Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 9

La bibliothèque libre.



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 9
Texte 1595
Texte 1907
De la vanité.


CHAPITRE IX.

De la vanité.


Il n’en est à l’auanture aucune plus expresse, que d’en escrire si I vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé, deburoit estre soigneusement et continuellement medité, par les gens d’entendement. Qui ne voit, que i’ay pris vne route, par laquelle sans cesse et sans trauail, i’iray autant, qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions : Fortune les met trop bas : ie le tiens par mes fantasies. Si ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par les operations de son ventre. Vous voyiez chez luy, en montre, vn ordre de bassins de sept ou huict iours. C’estoit son estude, ses discours. Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuilement, des excremens d’vn vieil esprit : dur tantost, tantost lasche : et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de representer vne continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere qu’elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille liures, du seul subiect de la grammaire ? Que doit produire le babil, puisque le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde d’vne si horrible charge de volumes ? Tant de paroles, pour les paroles seules. O Pythagoras, que n’esconjuras-tu cette tempeste ! On accusoit vn Galba du temps passé, de ce qu’il viuoit oyseusement. Il respondit, que chacun deuoit rendre raison de ses actions, non pas de son seiour. Il se trompoit : car la iustice a cognoissance et animaduersion aussi, sur ceux qui chaument.Mais il y deuroit auoir quelque coërction des loix, contre les escriuains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabons et faineants. On banniroit des mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n’est pas moquerie. L’escriuaillerie semble estre quelque symptome d’vn siecle desbordé. Quand escriuismes nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? quand les Romains tant, que lors de leur ruyne ? Outre-ce que l’affinement des esprits, ce n’en est pas l’assagissement, en vne police : cet embesongnement oisif, naist de ce que chacun se prent laschement à l’office de sa vacation, et s’en desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere de chacun de nous. Les vns y conferent la trahison, les autres l’iniustice, l’irreligion, la tyrannie, l’auarice, la cruauté, selon qu’ils sont plus puissans : les plus foibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiueté desquels ie suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En vn temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire qu’inutilement, il est comme louable. Ie me console que ie seray des derniers, sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu’on pouruoira aux plus pressans, l’auray loy de m’amender. Car il me semble que ce seroit contre raison, de poursuyure les menus inconuenients, quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus, à vn qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit au visage, et à l’haleine, vn vlcere aux poulmons : Mon amy. fit-il, ce n’est pas à cette heure le temps de t’amuser à tes ongles.Ie vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu’vn personnage, de qui i’ay la memoire en recommandation singuliere, au milieu de nos grands maux, qu’il n’y auoit ny loy, ny iustice, ny magistrat, qui fist son office : non plus qu’à cette heure alla publier ie ne sçay quelles chetiues reformations, sur les habillemens, la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist vn peuple mal-mené, pour dire qu’on ne l’a pas du tout mis en oubly. Ces autres font de mesme, qui s’arrestent à deffendre à toute instance, des formes de parler, les dances, et les ieux, à vn peuple abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n’est pas temps de se lauer et decrasser, quand on est atteint d’vne bonne figure. C’est à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner, sur le poinct qu’ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de leur vie.Quant à moy, i’ay cette autre pire coustume, que si i’ay vn escarpin de trauers, ie laisse encores de trauers, et ma chemise et ma cappe : ie desdaigne de m’amender à demy. Quand ie suis en mauuais estat, ie m’acharne au mal. Ie m’abandonne par desespoir, et me laisse aller vers la cheute, et iette, comme lon dit, le manche apres la coignee. Je m’obstine à l’empirement : et ne m’estime plus digne de mon soing. Ou tout bien ou tout mal. Ce m’est faueur, que la desolation de cet estat, se rencontre à la desolation de mon aage. Ie souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez, que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que l’exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herissę au lieu de s’applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus deuost, en la bonne, qu’en la mauuaise fortune : suyuant le precepte de Xenophon, sinon suyuant sa raison. Et fais plus volontiers les doux yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir. l’ay plus de soing d’augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n’ay de la remettre, quand ie l’ay escartee. Les prosperitez me seruent de discipline et d’instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges. Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne conscience : les hommes ne se rendent gents de bien, qu’en la maunaise. Le bon heur m’est vn singulier aiguillon, à la moderation, et modestie. La priere me gaigne, la menace me rebute, la faucur me ploye, la crainte me roydit.Parmy les conditions humaines, cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quód permutatis hora recurrit equis.

l’en tiens ma part. Ceux qui suyuent l’autre extremité, de s’aggreer en eux-mesmes : d’estimer ce qu’ils tiennent au dessus du reste : et de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu’ils voyent : s’ils ne sont plus aduisez que nous, ils sont à la verité plus heureux. Je n’enuie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune.Cette humeur auide des choses nouvelles et incognues, ayde bien à nourrir en moy, le desir de voyager : mais assez d’autres circonstances y conferent. Je me destourne volontiers du gouuernement de ma maison. Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans vne grange, et à estre obey des siens. Mais c’est vn plaisir trop vniforme et languissant. Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements fascheux. Tantost l’indigence et l’oppression de vostre peuple : tantost la querelle d’entre vos voysins : tantost I’vsurpation qu’ils font sur vous, vous afflige :

Aut verberate grandine vines,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sydera, nunc hyemes iniquas.

Et qu’à peine en six mois, enuoyera Dieu vne saison, dequoy vostre receueur se contente bien à plain et que si elle sert aux vignes, elle ne nuyse aux prez.

Aut nimiis torret feruoribus ætherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
Flabraque ventorum violento turbine vexant.

loinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé, qui vous blesse le pied. Et que l’estranger n’entend pas, combien il vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l’apparence de cet ordre, qu’on void en vostre famille et qu’à l’auanture l’achetez vous trop cher.Ie me suis pris tard au mesnage. Ceux que Nature auoit fait naistre auant moy, m’en ont deschargé long temps. l’auois des-ja pris vn autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois de ce que i’en ay veu, c’est vn’occupation plus empeschante, que difficile. Quiconque est capable d’autre chose, le sera bien aysément de celle là. Si ie cherchois à m’enrichir, cette voye me sembleroit trop longue. l’eusse seruy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que ie ne pretens acquerir que la reputation de n’auoir rien acquis, non plus que dissipé : conformément au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille et que ie ne cherche qu’à passer, ie le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention. Au pis aller, courez tousiours par retranchement de despence, deuant la pauureté. C’est à quoy ie m’attends, et de me reformer, auant qu’elle m’y force. I’ay estably au demeurant, en mon ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que i’ay. Ie dis, passer auec contentement. Non estimatione census, verum victu atque cultu, terminatur pecuniæ modus. Mon vray besoing n’occupe pas si iustement tout mon auoir, que sans venir au vif, Fortune n’ait où mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse qu’elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques. Ie m’y employe, mais despiteusement. Ioinct que l’ay cela chez moy, que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l’autre bout ne s’espargne de rien.Les voyages ne me blessent que par la despence, qui est grande, et outre mes forces ayant accoustumé d’y estre auec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste. Il me les en faut faire d’autant plus courts et moins frequents et n’y employe que l’escume, et ma reserue, temporisant et differant, selon qu’elle vient. Je ne veux pas, que le plaisir de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours, i’entends qu’ils se nourrissent, et fauorisent l’vn l’autre. La Fortune m’a aydé en cecy : que puis que ma principale profession en cette vie, estoit de la viure mollement, et plustost laschement qu’affaireusement ; elle m’a osté le besoing de multiplier en richesses, pour pouruoir à la multitude de mes heritiers. Pour vn, s’il n’a assez de ce, dequoy i’ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence ne meritera pas, que ie luy en desire d’auantage. Et chascun, selon l’exemple de Phocion, pouruoid suffisamment à ses enfants, qui leur pouruoid, en tant qu’ils ne luy sont dissemblables. Nullement seroy-ie d’aduis du faict de Crates. Il laissa son argent chez vn banquier, auec cette condition : si ses enfants estoient des sots, qu’il le leur donnast ; s’ils estoient habiles, qu’il le distribuast aux plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables de s’en passer, estoient plus capables d’vser des richesses. Tant ya, que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter, pendant que i’auroy dequoy le porter, que ie refuse d’accepter les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance penible.Il y a tousiours quelque piece qui va de trauers. Les negoces, tantost d’vne maison, tantost d’vne autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres. Votre perspicacité vous nuit icy, comme si fait elle assez ailleurs. Ie me desrobe aux occasions de me fascher : et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont mal. Et si ne puis tant faire, qu’à toute heure ie ne heurte chez moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries, qu’on me cache le plus, sont celles que ie sçay le mieux. Il en est que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines pointures : vaines par fois, mais tousiours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits affaires : la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence d’vn, pour grand qu’il soit. À mesure que ces espines domestiques sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans menace, nous surprenant facilement à l’impourueu. Ie ne suis pas philosophe. Les maux me foullent selon qu’ils poisent et poisent selon la forme, comme selon la matiere : et souuent plus. I’y ay plus de perspicacité que le vulgaire, si i’y ay plus de patience. En fin s’ils ne me blessent, ils me poisent. C’est chose tendre que la vie, et aysee à troubler. Depuis que i’ay le visage tourné vers le chagrin, nemo enim resistit sibi cùm cœperit impelli, pour sotte cause qui m’y ayt porté : i’irrite l’humeur de ce costé là : qui se nourrit apres, et s’exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant vne matiere sur autre, dequoy se paistre.

Stillicidi casus lapidem caual.

Ces ordinaires goutieres me mangent, et m’vlcerent. Les inconuenients ordinaires ne sont iamais legers. Ils sont continuels et irreparables, quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et inseparables. Quand ie considere mes affaires de loing, et en gros ; ie trouue, soit pour n’en auoir la memoire gueres exacte, qu’ils sont allez iusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes raisons. I’en retire ce me semble plus, qu’il n’y en a : leur bon heur me trahit. Mais suis-ie au dedans de la besongne, voy-ie marcher toutes ces parcelles ?

Tum verò in curas animum diducimus omnes :

mille choses m’y donnent à desirer et craindre. De les abandonner du tout, il m’est tres-facile : de m’y prendre sans m’en peiner, tresdifficile. C’est pitié, d’estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous embesongne, et vous concerne. Et me semble iouyr plus gayement les plaisirs d’vne maison estrangere, et y apporter le goust plus libre et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouuoit le meilleur : L’estranger, feit il.Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay : et en toute cette police d’affaires domestiques, i’ayme à me seruir de son exemple, et de ses regles ; et y attacheray mes successeurs autant que ie pourray. Si ie pouuois mieux pour luy, ie le feroys. Ie me glorifie que sa volonté s’exerce encores, et agisse par moy. Ia Dieu ne permette que ie laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie, que ie puisse rendre à vn si bon pere. Ce que ie me suis meslé d’acheuer quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de bastiment mal dolé, ça esté certes, regardant plus à son intention, qu’à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n’auoir passé outre, à parfaire les commencements qu’il a laissez en sa maison : d’autant plus, que ie suis en grands termes d’en estre le dernier possesseur de ma race, et d’y porter la derniere main. Car quant à mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu’on dit estre si attrayant, ny la chasse, ny les iardins, ny ces autres plaisirs de la vie retiree, ne me peuuent beaucoup amuser. C’est chose dequoy ie me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Ie ne me soucie pas tant de les auoir vigoureuses et doctes, comme ie me soucie de les auoir aisees et commodes à la vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont vtiles et aggreables. Ceux qui m’oyans dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c’est desdaing, et que ie laisse de sçauoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçauoir le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l’apprest des viandes, dequoy ie vis : le nom et prix des estoffes, de quoy ie m’abille, pour auoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela, c’est sottise et plustost bestise, que gloire. Ie m’aymerois mieux bon escuyer, que bon logicien.

Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget vsus,
Viminibus mollique paras detexere iunco ?

Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes vniuerselles qui se conduisent tresbien sans nous : et laissons en arriere nostre faict : et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l’homme.Or i’arreste bien chez moy le plus ordinairement : mais ie voudrois m’y plaire plus qu’ailleurs.

Sit meæ sedes vtinam senectæ,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiæque !

le ne sçay si i’en viendray à bout. Je voudrois qu’au lieu de quelque autre piece de sa succession, mon pere m’eut resigné cette passionnee amour, qu’en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçauoir plaire de ce qu’il auoit. La philosophie politique aura bel accuser la bassesse et sterilité de mon occupation, si i’en puis vne fois prendre le goust, comme luy. Ie suis de cet auis, que la plus honorable vacation, est de seruir au publiq, et estre vtile à beaucoup. Fructus enim ingenij et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur, quum in proximum quemque confertur. Pour mon regard ie m’en despars partie par conscience : (car par où ie vois le poix qui touche telles vacations, ie vois aussi le peu de moyen que i’ay d’y fournir et Platon maistre ouurier en tout gouuernement politique, ne laissa de s’en abstenir) partie par poltronerie. Ie me contente de iouïr le monde, sans m’en empresser de viure vne vie, seulement excusable et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy.Iamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement, au soing et gouuernement d’vn tiers, que ie ferois, si i’auois à qui. L’vn de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouuer vn gendre, qui sceust appaster commodément mes vieux ans, et les endormir entre les mains de qui ie deposasse en toute souueraineté, la conduite et vsage de mes biens qu’il en fist ce que i’en fais, et gaignast sur moy ce que i’y gaigne : pourueu qu’il y apportast vn courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy ? nous viuons en vn monde, où la loyauté des propres enfans est incognue.Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l’a pure et sans contrerolle aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n’est vn diable, ie l’oblige à bien faire, par vne si abandonnee confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis ius peccandi suspicando fecerunt. La plus commune seureté, que ie prens de mes gens, c’est la mescognoissance. Ie ne presume les vices qu’apres que ie les aye veuz : et m’en fie plus aux ieunes, que i’estime moins gastez par mauuais exemple. I’oy plus volontiers dire, au bout de deux mois, que i’ay despandu quatre cens escus, que d’auoir les oreilles battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-ie esté desrobé aussi peu qu’vn autre de cette sorte de larrecin. Il est vray, que ie preste la main à l’ignorance. Ie nourris à escient, aucunement trouble et incertaine la science de mon argent. Iusques à certaine mesure, ie suis content, d’en pouuoir doubter. Il faut laisser vn peu de place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet. S’il nous en reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité de la Fortune, laissons le vn peu plus courre à sa mercy. La portion du glanncur. Apres tout, ie ne prise pas tant la foy de mes gents, comme ie mesprise leur iniure. O le vilain et sot estude, d’estudier son argent, se plaire à le manier et recomter ! c’est par là, que l’auarice faict ses approches.Dépuis dixhuict ans, que ie gouuerne des biens, ie n’ay sceu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres, ny mes principaux affaires qui ont nécessairement à passer par ma science, et par mon soing. Ce n’est pas vn mespris philosophique, des choses transitoires et mondaines : ie n’ay pas le goust si espuré, et les prise pour le moins ce qu’elles valent : mais certes c’est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy ie plustost que de lire vn contract ? Et plustost, que d’aller secoüant ces paperasses poudreuses, serf de mes negoces ? ou encore pis, de ceux d’autruy, comme font tant de gents à prix d’argent ? Ie n’ay rien cher que le soucy et la peine et ne cherche qu’à m’anonchalir et auachir. l’estoy, ce croy-je, plus propre, à viure de la fortune d’autruy, s’il se pouuoit, sans obligation et sans seruitude. Et si ne sçay, à l’examiner de pres, si selon mon humeur et mon sort, ce que i’ay à souffrir des affaires, et des seruiteurs, et des domestiques, n’a point plus d’abiection, d’importunité, et d’aigreur, que n’auroit la suite d’vn homme, nay plus grand que moy, qui me guidast vn peu à mon aise. Seruitus obedientia est fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo. Crates fit pis, qui se ietta en la franchise de la pauureté, pour se deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-ie pas. le hay la pauureté à pair de la douleur : mais ouy bien, changer cette sorte de vie, à vne autre moins brauc, et moins affaireuse.Absent, ie me despouille de tous tels pensemens : et sentirois moins lors la ruyne d’vne tour, que ie ne fais present, la cheute d’vne ardoyse. Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence, elle souffre, comme celle d’vn vigneron. Vne rene de trauers à mon cheual, vn bout d’estriuiere qui batte ma iambe, me tiendront tout vn iour en escher. I’esleue assez mon courage à l’encontre des inconueniens, les yeux, ie ne puis.

Sensus ! ô superi sensus !

