Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 8

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 8
Texte 1595
Texte 1907
De l’affection des peres aux enfants.


CHAPITRE VIII.

De l’affection des pères aux enfants.
À Madame d’Estissac.


Madame, si l’estrangeté ne me sauue, et la nouuelleté, qui ont accoustume de donner prix aux choses, ie ne sors iamais à mon honneur de cette sotte entreprinse : mais elle est si fantastique, et a vn visage si esloigné de l’vsage commun, que cela luy pourra donner passage. C’est vue humeur melancolique, et vne humeur par consequent tres-ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que ie m’estoy ietté, qui m’a mis premierement en teste cette resuerie de me mesler d’escrire. Et puis me trouuant entierement des pourueu et vuide de toute autre matiere, ie me suis presenté moy-mesmes à moy pour argument et pour subiect. C’est le seul liure au monde de son espece, et d’vn dessein farousche et extrauaguant. Il n’y a rien aussi en cette besoigne digne d’estre remerqué que cette bizarrerie : car à vn subiect si vain et si vil, le meilleur ouurier du monde n’eust sceu donner façon qui merite qu’on en face conte. Or Madame, ayant à m’y pourtraire au vif, i’en eusse oublié vn traict d’importance, si ic n’y eusse representé l’honneur, que i’ay tousiours rendu à vos merites. Et l’ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d’autant que parmy vos autres bonnes qualitez, celle de l’amitié que vous auez montrée à vos enfans, tient l’vn des premiers rengs. Qui sçaura l’aage auquel Monsieur d’Estissac vostre mari vous laissa veufuc, les grands et honorables partis, qui vous ont esté offerts, autant qu’à Dame de France de vostre condition, la constance et fermeté dequoy vous auez soustenu tant d’années et au trauers de tant d’espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous tiennent encores assiegée, l’heureux acheminement que vous y auez donné, par vostre seule prudence ou bonne Fortune : il dira aisément auec moy, que nous n’auons point d’exemple d’affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Ie louë Dieu, Madame, qu’elle aye esté si bien employée : car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d’Estissac yostre fils, asseurent assez que quand il sera en aage, vous en tirerez l’obeïssance et reconnoissance d’vn tres-bon enfant. Mais d’autant qu’à cause de sa puerilité, il n’a peu remerquer les extremes offices qu’il a receu de vous en si grand nombre, ie veux, si ces escrits viennent vn iour à luy tomber, en main, lors que ie n’auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu’il reçoiue de moy ce tesmoignage en toute verité qui luy sera encore plus vifuement tesmoigné par les bons effects, dequoy si Dieu plaist il se ressentira, qu’il n’est Gentil-homme en France, qui doiue plus à sa mere qu’il fait, et qu’il ne peut donner à l’aduenir plus certaine preuue de sa bonté, et de sa vertu, qu’en vous reconnoissant pour telle.

S’il y a quelque loy vrayement naturelle, c’est à dire quelque instinct, qui se voye vniuersellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous, ce qui n’est pas sans controuerse, ie puis dire à mon aduis, qu’apres le soin que chasque animal a de sa conseruation, et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que Nature semble nous l’auoir recommandée, regardant à estendre et faire aller auant, les pieces successiues de cette sienne machine : ce n’est pas merueille, si à reculons des enfans aux peres, elle n’est pas si grande. Ioint cette autre consideration Aristotelique : que celuy qui bien faict à quelcun, l’aime mieux, qu’il n’en est aimé. Et celuy à qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt : et tout ouurier aime mieux son ouurage, qu’il n’en seroit aimé, si l’ouurage auoit du sentiment : d’autant que nous auons cher, estre, et estre consiste en mouuement et action. Parquoy chascun est aucunement en son ouurage. Qui bien fait, exerce vne action belle et honneste : qui reçoit, l’exerce vtile seulement. Or l’vtile est de beaucoup moins aimable que l’honneste. L’honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l’a faict, vne gratification constante. L’vtile se perd et eschappe facilement, et n’en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de coust que le prendre.Puis qu’il a pleu à Dieu nous doüer de quelque capacité de discours, affin que comme les bestes nous ne fussions pas seruilement assubiectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassions par iugement et liberté volontaire : nous deuons bien prester vn peu à la simple authorité de Nature mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit auoir la conduite de nos inclinations. I’ay de ma part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l’ordonnance et entremise de nostre iugement. Comme sur ce subiect, duquel ie parle, ie ne puis reccuoir cette passion, dequoy on embrasse les enfans à peine encore naiz, n’ayants ny mouuement en l’ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ay pas souffert volontiers nourrir pres de moy. Vne vraye affection et bien reglée, deuroit naistre, et s’augmenter auec la cognoissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant la raison, les cherir d’vne amitié vrayement paternelle ; et en iuger de mesme s’ils sont autres, nous rendans tousiours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souuent au rebours, et le plus communement nous nous sentons plus esmeuz des trepignemens, ieux et niaiseries pueriles de noz enfans, que nous ne faisons apres, de leurs actions toutes formées : comme si nous les auions aymez pour nostre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de iouets à leur enfance, qui se trouue resserré à la moindre despence qu’il leur faut estans en aage. Voire il semble que la ialousie que nous auons de les voir paroistre et iouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et restrains enuers eux. Il nous fasche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. Et si nous auions à craindre cela, puis que l’ordre des choses porte qu’ils ne peuuent, à dire verité, estre, ny viure, qu’aux despens de nostre estre et de nostre vic, nous ne deuions pas nous mesler d’estre peres.Quant à moy, ie treuue que c’est cruauté et iniustice de ne les receuoir au partage et societé de noz biens, et compagnons en l’intelligence de noz affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer noz commoditez pour prouuoir aux leurs, puis que nous les auons engendrez à cet effect. C’est iniustice de voir qu’vn pere vieil, cassé, et demy-mort, iouysse seul à vn coing du foyer, des biens qui suffiroient à l’auancement et entretien de plusieurs enfans, et qu’il les laisse cependant par faute de moyen, perdre leurs meilleures années, sans se pousser au seruice public, et cognoissance des hommes. On les iecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour iniuste qu’elle soit, à prouuoir à leur besoing. Comme i’ay veu de mon temps, plusieurs ieunes hommes de bonne maison, si addonnez au larcin, que nulle correction les en pouuoit destourner. I’en cognois vn bien apparenté, à qui par la priere d’vn sien frere, tres-honneste et braue Gentil-homme, ie parlay vne fois pour cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement, qu’il auoit esté acheminé à cett’ordure, par la rigueur et auarice de son pere ; mais qu’à present il y estoit si accoustumé, qu’il ne s’en pouuoit garder. Et lors il venoit d’estre surpris en larrecin des bagues d’vne dame, au leuer de laquelle il s’estoit trouué auec beaucoup d’autres. Il me fit souuenir du compte que i’auois ouy faire d’vn autre Gentilhomme, si faict et façonné à ce beau mestier, du temps de sa ieunesse, que venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé d’abandonner cette trafique, il ne se pouuoit garder pourtant s’il passoit pres d’vne boutique, où il y eust chose, dequoy il eust besoin, de la desrobber, en peine de l’enuoyer payer apres. Et en ay veu plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmy leurs compagnons mesmes, ils desrobboient ordinairement des choses qu’ils vouloient rendre. Ie suis Gascon, et si n’est vice auquel ie m’entende moins. Ie le hay vn peu plus par complexion, que ie ne l’accuse par discours seulement par desir, ie ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est à la verité vn peu plus descrié que les autres de la Françoise nation. Si est-ce que nous auons veu de nostre temps à diuerses fois, entre les mains de la Justice, des hommes de maison, d’autres contrées, conuaincus de plusieurs horribles voleries. Ie crains que de cette desbauche il s’en faille aucunement prendre à ce vice des peres.Et si on me respond ce que fit vn iour vn Seigneur de bon entendement, qu’il faisoit espargne des richesses, non pour en tirer autre fruict et vsage, que pour se faire honorer et rechercher aux siens ; et que l’aage luy ayant osté toutes autres forces, c’estoit le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en authorité en sa famille, et pour euiter qu’il ne vinst à mespris et desdain à tout le monde (de vray non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote, est promotrice d’auarice) cela est quelque chose : mais c’est la medecine à vn mal, duquel on deuoit euiter la naissance. Vn pere est bien miserable, qui ne tient l’affection de ses enfans, que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection : il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa suffisance, et aymable par sa bonte et douceur de ses mœurs. Les cendres mesmes d’vne riche matiere, elles ont leur prix et les os et reliques des personnes d’honneur, nous auons accoustumé de les tenir en respect et reuerence. Nulle vieillesse peut estre si caducque et si rance, à vn personnage qui a passé en honneur son aage, qu’elle ne soit venerable ; et notamment à ses enfans, desquels il faut auoir reglé l’ame à leur deuoir par raison, non par necessité et par le besoin, ny par rudesse et par force.

Et errat longe, mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse grauius aut stabilius.
Vi quod fit, quàm illud quod amicitia adiungitur.

I’accuse toute violence en l’education d’vne ame tendre, qu’on dresse pour l’honneur, et la liberté. Il y a ie ne sçay quoi de seruile en la rigueur, et en la contraincte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence, et addresse, ne se fait iamais par la force. On m’a ainsin esleué : ils disent qu’en tout mon premier aage, ie n’ay tasté des verges qu’à deux coups, et bien mollement. I’ay deu la pareille aux enfans que i’ay eu. Ils me meurent tous en nourrisse : mais Leonor, vne seule fille qui est eschappée à cette infortune, a attaint six ans et plus, sans qu’on ayt employé à sa conduicte, et pour le chastiement de ses fautes pueriles, l’indulgence de sa mere s’y appliquant aysément, autre chose que parolles, et bien douces. Et quand mon désir y seroit frustré, il est assez d’autres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en reproche auec ma discipline, que ie sçay estre iuste et naturelle. Feusse esté beaucoup plus religieux encores en cela vers des masles, moins nais à seruir, et de condition plus libre : i’cusse aymé à leur grossir le cœur d’ingenuité et de franchise. Ie n’ay veu autre effect aux verges, sinon de rendre les ames plus lasches, ou plus malitieusement opiniastres.Voulons nous estre aymez de noz enfans ? leur voulons nous oster l’occasion de souhaiter nostre mort ? (combien que nulle occasion d’vn si horrible souhait, ne peut estre ny iuste ny excusable, nullum scelus rationem habet) accommodons leur vie raisonnablement, de ce qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous faudroit pas marier si ieunes que nostre aage vienne quasi à se confondre auec le leur. Car cet inconuenient nous iette à plusieurs grandes difficultez. Ie dy specialement à la Noblesse, qui est d’vne condition oysifue, et qui ne vit, comme on dit, que de ses rentes car ailleurs, où la vie est questuaire, la pluralité et compagnie des enfans, c’est vn agencement de mesnage, ce sont autant de nouueaux vtils et instrumens à s’enrichir.Ie me mariay à trente trois ans, et louë l’opinion de trente cinq, qu’on dit estre d’Aristote. Platon ne veut pas qu’on se marie auant les trente : mais il a raison de se mocquer de ceux qui font les œuures de mariage apres cinquante cinq : et condamne leur engeance indigne d’aliment et de vie. Thales y donna les plus vrayes bornes : qui ieune, respondil à sa mere le pressant de se marier, qu’il n’estoit pas temps : et, deuenu sur l’aage, qu’il n’estoit plus temps. Il faut refuser l’opportunité à toute action importune. Les anciens Gaulois estimoient à extreme reproche d’auoir eu accointance de femme, auant l’aage de vingt ans et recommandoient singulierement aux hommes, qui se vouloient dresser pour la guerre, de conseruer bien auant en l’aage leur pucellage ; d’autant que les courages s’amollissent et diuertissent par l’accouplage des femmes.

Ma hor congiunto à giouinetta sposa,
Lieto homai de’figli, era inuilito
Ne gli effetti di padre et di marito.

