gloire que lui a value un acte aussi rare ; ou le calomnier, en attribuant sa résolution à une déception, suite de visées trop ambitieuses ? car il n’y a aucune forme que le vice, quand il lui plaît, ne revête lorsqu’il trouve occasion de se donner carrière d’une façon ou d’une autre. Il eût été plus judicieux, et aussi plus glorieux, qu’avec ces dons dont il était redevable à Dieu, il devint un modèle de vertu et de mœurs, qui fùt demeuré en exemple à la postérité.

Ceux qui se dérobent aux charges de la société, à ces obligations de tous genres, en nombre infini, souvent épineuses, qui pèsent sur un homme qui tient un rang honorable dans le monde, s’évitent, selon moi, bien des tracas, quels que soient les petits inconvénients particuliers qui en résultent ; c’est en quelque sorte mourir, que de fuir la peine de vivre comme on le doit. Ces gens peuvent avoir d’autres mérites, il ne m’a jamais paru qu’ils aient celui de se trouver aux prises avec les difficultés, car je n’en connais pas de pire que de se tenir en équilibre sur les flots de cette mer agitée qu’est le monde, de répondre et de satisfaire loyalement à tout ce qui est du ressort de la position que l’on occupe. Il est peut-être plus facile de s’abstenir d’une manière absolue de tout rapport avec le sexe féminin, que de se conduire toujours, à tous égards, d’une façon irréprochable avec sa femme ; nous avons moins de chance de nous perdre en état de pauvreté, que dans une abondance dont il nous faut user avec mesure ; l’usage dirigé par la raison, est plus pénible que l’abstinence ; se modérer est une vertu qui exige de plus grands efforts que souffrir. Il est mille façons de vivre convenablement, comme l’entendait Scipion le jeune, tandis qu’il n’y en a qu’une à la façon de Diogène ; et autant celle-ci surpasse en innocence la vie qui se mène d’ordinaire, autant elle-même est surpassée en utilité et en énergie par celles qui atteignent à la perfection et dont on dit que ce sont des existences accomplies.