Ie suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres, ie parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne : et s’il en est, ils sont plus heureux : se peuuent tant reposer, sur vn second, qu’il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste volontiers quelque chose de ma façon, au traitement des suruenants : et en ay peu arrester quelcun par aduenture plus par ma cuisine, que par ma grace : comme font les fascheux et oste beaucoup du plaisir que ie deurois prendre chez moy, de la visitation et assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d’vn Gentilhomme en sa maison, c’est de le voir empesché du train de sa police : parler à l’oreille d’vn valet, en menacer vn autre des yeux. Elle doit couler insensiblement, et representer vn cours ordinaire. Et treuue laid, qu’on entretienne ses hostes, du traictement qu’on leur fait, autant à l’excuser qu’à le vanter. I’ayme l’ordre et la netteté,

Et cantharus et lanx
Ostendunt mihi me,

au prix de l’abondance : et regarde chez moy exactement à la necessité, peu à la parade. Si vn valet se bat chez autruy, si vn plat se verse, vous n’en faites que rire : vous dormez ce pendant que monsieur renge auec son maistre d’hostel, son faict, pour vostre traictement du lendemain. I’en parle selon moy. Ne laissant pas en general d’estimer, combien c’est vn doux amusement à certaines natures, qu’vn mesnage paisible, prospere, conduict par vn ordre reglé. Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et inconuenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniustice.Quand le voyage, ie n’ay à penser qu’à moy, et à l’emploicte de mon argent cela se dispose d’vn seul precepte. Il est requis trop de parties à amasser : ie n’y entens rien. À despendre, ie m’y entens vn peu, et à donner iour à ma despence : qui est de vray son principal vsage. Mais ie m’y attens trop ambitieusement ; qui la rend inegalle et difforme et en outre immoderee en l’vn et l’autre visage. Si elle paroist, si elle sert, ie m’y laisse indiscretement aller : et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de viure, par la relation à autruy, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres vtilitez, pour former les apparences à l’opinion commune. Il ne nous chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l’esprit, et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n’est iouye que de nous : si elle ne se produict à la veuë et approbation estrangere. Il y en a, de qui l’or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins, imperceptiblement : d’autres l’estendent tout en lames et en feuilles. Si qu’aux vns les liars valent escuz, aux autres le contraire : le monde estimant l’emploite et la valeur, selon la montre. Tout soing curieux autour des richesses sent à l’auarice. Leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle elles ne valent pas vne aduertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despense iuste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l’emploitte, sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l’application de nostre volonté.L’autre cause qui me conuie à ces promenades, c’est la disconuenance aux mœurs presentes de nostre estat : ie me consolerois aysement de cette corruption, pour le regard de l’interest public :

Peioraque sæcula ferri
Temporibus, quorum sceleri non inuenit ipsa
Nomen, et à nullo posuit natura metallo :

mais pour le mien, non. I’en suis en particulier trop pressé. Car en mon voisinage, nous somines tantost par la longue licence de ces guerres ciuiles, enuicillis en vne forme d’estat si desbordee,

Quippe vbi fas versum atque nefas :

qu’à la verité, c’est merueille qu’elle se puisse maintenir.

Armati terram exercent, sempérque recentes
Conuectare iuuat prædas, et viuere raplo.

En fin ie vois par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent, et se rengent, en se remuant et s’entassant : comme des corps mal vnis qu’on empoche sans ordre, trouuent d’eux mesmes la façon de se ioindre, et s’emplacer, les vns parmy les autres : souuent mieux, que l’art ne les cust sceu disposer. Le Roy Philippus fit vn amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu’il peut trouuer, et les logea tous en vne ville, qu’il leur fit bastir, qui en portoit le nom. I’estime qu’ils dresserent des vices mesme, vne contexture politique entre eux, et vne commode et iuste societé. Ie vois, non vne action, ou trois, ou cent, mais des mururs, en vsage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que ie n’ay point le courage de les conceuoir sans horreur : et les admire, quasi autant que ie les deteste. L’exercice de ces meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d’ame, autant que d’erreur et desreglement. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. Car il en a esté d’aussi sauuages qu’aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, auec autant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouuent ridicules, et ineptes à mettre en practique.Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé : et des regles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l’exercice de nostre esprit. Comme il se trouue és arts, plusieurs subiects qui ont leur essence en l’agitation et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police, seroit de mise, en vn nouueau monde : mais nous prenons vn monde desia faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l’engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous avons loy de le redresser, et renger de nouueau, nous ne pouuons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout. On demandoit à Solon, s’il auoit estably les meilleures loyx qu’il auoit peu aux Atheniens : Ouy bien, respondit-il, de celles qu’ils eussent receuës. Varro s’excuse de pareil air : Que s’il auoit tout de nouueau à escrire de la religion, il diroit ce, qu’il en croid. Mais, estant desia receue, il en dira selon l’vsage, plus que selon nature.Non par opinion, mais en verité, l’excellente et meilleure police, est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s’est maintenue. Sa forme et commodité essentielle despend de l’vsage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente. Mais ie tiens pourtant, que d’aller desirant. Ie commandement de peu, en vn estat populaire ou en la monarchie, vne autre espece de gouvernement, c’est vice et folie.

Ayme l’estal bel que tu le vois estre :
S’il est royal, ayme la royauté ;
S’il est de peu, ou bien communauté,
Ayme l’aussi, car Dieu l’y a faict naistre.

Ainsin en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre vn esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si douces. Cette perte, et celle qu’en mesme temps nous auons faicte de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie ne sçay s’il reste à la France dequoy substituer vne autre coupple, pareille à ces deux Gascons, en syncerité, et en suffisance, pour le conseil de nos Roys. C’estoyent ames diuersement belles, et certes selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les auoit logees en cel aage, si desconuenables et si disproportionnees à nostre corruption, et à nos tempestes ? Rien ne presse vn estat que l’innouation le changement donne seul forme à l’iniustice, et à la tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l’eslayer : on peut s’opposer à ce que l’alteration et corruption naturelle à toutes choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes. Mais d’entreprendre à refondre vne si grande masse, et à changer les fondements d’vn si grand bastiment, c’est à faire à ceux qui pour descrasser effacent qui veulent amender les deffauts partienliers, par vne confusion vniuerselle, et guarir les maladies par la mort : non tam commutandarum quam euertendarum rerum cupidi. Le monde est inepte à se guarir. Il est si impatient de ce qui le presse, qu’il ne vise qu’à s’en deffaire, sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples, qu’il se guarit ordinairement à ses despens la descharge du mal present, n’est pas guarison, s’il n’y a en general amendement de condition. La fin du chirurgien, n’est pas de faire mourir la mauuaise chair : ce n’est que l’acheminement de sa cure : il regarde au delà, d’y faire renaistre la naturelle, et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement d’emporter ce qui le masche, il demeure court : car le bien ne succede pas necessairement au mal : vn autre mal luy peut succeder ; et pire. Comme il aduint aux tueurs de Cesar, qui ietterent la chose publique à tel poinct, qu’ils eurent à se repentir de s’en estre meslez. À plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est aduenu de mesmes. Les François mes contemporanees sçauent bien qu’en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l’estat, et le desordonnent.Qui viseroit droit à la guarison, et en consulteroit auant toute cuure, se refroidiroit volontiers d’y mettre la main. Pacuuius Calauius corrigea le vice de ce proceder, par vn exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leurs magistrats : luy personnage de grande authorité en la ville de Caponë, trouua vn iour moyen d’enfermer le Senat dans le Palais : et conuoquant le peuple en la place, leur dit : Que le iour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pouuoient prendre vengeance des tyrans qui les auoyent si long temps oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut d’aduis, qu’au sort, on les tirast hors, I’vn apres l’autre : et de chacun on ordonnast particulierement : faisant sur le champ, executer ce qui en seroit decreté pourueu aussi que tout d’vn train ils aduisassent d’establir quelque homme de bien, en la place du condamné, affin qu’elle ne demeurast vuide d’officier. Ils n’eurent pas plustost ouy le nom d’vn senateur, qu’il s’esleua vn cry de mescontentement vniuersel à l’encontre de luy : le voy bien, dit Pacuuius, il faut demettre cettuy-cy : c’est vn meschant : ayons en vn bon en change. Ce fut vn prompt silence tout le monde se trouuant bien empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien : voyla vn consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là. Cent imperfections, et iustes causes, de le rebuter. Ces humeurs contradictoires, s’estans eschauffees, il aduint encore pis du second Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l’election, que de conuenance à la demission. S’estans inutilement lassez à ce trouble, ils commencent, qui deçà, qui delà, à se desrober peu à peu de l’assemblee rapportant chacun cette resolution en son ame, que le plus vieil et mieux cogneu mal, est tousiours plus supportable, que le mal recent et inexperimenté.Pour nous voir bien piteusement agitez car que n’auons nous faict ?

Eheu ! cicatricum et sceleris pudel,
Fratrumque : quid nos dura refugimus
Ætas ? quid intactum nefasti
Liquimus ? vnde manus iuuentus
Metu Deorum continuit ? quibus
Pepercit aris ?

ie ne vay pas soudain me resoluant,

Ipsa si velit Salus,
Seruare prorsus non potest hanc familiam.

Nous ne sommes pas pourtant à l’auanture, à nostre dernier periode. La conseruation des estats, est chose qui vray-semblablement surpasse nostre intelligence. C’est, comme dit Platon, chose puissante, et de difficile dissolution, qu’vne ciuile police, elle dure souuent contre des maladies mortelles et intestines : contre l’iniure des loix iniustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons nous à ce qui est au dessous il n’en est point de si miserable, qui ne trouue mille exemples où se consoler. C’est nostre vice, que nous voyons plus mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit vn tas de tous les maux ensemble, qu’il n’est aucun, qui ne choisist plustost de remporter auec soy les maux qu’il a, que de venir à diuision legitime, auec tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quotte part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains, enimuero Dij nos homines quasi pilas habent.Les astres ont fatalement destiné l’estat de Rome, pour exemplaire de ce qu’ils peuuent en ce genre. Il comprend en soy toutes les formes et auantures, qui touchent vn estat : tout ce que l’ordre y peut, et le trouble, et l’heur, et le mal’heur. Qui se doit desesperer de sa condition, voyant les secousses et mouuernens dequoy celuy là fut agité, et qu’il supporta ? Si l’estendue de la domination, est la santé d’vn estat, dequoy ie ne suis aucunement d’aduis (et me plaist Isocrates, qui instruit Nicocles, non d’enuier les Princes, qui ont des dominations larges, mais qui sçauent bien conseruer celles qui leur sont escheuës) celuy-là ne fut iamais si sain, que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A peine recognoist-on l’image d’aucune police, soubs les premiers Empereurs : c’est la plus horrible et la plus espesse confusion qu’on puisse conceuoir. Toutesfois il la supporta et y dura, conseruant, non pas vne monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations, si diuerses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement commandees, et iniustement conquises.

Nec gentibus vllis
Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
Inuidiam fortuna suam.

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’vn si grand corps tient à plus d’vn clou. Il tient mesme par son antiquité comme les vieux bastimens, ausquels l’aage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant viuent et soustiennent en leur propre poix,

Nec iam validis radicibus hærens,
Pondere luta suo est.

D’auantage ce n’est pas bien procedé, de recognoistre seulement le flanc et le fossé pour iuger de la seureté d’vne place, il faut voir, par où on y peut venir, en quel estat est l’assaillant. Peu de vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere. Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous. En tous les grands estats, soit de Chrestienté, soit d’ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouuerez vne cuidente menasse de changement et de ruyne :

Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas.

Les astrologues ont beau ieu, à nous aduertir, comme ils font, de grandes alterations, et mutations prochaines : leurs deuinations sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela. Nous n’avons pas seulement à tirer consolation, de cette societé vniuerselle de mal et de menasse : mais encores quelque espérance, pour la duree de nostre estat : d’autant que naturellement, rien ne tombe, là où tout tombe. La maladie vniuerselle est la santé particuliere. La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, ie n’en entre point au desespoir, et me semble y voir des routes à nous sauuer !

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice.

Qui scait, si Dieu voudra qu’il en aduienne, comme des corps qui se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et gricfues maladies lesquelles leur rendent vne santé plus entiere et plus nette, que celle qu’elles leur auoient osté ? Ce qui me poise le plus, c’est qu’à conter les symptomes de nostre mal, i’en vois autant de naturels, et de ceux que le ciel nous enuoye, et proprement siens, que de ceux que nostre desreglement, et l’imprudence humaine y conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous auons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n’est pas alte— ration en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et diuulsion l’extreme de noz craintes.Encores en ces reuasseries icy crains-ie la trahison, de ma memoire, que par inaduertance, elle m’aye faict enregistrer vne chose deux fois. Ie hay à me recognoistre et ne retaste iamais qu’enuis ce qui m’est vne fois eschappé. Or ie n’apporte icy rien de nouuel apprentissage. Ce sont imaginations communes : les ayant à l’auanture conceuës cent fois, l’ay peur de les auoir desia enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut ce dans Homere. Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n’ont qu’vne montre superficielle et passagere. Ie me desplais de l’inculcation, voire aux choses vtiles, comme en Seneque. Et I’vsage de son escole Stoique me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et au large, les principes et presuppositions, qui seruent en general : et realleguer tousiours de nouueau les arguments et raisons communes et vniuerselles.Ma memoire s’empire cruellement tous les iours :

Pocula Lethæos vt si ducentia somnos,
Arente fauce traxerim.

Il faudra doresnauant (car Dieu mercy iusques à cette heure, il n’en est pas aduenu de faute) qu’au lieu que les autres cherchent temps, et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, ie fuye à me preparer, de peur de m’attacher à quelque obligation, de laquelle i’aye à despendre. L’estre tenu et obligé, me fouruoye et le despendre d’vn si foible instrument qu’est ma memoire. Ie ne lis iamais cette histoire, que ie ne m’en offence, d’vn ressentiment propre et naturel. Lyncestez accusé de coniuration, contre Alexandre, le iour qu’il fut mené en la presence de l’armée, suiuant la coustume, pour estre ouy en ses deffences, auoit en sa teste vne harangue estudiée, de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelque paroles. Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu’il lucte auec sa memoire, et qu’il la retaste, le voila chargé et tué à coups de pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins : le tenans pour conuaincu. Son estonnement et son silence, leur seruit de confession. Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n’est à leur aduis, plus la memoire qui luy manque : c’est la conscience qui luy bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c’est bien dit. Le lieu estonne, l’assistance, l’expectation, lors mesme qu’il n’y va que de l’ambition de bien dire. Que peut on faire, quand c’est vne harangue, qui porte la vie en consequence ? Pour moy, cela mesme, que ie sois lié à ce que i’ay à dire, sert à m’en desprendre. Quand ie me suis commis et assigné entierement à ma memoire, ie pends si fort sur elle, que ie l’accable : elle s’effraye de sa charge. Autant que ie m’en rapporte à elle, ie me mets hors de moy : iusques à essayer ma contenance. Et me suis veu quelque iour en peine, de celer la seruitude en laquelle i’estois entraué. Là où mon dessein est, de representer en parlant, vne profonde nonchalance d’accent et de visage, et des mouuemens fortuites et impremeditez, comme naissans des occasions presentes : aymant aussi cher ne rien dire qui vaille, que de montrer estre venu preparé pour bien dire : chose messcante, sur tout à gens de ma profession : et chose de trop grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir. L’apprest donne plus à esperer, qu’il ne porte. On se met souuent sottement en pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu’en saye. Nihil est his, qui placere volunt, tam aduersarium, quàm expectatio. Ils ont laissé par escrit de l’orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des piece de son oraison, en trois, ou en quatre : ou le nombre de ses arguments et raisons, il luy aduenoit volontiers, ou d’en oublier quelqu’vn, ou d’y en adiouster vn ou deux de plus. l’ay tousiours bien euité, de tomber en cet inconuenient : ayant hay ces promesses et prescriptions : non seulement pour la deffiance de ma memoire : mais aussi pource que cette forme retire trop à l’artiste. Simpliciora militares decent. Baste, que ie me suis meshuy promis, de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler en lisant son escript outre ce qu’il est tresinepte, il est de grand desauantage à ceux, qui par nature pouuoient quelque chose en l’action. Et de me ietter à la mercy de mon inuention presente, encore moins ie l’ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux soudaines necessitez, et importantes.Laisse Lecteur courir encore ce coup d’essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de ma peinture. I’adiouste, mais ie ne corrige pas. Premierement, par ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouurage, ie troune apparence, qu’il n’y ayt plus de droict. Qu’il die, s’il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a vendue. De telles gens, il ne faudroit rien acheter qu’apres leur mort. Qu’ils y pensent bien, auant que de se produire. Qui les haste ? Mon liure est tousiours vn : sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouueller, afin que l’achetteur ne s’en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d’y attacher (comme ce n’est qu’vne marqueterie mal iointe) quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suiuantes, par vne petite subtilité ambitieuse. De là toutesfois il aduiendra facilement, qu’il s’y mesle quelque transposition de chronologie : mes contes prenants place selon leur opportunité, non tousiours selon leur aage.Secondement, à cause que pour mon regard, ie crains de prendre au change. Mon entendement ne va pas tousiours auant, il va à reculons aussi. Ie ne me deffic gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou tierces, que premieres : ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons aussi sottement souuent, comme nous corrigeons les autres. le suis enuieilly de nombre d’ans, depuis mes premieres publications, qui furent l’an mille cinq cens quatre vingts. Mais ie fais doute que ie sois assagi d’vn pouce. Moy à cette heure, et moy tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, ie n’en puis rien dire. Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l’amendement. C’est vn mouuement d’yuroigne, titubant, vertigineux, informe : ou des ionchez, que l’air manie casuellement selon soy. Antiochus auoit vigoureusement escript en faueur de l’Academie : il print sur ses vieux ans vn autre party : lequel des deux ie suyuisse, seroit ce pas tousiours suiure Antiochus ? Apres auoir estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines, estoit ce pas establir le double, non la certitude ? et promettre, qui luy eust donné encore vn aage à durer, qu’il estoit tousiours en termes de nouuelle agitation : non tant meilleure, qu’autre ? La faueur publique m’a donné vn peu plus de hardiesse que ie n’esperois mais ce que ie crains le plus, c’est de saouler. l’aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict vn sçauant homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui, et pourquoy elle vienne. Si faut-il pour s’en aggreer iustement, estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen de se recommander. L’estimation vulgaire et commune, se voit peu heureuse en rencontre. Et de mon temps, ie suis trompé, si les pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire. Certes ie rends graces à des honnestes hommes, qui daignent prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n’est lieu où les fautes de la façon paroissent tant, qu’en vne matiere qui de soy n’a point de recommandation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inaduertance d’autruy  : chasque main, chasque ouurier, y apporte les siennes. Ie ne me inesle, ny d’orthographe, et ordonne seulement qu’ils suiuent l’ancienne, ny de la punctuation : ie suis peu expert en l’vn et en l’autre. Où ils rompent du tout le sens, ie m’en donne peu de peine, car aumoins ils me deschargent. Mais où ils en substituent vn faux, comme ils font si souuent, et me destournent à leur conception, ils me ruynent. Toutesfois quand la sentence n’est forte à ma mesure, vn honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien ie suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira facilement, que ie redicterois plus volontiers, encore autant d’Essais, que de m’assuiettir à resuiure ceux-cy, pour cette puerile correction.Ie disois donc tantost, qu’estant planté en la plus profonde miniere de ce nouueau metal, non seulement ie suis priué de grande familiarité, auec gens d’autres mœurs que les miennes : et d’autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d’vn noud, qui commande tout autre nœud. Mais encore ie ne suis pas sans hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible : et desquels la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre iuslice. D’où naist l’extreme degré de licence. Comptant toutes les particulieres circonstances qui me regardent, ie ne trouue homme des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant, et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu’à moy. Et tels font bien les braues, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car ie ne me suis iamais laissé induire, d’en faire vn outil de guerre : laquelle ie vois chercher plus volontiers, où elle est le plus esłoingnee de mon voisinage) ma maison a merité assez d’affection populaire et seroit bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier. Et i’estime à vn merueilleux chef d’œuure, et exemplaire, qu’elle soit encore vierge de sang, et de sac, soubs vn si long orage, tant de changemens et agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à vn homme de ma complexion, d’eschapper à vne forme constante, et continue, telle qu’elle fust. Mais les inuasions et incursions contraires, et alternations et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont iusqu’à cette heure plus exasperé qu’amolly l’humeur du pays et me rechargent de dangers, et difficultez inuincibles.I’eschape. Mais il me desplaist que ce soit plus par fortune : voire, et par ma prudence, que par iustice : et me desplaist d’estre hors la protection des loix, et soubs autre sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, ie vis plus qu’à demy, de la faueur d’autruy : qui est vne rude obligation. Ie ne veux debuoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité des grands, qui s’aggreent de ma legalité et liberté : ny à la facilité des mœurs de mes predecesseurs, et miennes : car quoy si l’estois autre ? Si mes desportemens et la franchise de ma conuersation, obligent mes voisins, ou la parenté : c’est cruauté qu’ils s’en puissent acquitter, en me laissant viure, et qu’ils puissent dire : Nous luy condonons la libre continuation du seruice diuin, en la chapelle de sa maison, toutes les eglises d’autour, estants par nous desertées et luy condonons I’vsage de ses biens, et sa vie, comme il conserue nos femmes, et nos bœufs au besoing. De longue main chez moy, nous auons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens. Or ie tiens, qu’il faut viure par droict, et par auctorité, non par recompense ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux aymé perdre la vie, que la deuoir ? le suis à me submettre à toute sorte d’obligation. Mais sur tout, à celle qui m’attache, par deuoir d’honneur. Ie ne trouue rien si cher, que ce qui m’est donné et ce pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre de gratitude. Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Ie croy bien. Pour ceux-cy, ie ne donne que de l’argent pour les autres, ie me donne inoy-mesme.Le neud, qui me tient par la loy d’honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que n’est celuy de la contraincte ciuile. On me garotte plus doucement par vn notaire, que par moy. N’est-ce pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s’est simplement fié d’elle ? Ailleurs, ma foy ne doit rien car on ne luy a rien presté. Qu’on s’ayde de la fiance et asseurance, qu’on a prise hors de moy.. l’aymeroy bien plus cher, rompre la prison d’vne muraille, et des loix, que de ma parole. Je suis delicat à l’obseruation de mes promesses, iusques à la superstition : et les fay en tous subiects volontiers incertaines et conditionnelles. À celles, qui sont de nul poids, ie donne poids de la ialousie de ma regle : elle me gehenne et charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes et libres, si i’en dy le poinct, il me semble, que ie me les prescry : et que, le donner à la science d’autruy, c’est le preordonner à soy. Il me semble que ie le promets, quand ie le dy. Ainsi i’euente peu mes propositions. La condemnation que ie fais de moy, est plus vifue et roide, que n’est celle des iuges, qui ne me prennent que par le visage de l’obligation commune : l’estreinte de ma conscience plus serree, et plus scuere. Je suy laschement les debuoirs ausquels on m’entraîneroit, si ie n’y allois. Hoc ipsum ita iustum est quod rectè fit, si est voluntarium. Si l’action n’a quelque splendeur de liberté, elle n’a point de grace, ny d’honneur.

Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent.

Où la necessité me tire, i’ayme à lacher la volonté. Quia quicquid imperio cogitur, exigenti magis, quàm præstanti acceptum refertur. I’en sçay qui suyuent cet air, iusques à l’iniustice : donnent plustost qu’ils ne rendent, prestent plustost qu’ilz ne payent : font plus escharsement bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Je ne vois pas là, mais ie touche contre.I’ayme tant à me descharger et desobliger, que i’ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez, que i’auois reçeu de ceux, à qui ou par nature, ou par accident, i’auois quelque deuoir d’amitié : prenant cette occasion de leur faute, pour autant d’acquit, et descharge de ma deble. Encore que ie continue à leur payer les offices apparents, de la raison publique, ie troue grande espargne pourtant à faire par iustice, ce que ie faysoy par affection, et à me soulager vn peu, de l’attention et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere vt cursum, sic impetum beneuolentiæ. Laquelle i’ay trop vrgente et pressante, où ie m’addonne : aumoins pour vn homme, qui ne veut estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Ie suis bien desplaisant qu’ils en vaillent moins, mais tant y a, que i’en espargne aussi quelque chose de mon application et engagement enuers eux. l’approuue celuy qui ayme moins son enfant, d’autant s qu’il est ou teigneux ou bossu. Et non seulement, quand il est malicieux ; mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle) pourueu qu’il se porte en ce refroidissement, auec moderation, et iustice exacte. En moy, la proximité n’allege pas les deffauts, elle les aggraue plustost.Apres tout, selon que ie m’entends en la science du bienfaict et de recognoissance, qui est vne subtile science et de grand vsage, ie ne vois personne, plus libre et moins endebté, que ie suis iusques à cette heure. Ce que ie doibs, ie le doibs simplement aux obligations communes et naturelles. Il n’en est point, qui soit plus nettement quitte d’ailleurs.

Nec sunt mihi nota potentum
Munera.

Les Princes me donnent prou, s’ils ne m’ostent rien et me font assez de bien, quand ils ne me font point de mal : c’est tout ce que i’en demande. O combien ie suis tenu à Dieu, de ce qu’il luy a pleu, que i’aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que i’ay : qu’il a retenu particulierement à soy toute ma dehte ! Combien ie supplie instamment sa saincte misericorde, que iamais ie ne doiue vn essentiel grammercy à personne ! Bien heureuse franchise : qui m’a conduit si loing. Qu’elle acheue. l’essaye à n’auoir expres besoing de nul. In me omnis spes est mihi. C’est chose que chacun peut en soy mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l’abry des necessitez naturelles et vrgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre d’vn autre. Nous mesmes qui est la plus iuste adresse, et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Ie n’ay rien mien, que moy ; et si en est la possession en partie manque et empruntee. le me cultiue et en courage, qui est le plus fort et encores en fortune, pour y trouuer dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m’abandonneroit. Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science, pour au giron des muses se pouuoir ioyeusement esquarter de toute autre compagnie au besoing : ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pour apprendre à son âme de se contenter d’elle, et se passer virilement des commoditez qui lui viennent du dehors, quand le sort l’ordonne. Il fut si curieux, d’apprendre encore à faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues, pour se fonder en soy, autant qu’il pourroit, et soustraire au secours estranger. On iouyt bien plus librement, et plus gayement, des biens empruntez : quand ce n’est pas vne iouyssance obligee et contrainte par le besoing : et qu’on a, et en sa volonté, et en sa fortune, la force et les moyens de s’en passer. Ie me connoy bien. Mais il m’est malaisé d’imaginer nulle si pure liberalité de personne enuers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité m’y auoit encheuestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et de prerogatiue, aussi est l’accepter qualité de summission. Tesmoin l’iniurieux, et querelleux refus, que Baiazet feit des presents, que Temir luy enuoyoit. Et ceux qu’on offrit de la part de l’Empereur Solyman, à l’Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit, que non seulement il les refusa rudement : disant, que ny luy ny ses predecesseurs n’auoient accoustumé de prendre : et que c’estoit leur office de donner : mais en outre feit mettre en vn cul de fosse, les ambassadeurs enuoyez à cet effect. Quand Thetis, dit Aristote, flatte Iuppiter quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens : ils ne vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu’ils leur ont faits, qui est tousiours odieuse mais la memoire des bienfaicts qu’ils ont receuz d’eux. Ceux que ie voy si familierement employer tout chacun et s’y engager : ne le feroient pas, s’ils sauouroient comme moy la douceur d’vne pure liberté et s’ils poisoient autant que doit poiser à vn sage homme, l’engageure d’vne obligation. Elle se paye à l’aduenture quelquefois : mais elle ne se dissout iamais. Cruel garrotage, à qui ayme d’affranchir les coudees de sa liberté, en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy, scauent, s’ils en ont iamais veu, de moins sollicitant, requerant, suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si ie le suis, au delà de tout exemple moderne, ce n’est pas grande merueille tant de pieces de mes mœurs y contribuants. Vn peu de fierté naturelle : l’impatience du refus : contraction de mes desirs et desseins : inhabileté à toute sorte d’affaires. Et mes qualitez plus fauories, l’oysiueté, la franchise. Par tout cela, i’ay prins à haine mortelle, d’estre tenu ny à autre, ny par autre que moy. l’employe bien viuement, Tout ce que ie puis, à m’en passer auant que l’employe la beneficence d’vn autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou be— soing que ce soit. Mes amis m’importunent estrangement, quand ils me requierent, de requerir vn tiers. Et ne me semble guere moins de coust, desengager celuy qui me doibt, vsant de luy que m’engager enuers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et cet autre, qu’ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car i’ay denoncé à tout soing guerre capitale) ie suis commodement facile et prest au besoing de chacun. Mais l’ay encore plus fuy à receuoir, que jie n’ay cherché à donner aussi est il bien plus aysé selon Aristote. Ma fortune m’a peu permis de bien faire à autruy : et ce peu qu’elle m’en a permis, elle l’a assez maigrement logé. Si elle m’eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes, i’eusse esté ambitieux de me faire aymer : non de me faire craindre ou admirer. L’exprimeray-ie plus insolamment ? i’eusse autant regardé, au plaire, qu’au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la bouche d’vn tres bon capitaine, et meilleur philosophe encores, estime sa bonté et ses biens faicts, loing au delà de sa vaillance, et belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de sa hardiesse et de ses victoires : et a tousiours en la bouche ce glorieux mot, Qu’il a laissé aux ennemys, autant à l’aymer, qu’aux amys. Ie veux donc dire, que s’il faut ainsi debuoir quelque chose, ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy ie parle, auquel la loy de cette miserable guerre m’engage : et non d’vn si gros debte, comme celuy de ma totale conseruation : il m’accable.Ie me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu’on me trahiroit et assommeroit cette nuict là : composant auec la Fortune, que ce fust sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié apres mon patenostre,

Impius hæc tam culla noualia miles habebit ?

Quel remede ? c’est le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres : ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à vne miserable condition, comme est la nostre, ç’a esté vn tresfauorable present de Nature, que l’accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance de plusieurs maux. Les guerres ciuiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa propre maison.

Quàm miserum, porta vitam muróque tueri,
Vixque suæ tulum viribus esse domus !

C’est grande extremité, d’estre pressé iusques dans son mesnage, et repos domestique. Le lieu où ie me tiens, est tousiours le premier et le dernier, à la batterie de nos troubles : et où la paix n’a iamais son visage entier,

Tum quoque cum pax est, trepidant formidine belli

Quoties pacem fortuna lacessit,
Hac iter est bellis : melius, fortuna, dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidaque sub Arcto,
Errantesque domos.

le tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations, de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement à la resolution. Il m’aduient souuent, d’imaginer auec quelque plaisir, les dangers mortels, et les attendre. Ie me plonge la teste baissee, stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre, comme dans vne profondeur muette et obscure, qui m’engloutit d’vn saut, et m’estouffe en vn instant, d’vn puissant sommeil, plein d’insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la consequence que i’en preuoy, me donne plus de consolation, que l’effait de crainte. Ils disent, comme la vie n’est pas la meilleure, pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n’estre pas longue. Ie ne m’estrange pas tant de l’estre mort, comme i’entre en confidence auec le mourir. Ie m’enueloppe et me tapis en cet orage, qui me doit aueugler et rauir de furie, d’vne charge prompte et insensible. Encore s’il aduenoit, comme disent aucuns iardiniers, que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx et des oignons, d’autant qu’ils sucçent et tirent à eux, ce qu’il y a de mauuaise odeur en la terre aussi que ces deprauées natures, humassent tout le venin de mon air et du climat, et m’en rendissent d’autant meilleur et plus pur, par leur voysinage : que ie ne perdisse pas tout. Cela n’est pas mais de cecy il en peut estre quelque chose, qne la bonté est plus belle et plus attraiante quand elle est rare, et que la contrarieté et diuersité, roidit et resserre en soy le bien faire et l’enflamme par la ialousie de l’opposition, et par la gloire. Les voleurs de leur grace, ne m’en veulent pas particulierement. Ne fay-ie pas moy à eux. Il m’en faudroit à trop de gents. Pareilles consciences logent sous diuerses sortes de robes. Pareille cruauté, desloyauté, volerie. Et d’autant pire, qu’elle est plus lasche, plus seure, et plus obscure, sous l’ombre des loix. Ie hay moins l’iniure professe que trahitresse ; guerriere que pacifique et juridique. Nostre fieure est suruenuë en vn corps, qu’elle n’a de guere empiré. Le feu y estoit, la flamme s’y est prinse. Le bruit est plus grand : le mal, de peu. Ie respons ordinairement, à ceux qui me demandent raison de mes voyages : Que ie sçay bien ce que ie fuis, mais non pas ce que ie cherche. Si on me dit, que parmy les estrangers il y peut auoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs ne sont pas mieux nettes que les nostres : ie respons premierement, qu’il est malaysé :

Tam mulla scelerum facies !

Secondement, c’est tousiours gain, de changer vn mauuais estat à vn estat incertain. Et que les maux d’autruy ne nous doiuent pas poindre comme les nostres.Ie ne veux pas oublier cecy, que ie ne me mutine iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris de bon ceil. Elle a mon cœur des mon enfance. Et m’en est admenu comme des choses excellentes : plus i’ay veu dépuis d’autres villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon affection. Ie l’ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere. Ie l’ayme tendrement, iusques à ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François, que par cette grande cité grande en peuples, grande en felicité de son assiette : mais sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos diuisions entiere et vnie, ie la trouue deffendue de toute autre violence. Ie l’aduise, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains pour elle, qu’elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que pour autre piece de cet estat. Tant qu’elle durera, ie n’auray faute de retraicte, où rendre mes abboys : suffisante à me faire perdre le regret de tout autre retraicte.Non par ce que Socrates l’a dict, mais par ce qu’en verité c’est mon humeur, et à l’auanture non sans quelque excez, i’estime tous les hommes mes compatriotes : et embrasse vn Polonois comme vn François, postposant cette lyaison nationale, à l’vniuerselle et commune. Je ne suis guere feru de la douceur d’vn air naturel. Les cognoissances toutes neufues, et toutes miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest, emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du climat, ou du sang, nous ioignent. Nature nous a mis au monde libres et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits : comme les Roys de Perse qui s’obligeoient de ne boire iamais autre cau, que celle du fleuue de Choaspez, renonçoyent par sottise, à leur droict d’vsage en toutes les autres eaux et assechoient pour leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin, d’estimer vne sentence d’exil pire, qu’vne sentence de mort contre soy : ie ne seray, à mon aduis, iamais ny si cassé, ny si estroittement habitué en mon païs, que ie le feisse. Ces vies celestes, ont assez d’images, que i’embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi, de si esleuees, et extraordinaires, que par estimation mesme ie ne les puis embrasser, d’autant que ie ne les puis conceuoir. Cette humeur fut bien tendre à vn homme, qui iugeoit le monde sa ville. Il est vray, qu’il dedaignoit les peregrinations, et n’auoit gueres mis le pied hors le territoire d’Attique. Quoy, qu’il plaignoit l’argent de ses amis à desengager sa vie : et qu’il refusa de sortir de prison par l’entremise d’autruy, pour ne desobeïr aux loix en vn temps, qu’elles estoient d’ailleurs si fort corrompuës ? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy. De la seconde, sont d’autres, que ie pourroy trouuer en ce mesme personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action : mais aucuns surpassent encore la force de mon iuge— ment.Outre ces raisons, le voyager me semble vn exercice profitable. L’ame y a vne continuelle exercitation, à remarquer des choses incogneues et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure escole, comme i’ay diet souuent, à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diuersité de tant d’autres vies, fantasies, et vsances : et luy faire gouster vne si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif ny trauaillé : et celle moderee agitation le met en haleine. Je me tien à cheual sans demonter, tout choliqueux que ie suis, et sans m’y ennuyer, huiet et dix heures,

Vires vltra sortémque senectæ.