Muleasses Roy de Thunes, celuy que l’Empereur Charles cinquiesme remit en ses Estats, reprochoit la memoire de Mahomet son pere, de sa hantise auec les femmes, l’appellant brode, effeminé, engendreur d’enfants. L’histoire Grecque remarque de lecus Tarentin, de Chryso, d’Astylus, de Diopompus, et d’autres, que pour maintenir leurs corps fermes au seruice de la course des ieux Olympiques, de la Palæstrine, et tels exercices, ils se priuerent autant que leur dura ce soing, de toute sorte d’acte Venerien. En certaine contrée des Indes Espagnolles, on ne permettoit aux hommes de se marier, qu’apres quarante ans, et si le permettoit-on aux filles à dix ans. Vn Gentil’homme qui a trente cinq ans, il n’est pas temps qu’il face place à son fils qui en a vingt : il est luy-mesme au train de paroistre et aux voyages des guerres, et en la cour de son Prince : il a besoin de ses pieces ; et en doit certainement faire part, mais telle part, qu’il ne s’oublie pas pour autruy. Et à celuy-là peut seruir iustement cette response que les peres ont ordinairement en la bouche : Ie ne me veux pas despouiller deuant que de m’aller coucher.Mais vn pere atterré d’années et de maux, priué par sa foiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort, et aux siens, de couuer inutilement vn grand tas de richesses. Il est assez en estat, s’il est sage, pour auoir desir de se despouiller pour se coucher, non pas iusques à la chemise, mais iusques à vne robbe de nuict bien chaude : le reste des pompes, dequoy il n’a plus que faire, il doit en estrener volontiers ceux, à qui par ordonnance naturelle cela doit appartenir. C’est raison qu’il leur en laisse I’vsage, puis que Nature l’en priue : autrement sans doute il y a de la malice et de l’enuie. La plus belle des actions de l’Empereur Charles cinquiesme fut celle-là, à l’imitation d’aucuns anciens de son qualibre, d’auoir sceu recognoistre que la raison nous commande assez de nous despouiller, quand noz robbes nous chargent et empeschent, et de nous coucher quand les iambes nous faillent. Il resigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lors qu’il sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires, auec la gloire qu’il y auoit acquise.

Solue senescentem maturè sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.

Cette faute, de ne se sçauoir recognoistre de bonne heure, et ne sentir l’impuissance et extreme alteration que l’aage apporte naturellement et au corps et à l’ame, qui à mon opinion est esgale, si l’ame n’en a plus de la moitié, a perdu la reputation de la plus part des grands hommes du monde. I’ay veu de non temps et cognu familierement, des personnages de grande authorité, qu’il estoit bien aisé à voir, estre merucilleusement descheuz de cette ancienne suffisance, que ie cognoissois par la reputation qu’ils en auoient acquise en leurs meilleurs ans. Ie les eusse pour leur honneur volontiers souhaitez retirez en leur maison à leur aise, et deschargez des occupations publiques et guerrieres, qui n’estoient plus pour leurs espaules. I’ay autrefois esté priué en la maison d’vn Gentilhomme veuf et fort vieil, d’vne vieillesse toutefois assez verte. Celluy-cy auoit plusieurs filles à marier, et vn fils desia en aage de paroistre ; cela chargeoit sa maison de plusieurs despences et visites estrangeres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin de l’espargne, mais encore plus, pour auoir, à cause de l’aage, pris vne forme de vie fort esloignée de la nostre. Ie luy dy vn iour vn peu hardiment, comme i’ay accoustumé, qu’il luy sieroit mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, car il n’auoit que celle-là de bien logée et accommodée, et se retirer en vne sienne terre voisine, où personne n’apporteroit incommodité à son repos, puis qu’il ne pouuoit autrement euiter nostre importunité, veu la condition de ses enfans. Il m’en creut depuis, et s’en trouua bien.Ce n’est pas à dire qu’on leur donne, par telle voye d’obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire : ie leur lairrois, moy qui suis à mesme de iouer ce rolle, la iouyssance de ma inaison et de mes biens, mais auec liberté de m’en repentir, s’ils m’en donnoyent occasion : ie leur en lairrois l’vsage, par ce qu’il ne me seroit plus commode. Et de l’authorité des affaires en gros, ie m’en reseruerois autant qu’il me plairoit. Ayant tousiours iugé que ce doit estre vn grand contentement à vn pere vieil, de mettre luy-mesme ses enfans en train du gouuernement de ses affaires, et de pouuoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens : leur fournissant d’instruction et d’aduis suyuant l’experience qu’il en a, et d’acheminer luy mesme l’ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là, des esperances qu’il peut prendre de leur conduicte à venir. Et pour cet effect, ie ne voudrois pas fuir leur compagnie, ie voudrois les esclairer de pres, et iouyr selon la condition de mon aage, de leur allegresse, et de leurs festes. Si ie ne viuoy parmy eux (comme ie ne pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage, et l’obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les regles et façons de viure que i’auroy lors) ie voudroy au moins viure pres d’eux en vn quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme ie vy il y a quelques années, vn Doyen de S. Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par l’incommodité de sa melancholie, que lors que i’entray en sa chambre, il y auoit vingt deux ans, qu’il n’en estoit sorty vn seul pas ; et si auoit toutes ses actions libres et aysées, sauf vn reume qui luy tomboit sur l’estomac. À peine vne fois la sepmaine, vouloit-il permettre qu’aucun entrast pour le voir. Il se tenoit tousiours enfermé par le dedans de sa chambre seul, sauf qu’vn valet luy portoit vne fois le iour à manger, qui ne faisoit qu’entrer et sortir. Son occupation estoit se promener, et lire quelque liure, car il cognoissoit aucunement les lettres, obstiné au demeurant de mourir en cette desmarche, comme il fit bien tost apres. I’essayeroy par vne douce conuersation, de nourrir en mes enfans vne viue amitié et bien-vueillance non feinte en mon endroict. Ce qu’on gaigne aisément enuers des natures bien nées : car si ce sont bestes furieuses, comme nostre siecle en produit à miliers, il les faut hayr et fuyr pour telles.Ie veux mal à cette coustume, d’interdire aux enfants l’appellation paternelle, et leur en enioindre vn’estrangere, comme plus reuerentiale : Nature n’aiant volontiers pas suffisamment pourueu à nostre authorité. Nous appellons Dieu tout-puissant, pere, et desdaignons que noz enfants nous en appellent. I’ay reformé cett’ erreur en ma famille. C’est aussi folie et iniustice de priuer les enfans qui sont en aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroit vne morgue austere et desdaigneuse, esperant par là, les tenir en crainte et obeissance. Car c’est vne farce tres-inutile, qui rend les peres ennuieux aux enfans, et qui pis est, ridicules. Ils ont la ieunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faueur du monde ; et reçoiuent auecques mocquerie, ces mines fieres et tyranniques, d’vn homme qui n’a plus de sang, ny au cœur, ny aux veines vrais espouuantails de cheneuiere. Quand ie pourroy me faire craindre, i’aimeroy encore mieux me faire aymer. Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes.

CHAPITRE VIII.

De l’affection des pères pour leurs enfants.
À Madame d’Estissac.

Comment Montaigne a été amené à écrire et à faire de lui-même le sujet de ses essais, et pourquoi il consacre ce chapitre à Madame d’Estissac. — Madame, si la singularité et la nouveauté qui, d’habitude, donnent du prix aux choses, ne me sauvent, jamais je ne sortirai à mon honneur de ma sotte entreprise ; elle est si fantastique, se présente sous une forme si éloignée de ce qui se fait d`ordinaire, que peut-être cela pourra-t-il la faire admettre. C’est une humeur mélancolique, humeur par conséquent bien opposée à mon tempérament naturel, amenée par la solitude en laquelle je vis depuis quelques années, qui tout d’abord m’a mis en tête cette folie d’écrire. — Cette détermination prise, me trouvant entièrement dépourvu de documents autres que je pusse mettre en œuvre, je me suis pris moi-même comme sujet d’analyse et de discussion. Conçu dans cet ordre d’idées, extravagant et en dehors de toutes les règles conventionnelles, mon livre se trouve, par là, être unique au monde en son genre. En dehors de sa bizarrerie, un tel travail n’est guère de nature à éveiller l’attention ; car, lorsque le sujet est aussi peu sérieux et si peu relevé, le meilleur ouvrier de la terre ne saurait arriver à lui donner une tournure qui lui procure du relief. — Or, Madame, ayant dessein de m’y peindre avec toute l’exactitude possible, j’aurais omis un fait d’importance, si j’avais passé sous silence l’hommage que j’ai toujours rendu à vos mérites. C’est cet hommage que j’ai voulu affirmer d’une manière particulière en tête de ce chapitre, d’autant que, parmi vos excellentes qualités, l’affection que vous avez témoignée à vos enfants tient l’un des premiers rangs. Ceux qui, sachant à quel âge M. d’Estissac votre mari vous a laissée veuve, connaîtront les grands et honorables partis, tels qu’il convient à une dame de France de votre condition, qui vous ont été offerts, la constance et la fermeté avec lesquelles, pendant tant d’années et malgré de si graves difficultés, vous avez administré et conduit les intérêts de ces enfants pour lesquels vous avez dû sans cesse aller et venir dans tous les coins de la France et qui vous absorbent encore maintenant, les heureux résultats auxquels vous êtes arrivée, uniquement par votre prudence et que d’autres attribueront à votre bonne fortune, diront certainement avec moi qu’il n’y a pas chez nous, en ces temps-ci, d’exemple d’affection maternelle au-dessus de la vôtre. Je loue Dieu, Madame, qu’elle ait abouti dans d’aussi heureuses conditions ; les brillantes espérances que donne de lui M. d’Estissac votre fils sont une garantie que, lorsqu’il sera en âge, vous en aurez l’obéissance et la reconnaissance qu’on peut attendre d’un excellent fils. À cause de son jeune âge, il ne peut encore se rendre compte des soins éclairés et incessants que vous lui prodiguez ; je veux que si ces lignes viennent un jour à tomber sous ses yeux, quand ma bouche sera close et ma parole éteinte, qu’il reçoive de moi le témoignage de cette vérité, qui lui sera encore plus vivement attestée par les précieux effets que, s’il plaît à Dieu, il en ressentira : qu’il n’est pas en France de gentilhomme qui doive plus à sa mère, et qu’il ne saurait, plus tard, donner une meilleure preuve de son bon cœur et de sa vertu qu’en reconnaissant ce que vous avez été.

L’affection des pères pour leurs enfants est plus grande que celle des enfants pour leurs pères. — S’il est vraiment une loi naturelle, c’est-à-dire quelque instinct qui se manifeste toujours et chez tous, bêtes et gens (quoiqu’il y en ait qui prétendent le contraire), c’est, à mon avis, l’affection que celui qui engendre porte à l’être qu’il a engendré : sentiment qui vient immédiatement après le soin que chacun prend de sa conservation et d’éviter ce qui peut lui être nuisible. La nature elle-même semble l’avoir voulu ainsi, pour que les diverses pièces dont se compose la machine qu’elle a créée, se développent et progressent ; aussi n’est-ce pas étonnant que l’affection soit moins grande, quand, au rebours, elle s’exerce des enfants à l’égard des pères. À cela s’ajoute cette autre considération émise par Aristote, que celui qui fait du bien à un autre, aime mieux cet autre qu’il n’en est aimé ; que celui envers lequel vous avez des obligations, vous aime mieux que vous ne l’aimez. Tout ouvrier aime plus l’œuvre dont il est l’auteur, qu’il n’en serait aimé, si cette œuvre était capable de sentiment ; du reste, ce que nous avons de plus cher, c’est l’existence ; et l’existence consiste à nous mouvoir et à agir : il en résulte que chacun se retrouve quelque peu dans ses œuvres. Qui donne, accomplit un acte beau et honnête ; qui reçoit, fait seulement œuvre utile à lui-même ; or, ce qui est utile plaît moins que ce qui est honnête. Ce qui est honnête est stable et permanent, et procure à son auteur une récompense qui se perpétue, tandis que l’utile se perd, échappe facilement, et le souvenir qui en demeure est moins agréable et moins doux. Les choses nous sont d’autant plus chères qu’elles nous ont coûté davantage, et donner a plus de prix que recevoir.