Nulle saison m’est ennemye, que le chaut aspre d’vn soleil poignant. Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l’Italie se sert, chargent plus les bras, qu’ils ne deschargent la teste. Ie voudroy sçauoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. I’ayme les pluyes et les crotes comme les cannes. La mutation d’air et de climat ne me touche point. Tout ciel m’est vn. Ie ne suis battu que des alterations internes, que ie produicts en moy, et celles là m’arriuent moins en voyageant. Je suis mal-aisé à esbranler : mais estant auoyé, ie vay tant qu’on veut. Festriue autant aux petites entreprises, qu’aux grandes et à m’equiper pour faire vne iournée, et visiter vn voisin, que pour vn iuste voyage. l’ay apris à faire mes journees à l’Espagnole, d’vne traicte : grandes et raisonnables iournees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil couchant iusques au leuant. L’autre façon de repaistre en chemin, en tumulte et haste, pour la disnec, nommément aux cours iours, est incommode. Mes cheuaux en valent mieux. Iamais cheual ne m’a failly, qui a sceu faire auec moy la premiere iournee. Je les abreuue par tout et regarde seulement qu’ils ayent assez de chemin de reste, pour battre leur eau. La paresse à me leuer, donne loisir à ceux qui me suyuent, de disner à leur aise, auant partir. Pour moy, ie ne mange iamais trop tard l’appetit me vient en mangeant, et point autrement : ie n’ay point de faim qu’à table.Aucuns se plaignent dequoy ie me suis agreé à continuer cet exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d’abandonner sa maison, quand on l’a mise en train de continuer sans nous quand on y a laissé de l’ordre qui ne demente point sa forme passee. C’est bien plus d’imprudence, de s’esloingner, laissant en sa maison vne garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pouruoir à vostre besoing.La plus vtile et honnorable science et occupation à vne mere de famille, c’est la science du mesnage. l’en vois quelqu’vne auare ; de mesnagere, fort peu. C’est sa maistresse qualité, et qu’on doibt chercher, auant toute autre comme le seul douaire qui sert à ruyner ou sauuer nos maisons. Qu’on ne m’en parle pas ; selon que l’experience m’en a apprins, ie requiers d’vne femme marice, au dessus de toute autre vertu, la vertu economiique. Ie l’en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le gouuernement en main. Ie vois auec despit en plusieurs, mesnages, monsieur reuenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, enuiron midy, que madame est encore apres à se coiffer et altiffer, en son cabinet. C’est à faire aux Roynes encores ne scay-ie. Il est ridicule et iniuste, que l’oysiucté de nos femmes, soit entretenue de nostre sueur et trauail. Il n’aduiendra, que ie puisse, à personne, d’auoir l’vsage de ses biens plus liquide que moy, plus quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, Nature mesme veut qu’elles fournissent de forme.Quant aux deuoirs de l’amitié maritale, qu’on pense estre interessez par cette absence : ie ne le crois pas. Au rebours, c’est vne intelligence, qui se refroidit volontiers par vne trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse. Toute femme estrangere, nous semble honneste femme. Et chacun sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d’vne amour recente enuers les miens, et me redonnent I’vsage de ma maison plus doux : la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l’vn, puis vers l’autre party. Ie sçay que l’amitié a les bras assez longs, pour se tenir et se ioindre, d’vn coin de monde à l’autre et specialement cette cy, où il y a vne continuelle communication d’offices, qui en reueillent l’obligation et la souuenance. Les Stoïciens disent bien, qu’il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte ; et qui estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable, en sentent ayde. La iouyssance, et la possession, appartiennent principalement à l’imagination. Elle embrasse plus chaudement et plus continuellement ce qu’elle va querir, que ce que nous touchons. Comptez voz amusements iournaliers ; vous trouuerez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne liberté à vostre pensee, de s’absenter à toute heure, pour toute occasion. De Rome en hors, ie tiens et regente ma maison, et les commoditez que i’y ay laissé : ie voy croistre mes murailles, mes arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme quand i’y suis,

Ante oculos errat domus, errat forma locorum.

Si nous ne iouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s’ils sont à la chasse. Nous les voulons plus pres. Au iardin est-ce loing ? À vne demy iournee ? Qnoy, à dix lienes est-ce loing, ou pres ? Si c’est pres : quoy onze, douze, treze ? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le quantiesme pas donne commencement au loing, ie suis d’aduis qu’elle l’arreste entre-deux.

Excludat iurgia finis.
Vtor permisso, caudæque pilos vt equine
Paulatim vello : et demo vnum, demo etiam vnum,
Dum cadat elusus ratione ruentis acerui.

Et qu’elles appellent hardiment la philosophie à leur secours. À qui quelqu’vn pourroit reprocher, puis qu’elle ne voit ny l’un ny l’autre bout de la jointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le leger et le poisant, le pres et le loing : puis qu’elle n’en recognoist le commencement ny la fin, qu’elle iuge bien incertainement du milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont-elles pas encore femmes et amies des trespassez ; qui ne sont pas au bout de cettuy-cy, mais en l’autre monde ? Nous embrassons et ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les absens. Nous n’auons pas faict marché, en nous mariant, de nous tenir continuellement accouez, I’vn à l’autre, comme ie ne sçay quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de Karenty, d’vne maniere chiennine. Et ne doibt vne femme auoir les yeux si gourmandement fichez sur le deuant de son mary, qu’elle n’en puisse veoir le derriere, où besoing est. Mais ce mot de ce peintre si excellent, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce lieu, pour representer la cause de leurs plaintes ?

Vxor, si cesses, aut te amare cogitat,
Aut tele amari, aut polare, aut animo obsequi,
Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè.

Ou bien seroit-ce pas, que de soy l’opposition et contradiction les entretient et nourrit et qu’elles s’accommodent assez, pourueu qu’elles vous incommodent ?En la vraye amitié, de laquelle ie suis expert, ie nre donne à mon amy, plus que ie ne le tire à moy. le n’ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s’il m’en faisoit mais encore qu’il s’en face, qu’à moy : il m’en faict lors le plus, quand il s’en faict. Et si l’absence luy est ou plaisante ou vtile, elle m’est bien plus douce que sa presence et ce n’est pas proprement absence, quand il y a moyen de s’entr’aduertir. l’ay tiré autrefois vsage de nostre esloingnement et commodité. Nous remplissions mieux, et estandions, la possession de la vie, en nous separant il viuoit, il iouyssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy, autant plainement que s’il y eust esté : l’vne partie demeuroit oisiue, quand nous estions ensemble : nous nous confondions. La separation du lieu rendoit la conionction de noz volontez plus riche. Cette faim insatiable de la presence corporelle, accuse vn peu Ja foiblesse en la iouissance des ames.Quant à la vieillesse, qu’on m’allegue ; au rebours : c’est à la ieunesse à s’asseruir aux opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir à tous les deux, au peuple et à soy : nous n’auons que trop à faire, à nous seuls. À mesure que les commoditez naturelles nous faillent, soustenons nous par les artificielles. C’est iniustice, d’excuser la ieunesse de suyure ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse d’en chercher. Jeune, ie couurois mes passions eniouees, de prudence : vieil, ie demesle les tristes, de débauche. Si prohibent les loix Platoniques, de peregriner auant quarante ans, ou cinquante : pour rendre la peregrination plus vtile et instructiue. Ie consentiroy plus volontiers, à cet autre second article, des mesmes loix, qui l’interdit, apres soixante. Mais en tel aage, vous ne reuiendrez iamais d’vn si long chemin. Que m’en chant-il ? ie ne l’entreprens, ny pour en reuenir, ny pour le parfaire. l’entreprens seulement de me branler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour me proumener. Ceux qui courent vn benefice, ou vn lieure, ne courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est diuisible par tout, il n’est pas fondé en grandes esperances : chasque iournee en faict le bout. Et le voyage de ma vie se conduict de mesme. l’ay veu pourtant assez de lieux esloingnez, où i’eusse desiré qu’on m’eust arresté. Pourquoy non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, tant d’hommes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnerent bien leur pays, sans aucune occasion de s’en plaindre : et seulement pour la iouissance d’vn autre air ? Certes le plus grand desplaisir de mes peregrinations, c’est que ie n’y puisse apporter cette resolution, d’establir ma demeure où ie me plairoy. Et qu’il me faille tousiours proposer de reuenir, pour m’accommoder aux humeurs communes.Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que celuy de ma naissance : si ie pensois mourir moins à mon aise, esloingné des miens à peine sortiroy-ic hors de France, ie ne sortirois pas sans effroy hors de ma parroisse. Ie sens la mort qui me pince continuellement la gorge, ou les reins. Mais ie suis autrement faict elle m’est vne par tout. Si toutesfois i’auois à choisir : ce seroit, ce croy-ic, plustost à cheual, que dans vn lict : hors de ma maison, et loing des miens. Il y a plus de creuecœur que de consolation, à prendre congé de ses amis. l’oublic volontiers ce deuoir de nostre entregent. Car des offices de l’amitié, celuy-là est le seul desplaisant et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en tire cent incommoditez. Fay veu plusieurs mourans bien piteusement, assiegez de tout ce train : cette presse les estouffe. C’est contre le deuoir, et est tesmoignage de peu d’affection, et de peu de soing, de vous laisser mourir en repos. L’vn tourmente vos yeux, l’autre vos oreilles, l’autre la bouche : il n’y a sens, ny membre, qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d’ouïr les plaintes des amis ; et de despit à l’aduanture, d’ouir d’autres plaintes, feintes et masquées. Qui a tousiours eu le goust tendre, affoibly, il l’a encore plus. Il luy faut en vne si grande necessité, vne main douce, et accommodée à son sentiment pour le grater iustement où il luy cuit. Ou qu’on ne le grate point du tout. Si nous auons besoing de sage femme, à nous mettre au monde : nous auons bien besoing d’vn homme encore plus sage, à nous en sortir. Tel, et amy, le faudroit-il acheter bien cherement, pour le seruice d’vne telle occasion. Ie ne suis point arriué à cette vigueur desdaigneuse, qui se fortifie en soy-mesme, que rien n’aide, ny ne trouble ; ie suis d’vn poinct plus bas. Ie cherche à coniller, et à me des— rober de ce passage : non par crainte, mais par art. Ce n’est pas mon aduis, de faire en cette action, preuue ou montre de ma constance. Pour qui ? Lors cessera tout le droict et l’interest, que i’ay à la reputation. Ie me contente d’vne mort recucillic en soy, quiete, et solitaire, toute mienne, conuenable à ma vie retirée et priuće. Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux, celuy qui mouroit sans parler : et qui n’auoit ses plus proches à luy clorre les yeux. I’ay assez affaire à me consoler, sans auoir à consoler autruy ; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances m’en apportent de nouuelles : et assez de matiere à m’entretenir, sans l’emprunter. Cette partie n’est pas du rolle de la societé : c’est l’acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds : qui ne vous presse qu’autant que vous voulez, vous presentant vn visage indifferent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vostre mode.Ie me deffais tous les iours par discours, de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouuoir par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir sa mauuaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches, quand c’est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se ressentent de nos maux, si encores ils ne s’en affligent. Il faut estendre la ioye, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse. Qui se faict plaindre sans raison, est homme pour n’estre pas plaint, quand la raison y sera. C’est pour n’estre iamais plaint, que se plaindre tousiours, faisant si souuent le piteux, qu’on ne soit pitoyable à personne. Qui se faict mort viuant, est subiect d’estre tenu pour vif mourant. l’en ay veu prendre la cheure, de ce qu’on leur trouuoit le visage frais, et le pouls posé : contraindre leur ris, par ce qu’il trahissoit leur guairison : et haïr la santé, de ce qu’elle n’estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n’estoyent pas femmes. Ie represente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles sont, et euite les paroles de manuais prognostique, et les exclamations composées. Sinon l’allegresse, aumoins la contenance rassise des assistans, est propre, pres d’vn sage malade. Pour se voir en vn estat contraire, il n’entre point en querelle auec la santé. Il luy plaist de la contempler en autruy, forte et entiere ; et en iouyr au moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne reiecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entretiens communs. Ie veux estudier la maladie quand ie suis sain : quand elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination l’aide. Nous nous preparons auant la main, aux voyages que nous entreprenons, et y sommes resolus : l’heure qu’il nous faut monter à cheual, nous la donnons à l’assistance, et en sa faueur, l’estendons.Ie sens ce proffit inesperé de la publication de mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de regle. Il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette publique declaration, m’oblige de me tenir en ma route ; et à ne desmentir l’image de mes conditions : communément moins desfigurées et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des iugemens d’auiourd’huy. L’vniformité et simplesse de mes mœurs, produict bien vn visage d’aisée interpretation, mais parce que la façon en est vn peu nouuelle, et hors d’vsage, elle donne trop beau ieu à la mesdisance. Si est-il vray, qu’à qui me veut loyallement iniurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en mes imperfections aduoüées, et cogneuës : et dequoy s’y saouler, sans s’escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme l’accusation, et la descouuerte, il luy semble que ie luy esdente sa morsure, c’est raison qu’il prenne son droict, vers l’amplification et extention. L’offence a ses droicts outre la iustice. Et que les vices dequoy ie luy montre des racines chez moy, il les grossisse en arbres. Qu’il y employe non seulement ceux qui me possedent, mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Iniurieux vices, et en qualité, et en nombre. Qu’il me batte par là. l’embrasseroy volontiers l’exemple du philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer sur le subiet de son origine. Il luy coupa broche : Ie suis, dit-il, fils d’vn serf, boucher, stigmatizé, et d’vne putain, que mon pere espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour quelque mesfaict. Vn orateur m’achetta enfant, me trouuant beau et aduenant et m’a laissé mourant tous ses biens ; lesquels ayant transporté en cette ville d’Athenes, ie me suis addonné à la philosophie. Que les historiens ne s’empeschent à chercher nouuelles de moy : ie leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et libre, enerue le reproche, et desarme l’iniure. Tant y a que tout conté, il me semble qu’aussi souuent on me loüe, qu’on me desprise outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon enfance, en rang et degré d’honneur, on m’a donné lieu, plustost au dessus, qu’au dessoubs de ce qui m’appartient. Ie me trouueroy mieux en païs, auquel ces ordres fussent ou reglez ou mesprisez. Entre les masles dépuis que l’altercation de la prerogatiue au marcher ou à se seoir, passe trois repliques, elle est inciuile. Ie ne crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir à vne si importune contestation. Et iamais homme n’a eu enuie de ma presseance, à qui ie ne l’aye quittée.Outre ce profit, que ie tire d’escrire de moy, i’en ay esperé cet autre, que s’il aduenoit que mes humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme, auant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. Ie luy ay donné beaucoup de païs gaigné : car tout ce qu’vne longue cognoissance et familiarité, luy pourroit auoir acquis en plusieurs années, il l’a veu en trois iours dans ce registre, et plus seurement et exactement. Plaisante fantasie : plusieurs choses, que ie ne voudroy dire au particulier, ie les dis au public. Et sur mes plus secretes sciences on pensées, renuoye à vne boutique de libraire, mes amis plus feaux :

Excutienda damus præcordia.

Si à si bonnes enseignes, i’eusse sceu quelqu’vn qui m’eust esté propre, certes ie l’eusse esté trouuer bien loing. Car la douceur d’vne sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à mon gré. El qu’est-ce qu’vn amy ! Combien est vraye cette ancienne sentence, que l’vsage en est plus necessaire, et plus doux, que des clemens de l’eau et du feu ! Pour reuenir à mon conte. Il n’y a donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part. Si estimons nous à deuoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui en viennent là, de trainer languissans vn long espace de vie, ne deuroient à l’aduanture souhaiter, d’empescher de lenr misere vne grande famille. Pourtant les Indois en certaine, prouince, eslimoient iuste de tuer celuy, qui seroit tombé en telle necessité. En vne autre de leurs prouinces, ils l’abandonnoient seul à se sauuer, comme il pourroit. À qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables ? les offices communs n’en vont point iusques là. Vous apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis durcissant et femme et enfans, par long vsage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Les souspirs de ma cholique, n’apportent plus d’esmoy à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuersation (ce qui n’aduient pas tousiours, pour la disparité des conditions, qui produict aisément mespris ou enuie, enuers qui que ce soit) n’est-ce pas trop, d’en abuser tout vn aage ? Plus ie les verrois se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindrois leur peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autruy : et nous estayer en leur ruyne. Comme celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se seruir de leur sang, à guarir vne sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit des ieunes tendrons, à couuer la nuiet ses vieux membres : et mesler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La decrepitude est qualité solitaire. Je suis sociable iusques à l’excez. Si me semble-il raisonnable, que meshuy ie soustraye de la veuë du monde, mon importunité, et la couue moy seul. Que ie m’appile et me recueille en ma coque, comme les tortues i’apprenne à veoir les hommes, sans m’y tenir. Ie leur ferois outrage en vn pas si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie.Mais en ces voyages vous serez arresté miserablement en vn caignart, où tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, le les porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions euiter la Fortune, si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d’extraordinaire, quand ie suis malade. Ce que Nature ne peut en moy, ie ne veux pas qu’vn bolus le face. Tout au commencement de mes fiéures, et des maladies qui m’atterrent ; entier encores, et voisin de la santé, ie me reconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrestiens. Et m’en trouue plus libre, et deschargé ; me semblant en auoir d’autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, il m’en faut moins que de medecins. Ce que ie n’auray estably de mes affaires tout sain, qu’on ne s’attende point que ie le face malade. Ce que ie veux faire pour le seruice de la mort, est tousiours faict. Ie n’oserois le dislayer d’vn seul iour. Et s’il n’y a rien de faict, c’est à dire, ou que le doubte m’en aura retardé le choix : car par fois, c’est bien choisir de ne choisir pas : ou que tout à faict, ie n’auray rien voulu faire.I’escris mon liure à peu d’hommes, et à peu d’années. Si c’eust esté vne matiere de durée, il l’eust fallu commettre à vn langage plus ferme. Selon la variation continuelle, qui a suiuy le nostre iusques à cette heure, qui peut esperer que sa forme presente soit en vsage, d’icy à cinquante ans ? Il escoule touts les iours de nos mains et depuis que ie vis, s’est alteré de moitié. Nous disons, qu’il est à cette heure parfaict. Autant en dict du sien, chasque siecle. Ie n’ay garde de l’en tenir là tant qu’il fuira, et s’ira difformant comme il faict. C’est aux bons et vtiles escrits, de le clouer à eux, et ira son credit, selon la fortune de nostre estat. Pourtant ne crains-ie point d’y inserer plusieurs articles priuez, qui consument leur vsage entre les hommes qui viuent auiourd’huy : et qui touchent la particuliere science d’aucuns, qui y verront plus auant, que de la commune intelligence. Ie ne veux pas, apres tout, comme ie vois souuent agiter la memoire des trespassez, qu’on aille debattant : Il iugeoit, il viuoit ainsin : il vouloit cecy : s’il eust parlé sur sa fin il eust dict, il cust donné ; ie le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la bien-seance me le permet, ie fais icy sentir mes inclinations et affections. Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-ie de bouche, à quiconque desire en estre informé. Tant y a, qu’en ces memoires, si on y regarde, on trouuera que i’ay tout dit, ou tout designé. Ce que ie ne puis exprimer, ie le montre au doigt.

Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci
Sunt, per que possis cognoscere cætera tute.

le ne laisse rien à desirer, et deuiner de moy. Si on doit s’en entretenir, ie veux que ce soit veritablement et iustement. Ie reuiundrois volontiers de l’autre monde, pour démentir celuy, qui me formeroit autre que ie n’estois, fust-ce pour m’honorer. Des viuans mesme, ie sens qu’on parle tousiours autrement qu’ils ne sont. Et si à toute force, ie n’eusse maintenu vn amy que i’ay perdu, on me l’eust deschiré en mille contraires visages.Pour acheuer de dire mes foibles humeurs : i’aduoue, qu’en voyageant, ie n’arriue guere en logis, où il ne me passe par la fantasie, si i’y pourray estre, et malade, et mourant à mon aise. Je veux estre logé en lieu, qui me soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou estouffé. Je cherche à flatter la mort, par ces friuoles circonstances. Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement : afin que ie n’aye qu’à m’attendre à elle, qui me poisera volontiers assez, sans autre recharge. Je veux qu’elle ait sa part à l’aisance et commodité de ma vie. C’en est vn grand lopin, et d’importance, et espere meshuy qu’il ne dementira pas le passé. La mort a des formes plus aisées les vnes que les autres, et prend diuerses qualitez selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affoiblissement et appesantissement, me semble molle et douce. Entre les violentes, i’imagine plus mal-aisément vn precipice, qu’vne ruïne qui m’accable : et vn coup trenchant d’vne espée, qu’vne harquebusade : et eusse plustost beu le breuuage de Socrates, que de me fraper, comme Caton. Et quoy que ce soit vn, si sent mon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me ietter dans vne fournaise ardente, ou dans le canal d’vne platte riuiere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effect. Ce n’est qu’vn instant ; mais il est de tel poix, que ie donneroy volontiers plusieurs jours de ma vie, pour le passer à ma mode. Puisque la fantasie d’vn chacun troune du plus et du moins. en son aigreur : puisque chacun a quelque choix entre les formes de mourir, essayons vn peu plus auant d’en trouuer quelqu’vne deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore voluptueuse, comme les commourans d’Antonius et de Cleopatra ? le laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent, aspres et exemplaires, Mais entre les hommes de peu, il s’en est trouué, comme vn Petronius, et vn Tigillinus à Rome, engagez à se donner la mort, qui l’ont comme endormie par la mollesse de leurs apprests. Its l’ont faicte couler et glisser parmy la lascheté de leurs passetemps accoustumez. Entre des garses et bons compagnons ; nul propos de consolation, nulle mention de testament. nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur condition future : parmy les ieux, les festins, facecies, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne scaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance ? Puis qu’il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages trouuons-en qui soient bonnes à ceux d’entre deux. Mon imagination m’en presente quelque visage facile, et, puis qu’il faut mourir, desirable. Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à qui ils donnoient le choix de sa mort. Mais Theophraste philosophe si delicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison, d’oser dire ce vers latinisé par Ciceron :

Vitam regit fortuna, non sapientia.

La fortune aide à la facilité du marché de ma vie : l’ayat logée en tel poinct, qu’elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement. C’est vne condition que i’eusse acceptée en toutes les saisons de mon aage mais en cette occasion, de trousser mes bribes, et de plier bagage, ie prens plus particulierement plaisir à ne leur apporter ny plaisir ny deplaisir, en mourant. Elle a, d’vne artiste compensation, faict, que ceux qui peuuent pretendre quelque materiel fruict de ma mort, en reçoiuent d’ailleurs, coniointement, vne materielle perte. La mort s’appesantit souuent en nous, de ce qu’elle poise aux autres : et nous interesse de leur interest, quasi autant que du nostre : et plus et tout par fois.En cette commodité de logis que ie cherche, ie n’y mesle pas la pompe et l’amplitude : ie la hay plustost : mais certaine proprieté simple, qui se rencontre plus souuent aux lieux où il y a moins d’art, et que Nature honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer conuiuium. Plus salis quam sumptus. Et puis, c’est à faire à ceux que les affaires entraînent en plain hyuer, par les Grisons, d’estre surpris en chemin en cette extremité. Moy qui le plus souuent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il faiet laid à droicte, ie prens à gauche : si ie me trouue mal propre à monter à cheual, ie m’arreste. Et faisant ainsi, ie ne vois à la verité rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vray que ie troue la superfluité tousiours superfluë : et remarque de l’empeschement en la delicatesse mesme et en l’abondance. Ay-ie laissé quelque chose à voir derriere moy, i’y retourne : c’est tousiours mon chemin. Ie ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe. Ne trouue-ie point où ie vay, ce qu’on m’auoit dict ? comme il aduient souuent que les iugemens d’autruy ne s’accordent pas aux miens, et les ay trouuez le plus souuent faux : ie ne plains pas ma peine : i’ay apris que ce qu’on disoit n’y est point.I’ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant qu’homme du monde. La diuersité des façons d’vne nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque vsage a sa raison. Soyent des assietes d’estain, de bois, de terre : bouilly ou rosty ; beurre, ou huyle, de noix ou d’oliue, chaut ou froit, tout m’est vn. Et si vn, que vieillissant, l’accuse cette genereuse faculté : et auroy besoin que la delicatesse et le choix, arrestast l’indiscretion de mon appetit, et par fois soulageast mon estomach. Quand l’ay esté ailleurs qu’en France : et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé, si ie vouloy estre serui à la Françoise, ie m’en suis mocqué, et me suis tousiours ietté aux tables les plus espesses d’estrangers. I’ay honte de voir nos hommes, enyurez de, cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouuent ils vn compatriote en Hongrie, ils festoient cette auanture : les voyla à se r’alier ; et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voyent. Pourquoy non barbares, puis qu’elles ne sont Françoises ? Encore sont ce les plus habilles, qui les ont recognuës, ponr en mesdire. La pluspart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couuerts et resserrez, d’vne prudence taciturne et incommunicable, se defendans de la contagion d’vn air incogneu. Ce que ie dis de ceux là, me ramentoit en chose semblable, ce que i’ay par fois apperçeu en aucuns de noz ieunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte : nous regardent comme gens de l’autre monde, auec desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu’vn honneste homme, c’est vn homme meslé. Au rebours, ie peregrine tressaoul de nos façons : non pour chercher des Gascons en Sicile, i’en ay assez laissé au logis : ie cherche des Grees plustost, et des Persans : i’accointe ceux-la, ie les considere : c’est là où ie me preste, et où ie m’employe. Et qui plus est, il me semble, que ic n’ay rencontré guere de manieres, qui ne vaillent les nostres. Ie couche de pen car à peine ay-ie perdu mes giroüettes de veuë. Au demeurant, la plus-part des compaignies fortuites que vous rencontrez en chemin, ont plus d’incommodité que de plaisir : ie ne m’y attache point, moins asteure, que la vieillesse me particularise et sequestre aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour autruy, ou autruy pour vous. L’vn et l’autre inconuenient est poisant, mais le dernier me semble encore plus rude.C’est vne rare fortune, mais de soulagement inestimable, d’auoir vn honneste homme, d’entendement ferme, et de meurs conformes aux vostres, qui aime à vous suiure. I’en ay eu faute extreme, en tous mes voyages. Mais vne telle compaignie, il la faut auoir choisie et acquise dés le logis. Nul plaisir n’a saueur pour moy sans communication. Il ne me vient pas seulement vne gaillarde pensée en l’ame, qu’il ne me fasche de l’auoir produite seul, et n’ayant à qui l’offrir. Si cum hac exceptione detur sapientia, vt illam inclusam teneam, nec enuntiem, reijciam. L’autre l’auoit monté d’vn ton au dessus. Si contigerit ea vita sapienti, vt omnium rerum affluentibus copijs, quamuis omnia, quæ cognitione digna sunt, summo otio secum ipse consideret, et contempletur, tamen si solitudo tanta sit, vt hominem videre non possit, excedat è vita. L’opinion d’Archytas m’agrée, qu’il feroit desplaisant au ciel mesme, et à se promener dans ces grands et diuins corps celestes, sans l’assistance d’vn compaignon. Mais il vaut mieux encore estre seul, qu’en compaignie ennuyeuse et inepte. Aristippus s’aymoit à viure estranger par tout,

Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspicijs,

ie choisirois à la passer le cul sur la selle :

Visere gestiens,
Qua parte debacchentur ignes,
Qua nebulæ pluuijque rores.

Auez-vous pas des passe-temps plus aisez ? dequoy auez-vous faute ? Vostre maison est-elle pas en bel air et sain, suffisamment fournie, et capable plus que suffisamment ? La majesté Royalle y a peu plus d’vne fois en sa pompe. Vostre famille n’en laisse-elle pas en reglement, plus au dessoubs d’elle, qu’elle n’en a au dessus, en eminence ? Y a il quelque pensée locale, qui vous vlcere, extraordinaire, indigestible ?

Que le nunc coquat et vexet sub pectore fixa ?

Où cuidez-vous pouuoir estre sans empeschement et sans destourbier ? Nunquam simpliciter fortuna indulget. Voyez donc, qu’il n’y a que vous qui vous empeschez : et vous vous suiurez par tout, et vous plaindrez par tout. Car il n’y a satisfaction ça bas, que pour les ames ou brutales ou diuines. Qui n’a du contentement à vne si iuste occasion, où pense-il le trouuer ? À combien de milliers d’hommes, arreste vne telle condition que la vostre, le but de leurs souhaits ? Reformez vous seulement : car en cela vous pounez tout : là où vous n’aurez droict que de patience, enuers la fortune. Nulla placida quies est, nisi quam ratio composuit.Ie voy la raison de cet aduertissement, et la voy tresbien, Mais on auroit plustost faict, et plus pertinemment, de me dire en vn mot : Soyez sage. Cette resolution, est outre la sagesse : c’est son ouurage, et sa production. Ainsi fait le medecin, qui va criaillant apres vn pauure malade languissant, qu’il se resiouysse : il luy conseilleroit vn peu moins ineptement, s’il luy disoit : Soyez sain. Pour moy, ie ne suis qu’homme de la commune sorte. C’est vn precepte salutaire, certain, et d’aisee intelligence : Contentez vous du vostre : c’est à dire, de la raison l’execution pourtant, n’en est non plus aux plus sages, qu’en moy. C’est vne parole populaire, mais elle a vne terrible estendue. Que ne comprend elle ? Toutes choses tombent en discretion et modification. Ie scay bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager, porte tesmoignage d’inquietude et d’irresolution, Aussi sont ce nos maistresses qualitez, et prædominantes. Ouy ; ie le confesse : ie ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où ie me puisse tenir. La seule varieté me paye, et la possession de la diuersité : au moins si quelque chose me paye. À voyager, cela mesme me nourrit, que ie me puis arrester sans interest : et que l’ay où m’en dinertir commodément. l’ayme la vie priuee, par ce que c’est par mon choix que ie l’ayme, non par disconuenance à la vie publique : qui est à l’auanture, autant selon ma complexion. I’en sers plus gayement mon Prince, par ce que c’est par libre eslection de mon jugement, et de ma raison, sans obligation particuliere. Et que ie n’y suis pas reiecté, ny contrainet, pour estre irreceuable à tout autre party, et mal voulu. Ainsi du reste. Ie hay les morceaux que la necessité me taille. Toute commodité me tiendroit à la gorge, de laquelle seule l’aurois à despendre :

Alter remus aquas, alter mihi radat arenas.

Vne seule corde ne m’arreste iamais assez.Il y a de la vanité, dites vous, en cet amusement. Mais où non ? Et ces beaux preceptes, sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus nouit cogitationes sapientium, quoniam vanæ sunt. Ces exquises subtilitez, ne sont propres qu’au presche. Ce sont discours qui nous veulent enuoyer tous bastez en l’autre monde. La vie est vn mouuement materiel et corporel action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée. Ie m’employe à la seruir selon elle

Quisque suos patimur manes.

Sic est faciendum, vt contra naturam vniuersam nihil contendamus : ea tamen conseruata, propriam sequamur. À quoy faire, ces poinctes esleuées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain ne se peut rasseoir et ces regles qui excedent nostre vsage et nostre force ?Ie voy souuent qu’on nous propose des images de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n’ont aucune esperance de suiure, ny qui plus est, enuie. De ce mesme papier où il vient d’escrire l’arrest de condemnation contre vn adultere, le inge en desrobe vn lopin, pour en faire vn poulet à la femme de son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement, criera plus asprement, tantost, en vostre presence mesme, à l’encontre d’vne pareille faute de sa compaigne, que ne feroit Porcie. Et tel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu’il n’estime point fautes. l’ay veu en ma ieunesse, vn galant homme. presenter d’vne main au peuple des vers excellens et en beauté et en desbordement ; et de l’autre main en mesme instant, la plus quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit des— iconé il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les loix, et preceptes suiure leur voye, nous en tenons vne autre. Nou par desreglement de mours seulement, mais par opinion souuent, et par iugement contraire. Sentez lire vn discours de philosophie : l’inuention, l’eloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre esprit, et vous esmeut. Il n’y a rien qui chatouille ou poigne vostre conscience : ce n’est pas à elle qu’on parle. Est-il pas vray ? Si disoit Ariston, que ny yne estune ny vne leçon, n’est d’aucun fruict si elle ne nettoye et ne decrasse. On peut s’arrester à l’escorce : mais c’est apres qu’on en a retiré la mouelle. Comme apres auoir aualé le bon vin d’vne belle coupe, nous en considerons les graneures et l’ouurage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne, cecy se trouuera, qu’vn mesme ouurier, y publie des regles de temperance, et publie ensemble des escrits d’amour et desbauche. Et Xenophon, au giron de Clinias, escriuit contre la vertu Aristippique. Ce n’est pas qu’il y ait vne conuersion miraculeuse, qui les agite à ondées. Mais c’est que Solon se represente tantost soy-mesme, tantost en forme de legislateur : tantost il parle pour la presse, tantost pour soy. Et prend pour soy les regles libres et naturelles, s’asseurant d’vne santé ferme et entiere.

Curentur dubij medicis maioribus ægri.

Antisthenes permet au sage d’aimer, et faire à sa mode ce, qu’il trouue estre opportun, sans s’attendre aux loix : d’autant qu’il a meilleur aduis qu’elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison : à fortune, la confidence : aux loix, nature. Pour les estomachs tendres, il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons estomachs se seruent simplement, des prescriptions de leur naturel appetit. Ainsi font nos medecins, qui mangent le melon et boiuent le vin fraiz, ce pendant qu’ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. Je ne sçay quels liures, disoit la courtisanne Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là, battent aussi souuent à ma porte, qu’aucuns autres. D’autant que nostre licence nous porte tousiours au delà de ce qui nous est loisible, et permis, on a estressy souuent outre la raison vniuerselle, les preceptes et loix de nostre vie.

Nemo satis credit tantum delinquere, quantum
Permillas.

Il seroit à desirer, qu’il y eust plus de proportion du commandement à l’obeïssance. Et semble la visée iniuste, à laquelle on ne peut atteindre. Il n’est si homme de bien, qu’il mette à l’examen des loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie. Voire tel, qu’il seroit tres-grand dommage, et tres-iniuste de punir et de perdre.

Ole, quid ad te,
De cute quid facial ille, vel illa sua ?

Et tel pourroit n’offencer point les loix, qui n’en meriteroit point la louange d’homme de vertu : et que la philosophie feroit tresinstement foiter. Tant cette relation est trouble et inegale. Nous n’auons garde d’estre gens de bien selon Dieu nous ne le sçaurions estre selon nous. L’humaine sagesse, n’arriua iamais aux deuoirs qu’elle s’estoit elle mesme prescript. Et si elle y estoit arrinee, elle s’en prescriroit d’autres au delà, où elle aspirast tousjours et pretendist. Tant nostre estat est ennemy de consistance. L’homme s’ordonne à soy mesme, d’estre necessairement en faute. Il n’est guere fin, de tailler son obligation, à la raison d’vn autre estre, que le sien. À qui prescript-il ce, qu’il s’attend que personne ne face ? Luy est-il iniuste de ne faire point ce qu’il luy est impossible de faire ? Les loix qui nous condamnent, à ne pouuoir pas. nous condamnent de ce que nous ne pouuons pas.Au pis aller, cette difforme liberté, de se presenter à deux endroicts, et les actions d’vne façon, les discours de l’autre ; soit loisible à ceux, qui disent les choses. Mais elle ne le peut estre à ceux, qui se disent eux mesmes, comme ie fais, Il faut que i’aille de la plume comme des pieds. La vie commune, doibt auoir conference aux autres vies. La vertu de Caton estoit vigoureuse, outre la raison de son siecle : et à vn homme qui se mesloit de gouuerner les autres, destiné au seruice commun ; il se pourroit dire, que c’estoit vne iustice, sinon iniuste, au moins vaine et hors de saison. Mes meurs mesmes, qui ne desconuiennent de celles, qui courent, à peine de la largeur d’vn poulce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon aage, et inassociable. Ie ne sçay pas, si ie me trouue desgouté sans raison, du monde, que ie hante ; mais ie sçay bien, que ce seroit sans raison, si ie me plaignoy, qu’il fust degouté de moy, puis que ie le suis de luy. La vertu assignee aux affaires du monde, est vne vertu à plusieurs plis, encoigneures, et couddes, pour s’appliquer et ioindre à l’humaine foiblesse : meslee et artificielle ; non droitte, nette, constante, ny purement innocente. Les annales reprochent iusques à cette heure à quelqu’vn de nos Roys, de s’estre trop simplement laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confes— seur. Les affaires d’estat ont des preceptes plus hardis.