Il ne faut pas se laisser trop influencer par les penchants que l’on nomme naturels, on ne doit d’amitié aux enfants que s’ils s’en rendent dignes. — Puisqu’il a plu à Dieu de nous donner la faculté de raisonner quelque peu, afin que nous ne soyons pas, comme les bêtes, servilement assujettis aux lois qui nous sont communes à elles et à nous, et de permettre qu’en usant de notre libre arbitre nous en fassions une judicieuse application, nous devons bien nous prêter, dans une certaine limite, à ce qu’édicte la nature, sans toutefois nous en laisser despotiquement imposer par elle, car seule la raison doit servir de règle à nos inclinations. — J’ai, quant à moi, extraordinairement peu de goût pour ces dispositions qui naissent en nous, auxquelles notre jugement n’a aucune part et qu’il ne ratifie pas. Par exemple, pour demeurer dans le sujet qui nous occupe, je ne puis concevoir cette passion qui fait que l’on embrasse les enfants, alors qu’ils viennent à peine de naître, qu’ils n’ont aucun mouvement d’âme, ni rien dans l’expression de leur physionomie qui leur permette de se montrer aimables ; aussi n’ai-je pas souffert volontiers que les miens fussent élevés près de moi. — Une affection sincère et justifiée à leur égard devrait naître de la connaissance qu’ils nous donnent d’eux et croître avec elle pour alors, s’ils le méritent, et la disposition naturelle qui nous porte à les aimer marchant de pair avec le bon sens, en arriver à les chérir d’une affection vraiment paternelle ; s’ils n’en étaient pas dignes, nous arriverions également ainsi à nous en rendre compte, écoutant toujours notre raison malgré les suggestions contraires de la nature. Fort souvent, c’est l’inverse qui a lieu le plus généralement, nous nous sentons plus émus des trépignements, des jeux, des niaiseries puériles de nos enfants que nous ne le sommes plus tard d’actes accomplis par eux en toute connaissance ; nous paraissons en cela les aimer en manière de passe-temps, comme nous ferions de guenons et comme cela ne devrait pas être pour des hommes. Il est des gens qui leur prodiguent les jouets quand ils sont enfants et qui, lorsqu’ils sont devenus grands, se montrent peu disposés à subvenir à la moindre dépense qu’ils peuvent avoir à faire. Il semble même que la jalousie de les voir faire bonne figure dans le monde et d’en jouir, quand nous-mêmes sommes sur le point de le quitter, nous rende plus parcimonieux et avares à leur endroit, et qu’il nous soit désagréable de les avoir sur nos talons comme s’ils nous pressaient de disparaître ; cela ne devrait cependant pas nous émotionner à ce point ou alors il ne faut pas nous mêler d’avoir des enfants, parce qu’il est dans l’ordre des choses qu’ils ne peuvent ni exister, ni vivre, qu’aux dépens de notre existence et de notre vie à nous-mêmes.

Il faudrait partager de bonne heure ses biens avec ses enfants, cela leur permettrait de s’établir plus tôt et les préserverait de mauvaises tentations. — Je trouve qu’il y a cruauté et injustice à ne pas admettre nos enfants au partage et à la jouissance commune de nos biens, de ne pas les associer à nos affaires domestiques dès qu’ils en sont capables, et de ne rien retrancher ni réduire de nos commodités pour pourvoir aux leurs, alors que c’est pour cela que nous avons fait qu’ils sont au monde. Il n’est pas juste de voir un père vieux, cassé, demi-mort, jouir seul dans un coin de son foyer de biens qui suffiraient à placer et faire vivre plusieurs enfants auxquels, faute de leur en donner les moyens, il laisse perdre leurs meilleures années sans qu’ils aient possibilité d’entrer dans les services publics et d’apprendre à connaître les hommes. Par désespoir, on les fait se jeter dans n’importe quelle voie, si mauvaise soit-elle, qui les met à même de pourvoir à leurs besoins ; et c’est ce qui fait que j’ai vu, de mon temps, plusieurs jeunes gens de bonne famille avoir pris l’habitude du vol, au point que nulle correction ne pouvait les en détourner. — J’en connais un très bien apparenté auquel, sur la prière de son frère, très honnête et très brave gentilhomme, je parlais une fois à ce sujet. Il me répondit et me confessa bien franchement qu’il avait été amené à ce vilain penchant par la rigueur et l’avarice de son père, et qu’à présent, il y était tellement fait qu’il ne pouvait s’en défendre. Il venait d’être surpris volant les bagues d’une dame au lever de laquelle, avec beaucoup d’autres personnes, il avait assisté. — Cela me rappelle ce qu’on m’a conté d’un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau métier qu’il avait exercé dans sa jeunesse que, devenu maître de ses biens et résolu à renoncer à cette passion du vol, il ne pouvait cependant s’empêcher, s’il venait à passer près d’une boutique où se trouvait quelque chose dont il eût besoin, de la dérober, prenant soin plus tard de l’envoyer payer. J’en ai même vu plusieurs qui, sous l’effet de cette impulsion et par habitude, volaient aux personnes de leur société des objets avec l’intention de les leur rendre. — Je suis Gascon, et cependant c’est un des vices que je comprends le moins ; je le hais plus encore par tempérament que je ne le poursuis par raison ; même en pensée, je ne suis porté à rien soustraire à personne. Mon pays est, à cet égard, un peu plus décrié que les autres parties de la France, je le reconnais ; et pourtant nous avons vu en ces temps-ci, à différentes reprises, en d’autres provinces, sous la main de la justice, des gens de bonne maison convaincus de vols commis dans des circonstances particulièrement horribles. Je crains que cette dépravation ne soit imputable, dans une certaine mesure, à ce vice que je signale chez les pères.

Mauvaise excuse des pères qui thésaurisent pour conserver le respect de leurs enfants. — On peut me répondre comme le fit un jour un seigneur, de jugement droit, qui me disait que « s’il économisait, ce n’était pas pour un usage et un profit autres que de demeurer honoré et recherché des siens ; que l’âge lui ayant ôté tout autre moyen d’action, c’était le seul qui lui restât pour conserver son autorité dans sa famille et éviter d’arriver à être méprisé et dédaigné de tout le monde ». Cela peut être juste ; mais ce n’est pas la vieillesse seule, c’est toute faiblesse intellectuelle qui, au dire d’Aristote, dispose à l’avarice. Quoi qu’il en soit, c’est là une raison ; seulement, ce n’est qu’un remède à un mal, et c’est le mal qu’il faudrait éviter de voir se produire. Un père est bien malheureux si l’affection, en admettant que cela puisse s’appeler de ce nom, que lui portent ses enfants, dépend du besoin qu’ils ont de lui ; c’est par la vertu et la capacité qu’on s’attire le respect, par la bonté et la douceur de ses mœurs qu’on se fait aimer ; les cendres mêmes d’une matière précieuse ont de la valeur, et il est dans nos coutumes de respecter et d’honorer les ossements et les restes des personnes qui se sont illustrées. Si caduc, si décrépit que soit, en sa vieillesse, un personnage dont la vie a été honorable, il n’en est pas moins vénérable, surtout pour ses enfants dont l’âme aura été formée au devoir par la raison et non par la nécessité ou le besoin, non plus que contrainte et forcée : « Il se trompe fort, à mon avis, celui qui croit son autorité mieux établie par la force que par l’affection (Térence). »

Trop de rigueur dans l’éducation forme des âmes serviles. — Je suis opposé à toute violence dans l’éducation d’une âme jeune, que l’on veut dresser au culte de l’honneur et de la liberté. La rigueur et la contrainte ont quelque chose de servile ; et j’estime que ce que l’on ne peut obtenir par la raison, la prudence ou l’adresse, on ne l’obtiendra jamais par la force. J’ai été élevé ainsi, m’a-t-on dit, dans ma plus jeune enfance ; je n’ai été fouetté que deux fois et encore avec beaucoup de ménagements. J’eusse agi de même avec mes enfants, mais tous sont morts en nourrice. Léonore, la seule fille que je n’ai pas eu le malheur de perdre dans ces conditions, a atteint l’âge de six ans et plus, sans qu’on ait employé pour la diriger et la punir de ses petites fautes d’enfant (ce en quoi, par son indulgence, sa mère se prêtait aisément), autre chose que des paroles et encore bien anodines. Si les espérances que je conçois d’elle venaient à être déçues, il est assez d’autres causes auxquelles nous pourrions nous en prendre, sans incriminer mon système d’éducation que je suis convaincu être juste et naturel. Envers des garçons, j’en aurais été encore plus fidèle observateur, parce qu’eux sont moins destinés à faire la volonté des autres et sont de condition plus libre ; j’eusse aimé à développer en leur cœur l’ingénuité et la franchise. Le seul effet que j’aie constaté dans l’emploi des verges, c’est de rendre les âmes plus lâches ou de les faire s’opiniâtrer dans le mal.

Il ne faut pas se marier trop jeune ; âge qui semble le mieux convenir. — Voulons-nous être aimés de nos enfants ? leur ôter la tentation de souhaiter notre mort ? quoique, en aucune circonstance, un si horrible souhait ne soit ni justifié, ni excusable, « Nul crime n’a sa raison d’être (Tite-Live) » : faisons-leur une vie aussi raisonnable que cela nous est possible. Pour ce faire, il ne faudrait pas nous marier tellement jeunes, que notre âge puisse être confondu avec le leur ; il peut en résulter de très grands inconvénients. Je dis cela spécialement pour la noblesse qui passe son temps dans l’oisiveté et ne vit, comme on dit, que de ses rentes ; car dans les autres classes de la société où l’on est obligé de travailler pour vivre, le nombre et la présence des enfants constituent une source de revenus, ce sont autant d’outils et d’instruments de travail qui concourent à enrichir.

Je me suis marié à trente-trois ans ; j’admets très bien trente-cinq, âge qu’on dit avoir été indiqué par Aristote. Platon ne veut pas qu’on se marie avant trente ans et se moque avec raison de ceux qui font œuvre de mariage après cinquante-cinq, déclarant leur progéniture indigne d’être élevée et de vivre. Thalès en fixe judicieusement les limites : dans sa jeunesse il répondait à sa mère qui le pressait de se marier « qu’il n’était pas encore temps » ; plus tard, gagné par l’âge, « qu’il n’était plus temps ». Chaque chose a son heure ; ce qui ne vient pas à son moment est à écarter. — Les anciens Gaulois considéraient comme très répréhensible pour l’homme d’entrer en liaison avec la femme avant l’âge de vingt ans, et recommandaient expressément à ceux qui voulaient se consacrer au métier des armes, de conserver pendant longues années leur virginité, l’énergie s’amoindrissant et s’altérant par le contact de la femme : « Maintenant il est le mari d’une jeune femme et il est père ; ce double bonheur a amolli son courage (Le Tasse). » — Muley Hassein, roi de Tunis, celui que l’empereur Charles-Quint replaça sur le trône, reprochait à la mémoire de Mahomet, son père, ses fréquentations continues des femmes, le traitant de lourdaud, d’efféminé, bon uniquement à faire des enfants. — L’histoire grecque relate que Jecus de Tarente, Crisson, Astyllus, Diopompe et autres, afin de se maintenir en bonnes conditions pour prendre part aux courses des jeux olympiques, aux exercices de la palestre et autres semblables, se privaient pendant la durée de leur entraînement de tout rapprochement avec la femme. — Dans certaines contrées des Indes espagnoles, on ne permettait aux hommes de se marier qu’après quarante ans, bien qu’on le permit aux filles à dix. — Un gentilhomme, à trente-cinq ans, n’est pas encore en âge de céder la place à un fils qui en a vingt : il n’a cessé d’être à même de supporter gaillardement les fatigues de la guerre et de faire bonne figure à la cour de son prince ; et, quoique pour cela il ait besoin de toutes ses ressources, il lui est cependant d’obligation d’en faire une part pour son fils, sans toutefois s’oublier lui-même ; dans ces conditions, il est naturel que lui vienne à l’idée cette réponse que les pères ont ordinairement à la bouche : « Je ne veux pas me dépouiller avant d’aller me coucher. »

Celui qu’accablent les ans et les infirmités ne devrait conserver pour lui que le nécessaire. — Mais un père accablé d’ans et d’infirmités, obligé de vivre à l’écart par son manque de force et de santé, est dans son tort et porte préjudice aux siens s’il conserve, sans en faire usage, une fortune excédant ses besoins. En ayant le moyen, il sera porté, s’il est sage, à se dépouiller, en attendant le moment de se coucher, non jusqu’à sa chemise, mais en ne conservant qu’une bonne robe de chambre bien chaude ; le reste, qui ne sert qu’à une représentation dont il n’a plus que faire, il l’abandonnera de bonne grâce à ceux auxquels, par droit naturel, cela doit revenir après lui. Il est raisonnable qu’il leur en laisse l’usage, puisque la nature l’empêche d’en jouir ; agir autrement c’est, sans aucun doute, faire mal et obéir à un sentiment d’envie. Le plus beau des actes de l’empereur Charles-Quint fut d’avoir su, à l’instar de certains de son caractère dans l’antiquité, reconnaître que la raison elle-même nous commande de nous dépouiller quand, devenues d’un poids trop lourd pour nos épaules, nos robes nous gênent, et de nous coucher lorsque nos jambes fléchissent. Il résigna ses moyens d’action, son haut rang, sa puissance entre les mains de son fils, lorsqu’il sentit faiblir en lui la fermeté et la force qui lui étaient nécessaires pour conduire les affaires publiques avec la gloire qu’il y avait acquise : « Il n’est que temps de lâcher la bride à ton cheval devenu vieux, si tu ne veux pas qu’il devienne poussif, butte au bout de la carrière et soit un objet de risée (Horace). »

Mais peu de gens savent se retirer de la vie active quand l’âge les gagne. — Cette faute de ne pas savoir reconnaître en temps opportun l’affaiblissement et l’altération profonde que l’âge apporte naturellement à nos facultés physiques et morales, où, à mon sens, le corps et l’âme sont aussi éprouvés l’un que l’autre, si même l’âme ne l’est davantage, et de n’en pas convenir, a nui à la réputation de la plupart des grands hommes de tous les siècles et de tous les pays. J’ai vu, en ces temps-ci, et connu particulièrement des personnages de haut rang, chez lesquels on constatait aisément un amoindrissement considérable de leurs capacités d’autrefois que je connaissais par la réputation qu’ils s’étaient faite, quand ils étaient à un âge plus fortuné ; j’eusse bien vivement souhaité, pour leur honneur, les voir retirés chez eux, jouissant en paix du passé, dégagés de toute fonction publique ou militaire qu’ils n’étaient plus de taille à remplir. — J’ai vécu jadis sur un pied de familiarité assez grande avec un gentilhomme veuf et fort âgé, supportant cependant assez allègrement sa vieillesse. Il avait plusieurs filles en état d’être mariées, et un fils à même de tenir sa place dans le monde ; cela était pour lui une source de dépenses assez lourdes et faisait qu’il recevait beaucoup. Il y prenait peu de plaisir non seulement parce que ses goûts pour l’épargne s’en trouvaient contrariés, mais surtout parce qu’en raison de son âge, il menait un genre de vie fort différent du nôtre. Je lui dis un jour (c’était un peu hardi de ma part, mais cette liberté de langage était dans mes habitudes) que, puisque à cause de ses enfants il ne pouvait éviter la gêne que nous lui causions, il ferait bien mieux de nous céder la place, de laisser à son fils sa maison principale, la seule qui fùt bien aménagée et où l’on pût loger commodément, et de se retirer dans une de ses terres, où personne ne troublerait son repos. Depuis, il m’a cru et s’en est bien trouvé.

En faisant abandon de l’usufruit de son superflu à ses enfants, un père doit se réserver la possibilité, si besoin était, de revenir sur sa décision. — Cela ne veut pas dire qu’on doive s’engager irrévocablement vis-à-vis de ses enfants, sans pouvoir se dedire par la suite. Moi, qui puis me trouver dans ce cas, je leur laisserais la jouissance de ma maison et de mes biens, mais sous réserve de revenir sur cette disposition, s’ils m’en donnaient sujet. Je leur en abandonnerais l’usufruit, parce que cela me serait plus commode ; et, en ce qui touche la direction générale de mes intérêts, je n’en conserverais que ce qui me plairait. J’ai toujours estimé que ce doit être une grande satisfaction pour un père, dans sa vieillesse, d’avoir initié ses enfants à la gestion de ses affaires et de pouvoir, de la sorte, pendant sa vie, juger de leur manière de faire tout en les aidant des conseils et des avis que son expérience lui suggère ; remettant lui-même entre les mains de ses successeurs, avec les traditions du passé, l’honneur et la conduite de sa maison, il est à même de se confirmer par là dans les espérances qu’il a pu concevoir pour l’avenir. Aussi, je ne fuirais pas leur compagnie, afin de pouvoir les suivre de près et jouir, dans la mesure de mon âge, de leurs joies et de leurs fêtes. Si je ne vivais avec eux, ce que je ne pourrais sans les troubler par mon caractère morose conséquence de mon âge, par la gêne résultant de mes infirmités, et aussi afin de ne rien changer au genre de vie et au régime qu’à ce moment je devrais mener, je voudrais au moins vivre près d’eux, dans une partie de ma maison, non la plus en vue, mais la plus commode. — Je ne ferais pas comme ce doyen de Saint-Hilaire de Poitiers que j’ai vu, il y a quelques années, confiné dans une telle solitude par la mélancolie dont il était atteint que, lorsque j’entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux ans qu’il n’en était sorti et n’avait mis un pied dehors ; et cependant, il avait tous ses mouvements libres et faciles, et n’était affligé que d’un rhume qui lui était tombé sur l’estomac. Il se tenait toujours seul, enfermé dans sa chambre ; à peine une fois la semaine, permettait-il qu’on y entrât pour le voir ; un domestique lui apportait à manger une fois par jour et ne devait faire qu’entrer et sortir. Il passait son temps à se promener et à lire, car il était quelque peu versé dans l’étude des lettres ; du reste, absolument résolu à vivre de la sorte jusqu’à sa mort, qui arriva peu après. — Par mes bons procédés, j’essaierais d’entretenir chez mes enfants, à mon égard, une affection sincère, empreinte de bienveillance, ce à quoi on arrive aisément avec des natures ayant de bons sentiments ; si, au contraire, on avait affaire à des bêtes furieuses, comme notre siècle en produit par milliers, il faudrait les haïr et les fuir.

Appeler les parents des noms de père et de mère ne devrait pas être interdit aux enfants. — Je suis ennemi de cette coutume d’interdire aux enfants d’appeler leurs parents père et mère, et de leur imposer, comme plus respectueuse, une dénomination ne rappelant en rien cette parenté, comme si la nature n’avait pas assez bien pourvu à notre autorité. Nous donnons ce nom de Père à Dieu tout-puissant, et dédaignons que nos enfants l’emploient vis-à-vis de nous ; c’est là une erreur que j’ai réformée dans ma famille. C’est aussi folie et injustice que de ne pas traiter nos enfants, quand ils sont en âge, avec une certaine familiarité et vouloir conserver à leur égard une morgue austère et dédaigneuse dans l’idée de les tenir de la sorte dans la crainte et l’obéissance ; c’est là une mascarade bien inutile, qui rend les pères ennuyeux pour leurs enfants, et en même temps ridicules, ce qui est pire. Les enfants ont pour eux la jeunesse et toutes les forces, par suite le vent et la faveur du monde ; les mines fières et tyranniques d’un homme qui n’a plus de sang ni au cœur ni dans les veines les font sourire ; ce ne sont là que des épouvantails pour éloigner les oiseaux des jardins. Alors même que je pourrais me faire craindre, je préférerais encore me faire aimer ; il y a tant de défauts dans la vieillesse, tant d’impuissance, elle prête si fort au mépris, que ce qu’elle peut avoir de mieux à son actif, c’est l’affection et l’amour des siens ; le commandement et la crainte ont cessé d’être des armes en ses mains.

I’en ay veu quelqu’vn, duquel la ieunesse auoit esté tres-imperieuse, quand c’est venu sur l’aage, quoy qu’il le passe sainement ce qu’il se peut, il frappe, il mord, il iure, le plus tempestatif maistre de France, il se ronge de soing et de vigilance, tout cela n’est qu’vn bastelage, auquel la famille mesme complotte : du grenier, du celier, voire et de sa bource, d’autres ont la meilleure part de l’vsage, cependant qu’il en a les clefs en sa gibbessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant qu’il se contente de l’espargne et chicheté de sa table, tout est en desbauche en diuers reduits de sa maison, en ieu, et en despence, et en l’entretien des comptes de sa vaine cholere et prouuoyance. Chacun est en sentinelle contre luy. Si par fortune quelque chetif seruiteur s’y addonne, soudain il luy est mis en soupçon : qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soy-mesme. Quantes fois s’est-il vanté à moy, de la bride qu’il donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reuerence qu’il en receuoit ; combien il voyoit clair en ses affaires !

Ille solus nescit omnia.

Ie ne sçache homme qui peust apporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conseruer la maistrise, qu’il faict, et si en est descheu comme vn enfant. Partant l’ay-ie choisi parmy plusieurs telles conditions que ie cognois, comme plus exemplaire. Ce seroit matiere à vne question scholastique, s’il est ainsi mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et laisse-on ce vain cours à son authorité, qu’on ne luy resiste iamais. On le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-il congé à vn valet ? il plie son pacquet, le voila party : mais hors de deuant luy seulement. Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu’il viura et fera son office en mesme maison, vn an, sans estre apperceu. Et quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grace. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque depesche, qui desplaise ? on la supprime forgeant tantost apres, assez de causes, pour excuser la faute d’execution ou de response. Nulles lettres estrangeres ne luy estants premierement apportées, il ne void que celles qui semblent commodes à sa science. Si par cas d’aduanture il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur certaine personne, de les luy lire, on y trouue sur le champ ce qu’on veut et faict-on à tous coups que tel luy demande pardon, qui l’iniurie par sa lettre. Il ne void en fin affaires, que par vne image disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu’on peut, pour n’esueiller son chagrin et son courroux. I’ay veu souz des figures differentes, assez d’economies longues, constantes, de tout pareil effect.

Il est tousiours procliue aux femmes de disconuenir à leurs maris. Elles saisissent à deux mains toutes couuertures de leur contraster la premiere excuse leur sert de pleniere iustification. I’en ay veu, qui desrobboit gros à son mary, pour, disoit-elle à son confesseur, faire ses aulmosnes plus grasses. Fiez vous à cette religieuse dispensation. Nul maniement leur semble auoir assez de dignité, s’il vient de la concession du mary. Il faut qu’elles I’vsurpent ou finement ou fierement, et tousiours iniurieusement, pour luy donner de la grace et de l’authorité. Comme en mon propos, quand c’est contre vn pauure vieillard, et pour des enfants, lors empoignent elles ce tiltre, et en seruent leur passion, auec gloire : et comme en vn commun seruage, monopolent facilement contre sa domination et gouuernement. Si ce sont masles, grands et fleurissans, ils subornent aussi incontinent ou par force, ou par faueur, et maistre d’hostel et receueur, et tout le reste. Ceux qui n’ont ny femme ny fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieil Caton disoit en son temps, qu’autant de valets, autant d’ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté de son siecle au nostre, il ne nous a pas voulu aduertir, que femme, fils, et valet, autant d’ennemis à nous. Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d’inapperceuance et d’ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit-ce de nous ; mesme en ce temps, où les luges qui ont à decider noz controuerses, sont communément partisans de l’enfance et interessez ?Au cas que cette pipperie m’eschappe à voir, aumoins ne m’eschappe-il pas, à voir que ie suis tres-pippable. Et aura-on iamais assez dit, de quel prix est vn amy, à comparaison de ces liaisons ciuiles ? L’image mesme, que i’en voy aux bestes, si pure, auec quelle religion ie la respecte ! Si les autres me pippent, au moins ne me pippe-ie pas moy-mesme à m’estimer capable de m’en garder : ny à me ronger la ceruelle pour m’en rendre. Ie me sauue de telles trahisons en mon propre giron, non par vne inquiete et tumultuaire curiosité, mais par diuersion plustost, et resolution. Quand i’oy reciter l’estat de quelqu’vn, ie ne m’amuse pas à luy : ie tourne incontinent les yeux à moy, voir comment i’en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m’aduertit et m’esueille de ce costé-là. Tous les iours et à toutes heures, nous disons d’vn autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçauions replier aussi bien qu’estendre nostre consideration. Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de leur cause, courant en auant temerairement à l’encontre de celle qu’ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits, propres à leur estre relancez plus auantageusement.