Exeat aula,
Qui vull esse pius.

I’ay autresfois essayé d’employer au service des maniemens publiques, les opinions et regles de viure, ainsi rudes, neufues, impolies ou impollues, comme ie les ay nées chez moy, ou rapportees de mon institution et desquelles ie me sers, sinon si commodeement au moins seurement en particulier : une vertu scholastique et nouice : ie les y ay trounces ineptes et dangereuses. Celuy qui va en la presse, il faut qu’il gauchisse, qu’il serre ses couddes, qu’il recule, ou qu’il auance, voire qu’il quitte le droict chemin, selon ce qu’il rencontre. Qu’il viue non tant selon soy, que selon autruy : non selon ce qu’il se propose, mais selon ce qu’on luy propose : seJon le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que qui eschappe, brayes nettes, du maniement du monde, c’est par miracle, qu’il en eschappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son philosophe chef d’vne police, il n’entend pas le dire d’vne police corrompue, comme celle d’Athenes : et encore bien moins, comme la nostre, enuers lesquelles la sagesse mesine perdroit son Latin. Et vne bonne herbe, transplantee, en solage fort diuers à sa condition, se conforme bien plustost à iceluy, qu’elle ne le reforme à soy. Je sens que si i’auois à me dresser tout à fait à telles occupations, il m’y faudroit beaucoup de changement et de rabillage. Quand ie pourrois cela sur moy, et pourquoy ne le pourrois ie, auec le temps et le soing ? ie ne le voudrois pas. De ce peu que ie me suis essayé en cette vacation ; ie m’en suis d’autant degousté. Ie ine sens fumer en l’ame par fois, aucunes tentations vers l’ambition mais ie me bande et obstine au contraire :

At tu, Catulle, obstinatus obdura.

On ne m’y appelle gueres, et ie m’y conuie aussi peu. La liberté et l’oysiueté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitez, diametralement contraires à ce inestier là. Nous ne sçauons pas distinguer les facultez des hommes. Elles ont des diuisions, et bornes, mal-aysees à choisir et delicates. De conclurre par la suffisance d’vne vie particuliere, quelque suffisance à l’vsage public, c’est mal conclud. Tel se conduict bien, qui ne conduiet pas bien les autres : et faict des Essais, qui ne sçauroit faire des effects. Tel dresse bien vn siege, qui dresseroit mal vne bataille : et discourt bien en priué, qui harangueroit mal ou vn peuple ou vn Prince. Voire à l’auanture, est-ce plustost tesmoignage à celuy qui peut I’vn, de ne pouuoir point l’autre, qu’autrement. Ie troue que les esprits hauts, ne sont de guere moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux hautes. Estoit-il à croire, que Socrates eust appresté aux Atheniens matiere de rire à ses despens, pour n’auoir onques sçeu computer les suffrages de sa tribu, et en faire rapport au conseil ? Certes la veneration, en quoy i’ay les perfections de ce personnage, merite, que sa fortune fournisse à l’excuse de mes principales imperfections, vn si magnifique exemple. Nostre suffisance est detaillee à menues pieces. La mienne n’a point de latitude, et si est chetifue en nombre. Saturninus, à ceux qui luy auoient deferé tout commandement : Compaignons, fit-il, vous auez perdu vn bon capitaine, pour en faire vn mauvais general d’armee.Qui se vante, en vn temps malade, comme cestuy-cy, d’employer au seruice du monde, vne vertu naifue et sincere ou il ne la cognoist pas, les opinions se corrompans auec les mœurs (de vray, oyez la leur peindre, oyez la pluspart se glorifier de leurs deportemens, et former leurs regles ; au lieu de peindre la vertu, ils peignent l’iniustice toute pure et le vice : et la presentent ainsi fauce à l’institution des Princes) ou s’il la cognoist, il se vante à tort et quoy qu’il die, faict mille choses, dequoy sa conscience l’accuse. Je croirois volontiers Seneca de l’experience qu’il en fit en pareille occasion, pourueu qu’il m’en voulust parler à cœur ouuert. La plus honnorable marque de bonté, en vne telle necessité, c’est recognoistre librement sa faute, et celle d’autruy : appuyer et retarder de sa puissance, l’inclination vers le mal : suyure enuis cette pente, mieux esperer et mieux desirer. l’apperçois en ces desmembremens de la France, et diuisions, où nous sommes tombez, chacun se trauailler à deffendre sa cause : mais iusques aux meilleurs, auec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en escriroit temerairement et vitieusement. Le plus iuste party, si estce encore le membre d’vn corps vermoulu et vereux. Mais d’vn tel corps, le membre moins malade s’appelle sain : et à bon droit, d’autant que nos qualitez n’ont tiltre qu’en la comparaison. L’innocence ciuile, se mesure selon les lieux et saisons. l’aymerois bien à voir en Xenophon, vne telle loüange d’Agesilaus. Estant prié par vn Prince voisin, auec lequel il auoit autresfois esté en guerre, de le laisser passer en ses terres, il l’octroya : luy donnant passage à trauers le Peloponnese : et non seulement ne l’emprisonna ou empoisonna, le tenant à sa mercy : mais l’accueillit courtoisement, suyuant l’obligation de sa promesse, sans luy faire offence. À ces humeurs là, ce ne seroit rien dire. Ailleurs et en autre temps, il se fera conte de la franchise, et magnanimité d’vne telle action. Ces babouyns capettes s’en fussent moquez. Si peu retire l’innocence Spartaine à la Françoise. Nous ne laissons pas d’auoir des hommes vertueux : mais c’est selon nous. Qui a ses murs establies en reglement au dessus de son siecle : ou qu’il torde, et émousse scs regles : ou, ce que ie luy conscille plustost, qu’il se retire à quartier, et ne se mesle point de nous. Qu’y gaigneroit-il ?

Egregium sanctúmque virum si cerno, bimembri
Hoc monstrum puero, et miranti iam sub aratro
Piscibus inuentis, et fœtæ comparo mulæ.

On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas fuyr aux presens : on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obeyr à ceux icy. Et à l’aduanture y a il plus de recommendation d’obeyr aux mauuais, qu’aux bons. Autant que l’image des loix receues, et anciennes de cette monarchie, reluyra en quelque coin, m’y voila planté. Si elles viennent par malheur, à se contredire, et empescher entr’elles, et produire deux parts, de chois doubteux, et difficile : mon election sera volontiers, d’eschapper, et me desrober à cette tempeste. Nature m’y pourra prester ce pendant la main : ou les hazards de la guerre. Entre Cæsar et Pompeius, ie me fusse franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs, qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyure le vent. Ce que i’estime loisible, quand la raison ne guide plus.

Quò diuersus abis ?

Cette farcisseure, est vn peu hors de mon theme. Ie m’esgare : mais plustost par licence, que par mesgarde. Mes fantasies se suyuent : mais par fois c’est de loing : et se regardent, mais d’vne veue oblique. l’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon : miparty d’vne fantastique bigarrure : le deuant à l’amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne craignent point ces muances et ont vne merueilleuse grace à se laisser ainsi rouller au vent : ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousiours la matiere : souuent ils la denotent seulement, par quelque marque : comme ces autres l’Andrie, l’Eunuche ; ou ceux cy, Sylla, Cicero, Torquatus. Fayme l’alleure poëtique, à sauts et à gambades. C’est vn art, comme dit Platon, leger, volage, demoniacle. Il est des ouurages en Plutarque, où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouue que par incident, tout estouffé en matiere estrangere. Voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté : et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit ! C’est l’indiligent lecteur, qui perd mon subicct ; non pas moy. Il s’en trouuera tousjours en vn coing quelque mot, qui ne laisse pas d’estre bastant, quoy qu’il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement : mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes. Il faut auoir vn peu de folie, qui ne veut auoir plus de sottise : disent, et les preceptes de nos maistres, et encores plus leurs exemples. Mille poëtes trainent et languissent à la prosaïque, mais la meilleure prose ancienne, et ie la seme ceans indifferemment pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poëtique, et represente quelque air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la maistrise, et preeminence en la parlerie. Le poëte, dit Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la bouche : comme la gargouille d’vne fontaine, sans le ruminer et poiser : et luy eschappe des choses, de diuerse couleur, de contraire substance, et d’vn cours rompu. Et la vieille theologie est toute poësie, disent les sçauants, et la premiere philosophie. C’est Toriginel langage des Dieux. l’entends que la matiere se distingue soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud, où elle commence, où elle se reprend sans l’entrelasser de parolles, de liaison, et de cousture, introduictes pour le seruice des orcilles foibles, ou nonchallantes et sans me gloser moy-mesme. Qui est celuy, qui n’ayme mieux n’estre pas leu, que de l’estre en dormant ou en fuyant ? Nihil est tam vtile, quod in transitu prosit. Si prendre des liures, estoit les apprendre et si les veoir, estoit les regarder et les parcourir, les saisir, i’auroy tort de me faire du tout si ignorant que ie dy. Puisque ie ne puis arrester l’attention du lecteur par le poix : manco male, s’il aduient que ie l’arreste par mon embrouilleure. Voire mais, il se repentira par apres, de s’y estre amusé. C’est mon : mais il s’y sera tousiours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte desdain : qui m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sçauront ce que ie dis : ils conclurront la profondeur de non sens, par l’obscurité. Laquelle à parler en bon escient, ie hay bien fort : et l’euiterois, si ie me sçauois cuiter. Aristote se vante en quelque lieu, de l’affecter. Viticuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy i’vsoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention auant qu’elle soit née, et la dissoudre : dedaignant s’y coucher pour si peu, et se recueillir : ie me suis mis à les faire plus longs : qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner vne seule heure, on ne veut rien donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu’autre chose faisant. Ioint, qu’à l’aduenture ay-ie quelque obligation particuliere, à ne dire qu’à demy, à dire confusement, à dire discordamment. Ie veux donq mal à cette raison trouble-feste. Et ces proiects extrauagants qui trauaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la verité ; ie la trouue trop chere et trop incommode. Au rebours : ie m’employe à faire valoir la vanité mesme, et l’asneric, si elle n’apporte du plaisir. Et me laisse aller apres mes inclinations naturelles sans les contreroller de si pres.I’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre : ce sont tousiours des hommes. Tout cela est vray : et si pourtant ne sçauroy reuoir si souuent le tombeau de cette ville, si grande, et si puissante, que ie ne l’admire et reuere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or i’ay esté nourry des mon enfance, auec ceux icy. I’ay eu cognoissance des affaires de Rome, longtemps auant que ie l’ay eue de ceux de ma maison. Ie sçauois le Capitole et son plant, auant que ie sceusse le Louure : et le Tibre auant la Seine. J’ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus, et Scipion, que ie n’ay d’aucuns hommes des nostres. Ils sont tres passez. Si est bien mon pere : aussi entierement qu’eux : et s’est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que ceux-là ont faict en seize cens duquel pourtant ie ne laisse pas d’embrasser et practiquer la memoire, l’amitié et societé, d’vne parfaicte vnion et tres-viue. Voire, de mon humeur, ie me rends plus officieux enuers les trespassez. Ils ne s’aydent plus, ils en requierent ce me semble d’autant plus mon ayde. La gratitude est là, iustement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné, où il y a retrogradation, et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius malade, et le trouuant en pauure estat, luy fourra tout bellement soubs le cheuet du liet, de l’argent qu’il luy donnoit. Et en le luy celant, luy donnoit en outre, quittance de luy en sçauoir gré. Ceux qui ont merité de moy, de l’amitié et de la recognoissance, ne l’ont iamais perdue pour n’y estre plus : ie les ay mieux payez, et plus soigneusement, absens et ignorans. Ie parle plus affectueusement de mes amis, quand il n’y a plus de moyen qu’ils le sçachent. Or i’ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius, et pour la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous. Les choses presentes mesmes, nous ne les lenons que par la fantasic. Me trouuant inutile à ce siecle ie me reiecte à cet autre. Et en suis si embabouyné, que l’estat de cette vieille Rome, libre, iuste, et florissante, car ie n’en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse, m’interesse et me passionne. Parquoy ie ne sçauroy reuoir si souuent, l’assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes iusques aux Antipodes, que ie ne m’y amuse. Est-ce par nature, ou par erreur de fantasie, que la veuë des places, que nous sçauons auoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu’ouïr le recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits ? Tanta vis admonitionis inest in locis ! Et id quidem in hac vrbe infinitum : quacumque enim ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus. Il me plaist de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements. Ie remasche ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes oreilles. Ego illos veneror, et tantis nominibus semper assurgo. Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, i’en admire les parties mesmes communes. Ie les visse volontiers deuiser, promener, et soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques, et images de tant d’honnestes hommes, et si valeureux les— quels i’ay veu viure et mourir et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçauions suyure.Et puis cette mesme Rome que nous voyons, merite qu’on l’ayme. Confederée de si long temps, et par tant de tiltres, à nostre couronne. Seule ville commune, et vniuerselle. Le magistrat souuerain qui y commande, est recognu pareillement ailleurs : c’est la ville metropolitaine de toutes les nations Chrestiennes. L’Espaignol et le François, chacun y est chez soy. Pour estre des Princes de cet estat, il ne faut qu’estre de Chrestienté, où qu’elle soit. Il n’est lieu çà bas, que le ciel ayt embrassé auec telle influence de faueur, et telle constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée.

Laudandis preciosior ruinis.

Encore retient elle au tombeau des marques et image d’empire. Vt palam sit vno in loco gaudentis opus esse naturæ. Quelqu’vn se blasmeroit, et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouiller d’vn si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes. Quelles qu’elles soyent qui contentent constamment vn homme capable de sens commun, ie ne sçaurois auoir le cœur de le pleindre.Ie doibs beaucoup à la Fortune, dequoy iusques à cette heure, elle n’a rien fait contre moy d’outrageux au delà de ma portée. Seroit ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n’est point importunée ?

Quanto quisque sibi plura negauerit,
A Diis plura feret : nil cupientium
Nudus castra peto : multa petentibus,
Desunt mulla.

Si elle continue, elle me r’enuoyera tres-content et satisfaict,

Nihil supra
Deos lacesso.

Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Ie me console aiséement, de ce qui aduiendra icy, quand ie n’y seray plus. Les choses presentes m’embesongnent assez,

Fortunæ cætera mando.

Aussi n’ay-ie point cette forte liaison, qu’on dit attacher les hommes à l’aduenir, par les enfans qui portent leur nom, et leur honneur. Et en doibs desirer à l’auanture d’autant moins, s’ils sont si desirables. Ie ne tiens que trop au monde, et à cette vie par moy-mesme. le me contente d’estre en prise de la Fortune, par les circonstances proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs sa iurisdiction sur moy. Et n’ay iamais estimé qu’estre sans enfans, fust vn defaut qui deust rendre la vie moins complete, et moins contente. La vacation sterile, a bien aussi ses commoditez. Les enfans sont du nombre des choses, qui n’ont pas fort dequoy estre desirées, notamment à cette heure, qu’il seroit si difficile de les rendre bons. Bona iam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina. Et si ont iustement dequoy estre regrettées, à qui les perd, apres les auoir acquises.Celuy qui me laissa ma maison en charge. prognostiquoit que ie la deusse ruyner, regardant à mon humeur, si peu casamiere. Il se trompa ; me voicy comme i’y entray : sinon vn peu mieux. Sans office pourtant et sans benefice. Au demeurant, si la Fortune ne m’a faict aucune offence violente, et extraordinaire, aussi n’a-elle pas de grace. Tout ce qu’il y a de ses dons chez nous, il y est auant moy, et au delà de cent ans. Ie n’ay particulierement aucun bien essentiel, et solide, que ie doiue à sa liberalité. Elle m’a faict quelques faueurs venteuses, honnoraires, et titulaires, sans substance. Et me les a aussi à la verité, non pas accordées, mais offertes. Dieu sçait, à moy : qui suis tout materiel, qui ne me paye que de la realité, encores bien massiue : et qui, si ie l’osois confesser, ne trouuerois l’auarice, guere moins excusable que l’ambition : ny la douleur, moins cuitable que la honte : ny la santé, moins desirable que la doctrine : ou la richesse, que la noblesse.

Parmy ses faueurs vaines, ie n’en ay point qui plaise tant à cette niaise humeur, qui s’en paist chez moy, qu’vne bulle authentique de bourgeoisie Romaine qui me fut octroyée dernierement que i’y estois, pompeuse en seaux, et lettres dorées : et octroyée auec toute gratieuse liberalité. Et par ce qu’elles se donnent en diuers stile, plus ou moins fauorable et qu’anant que i’en cusse veu, i’eusse esté bien aise, qu’on m’en eust montré vn formulaire : ie veux, pour satisfaire à quelqu’vn, s’il s’en trouue malade de pareille curiosité à la mienne, la transcrire icy en sa forme.

Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus, almæ vrbis conseruatores de Illustrissimo viro Michaele Montano equite sancti Michaelis, et à cubiculo Regis Christianissimi, Romana Cinitate donando, ad Senatum retulerunt, S. P. Q. R. de ea re ita fieri censuit.