Feu M. le Mareschal de Monluc, ayant perdu son filz, qui mourut en l’Isle de Maderes, braue Gentil-homme à la verité et de grande esperance, me faisoit fort valoir entre ses autres regrets, le desplaisir et creue-cœur qu’il sentoit de ne s’estre iamais communiqué à luy : et sur cette humeur d’vne grauité et grimace paternelle, auoir perdu la commodité de gouster et bien cognoistre son filz ; et aussi de luy declarer l’extreme amitié qu’il luy portoit, et le digne iugement qu’il faisoit de sa vertu. Et ce pauure garçon, disoit-il, n’a rien veu de moy qu’vne contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance, que ie n’ay sceu ny l’aimer ny l’estimer selon son merite. A qui gardoy-ie à descouurir cette singuliere affection que ie luy portoy dans mon ame ? estoit-ce pas luy qui en deuoit auoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Ie me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conuersation, et sa volonté quant et quant, qu’il ne me peut auoir portée autre que bien froide, n’ayant iamais receu de moy que rudesse, ny senti qu’vne façon tyrannique. Ie trouue que cette plainte estoit bien prise et raisonnable. Car comme ie sçay par vne trop certaine experience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de noz amis, que celle que nous apporte la science de n’auoir rien oublié à leur dire, et d’auoir eu auec eux vne parfaite et entiere communication. Ô mon amy ! En vaux-ie mieux d’en auoir le goust, ou si i’en vaux moins ? i’en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m’honnore. Est-ce pas vn pieux et plaisant office de ma vie, d’en faire à tout iamais les obseques ? Est-il iouyssance qui vaille cette priuation ? Ie m’ouure aux miens tant que ie puis, et leur signifie tres-volontiers l’estat de ma volonté, et de mon iugement enuers eux, comme enuers vn chacun : ie me haste de me produire, et de me presenter : car ie ne veux pas qu’on s’y mesconte, à quelque part que ce soit. Entre autres coustumes particulieres qu’auoient noz anciens Gaulois, à ce que dit Cæsar, cette-cy en estoit I’vne, que les enfans ne se presentoyent aux peres, ny s’osoyent trouuer en public en leur compagnie, que lors qu’ils commençoyent à porter les armes ; comme s’ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison, que les peres les receussent en leur familiarité et accointance.I’ay veu encore vne autre sorte d’indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d’auoir priué pendant leur longue vie, leurs enfans de la part qu’ils deuoient auoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux, à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d’en disposer à leur fantasie. Et ay cognu tel Seigneur des premiers officiers de nostre Couronne, ayant par esperance de droit à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude, iouyssant encore de tous ses biens par l’ordonnance du pere, qui auoit de sa part vescu pres de quatre vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouue-ie peu d’aduancement à vn homme de qui les affaires se portent bien, d’aller chercher vne femme qui le charge d’vn grand dot ; il n’est point de debte estrangere qui apporte plus de ruyne aux maisons : mes predecesseurs ont communement suyui ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu’elles soyent moins traictables et recognoissantes, se trompent, de faire perdre quelque reelle commodité, pour vne si friuole coniecture. À vne femme desraisonnable, il ne couste non plus de passer par dessus vne raison, que par dessus vne autre. Elles s’ayment le mieux où elles ont plus de tort. L’iniustice les alleche : comme les bonnes, l’honneur de leurs actions vertueuses : et en sont debonnaires d’autant plus, qu’elles sont plus riches : comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu’elles sont belles.

Exemple d’un vieillard qui, voulant se faire craindre, était le jouet de tout son entourage. — J’ai connu quelqu’un qui avait été très autoritaire dans sa jeunesse ; l’âge l’a atteint, mais il se maintient dans un aussi bon état que possible : il frappe, il mord, il jure, se montre le maître le plus difficile à servir qui soit en France ; il s’épuise en soins et vigilance. Tout cela est comédie : autour de lui, c’est un complot dans lequel entre sa famille elle-même ; la meilleure part de tout ce qui est dans le grenier, dans la cave, voire même dans sa bourse, est pour les autres, bien qu’il en ait les clefs dans son aumônière et y veille plus que sur ses yeux. Pendant qu’il se contente de vivre sur ses économies et d’une table chichement servie, dans tous les réduits de sa maison c’est une débauche continue ; on s’amuse, on dépense, on raille les chimères que se forgent sa vaine colère et sa prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui ; si par hasard quelque serviteur de petite importance s’attache à lui, on excite aussitôt contre ce fâcheux les soupçons du maître : chose facile, la vieillesse méfiante y étant naturellement portée. Bien souvent il s’est vanté à moi de la fermeté avec laquelle il tient les siens en bride, de l’obéissance absolue et du respect qu’il en obtient ; il voit vraiment bien peu clair dans ses affaires ! « Lui seul ignore ce qui se passe chez lui (Térence) ! » Je ne connais pas d’homme qui, pour conserver la direction de sa maison, ait recours à plus de moyens naturels ou indiqués par l’expérience, et cela pour être joué comme un enfant ; c’est ce qui me l’a fait choisir comme un exemple des plus typiques, parmi plusieurs situations de ce genre au courant desquelles je suis. « En est-il mieux ainsi ou vaudrait-il mieux qu’il en fût autrement ? » c’est une question sur laquelle on peut ergoter. En apparence on lui cède toujours, mais c’est là une concession sans portée faite à son autorité ; on ne lui résiste jamais, on l’écoute, on le craint, on le respecte autant qu’il peut le souhaiter. Donne-t-il congé à un domestique ? celui-ci fait son paquet et le voilà parti, mais seulement hors de sa présence ; la vieillesse a de si lentes allures, ses sens sont si troublés, que le dit valet vivra et continuera son service dans la maison pendant un an, sans qu’il l’aperçoive ; puis, au bout d’un laps de temps convenable, on fait - arriver des lettres qui viennent de loin, excitant la compassion, pleines de supplications et de promesses de bien faire, et il obtient de rentrer en grâce. Monsieur passe-t-il quelque marché, écrit-il quelque lettre qui déplaisent, on les supprime, et, quelque temps après, on invente des raisons pour justifier le défaut d’exécution ou une réponse non arrivée. Nulle lettre du dehors ne lui est remise de prime abord, il ne voit que celles dont il n’est pas à craindre qu’il ait connaissance ; si par hasard il met la main sur une qu’on avait intérêt à lui cacher, comme il a l’habitude de s’en remettre à certaine personne pour les lui lire, on leur fait toujours dire ce qu’on veut ; c’est ainsi que fréquemment tel est présenté comme lui demandant pardon, alors qu’il l’injurie. Finalement, il ne voit ses affaires que sous un jour autre que ce qui est arrangé à dessein et lui donnant satisfaction au mieux de ce qui se peut, pour n’éveiller ni sa mauvaise humeur, ni son courroux. Sous des formes différentes, j’ai vu dans bien des maisons les affaires domestiques se régler longtemps et d’une façon continue de même sorte, c’est-à-dire tout autrement en réalité qu’en apparence.

Quand les vieillards sont chagrins, grondeurs, avares, femme, enfants, domestiques se liguent contre eux pour les tromper. — Les femmes ont toujours un penchant naturel à contrarier la volonté de leurs maris ; elles saisissent avec empressement toutes les occasions de faire le contraire de ce qu’ils voudraient, et la première excuse venue suffit pour les justifier pleinement à leurs propres yeux. J’en ai connu une qui volait de grosses sommes à son mari pour, disait-elle à son confesseur, faire des aumônes plus abondantes ; fiez-vous donc à cet emploi en œuvres pies ! Nulle jouissance ne leur paraît digne, si c’est du consentement du mari ; il faut, pour qu’elle leur soit agréable et qu’elles en fassent cas, qu’elles s’en soient emparées, soit par adresse, soit par autorité et toujours autrement que ce ne devrait être. Quand il arrive, comme dans le cas que je viens de citer, que la femme a affaire à un pauvre vieillard et qu’elle agit pour ses enfants, forte de ce prétexte, cela devient chez elle une passion dont elle se fait gloire ; et pour s’affranchir, eux et elle, de cet esclavage commun, elle en arrive facilement à conspirer contre sa domination et son administration. Si les enfants sont déjà grands et en plein développement, ils ont vite fait aussi de suborner, soit en les intimidant, soit en les corrompant, le maître d’hôtel, l’homme d’affaires et tout le reste. Celui qui n’a ni femme ni fils est davantage à l’abri de semblable disgrâce ; mais quand elle lui survient, elle est plus cruelle encore et moins honorable. Caton disait de son temps : « Autant de domestiques, autant d’ennemis » ; ne pensez-vous pas qu’étant donnée la pureté relative de son siècle par rapport au nôtre, il dirait aujourd’hui : « Femme, enfants, domestiques sont autant d’ennemis, que nous avons. » Il est heureux que la décrépitude apporte avec elle un défaut de clairvoyance, une ignorance de ce qui se passe autour de nous, une facilité à nous laisser tromper, qui sont autant de bienfaits. S’il en était autrement et que nous voulions régimber, que deviendrions-nous en ce temps où les juges qui ont à intervenir dans nos débats, sont eux-mêmes d’ordinaire portés à donner raison aux enfants et intéressés dans la question ?

Pour nous diriger à ce moment de la vie, profitons des exemples que nous avons autour de nous. — Si je ne m’aperçois pas que je suis joué, au moins ne m’échappe-t-il pas de voir que je puis très bien l’être ; aussi, combien appréciable un ami véritable et comme en diffèrent ces liaisons qui ne sont que des relations de société ; les bêtes elles-mêmes nous donnent ce spectacle de rapports aussi touchants et, quand j’en suis témoin, je me fais scrupule de les troubler ! Si les autres me trompent, du moins je ne me trompe pas moi-même au point de me croire capable de m’en garantir et de me mettre la cervelle à l’envers pour y échapper ; je me garde de semblables trahisons dans mon intérieur, non par une curiosité inquiète et toujours en émoi, mais par les diversions que je fais naître et les résolutions que je prends. Quand j’entends raconter ce qui arrive à quelqu’un, je ne m’amuse pas à m’apitoyer sur lui ; je fais aussitôt un retour sur moi-même et considère dans quelle mesure cela peut s’appliquer à moi ; tout ce qui touche mon prochain, me touche ; tout accident qui lui survient est pour moi un avertissement et appelle de ce côté mon attention. Tous les jours, à toutes heures, nous disons d’un autre ce que nous pourrions dire plus à propos de nous si nous savions reporter aussi sur nous-mêmes cet esprit d’observation dont nous faisons si bien application à ce qui ne nous touche pas. Nombre d’auteurs portent atteinte à la cause qu’ils défendent, en se livrant d’une façon irréfléchie à des attaques contre la partie adverse, lui décochant des traits qui se prêtent à leur être retournés et susceptibles de leur faire plus de mal qu’ils n’en ont fait eux-mêmes.