CVM, veteri more et instituto, cupidè illi semper studioséque suscepti sint, qui, virtute ac nobilitate præstantes, magno Reip. nostræ vsui atque ornamento fuissent, vel esse aliquando possent : Nos, maiorum nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, præclaram hanc consuetudinem nobis imitandam ac seruandam fore censemus. Quamobrem cum Illustrissimus Michael Montanus, Eques sancti Michaelis, et a cubiculo Regis Christianissimi Romani nominis studiosissimus, el familiæ laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus sit, qui summo Senatus Populique Romani iudicio ac studio in Romanam Ciuitatem adsciscatur, placere Senatui P. Q. R. Illustrissimum Michaelem Montanum rebus omnibus ornatissimum, atque huic inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Ciuitatem adscribi, ornarique omnibus et præmiis et honoribus, quibus illi fruuntur, qui Ciues Patriciique Romani nati aut iure optimo facti sunt. In quo censere Senatum P. Q. R. se non tam illi Ius Ciuitatis largiri quàm debitum tribuere, neque mugis beneficium dare quam ab ipso accipere, qui hoc Ciuitatis munere accipiendo, singulari Ciuitatem ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem S. C. auctoritatem iidem Conseruatores per Senatus P. Q. R. scribas in acta referri atque in Capitolij curia seruari, priuilegiumque huiusmodi fieri, soliloque vrbis sigillo communiri curarunt. Anno ab vrbe condita CXↃCCCXXXI, post Christum natum M. D. LXXXI. III. Idus Martij.

Horatius Fuscus sacri S. P. Q. R. scriba.

Vincent. Martholus sacri S. P. Q. R. scriba.

N’estant bourgeois d’aucune ville, ie suis bien aise de l’estre de la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient attentiuement, comme ie fay, ils se trouueroient comme ie fay, pleins d’inanité et de fadaise. De m’en deffaire, ie ne puis, sans me deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les vns que les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont vn peu meilleur compte : encore ne sçay-ie.Cette opinion et vsance commune, de regarder ailleurs qu’à nous, a bien pourueu à nostre affaire. C’est vn obiect plein de mescontentement. Nous n’y voyons que misere et vanité. Pour ne nous desconforter, Nature a reietté bien à propos, l’action de nostre veuë, au dehors. Nous allons en auant à vau l’eau, mais de rebrousser vers nous, nostre course, c’est vn mouuenient penible la mer se brouille et s’empesche ainsi, quand elle est repoussée à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel : regardez au public : à la querelle de cestuy-là : au pouls d’vn tel : au testament de cet autre : somme regardez tousiours haut ou bas, ou à costé, ou deuant, ou derriere vous. C’estoit vn commandement paradoxe, que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes Regardez dans vous, recognoissez vous, tenez vous à vous. Vostre esprit, et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy : vous vous escoulez, vous vous respandez : appilez vous, soustenez vous : on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas, que ce monde tient toutes ses veues contraintes au dedans, et ses yeux ouuerts à se contempler soy-mesme ? C’est tousiours vanité pour toy, dedans et dehors : mais elle est moins vanité, quand elle est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque chose s’estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses tramaux et desirs. Il n’en est vne seule si vuide et necessiteuse que loy, qui embrasses I’vniuers. Tu és le scrutateur sans cognoissance : le magistrat sans inridiction : et apres tout, le badin de la farce.

CHAPITRE IX.

De la vanité.

Montaigne plaisante sur la manie qu’il a d’enregistrer tout ce qui lui passe par la tête ; c’est là une occupation qu’il pourrait prolonger indéfiniment. — Il n’y a peut-être pas de vanité plus réelle que d’écrire sur ce sujet, aussi inutilement que je le fais. Ce que Dieu nous a si divinement exprimé, devrait être soigneusement et continuellement médité par les gens intelligents. Qui ne voit que la route que je suis sans arrêt ni fatigue, me mènera tant qu’il y aura au monde de l’encre et du papier ? Je ne puis retracer ma vie en narrant ce que j’ai fait, qui est de trop faible importance ; je la retrace en consignant les idées qui me passent par la tête. N’ai-je pas connu un gentilhomme qui ne communiquait rien de sa vie que par le travail de ses intestins : on voyait exposée chez lui une rangée de vases de nuit, en contenant les résidus de sept ou huit jours ; c’était ce qui faisait l’objet de ses études, de ses entretiens ; tout autre sujet lui répugnait. Ce que j’expose ici est un peu plus décent ; ce sont les élucubrations toujours mal digérées d’un esprit devenu vieux, tantôt prolixe, tantôt réservé. Quant à voir prendre fin ces continuelles agitations et transformations de mes idées, quels que soient les sujets auxquels elles ont trait, songeons que Diomède, s’occupant uniquement de grammaire, en a rempli six mille volumes. À quoi peut conduire le bavardage, alors que le bégaiement et les préambules du langage ont pu, à eux seuls, permettre d’infliger au monde d’avoir à supporter l’horrible charge de tant de volumes ! Que de paroles pour ne traiter que de la parole ! Ô Pythagore, pourquoi n’avoir pas conjuré cette tempête ! On reprochait, aux temps jadis, à un Galba l’oisiveté de sa vie ; il répondit que « chacun devait compte de ses actes et non de son repos », ce en quoi il se trompait : la justice a aussi à connaître de ceux qui ne travaillent pas et elle les a en animadversion.

On devrait faire des lois contre les écrivains inutiles ; il y en a tant que, pendant qu’on sévirait contre les plus dangereux, lui-même aurait le temps de s’amender. — Les lois devraient avoir quelque peine édictée contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il en existe contre les vagabonds et les fainéants ; on bannirait de la sorte des mains du peuple mes ouvrages et ceux de cent autres. Ce n’est pas là une plaisanterie. La démangeaison d’écrire semble l’un des symptômes d’un siècle en effervescence. Quand avons-nous jamais tant écrit que depuis que l’ère de nos troubles s’est ouverte ? les Romains l’ont-ils jamais tant fait, que lorsqu’ils touchaient à leur ruine ? Outre que les progrès de l’esprit ne sont pas ce qui rend sage au point de vue politique, cette occupation oisive, qu’est le travail de la plume, naît de ce que chacun s’intéresse mollement aux devoirs de sa charge et s’en dispense. La corruption du siècle se fait par la coopération de chacun de nous en particulier : les uns y contribuent par la trahison, les autres par l’iniquité, l’irréligion, la tyrannie, l’avarice, la cruauté, suivant le degré de leur puissance ; les plus faibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiveté je suis de ces derniers. Il semble que ce soit la saison des choses frivoles, quand, de toutes parts, le mal nous accable ; à une époque où la méchanceté s’exerce si communément, n’être qu’inutile devient digne d’éloges. Je me console en pensant que si la justice s’en mêlait, je serais des derniers sur lesquels elle mettrait la main ; pendant qu’on s’occuperait de ceux qui gênent le plus, j’aurais le loisir de m’amender ; car il serait déraisonnable, ce me semble, de poursuivre la réparation de menus inconvénients, quand les grands pullulent. Philotime, le médecin, auquel quelqu’un présentait son doigt à panser, et qu’à sa mine et à son haleine il reconnaissait atteint d’un ulcère aux poumons, lui dit : « Mon ami, ce n’est pas l’heure de t’amuser à te soigner les ongles. »

Comment les politiques amusent le peuple alors qu’ils le maltraitent le plus. — Pourtant, à ce propos, j’ai vu, il y a quelques années, un personnage pour la mémoire duquel j’ai conservé une estime toute particulière, qui, alors que nous étions aux prises avec les pires calamités, qu’il n’y avait plus ni loi, ni magistrat remplissant son mandat pas plus, du reste, que maintenant, se mit à publier un ouvrage sur je ne sais quelles insignifiantes réformes touchant le costume, la cuisine et la chicane. Ce sont là des amusettes qu’on donne en pâture à un peuple qui est malmené, pour dire qu’on ne l’a pas complètement oublié. Ceux-là font de même qui, dans les moments critiques, rendent des arrêtés pour défendre formellement certaines formes de langage, les danses et les jeux, à un peuple en proie à tous les vices les plus exécrables. Ce n’est pas le moment de se laver et de se décrasser, quand on est atteint d’une bonne fièvre. Seuls, les Spartiates se mettaient à se peigner et à se friser avec soin, quand ils étaient sur le point de s’engager dans quelque aventure où ils couraient risque de la vie.

Tout différent des autres, Montaigne se sent plus porté à devenir meilleur dans la bonne que dans la mauvaise fortune. — J’ai cette autre très mauvaise habitude que, si j’ai un escarpin de travers, je laisse de même sans les redresser et ma chemise et mon habit ; je dédaigne de m’amender à moitié. Quand je suis en fâcheuse situation, je m’acharne au mal qui me tient, je m’abandonne par désespoir, ne me retiens plus dans ma chute et jette, comme on dit, le manche après la cognée ; je m’obstine à faire de mal en pis, et n’estime plus que je mérite attention de ma part. Il faut que tout en moi soit ou tout bien, ou tout mal. Je suis heureux que ce désolant état mental se produise à un âge qui ne l’est pas moins ; il m’est moins douloureux que mes maux s’en trouvent aggravés que si mon bon temps de jadis en avait été troublé. Les paroles qui m’échappent quand je suis dans le malheur, sont des paroles de dépit ; mon courage se hérisse au lieu de céder. À l’inverse des autres, je suis plus dévot dans la bonne que dans la mauvaise fortune ; j’applique en cela le précepte de Xénophon, mais sans y être amené par les motifs qui le lui inspirent ; je fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le solliciter. Je veille plus sur ma santé quand elle est bonne, que je ne prends de soin pour la rétablir quand elle laisse à désirer ; la prospérité m’instruit et me rappelle à mes devoirs, me produisant le même effet que chez d’autres le malheur et les verges. Comme si le bonheur était incompatible avec une bonne conscience, les hommes ne reviennent au bien que dans la mauvaise fortune ; chez moi, il me porte d’une façon toute particulière à la modération et à la modestie. La prière me gagne, la menace me rebute ; la faveur me fait fléchir, la crainte me raidit.

Il aimait le changement et, comme conséquence, les voyages ; cela le sortait de chez lui, car s’il est agréable de commander chez soi, cela a aussi ses ennuis. — Il est assez dans la nature humaine que ce que nous n’avons pas, nous plaise plus que ce que nous avons ; nous aimons le mouvement et le changement : « Le jour lui-même ne nous est agréable que parce que chaque heure prend des aspects différents (Pétrone) », et je suis assez dans ces dispositions. Ceux qui sont d’humeur contraire, qui éprouvent de la satisfaction d’eux-mêmes, qui apprécient que ce qu’ils ont vaut mieux que ce qu’ils n’ont pas, qui ne voient rien de préférable au milieu dans lequel ils se trouvent, s’ils ne sont pas mieux lotis que nous, sont néanmoins plus heureux. Je n’envie pas leur sagesse, mais bien leur bonne fortune.

Cette disposition à toujours souhaiter des choses nouvelles et inconnues, contribue beaucoup à entretenir en moi le goût des voyages, auxquels me convient aussi nombre d’autres circonstances, et en particulier la facilité avec laquelle je me désintéresse de la direction de ma maison. Il y a quelque agrément à commander, ne fût-ce que dans une grange, et à être obéi des siens ; mais c’est un plaisir trop uniforme et insipide et qui forcément est accompagné de préoccupations pénibles. Tantôt c’est l’indigence et l’oppression qui pèsent sur vos gens et qui vous affligent, tantôt c’est une querelle avec vos voisins, tantôt un empiètement de leur part sur vos domaines : « Ce sont, ou vos vignes que la grêle a ravagées, ou vos arbres, vos champs qui manquent d’eau ; ce sont des chaleurs trop fortes ou des hivers trop rigoureux qui viennent tromper vos espérances (Horace) » ; à peine pendant six mois Dieu vous enverra-t-il un temps qui satisfasse pleinement votre régisseur ; et encore s’il profite aux vignes, il est à craindre qu’il ne nuise aux prés : « Tantôt un soleil trop ardent brúle les moissons ; tantôt des pluies subites, d’âpres gelées, les détruisent ; tantôt c’est la violence du vent qui les emporte dans ses tourbillons (Lucrèce). » À quoi il faut ajouter que, comme le soulier neuf et bien confectionné de cet homme des temps passés qui lui blessait le pied, un étranger ne sait pas combien il vous en coûte, combien de sacrifices il vous faut faire, pour maintenir l’accord apparent qui se voit dans votre famille et chez vos serviteurs et que peut-être vous achetez trop cher.

Peu fait à la gestion de ses biens, elle lui était d’autant plus à charge que ce qu’il avait lui suffisait et qu’il n’avait nulle envie de l’augmenter. — J’ai pris tard l’administration de mes biens ; ceux que la nature avait fait naître avant moi, m’en ont longtemps déchargé et, déjà alors, j’avais pris d’autres habitudes plus en rapport avec mon tempérament. Toutefois, d’après ce que j’en ai vu, c’est une occupation plus absorbante que difficile ; quiconque est capable d’autre chose, l’est bien aisément de celle-là. Si j’avais poursuivi la richesse, cette voie m’eut paru trop longue ; je me serais mis au service des rois, ce qui, de toutes les professions, est la plus lucrative. Mais, ne prétendant qu’à la réputation de ne rien ajouter à mon patrimoine et de n’en rien dissiper, ce qui s’accorde avec le reste de ma vie qui s’est passée à ne rien faire qui vaille soit en bien, soit en mal ; ne cherchant sur cette terre qu’à passer, je puis, Dieu merci, m’acquitter de cette gestion, sans trop y apporter d’attention. Au pis aller, on peut toujours prévenir la pauvreté en réduisant ses dépenses, ce que je m’efforce de faire, comme aussi de me réformer, avant qu’elle ne m’y contraigne. Du reste, je suis arrivé peu à peu, en moi-même, à me suffire avec moins que ce que j’ai et cela sans en éprouver de regret : « Ce n’est pas d’après les revenus de chacun, mais d’après ses besoins, qu’il faut estimer sa fortune (Cicéron). » Mes besoins réels n’absorbent pas tellement tout mon avoir que, sans me priver du nécessaire, la fortune n’ait encore moyen de mordre sur moi. Si ignorant et si dédaigneux que je sois de mes affaires donestiques, ma présence contribue cependant beaucoup à les maintenir en bonne voie ; je m’y emploie, bien qu’à contre-cœur, sans compter qu’il y a ceci de particulier chez moi que, lorsque je ne suis pas là, en dehors du surcroît de dépenses auxquelles je suis obligé pour moi-même, il s’y dépense autant que quand j’y suis.

Les voyages ont l’inconvénient de coûter cher, mais cela ne l’arrêtait pas ; il s’arrangeait du reste pour y subvenir sans entamer son capital. — Les voyages n’ont de déplaisant pour moi que la dépense qui est considérable et dépasse mes ressources, ayant coutume de me faire suivre d’un train de maison, non seulement dans la mesure du nécessaire, mais permettant de faire figure ; ce qui m’oblige à en réduire d’autant plus la fréquence et la durée, car je n’y emploie que le surplus de mes revenus et ma réserve, temporisant, ajournant suivant ce dont je puis disposer. Je ne veux pas que le plaisir de me promener enlève rien à mon bien-être quand je suis au repos ; j’entends, au contraire, que les satisfactions que j’éprouve dans les deux cas, se complètent les unes par les autres et s’en trouvent accrues. La fortune m’est venue en aide sur ce point, en ce que, préoccupé par-dessus tout de mener une vie tranquille, plutôt oisive qu’affairée, elle m’a délivré du souci d’augmenter mes richesses, pour pourvoir à l’avenir de nombreux enfants. Je n’ai qu’une fille ; si elle n’a pas assez de ce qui m’a abondamment suffi, tant pis pour elle il y aura imprudence de sa part, et elle ne méritera pas que je lui en désire davantage. Chacun, à l’exemple de Phocion, pourvoit suffisamment ses enfants, quand il les dote dans la mesure où, s’ils lui ressemblaient, cela leur suffirait. Je ne suis pas, à cet égard, de l’avis de Cratès, qui déposa ses fonds chez un banquier, en disposant que « si ses enfants étaient des sots, cet argent leur serait remis ; et que, s’ils étaient intelligents, il serait distribué aux plus sots du peuple », comme si les sots, parce qu’ils sont moins capables de se passer de richesses, étaient plus capables d’en user ! — Quoi qu’il en soit, le dommage qui pourrait résulter de mon absence, pour la gestion de mes biens, ne me parait pas valoir, tant que je serai à même de le supporter, que je me prive des occasions qui se présentent de me distraire des ennuis auxquels je suis en butte quand je suis chez moi.