Un père regrette parfois de s’être montré trop grave, trop peu bienveillant envers ses enfants, au lieu de les traiter en amis et de les prendre pour confidents. — Feu M. le Maréchal de Montluc qui, à l’île de Madère, avait perdu son fils, brave gentilhomme en vérité et sur lequel reposaient de grandes espérances, me contait ses regrets, insistant surtout sur le chagrin et le crève-cœur qu’il éprouvait de ne s’être jamais complètement livré à lui ; de ce que, pour avoir eu la fantaisie de conserver vis-à-vis de lui cette gravité, cette morgue affectée que revêt volontiers l’autorité paternelle, il s’était bénévolement privé de l’agrément d’apprécier et de bien connaître ce fils et aussi de lui révéler la profonde affection qu’il lui portait et en quelle estime il le tenait pour ses qualités : « Ce pauvre garçon, disait-il, ne m’a jamais vu qu’avec une mine refrognée et semblant faire peu de cas de lui ; il a emporté la croyance que je n’ai su ni l’aimer, ni apprécier ses mérites. À qui donc devais-je découvrir la tendresse particulière qu’au fond du cœur je lui portais ? n’est-ce pas à lui, auquel j’eusse dû m’en ouvrir pour lui en donner la joie et qu’il m’en fût reconnaissant. Je me suis contraint, mis à la torture, pour conserver à son endroit ce vain masque d’indifférence ; cela m’a fait perdre le plaisir de sa fréquentation, et aussi de son affection qui ne pouvait être bien chaude à mon endroit, n’ayant jamais été que rudoyé par moi et d’une façon parfois tyrannique. » Je trouve ces regrets fondés et bien rationnels. Je ne le sais que trop par expérience, il n’est rien qui adoucisse le chagrin que nous ressentons de la perte de nos amis comme d’avoir la certitude de n’avoir rien omis de ce qu’on avait à leur dire et d’avoir été avec eux en communication parfaite et complète d’idées et de sentiments. Ô mon ami, cet échange de pensées entre nous a-t-il été pour moi un bien, a-t-il été un mal ? Il a été un bien, j’en vaux beaucoup mieux, il n’y a pas à en douter ; le regret que je conserve de toi m’honore et me console, et c’est un pieux et agréable devoir de ma vie de me remémorer constamment ces souvenirs qui ne sont plus, privation qu’aucune jouissance ne peut compenser.

Je m’ouvre aux miens autant que je le puis et leur marque très volontiers les dispositions de cœur et d’esprit en lesquelles je suis à leur égard ; j’en agis du reste ainsi avec chacun. Je me hâte de me révéler, pour qu’on me voie tel que je suis, ne voulant pas qu’on y trouve du mécompte sous quelque rapport que ce soit. — On lit dans César que, parmi les coutumes spéciales à nos ancêtres les Gaulois, les enfants se présentaient à leurs pères et n’osaient paraître avec eux en public que lorsqu’ils commençaient à porter les armes, comme si par là ils eussent voulu témoigner que c’était le moment, pour les pères, d’admettre leurs enfants à frayer familièrement avec eux.

C’est un tort de laisser à sa veuve les biens dont les enfants devraient jouir ; comme aussi épouser une femme ayant une belle dot, n’est pas toujours une bonne affaire. — J’ai encore relevé en mon temps un autre genre d’abus chez certains pères de famille : non contents d’avoir, pendant une longue vie, privé leurs enfants de la part de revenus que, naturellement, ils eussent dû leur abandonner, ils laissent encore, après eux, à leurs femmes la possession de tous leurs biens avec latitude d’en disposer à leur fantaisie. J’ai connu un seigneur occupant une des premières charges de la couronne de France, qui, de par ses droits, avait en espérance plus de cinquante mille écus de rente, et qui est mort, à cinquante ans, dans le besoin, accablé de dettes, ayant encore sa mère arrivée à la plus extrême décrépitude qui jouissait de tous ses biens de par la volonté de son père qui, pour son compte, avait vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble pas du tout raisonnable. — Et pourtant, je trouve peu d’avantage, pour quelqu’un qui se trouve en bonne situation de fortune, à rechercher, pour s’allier, une femme qui lui apporte une grosse dot ; de toutes les dettes qu’on peut avoir, il n’en est pas qui soit plus une cause de ruine pour les maisons ; mes pères s’en sont tous fort judicieusement gardés et j’ai fait de même. — Toutefois ceux qui nous détournent d’épouser des femmes riches, de peur qu’elles soient moins traitables et moins reconnaissantes, se trompent lorsque, pour une conjecture aussi douteuse, ils nous font perdre de réels avantages. Une femme déraisonnable ne se laisse pas plus arrêter par une raison que par une autre ; ce qu’elle préfère, c’est ce qui est le moins à faire ; le mal l’attire, tout comme fait la vertu chez celles qui sont bonnes ; les plus riches sont fréquemment les plus maniables, comme souvent aussi plus belles elles sont, plus elles mettent leur gloire à demeurer chastes.

C’est raison de laisser l’administration des affaires aux meres pendant que les enfans ne sont pas en l’aage selon les loix pour en manier la charge : mais le pere les a bien mal nourris, s’il ne peut esperer qu’en leur maturité, ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l’ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit-il toutesfois à la verité plus contre Nature, de faire despendre les meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement, dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison et de leur aage, d’autant que la necessité et l’indigence est beaucoup plus mal seante et mal-aisée à supporter à elles qu’aux masles : il faut plustost en charger les enfans que la mere.En general, la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre, les laisser distribuer à l’vsage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que d’vne prescription ciuile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté audelà, ie tien qu’il faut vne grande cause et bien apparente pour nous faire oster à vn, ce que sa Fortune luy auoit acquis, et à quoy la iustice commune l’appelloit : et que c’est abuser contre raison de cette liberté, d’en seruir noz fantasies friuoles et priuées. Mon sort m’a faict grace, de ne m’auoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et diuertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. I’en voy, enuers qui c’est temps perdu d’employer vn long soin de bons offices. Vn mot receu de mauuais biais efface le merite de dix ans. Heureux, qui se trouue à point, pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine action l’emporte, non pas les meilleurs et plus frequents offices, mais les plus recents et presents font l’operation. Ce sont gents qui se iouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent interest. C’est chose de trop longue suitte, et de trop de poids, pour estre ainsi promenée à chasque instant : et en laquelle les sages se plantent vne fois pour toutes, regardans sur tout à la raison et obseruance publique. Nous prenons vn peu trop à cœur ces substitutions masculines et proposons vne eternité ridicule à noz noms. Nous poisons aussi trop les vaines coniectures de l’aduenir, que nous donnent les esprits puerils. À l’aduenture eust on faict iniustice, de me deplacer de mon rang, pour auoir esté le plus lourd. et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma prouince : soit leçon d’exercice d’esprit, soit leçon d’exercice de corps. C’est follie de faire des triages extraordinaires, sur la foy de ces diuinations, ausquelles nous sommes si souuent trompez. Si on peut blesser cette regle, et corriger les destinées aux chois qu’elles ont faict de noz heritiers, on le peut auec plus d’apparence, en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle vice constant inamandable : et selon nous, grands estimateurs de la beauté, d’important preiudice.Le plaisant dialogue du legislateur de Platon, auec ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment donc, disent ils sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous, à qui il nous plaira ? Ô Dieux, quelle cruauté ! Qu’il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront seruy en noz maladies, en nostre vieillesse, en noz affaires, de leur donner plus et moins selon noz fantasies ! À quoy le legislateur respond en cette maniere : Mes amis, qui auez sans doubte bien tost à mourir, il est mal-aisé, et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suiuant l’inscription Delphique. Moy, qui fay les loix, tien, que ny vous n’estes à vous, ny n’est à vous ce que vous iouyssez. Et voz biens et vous, estes à vostre famille tant passée que future : mais encore plus sont au public, et vostre famille et voz biens. Parquoy de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos, de faire testament iniuste, ie vous en garderay. Mais ayant respect et à l’interest vniuersel de la cité, et à celuy de vostre maison, i’establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doit ceder à la commune. Allez vous en ioyeusement où la necessité humaine vous appelle. C’est à moy, qui ne regarde pas I’vne chose plus que l’autre, qui autant que ie puis, me soingne du general, d’auoir soucy de ce que vous laissez.Reuenant à mon propos, il me semble en toutes façons, qu’il naist rarement des femmes à qui la maistrise soit deuë sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle : si ce n’est pour le chastiment de ceux, qui par quelque humeur fiebureuse, se sont volontairement soubsmis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C’est l’apparence de cette consideration, qui nous a faict forger et donner pied si volontiers, à cette loy, que nul ne veit onques, qui priue les femmes de la succession de cette couronne : et n’est guere Seigneurie au monde, où elle ne s’allegue, comme icy, par vne vraysemblance de raison qui l’authorise : mais la Fortune luy a donné plus de credit en certains lieux qu’aux autres. Il est dangereux de laisser à leur iugement la dispensation de nostre succession, selon le choix qu’elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade, qu’elles ont au temps de leurs groisses, elles l’ont en l’ame, en tout temps. Communement on les void s’addonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car n’ayans point assez de force de discours, pour choisir et embrasser ce qui le vault, elles se laissent plus volontiers aller, où les impressions de Nature sont plus seules : comme les animaux qui n’ont cognoissance de leurs petits, que pendant qu’ils tiennent à leurs mammelles.Au demeurant il est aisé à voir par experience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d’authorité, a les racines bien foibles. Pour vn sort leger profit, nous arrachons tous les iours leurs propres enfans d’entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chetiue nourrisse, à qui nous ne voulons pas commettre les nostres, ou à quelque cheure ; leur deffendant non seulement de les allaiter, quelque danger qu’ils en puissent encourir : mais encore d’en auoir aucun soin, pour s’employer du tout au seruice des nostres. Et voit-on en la plus part d’entre elles, s’engendrer bien tost par accoustumance vn’affection bastarde, plus vehemente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conseruation des enfans empruntez, que des leurs propres. Et ce que i’ay parlé des cheures, c’est d’autant qu’il est ordinaire autour de chez moy, de voir les femmes de village, lors qu’elles ne peuuent nourrir les enfans de leurs mammelles, appeller des cheures à leurs secours. Et i’ay à cette heure deux lacquais, qui ne tetterent iamais que huict iours laict de femmes. Ces cheures sont incontinent duites à venir allaicter ces petits enfans, recognoissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en presente vn autre que leur nourrisson, elles le refusent, et l’enfant en fait de mesme d’vne autre cheure. I’en vis vn l’autre iour, à qui on osta la sienne, par ce que son pere ne l’auoit qu’empruntée d’vn sien voisin, il ne peut iamais s’adonner à l’autre qu’on luy presenta, et mourut sans doute, de faim. Les bestes alterent et abbastardissent aussi aisément que nous, l’affection naturelle. Ie croy qu’en ce que recite Herodote de certain destroit de la Lybie, il y a souuent du mesconte : il dit qu’on s’y mesle aux femmes indifferemment mais que l’enfant ayant force de marcher, trouue son pere celuy, vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas.Or à considerer cette simple occasion d’aymer noz enfans, pour les auoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes : il semble qu’il y ait bien vne autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommendation : Car ce que nous engendrons par l’ame, les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produits par vne plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres. Nous sommes pere et mere ensemble en cette generation : ceux-cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d’honneur, s’ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans, est beaucoup plus leur, que nostre : la part que nous y auons est bien legere mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la grace et prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous rapportent bien plus viuement que les autres. Platon adiouste, que ce sont icy des enfants immortels, qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les Histoires estants pleines d’exemples de cette amitié commune des peres enuers les enfans, il ne m’a pas semblé hors de propos d’en trier aussi quelqu’vn de cette-cy. Heliodorus ce bon Euesque de Tricea, ayma mieux perdre la dignité, le profit, la deuotion d’vne prelature si venerable, que de perdre sa fille : fille qui dure encore bien gentille : mais à l’aduenture pourtant vn peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille ecclesiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse façon. Il y eut vn Labienus à Rome, personnage de grande valeur et authorité, et entre autres qualitez, excellent en toute sorte de literature, qui estoit, ce croy-ie, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent soubs Cæsar en la guerre des Gaules, et qui depuis s’estant ietté au party du grand Pompeius, s’y maintint si valeureusement iusques à ce que Cæsar le deffit en Espaigne. Ce Labienus dequoy ie parle, eut plusieurs enuieux de sa vertu, et comme il est vray-semblable, les courtisans et fauoris des Empereurs de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles, qu’il retenoit encore contre la tyrannie, desquelles il est croiable qu’il auoit teint ses escrits et ses liures. Ses aduersaires poursuiuirent deuant le magistrat à Rome, et obtindrent de faire condamner plusieurs siens ouurages qu’il auoit mis en lumiere, à estre bruslés. Ce fut par luy que commença ce nouuel exemple de peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les escrits mesmes, et les estudes. Il n’y auoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n’y meslions des choses que Nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inuentions de nostre esprit : et si nous n’allions communiquer les maux corporels aux disciplines et monumens des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de suruiure à cette sienne si chere geniture ; il se fit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourueut tout d’vn train à se tuer et à s’enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus vehemente affection paternelle que celle-là. Cassius Seuerus, homme tres-eloquent et son familier, voyant brusler ses liures, crioit que par mesme sentence on le deuoit quant et quant condamner à estre bruslé tout vif, car il portoit et conseruoit en sa memoire ce qu’ils contenoient. Pareil accident aduint à Greuntius Cordus accusé d’auoir en ses liures loué Brutus et Cassius. Ce Senat vilain, seruile, et corrompu, et digne d’vn pire maistre que Tibere, condamna ses escrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucanus estant iugé par ce coquin Neron ; sur les derniers traits de sa vie, comme la pluspart du sang fut desia escoulé par les veines des bras, qu’il s’estoit faictes tailler à son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extremitez de ses membres, et commençast à s’approcher des parties vitales ; la derniere chose qu’il eut en sa memoire, ce furent aucuns des vers de son liure de la guerre de Pharsale, qu’il recitoit, et mourut ayant cette derniere voix en la bouche. Cela qu’estoit-ce, qu’vn tendre et paternel congé qu’il prenoit de ses enfans ; representant les a-dieux et les estroits embrassemens que nous donnons aux nostres en mourant ; et vn effet de cette naturelle inclination, qui r’appelle en nostre souuenance en cette extremité, les choses, que nous auons eu les plus cheres pendant nostre vie ?Pensons nous qu’Epicurus qui en mourant tourmenté, comme il dit, des extremes douleurs de la cholique, auoit toute sa consolation en la beauté de la doctrine qu’il laissoit au monde, eust receu autant de contentement d’vn nombre d’enfans bien nais et bien esleuez, s’il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escrits ? et que s’il eust esté au chois de laisser apres luy vn enfant contrefaict et mal nay, ou vn liure sot et inepte, il ne choisist plustost, et non luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d’encourir le premier mal’heur que l’autre ? Ce seroit à l’aduenture impieté en Sainct Augustin, pour exemple, si d’vn costé on luy proposoit d’enterrer ses escrits, dequoy nostre religion reçoit vn si grand fruict, ou d’enterrer ses enfans au cas qu’il en eust, s’il n’aymoit mieux enterrer ses enfans. Et ie ne sçay si ie n’aymerois pas mieux beaucoup en auoir produict vn parfaictement bien formé, de l’accointance des Muses, que de l’accointance de ma femme. À cettuy-cy tel qu’il est, ce que ie donne, ie le donne purement et irreuocablement, comme on donne aux enfans corporels. Ce peu de bien, que ie luy ay faict, il n’est plus en ma disposition. Il peut sçauoir assez de choses que ie ne sçay plus, et tenir de moy ce que ie n’ay point retenu : et qu’il faudroit que tout ainsi qu’vn estranger, i’empruntasse de luy, si besoin m’en venoit. Si ie suis plus sage que luy, il est plus riche que moy. Il est peu d’hommes addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent plus d’estre peres de l’Eneide que du plus beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément l’vne perte que l’autre. Car selon Aristote, de tous ouuriers le poëte est nommément le plus amoureux de son ouurage. Il est malaisé à croire, qu’Epaminondas qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroyent vn iour honneur à leur pere (c’estoyent les deux nobles victoires qu’il auoit gaigné sur les Lacedemoniens) eust volontiers consenty d’eschanger celles-là, aux plus gorgiases de toute la Grece : ou qu’Alexandre et Cæsar ayent iamais souhaité d’estre priuez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d’auoir des enfans et heritiers, quelques parfaicts et accompliz qu’ils peussent estre. Voire ie fay grand doubte que Phidias ou autre excellent statuaire, aymast autant la conseruation et la durée de ses enfans naturels, comme il feroit d’vne image excellente, qu’auec long trauail et estude il auroit parfaite selon l’art. Et quant à ces passions vitieuses et furieuses, qui ont eschauffé quelque fois les peres à l’amour de leurs fillos, ou les meres enuers leurs fils, encore s’en trouue-il de pareilles en cette autre sorte de parenté. Tesmoing ce que lon recite de Pygmalion, qu’ayant basty vne statue de femme de beauté singuliere, il deuint si esperduement espris de l’amour forcené de ce sien ouurage, qu’il falut ; qu’en faueur de sa rage les Dieux la luy viuifiassent :

Tentatum mollescit ebur, posilóque rigore
Subsidit digitis.

Un mari ne doit laisser à sa veuve que ce qui lui est nécessaire pour se maintenir dans le rang qu’elle occupe dans la société. — On a raison de laisser l’administration de leurs biens entre les mains de la mère, tant que les enfants ne sont pas à l’âge fixé par la loi pour l’exercer eux-mêmes ; mais le père les a bien mal élevés, s’il ne peut compter qu’à leur majorité, ils n’auront pas plus de sagesse et de capacité que sa femme, étant donnée la faiblesse ordinaire de ce sexe. Je conviens toutefois qu’il est encore plus contre nature de mettre une mère à la discrétion de ses enfants ; il faut lui laisser largement de quoi lui permettre de tenir son rang d’après la situation de sa maison et suivant son âge, d’autant que le besoin et l’indigence étant beaucoup plus malséants et pénibles pour la femme que pour l’homme, il faut les épargner à la mère plutôt qu’aux enfants.

Pour la répartition de ses biens, à sa mort, le mieux est de s’en rapporter aux lois de son pays. — En général, la plus sage répartition que nous puissions faire de nos biens, en mourant, me paraît être de nous conformer en cela aux usages du pays les lois y ont pourvu mieux que nous ne pouvons le faire, et il est préférable qu’elles fassent erreur dans les choix qu’elles ont faits que de nous hasarder nous-mêmes à nous tromper dans ceux que nous pourrions faire inconsidérément. Nos biens, à proprement parler, ne nous appartiennent pas puisque des dispositions légales déterminent, en dehors de nous, ceux qui doivent les posséder après nous. Bien que nous ayons quelque liberté de faire autrement, je tiens qu’il faut un motif bien sérieux, bien indiscutable, pour que nous enlevions à quelqu’un ce que sa bonne fortune lui a réservé et que les lois lui reconnaissent, et que c’est abuser, contre tout droit, de cette liberté, que de la faire servir à nos fantaisies frivoles et personnelles. Le sort m’a fait grâce d’occasions où j’eusse pu être tenté d’égarer mon affection en dehors de ce qui est dans les règles communes et légitimes. — Je vois des gens auprès desquels c’est perdre son temps que de leur prodiguer ses bons offices ; un mot pris de travers efface le mérite de dix années d’excellents services ; heureux, en pareil cas, qui se trouve à point pour, à leur heure dernière, faire tourner à leur avantage les dispositions en lesquelles ils sont ! Avec eux, ce qui a été fait en dernier lieu décide de tout ; ce ne sont pas les services les meilleurs et les plus fréquents qu’ils considèrent, mais les plus récents, ceux du moment. Ils jouent de leur testament comme de pommes et de verges, pour récompenser ou punir chaque action de ceux qui peuvent y être intéressés. C’est cependant chose de trop d’importance et qui mérite qu’on y réfléchisse longtemps, pour être ainsi modifiée à tout instant ; les sages ne s’y résolvent qu’une fois pour toutes, s’y préoccupant surtout de ce que commandent la raison et l’observation des lois.

Les substitutions sont ridicules, et on fait souvent erreur en jugeant de l’avenir des enfants sur leur extérieur. — Nous prenons aussi un peu trop à cœur ces substitutions favorisant les branches masculines dans l’idée ridicule d’éterniser notre nom. Nous tenons également trop de compte des conjectures incertaines de l’avenir que nous formons sur le caractère que nous croyons reconnaître chez les enfants. N’eût-il pas été injuste de me faire déchoir du rang que j’occupais, parce que j’étais le plus lourdaud et le moins dégourdi, le plus long à apprendre et le plus ennuyé lorsqu’il était question de leçon, non seulement de tous mes frères, mais de tous les enfants de ma province, qu’il s’agit d’exercices de corps ou de ceux de l’esprit ? C’est folie de faire des distinctions de quelque importance, basées sur ce qu’on croit deviner et qui, si souvent, ne se réalise pas. S’il est licite d’aller à l’encontre des règles qui déterminent quels sont nos héritiers et de corriger ces désignations, il semble que ce doit être surtout à titre de compensation, dans le cas de quelque particulière difformité corporelle, constituant un vice irrémédiable et qui ne peut s’atténuer, ce qui, selon nous qui sommes grands appréciateurs de la beauté, est une cause de préjudice considérable.

Raisons données par Platon pour que les héritages soient réglés par les lois. — Je rapporterai ici, pour donner plus de relief à ma prose, le plaisant dialogue du législateur de Platon avec ses concitoyens : « Comment, lui dit-on, sentant notre fin prochaine, nous ne pourrons disposer de ce qui nous appartient en faveur de qui nous plaira ? Dieux, quelle cruauté ! nous ôter la possibilité de donner plus ou moins, à notre gré, à ceux des nôtres qui nous auront prodigué leurs soins pendant que nous étions malades, durant notre vieillesse, ou qui se seront occupés de nos affaires ! » — À quoi le législateur répond : « Mes amis, sans aucun doute vous ne tarderez pas à mourir ; et comme, ainsi que le porte l’inscription du temple de Delphes, il vous est difficile de vous connaître et de connaître ce qui est à vous, moi qui fais les lois, j’estime que vous ne vous appartenez pas et que ce dont vous avez la jouissance ne vous appartient pas davantage. Vous et vos biens appartenez à votre famille tant passée que future ; mais plus encore, vous, votre famille et vos biens appartenez à la chose publique. C’est pourquoi, de peur que quelque flatteur, durant votre vieillesse ou votre maladie, ou quelque passion ne vous sollicitent mal à propos de faire un testament inique, je vous en préserverai ; et comme je respecte l’intérêt commun de la cité et celui de votre maison, je ferai des lois où, comme de raison, l’intérêt particulier sera primé par l’intérêt général. Allez-vous-en donc gaîment où les nécessités auxquelles l’humanité est astreinte, vous appellent ; c’est à moi, qui ne me passionne pas plus pour une chose que pour une autre, et qui, dans la mesure du possible ne me préoccupe que de l’intérêt de tous, à avoir souci de ce que vous laissez. »

Il ne faut pas laisser aux femmes le droit de partager nos biens entre leurs enfants ; la mobilité et la faiblesse de leur jugement ne leur permettent pas de faire de bons choix. — Revenons à notre sujet. Il me semble que, quel que soit le point de vue auquel nous nous placions, il est peu de femmes nées avec des aptitudes telles, que leur autorité sur l’homme s’impose, en dehors de l’autorité maternelle et de l’influence qu’elles ont de par la nature elle-même. Il n’est pas question ici de ceux qui, punis par où ils ont péché, se sont, par suite de quelque passion malsaine, volontairement soumis à elles, d’autant que nous parlons de vieilles femmes, ce qui n’est pas le cas des leurs. C’est apparemment cette considération qui nous a fait édicter cette loi, admise si facilement et dont nul n’a jamais vu le texte, qui, chez nous, prive les femmes de la couronne. Il n’est guère de seigneurie au monde où la question ne se soit posée en raison du bien-fondé du motif qui justifie le principe ; mais les choses ont fait qu’il a trouvé plus de partisans dans certains pays que dans d’autres. — Il est dangereux de laisser la femme disposer comme elle l’entend de notre succession, les choix qu’elle fait parmi ses enfants étant toujours iniques et fantastiques parce que les appétits bizarres, les goûts dépravés qu’elle manifeste lors de ses grossesses, elle les a dans l’âme en tous temps. Communément, on la voit donner la préférence à ceux d’entre eux les plus faibles et les plus mal tournés, ou à ceux, s’il en existe, qu’elle porte encore pendus à son cou. N’ayant pas la raison assez forte pour comprendre et saisir les choses suivant la valeur qui leur est propre, elles se laissent plus volontiers aller aux impressions résultant du seul fait de la nature, comme font les animaux qui ne reconnaissent leurs petits que lorsqu’ils les ont à la mamelle.

On compte en vain sur ce qu’on appelle la tendresse maternelle. — Il est du reste facile de juger par expérience combien sont peu profondes les racines de cette affection naturelle, à laquelle nous attribuons tant d’autorité. Pour un maigre salaire, nous arrachons tous les jours des enfants des bras de leur mère pour leur substituer les nôtres ; nous amenons ces femmes à abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à laquelle nous ne voulons pas confier les nôtres ou à quelque chèvre, et nous leur interdisons non seulement de les allaiter, quelque danger qui puisse en résulter pour eux, mais encore d’en prendre aucun soin, pour s’employer tout entières au service des nôtres ; et l’on voit la plupart d’entre elles concevoir, par le fait de l’habitude, pour ces enfants d’emprunt qu’elles nourrissent, une affection bâtarde souvent plus vive que l’affection naturelle qu’elles ont pour les leurs et apporter dans les soins qu’elles leur donnent, une sollicitude plus grande qu’à l’égard de ceux qui leur appartiennent. — Si j’ai parlé de chèvre, c’est qu’autour de moi il est ordinaire que les femmes des villages, quand elles ne peuvent nourrir leurs enfants, aient recours à des chèvres ; j’ai chez moi, à cette heure, deux laquais qui n’ont tété que pendant huit jours du lait de femme. Ces chèvres s’habituent de suite à allaiter leurs nourrissons ; elles reconnaissent leur voix quand ils crient et accourent au plus vite ; si on leur en présente un autre que celui qu’elles nourrissent, elles le refusent ; l’enfant repousse également une chèvre autre que celle qui le nourrit. J’en ai vu un, dernièrement, auquel on enleva sa chèvre que son père n’avait fait qu’emprunter à un de ses voisins ; il ne voulut jamais prendre le pis de celle qu’on lui présentait à la place et mourut, probablement de faim. Chez les animaux, l’affection naturelle s’altère et s’abâtardit aussi facilement que chez nous. Je crois que ce qui, d’après Hérodote, se pratiquerait en certaines parties de la Libye, où hommes et femmes s’uniraient indifféremment et où l’enfant, quand il commence à marcher, reconnaît de lui-même son père vers lequel, au milieu de tous, le portent naturellement ses premiers pas, doit donner lieu à bien des erreurs.

Les hommes chérissent les productions de leur esprit bien plus que leurs propres enfants et, en effet, c’est bien plus exclusivement leur ouvrage. — À ne considérer que cette seule raison d’aimer nos enfants parce que nous les avons engendrés, ce qui nous les fait qualifier d’autres nous-mêmes, il est des productions d’un autre genre, émanant également de nous, qui ne sont pas, ce me semble, de moindre importance. Ce que notre âme engendre, ce qui naît de notre esprit, de notre courage, de notre capacité, provient d’une plus noble partie de nous-mêmes que notre corps, et est encore plus nous que nos enfants ; nous en sommes à la fois le père et la mère. Ces créations nous coûtent bien plus, mais aussi, lorsqu’elles ont du bon, nous font bien plus honneur. Nos enfants valent beaucoup plus de leur propre fait que du nôtre, la part que nous y avons est bien légère ; dans ces autres émanations de nous-mêmes au contraire, leur beauté, leur grâce, tout ce qui leur donne du prix est notre œuvre exclusive ; aussi nous représentent-elles et éveillent-elles sur nous l’attention beaucoup plus vivement que nos enfants. Platon ajoute que ce sont elles qui arrivent à l’immortalité et immortalisent leurs pères, allant jusqu’à en faire des dieux : Lycurgue, Solon, Minos en sont des exemples. — Les histoires étant pleines de faits qui témoignent de l’affection que les pères portent communément à leurs enfants, il m’a paru ne pas être hors de propos d’en citer quelques-uns ayant trait à l’affection que l’on porte parfois à ces autres d’origine immatérielle : — Héliodore, ce bon évêque de Tricca, préféra renoncer au rang, aux bénéfices et à la vénération que lui valait la dignité épiscopale dont il était investi, plutôt que de désavouer son roman amoureux intitulé « Théagène et Chariclée », fillette pleine de gentillesse, qui est encore de ce monde, mais, j’en conviens, un peu trop pimpante, sémillante, d’allures trop provocantes pour la fille d’un tel père, revêtu de fonctions ecclésiastiques et sacerdotales. — Il y eut à Rome un personnage de haute valeur et de grande autorité, du nom de Labiénus, qui, parmi ses autres qualités, avait celle d’exceller dans tous les genres de littérature. Il était, je crois, fils de ce grand Labiénus, le premier des lieutenants de César dans ses guerres des Gaules, lequel plus tard embrassa le parti de Pompée où il se comporta si vaillamment et finit par être défait par César en Espagne. Le Labiénus dont je parle se fit des envieux par sa vertu, et vraisemblablement aussi, en raison de sa franchise, de nombreux ennemis parmi les courtisans et les favoris des empereurs sous lesquels il vécut, non moins que par son esprit d’opposition à la tyrannie qu’il pouvait tenir de son père et qui probablement devait se retrouver dans ses écrits et dans ses livres. Ses adversaires le poursuivirent devant les magistrats et obtinrent par jugement que plusieurs de ses ouvrages, de ceux qui l’avaient mis en lumière, fussent brûlés. C’est à lui que fut appliqué, pour la première fois, à Rome, ce genre de peine qui le fut depuis à certains autres, emportant condamnation à mort des écrits eux-mêmes et de travaux littéraires. Nous n’avions pas assez de moyens ni de sujets d’exercer notre cruauté, il a fallu que nous y ajoutions des choses que la nature a exemptées de sentiment et sur lesquelles la souffrance n’a pas prise, comme les productions de l’esprit et la réputation que nous pouvons en acquérir ; que nous soumettions aux rigueurs de la discipline les inspirations qui nous viennent des Muses, et que nous leur étendions les peines corporelles qui peuvent nous atteindre nous-mêmes. Labiénus ne put supporter cette perte, ni survivre à l’œuvre qui lui devait le jour et qui lui était si chère ; il se fit porter et enfermer vivant dans le monument funéraire de ses ancêtres, où il se tua et s’ensevelit tout à la fois : il est difficile de trouver un témoignage d’affection paternelle qui surpasse celui-ci. Cassius Severus, homme d’une grande éloquence, qui était de l’intimité de Labiénus, s’écria, en voyant consumer ses livres, que la sentence eût dû le condamner lui-même à être en même temps brûlé vif, parce qu’il portait et conservait dans sa mémoire tout ce qui s’y trouvait écrit. — Pareil accident advint à Cremutius Cordus, accusé d’avoir dans ses ouvrages fait l’éloge de Brutus et de Cassius ; ce misérable sénat, servile autant que corrompu, digne d’un pire maître tel que Tibère, les condamna au feu. Pour leur tenir compagnie dans la mort, Cremutius se laissa mourir de faim. — Lucain, cet homme de bien condamné par ce monstre qu’était Néron, s’était fait, pour se donner la mort, ouvrir les veines par son médecin. Il touchait à ses derniers moments et déjà avait perdu la presque totalité de son sang, le froid avait envahi les extrémités des membres et gagnait les organes essentiels de la vie, quand il se mit à réciter certains vers de son poème sur la bataille de Pharsale, qui lui revinrent en dernier lieu à la mémoire ; il s’éteignit les ayant à la bouche. N’est-ce pas là comme un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants : tels les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres, quand notre mort est proche ; n’est-ce pas un effet de ce sentiment de la nature qui, à nos derniers moments, nous remet en mémoire ce qui, dans notre vie, a été l’objet de nos plus chères pensées ?

Épicure, à l’heure de sa mort, en proie, ainsi qu’il était obligé d’en convenir, à de très violentes douleurs d’entrailles, éprouvait une vive consolation à l’idée de la beauté de la doctrine dont il avait doté le monde. Croit-on que si, au lieu de ses écrits remarquables, il eût eu une nombreuse lignée d’enfants qu’il eut laissés après lui bien portants et bien élevés, il en eût ressenti autant de satisfaction ? ou encore, qu’ayant à choisir, pour perpétuer sa mémoire, entre un enfant contrefait et mal portant ou un livre sot et inepte, il ne se fut pas résigné, lui et tout autre de son mérite, au premier de ces malheurs plutôt qu’au second ? — Si, par exemple, on eût proposé à saint Augustin d’anéantir ses écrits dont notre religion a retiré un si grand fruit, ou de perdre ses enfants en admettant qu’il en ait eu, n’eût-ce pas été une impiété de sa part de ne pas sacrifier ces derniers ? — Je ne sais vraiment pas si je n’aimerais pas beaucoup mieux en avoir mis au monde un, réunissant toutes les perfections, issu de mon commerce avec les Muses, plutôt que de mes relations avec ma femme. À celui-ci que je suis obligé d’accepter tel qu’il est, ce que je donne, je le lui donne simplement et d’une façon irrévocable, comme tout ce que nous donnons à nos enfants selon la chair ; le peu de bien que je lui fais, cesse dès lors d’être à ma disposition. Il peut savoir des choses que je ne sais plus, en tenir de moi dont moi-même n’ai plus souvenir ; et si besoin était que je lui fasse un emprunt, il me faudrait le contracter comme le ferait un étranger ; si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi. — Il est peu d’hommes cultivant la poésie, qui ne se trouveraient mieux lotis d’être le père de l’Enéide que du plus beau garçon de Rome, et ne souffriraient davantage de la perte de celle-là que de celui-ci ; d’autant que selon Aristote, de tous ceux qui produisent, le poète est, en particulier, le plus porté à s’éprendre de ses œuvres. — On croirait difficilement qu’Epaminondas, qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c’étaient les deux brillantes victoires qu’il avait remportées sur les Lacédémoniens), eût volontiers consenti à les échanger pour les deux plus belles filles de la Grèce ; ni qu’Alexandre et César aient jamais souhaité sacrifier la célébrité qu’ils doivent à leurs glorieuses conquêtes, à l’avantage d’avoir des enfants qui eussent été leurs héritiers, si parfaits et si accomplis qu’ils eussent pu être. Je doute aussi beaucoup que Phidias, ou tout autre sculpteur passé maître en son art, eût préféré la conservation et la durée des enfants que la nature lui avait donnés, à celles de telles de ses œuvres qu’à force de travail et d’étude il a amenées à la perfection. — Ces mêmes passions contre nature que rien ne peut contenir, qui ont parfois porté des pères à concevoir de l’amour pour leurs filles et des mères pour leurs fils, se rencontrent parfois au même degré dans cette parenté d’un autre genre ; témoin ce que l’on dit de Pygmalion qui, ayant sculpté une statue de femme de singulière beauté, en devint si éperdument épris, d’un amour si violent qu’il fallut que, cédant à ses transports, les dieux lui donnassent la vie : « Il touche l’ivoire, et l’ivoire oubliant sa dureté naturelle cède et s’amollit sous ses doigts (Ovide). »