Si peu qu’il s’occupât de son intérieur, il y trouvait mille sujets de contrariété qui, si légers qu’ils soient, constamment répétés, ne laissent pas de blesser souvent davantage que de plus grands maux. — Il s’y trouve toujours quelque chose qui va de travers tantôt ce sont les affaires d’une maison qui vous tiraillent, tantôt celles d’une autre ; vous voyez tout de trop près, votre perspicacité vous nuit ici, comme cela arrive souvent ailleurs. J’évite de me fâcher et feins de ne pas voir les choses qui vont mal ; néanmoins je ne puis tant faire qu’à toute heure, je ne me heurte à quelque rencontre qui me déplaît ; et les friponneries qu’on me cache le plus, sont celles que je connais le mieux ; il en est même auxquelles, pour en atténuer les inconvénients, il faut se prêter soi-même à les cacher. Légers désagréments, direz-vous ; oui, mais si légers qu’ils soient parfois, ce n’en sont pas moins des désagréments. Les moindres empêchements, de si minime importance qu’ils soient, sont les plus acérés ; les impressions typographiques en petits caractères sont celles qui fatiguent le plus la vue, de même les petits incidents sont ceux qui nous piquent le plus. La tourbe des petites contrariétés nous énerve plus qu’un mal violent, si grand qu’il soit. Plus ces épines de notre vie sont drues et déliées, moins nous nous en méfions et plus leurs morsures sont aiguës, plus elles nous prennent au dépourvu. Je ne suis pas philosophe, je ressens les maux dans la mesure où ils agissent sur moi et ils agissent plus ou moins, selon la forme qu’ils affectent, selon ce sur quoi ils portent, et souvent plus que de raison ; je les saisis avec plus de perspicacité qu’on n’en met généralement à s’en apercevoir, bien que j’y apporte plus de patience, et, quand ils ne me blessent pas, ils ne laissent pas de m’être à charge. C’est une chose délicate que la vie, son cours est facile à troubler. Dès que j’ai un sujet de chagrin, « la première impression reçue, on ne résiste plus (Sénèque) », si sotte qu’en soit la cause, mon humeur s’aigrit d’elle-même ; puis elle se monte, s’exaspère, tirant à elle et entassant, pour s’exciter, griefs sur griefs : « En tombant goutte à goutte, l’eau finit par transpercer le rocher (Lucrèce). » Ces vétilles fréquentes me rongent et m’ulcèrent ; les ennuis qui se répètent constamment ne sont jamais insignifiants ; ils deviennent permanents et sans remède, quand[1] notamment ils proviennent du fait de membres de la famille, avec lesquels il y a communauté d’existence et avec lesquels on ne peut rompre. ― Quand, loin de chez moi, ma pensée se reporte sur mes affaires et que je les envisage dans leur ensemble, je trouve, peut-être parce que je ne les ai pas bien présentes à la mémoire, que jusqu’à présent elles ont bien prospéré, mieux que mes comptes et les raisonnements que je fais ne me portaient à le croire ; mes revenus m’apparaissent excédant ce qu’ils sont ; de si belles apparences m’illusionnent ; mais, dès que j’en reprends la direction, que je vois surgir tous ces menus détails, « alors mon âme se partage entre mille soucis (Virgile) » ; mille choses y laissent à désirer ou ne sont des sujets de crainte. Cesser complètement de m’en occuper, m’est très facile ; m’y remettre sans regret, m’est bien difficile. C’est pitié que là où vous êtes, tout vous regarde et qu’il faille vous occuper de tout ce que vous voyez ; je jouirais avec bien plus d’entrain, je crois, des plaisirs que m’offrirait une maison où je serais un étranger ; j’y serais plus libre et plus suivant mes goûts. Je suis en cela en conformité de sentiment avec Diogène répondant à quelqu’un qui lui demandait quel vin il trouvait le meilleur : « Je préfère celui qui n’est pas de chez moi. »

Nullement sensible aux plaisirs de la vie de campagne, il n’aime pas davantage s’occuper des affaires publiques ; jouir de l’existence lui suffit. — Mon père aimait à faire des constructions à Montaigne où il était né ; et, dans toutes ces questions d’exploitation domestique, j’aime à suivre son exemple et sa manière de faire, et ferai tout mon possible pour que ceux qui viendront après moi s’y emploient de même. Si je pouvais davantage pour son souvenir, je le ferais ; je me fais gloire de ce que sa volonté s’exerce encore et s’accomplit par mon fait. Plaise à Dieu que jamais je ne manque une occasion d’agir, quand cela se pourra, comme l’eût fait de son vivant un si bon père. Si je me suis mêlé d’achever quelque vieux pan de mur et de modifier quelque partie de bâtiment mal établic, c’est certainement parce que tel était son projet, beaucoup plus que parce que cela me convenait ; et je me reproche ma fainéantise qui m’a empêché de continuer la belle restauration qu’il avait commencé de faire subir à notre maison, d’autant que je risque fort d’en être le dernier propriétaire de notre race et celui qui y portera la dernière main. Mais je ne suis porté personnellement ni au plaisir de bâtir qu’on dit si attrayant, ni à chasser, jardiner, ni aux autres passe-temps de la vie de campagne ; aucun n’est susceptible de beaucoup m’amuser. Ce sont là choses que je ne pratique pas, non plus que les opinions qui peuvent m’être une source de difficultés ; je ne me soucie pas tant d’en avoir de robustes et d’éclairées, que de faciles et commodes pour l’existence ; elles sont suffisamment saines et justes, quand elles sont utiles et agréables. Ceux qui m’entendent affirmer mon incapacité à m’occuper d’économie domestique, me soufflent à l’oreille que c’est par dédain. Que si je néglige de connaître les instruments dont il est fait usage pour les labours, les saisons qui leur sont propres, l’ordre dans lequel il doit y être procédé ; comment se font mes vins, se greffent mes arbres ; de possèder le nom des plantes et des fruits et les distinguer ; de savoir la manière d’apprêter les viandes que nous mangeons journellement, démêler le nom et le prix des étoffes dont nous nous habillons, c’est parce que j’ai à cœur de m’occuper de sciences plus relevées, ceux-là m’irritent profondément par leurs réflexions ; si cela était, ce serait sottise, et plutôt bêtise que gloire. Je préfèrerais, en effet, être bon écuyer, que bon logicien : « Que ne t’occupes-tu plutôt à des choses utiles, à faire des paniers d’osier ou des corbeilles de jonc (Virgile) ! » Nous occupons notre pensée de généralités, des causes et de la marche de tout ce dont se compose l’univers, toutes choses qui s’accomplissent très bien sans nous, et nous laissons de côté ce qui concerne l’homme en général et notre propre personnalité qui nous touche de plus près encore.

Le plus ordinairement je réside chez moi ; je voudrais m’y plaire plus qu’ailleurs : « Après tant de voyages par terre et par mer, après tant de fatigues et de combats, puissé-je enfin y trouver le repos pour ma vieillesse (Horace) ! » je ne sais si j’en viendrai à bout. J’aurais voulu, en place de quelque autre partie de sa succession, avoir hérité de mon père l’amour passionné que, dans ses vieux ans, il portait à l’exploitation de ses biens ; il était heureux de borner ses désirs à sa situation et de savoir se contenter de ce qu’il avait. Les gens qui s’adonnent à l’étude des hautes questions politiques, pourront trouver que c’est se confiner dans une occupation peu relevée et stérile ; cela m’importerait peu, si je parvenais à y prendre autant de goût que lui. — Je suis de l’avis que servir la cause publique et être utile au plus grand nombre, est ce qu’il y a de plus honorable : « Nous ne jouissons jamais mieux des fruits du génie, de la vertu et de toute espèce de supériorité, qu’en les partageant avec ceux qui nous touchent de plus près (Cicéron) » ; mais en ce qui me regarde, j’y ai renoncé par poltronnerie et par conscience ; de telles charges me paraissent si lourdes, qu’il me semble aussi que je suis incapable de les remplir. Platon, qui était maître en tout ce qui est relatif au gouvernement des états, s’abstint, lui aussi, d’en accepter. Je me contente de jouir du monde, sans y apporter trop d’ardeur ; de mener une vie simplement supportable, qui ne pèse ni à moi, ni aux autres.

Il eût souhaité pouvoir abandonner la gestion de ses biens à un ami sûr, à un gendre par exemple, qui l’en eût débarrassé, lui assurant le bien-être pour la fin de ses jours. — Jamais homme ne s’en est remis aussi complètement et avec autant d’abandon que je le ferais aux soins et à l’administration d’un tiers, si j’avais à qui me confier. L’un de mes souhaits, à cette heure, serait de trouver un gendre qui saurait endormir mes vieux jours, en me faisant une existence commode ; entre les mains duquel je déposerais, en toute souveraineté, la direction et l’emploi de mes biens ; qui en ferait ce que j’en fais, et auquel j’en abandonnerais les bénéfices, pourvu qu’il y apportât un cœur vraiment reconnaissant et ami. Mais voilà ! nous vivons dans un monde où la loyauté est inconnue, même de nos propres enfants.

Il se fiait à ses domestiques, évitant de se renseigner sur eux pour ne pas être obligé de les avoir en défiance. — Celui qui, lorsque je voyage, est dépositaire de mon argent, le reçoit intégralement et règle la dépense sans contrôle ; du reste, si je comptais, il me tromperait tout autant ; de la sorte, à moins que ce ne soit un scélérat, en m’en remettant à lui d’une façon absolue, je l’oblige à bien faire : « Beaucoup de gens nous enseignent à les tromper, en craignant de l’être ; la défiance provoque l’infidelité (Sénèque). » La sûreté que je prends le plus communément à l’égard de mes gens, c’est de ne pas me renseigner sur eux ; je ne présume le vice qu’après l’avoir constaté ; je m’en fie plutôt à ceux qui sont jeunes, les estimant moins pervertis par le mauvais exemple. — Il m’est moins désagréable de m’entendre dire, au bout de deux mois, que j’ai dépensé quatre cents écus, que d’avoir chaque soir les oreilles rebattues par le règlement de ma dépense journalière, et entendre qu’elle a été de trois, de cinq, de sept écus ; ce mode n’a pas fait que, sur ce point, j’aie été volé plus qu’un autre. Il est vrai que je prête la main à l’erreur ; de parti pris, je ne sais que vaguement et d’une façon incertaine ce que j’ai d’argent ; et, dans une certaine mesure, je suis content de cette incertitude. Il faut faire une petite part à la déloyauté ou à l’imprudence d’un serviteur ; s’il nous reste de quoi largement tenir notre rang, abandonnons à sa merci, sans y tant regarder, l’excédent que nous tenons de la libéralité de la fortune : c’est la part du glaneur. En somme, je n’attache pas tant d’importance à la bonne foi de mes gens, que je me soucie peu du tort qu’ils me font. Oh ! quelle vilaine et sotte occupation que d’être constamment occupé de son argent, de se plaire à le manier,[2] à le peser, à le recompter ! c’est par là que l’avarice nous gagne.

Il n’a jamais pu s’astreindre à lire un titre, un contrat ; chez lui, la moindre chose le préoccupe. — Depuis dix-huit ans que j’administre mes biens, je n’ai pas su prendre sur moi d’examiner ni mes titres de propriété ni mes principales affaires, que je devrais cependant connaître à fond, puisque j’ai à y veiller. Ce n’est pas par mépris des choses passagères de ce monde, inspiré par la philosophie je n’en suis pas détaché à ce degré, et les estime pour le moins à leur valeur ; mais bien par l’effet d’une paresse et d’une négligence puériles et incurables. Que ne ferais-je pas plutôt que de lire un contrat, plutôt que de me mettre à secouer ces paperasses poudreuses qui me feraient l’esclave de mes affaires ou, ce qui est encore pis, l’esclave de celles des autres comme font tant de gens pour de l’argent. Rien ne me coûte tant que le souci et la peine ; je ne recherche que la nonchalance et la mollesse. J’étais plutôt fait, je crois, pour vivre attaché à la fortune d’autrui, si cela se pouvait sans qu’il en résultât ni obligation ni servitude ; et je ne sais si, à le considérer de près, étant donnés mon caractère et ma situation, joints à ce que j’ai à souffrir du fait de mes affaires, de mes serviteurs et de mes familiers, je n’en éprouve pas plus d’abjection, d’importunité et d’aigreur, que si je faisais partie de la suite d’un homme, né plus haut que moi, dans la dépendance duquel je serais sans qu’il gênât trop ma liberté : « La servitude est la sujétion d’une âme lâche et abjecte, privée de son libre arbitre (Cicéron). » Cratès fit plus il se mit sous la sauvegarde de la pauvreté, pour s’affranchir des indignités et des soins que réclame la direction d’une maison ; cela, je ne le ferai pas, car je hais la pauvreté à l’égal de la douleur ; mais ce que je ferais volontiers, ce serait d’échanger la vie que je mène, contre une autre moins noble et moins affairée.

Quand je suis absent, je laisse de côté toutes ces préoccupations, et la chute d’une tour m’émeuvrait moins que ne fait, quand je suis présent, une ardoise qui se détache de la toiture. Mon âme, quand elle n’est pas sur place, se désintéresse aisément de tout ce qui arrive ; mais si elle est là, elle en souffre, autant que peut en souffrir l’âme d’un vigneron ; une rêne attachée de travers à mon cheval, un bout d’étrivières qui bat sur ma jambe me préoccupent une journée entière. J’arrive assez aisément à ce que mon courage domine les incommodités de la vie ; pour ce qui est de mes yeux je n’y parviens pas : « Les sens, ô dieux, les sens, que nous en sommes donc peu maîtres ! »

Que n’a-t-il au moins un aide sur lequel se reposer ! Obligé de veiller à tout, sa manière de recevoir les étrangers s’en ressent. — Chez moi, je suis responsable de tout ce qui va mal. Peu de maîtres (je parle de ceux de condition moyenne, comme est la mienne), et s’il y en a, ils sont plus heureux que moi, peuvent se reposer assez sur un second de tous ces tracas, au point qu’il ne leur en demeure encore une bonne part à leur charge. Cela réagit quelque peu sur la manière dont je reçois les survenants, et peutêtre y en a-t-il dont le séjour s’est prolongé, ainsi qu’il arrive des fâcheux, plus à cause des agréments de ma cuisine qu’en raison de la bonne grâce de mon accueil ; le plaisir que je devrais éprouver de voir mes amis me visiter et se réunir chez moi, s’en trouve considérablement diminué. — La plus sotte contenance que puisse avoir chez lui un gentilhomme, c’est d’être vu gêné par le souci du service de sa maison, parlant à l’oreille d’un valet, en menaçant un autre du regard. Il faut que les choses marchent sans qu’on s’en aperçoive et qu’elles semblent suivre leur cours ordinaire ; je trouve déplaisant d’entretenir ses hôtes de ce qu’on fait pour eux, que ce soit pour s’en excuser ou pour s’en prévaloir. — J’aime l’ordre et la propreté, et les préfère à l’abondance : « j’aime que les plats et les verres reflètent mon image (Horace) » ; je m’en tiens chez moi à ce qui est strictement nécessaire et donne peu à l’ostentation. — Quand vous êtes chez les autres, qu’un valet se batte, qu’un plat se renverse, vous ne faites qu’en rire ; vous dormez, tandis que monsieur, de concert avec son maître d’hôtel, prépare ce qu’il vous offrira le lendemain. — Ce que j’en dis, c’est ce qui se passe en moi ; je n’en reconnais pas moins combien ce doit être une douce occupation pour les natures qui y sont portées, d’arriver à faire que sa maison soit paisible, prospère et que tout y marche dans un ordre parfait. Cet état de choses dont je souffre, je l’attribue à mes propres erreurs et aux embarras que je me crée à moi-même, et n’ai nullement l’intention de contredire Platon, qui estime que la plus heureuse occupation pour chacun, est de « faire ses affaires personnelles, sans causer de préjudice à personne ».

Montaigne était beaucoup plus porté à dépenser qu’à thésauriser. — En voyage, je n’ai à penser qu’à moi et à l’emploi de mon argent pour lequel suffit un ordre une fois donné ; pour l’amasser, au contraire, il faut aller à de trop nombreuses sources, et je n’y entends rien. Je suis moins embarrassé pour dépenser, n’ayant qu’à puiser dans mes fonds disponibles dont c’est la principale destination ; mais j’ai des vues trop larges, ce qui fait que mes dépenses sont réparties inégalement, sans règle et, de plus, d’une façon immodérée soit dans un sens, soit dans l’autre : si elles doivent contribuer à me donner du relief, à ine servir, je dépense sans restriction ; je me restreins également sans limite, quand elles ne doivent pas me mettre en évidence ou satisfaire un désir que j’ai. Que ce soit l’art ou la nature qui nous pousse à vivre en relations avec autrui, cela nous est plutôt un mal qu’un bien ; nous nous privons de ce qui nous est utile, pour nous donner les apparences de faire comme les autres ; les conditions dans lesquelles nous vivons, les effets que nous en éprouvons, nous importent moins que ce que le public peut en connaître ; les biens mêmes de l’esprit et de la sagesse nous paraissent manquer de saveur, si nous en jouissons hors de la vue et de l’approbation de gens qui nous sont étrangers. — Il y a des personnes dont l’or coule à grands flots par des issues souterraines qui échappent à la vue, tandis que d’autres l’étendent ostensiblement en lames et en feuilles ; si bien que pour les unes, les liards valent des écus, alors que c’est l’inverse pour les autres ; et cela, parce que le monde juge sur ce qu’il voit de l’emploi et de la valeur de ce que vous possédez. — Prêter un soin trop attentif aux richesses, sent l’avarice ; les dispenser avec une libéralité trop calculée et trop méticuleuse, ne vaut même pas la surveillance et l’attention pénibles que cela nécessite ; qui veut mesurer trop exactement sa dépense, le fait trop étroitement et semble n’y satisfaire que par contrainte. Thésauriser et dépenser sont par eux-mêmes deux choses indifférentes ; elles ne deviennent bonnes ou mauvaises que suivant l’idée d’après laquelle nous agissons.

Une autre raison qui le portait à voyager, c’est la situation morale et politique de son pays ; il n’a pas le courage de voir tant de corruption et de déloyauté. — Une autre cause me porte à voyager, c’est le peu de goût que j’éprouve pour les mœurs de notre état social. Au point de vue de l’intérêt public, je me consolerais aisément de cette corruption : « Je supporterais ces temps pires que le siècle de fer, dans lesquels les noms manquent aux crimes et que la nature ne peut plus désigner par aucun métal (Juvénal) » ; mais en ce qui me touche, j’en souffre trop personnellement ; car, dans mon voisinage, par suite des abus qu’engendrent depuis si longtemps ces guerres civiles, notre vie entière s’écoule dans une situation tellement bouleversée, « où le juste et l’injuste sont confondus (Virgile) », qu’en vérité, c’est merveille qu’elle puisse se maintenir : « On laboure tout armé, on n’aime à vivre que de butin, et chaque jour se commettent de nouveaux brigandages (Virgile). » Par notre exemple, je finis par voir que la société humaine se tient et se coud, quoi qu’il arrive. Qu’on place des hommes n’importe cominent, ils se resserrent et se rangent, se remuant pour finir par se tasser, comme des objets mal assortis qu’on met pêle-mêle dans une poche et qui trouvent d’eux-mêmes la façon de se juxtaposer et de s’intercaler les uns dans les autres, mieux souvent que l’art n’eût su les disposer. — Le roi Philippe avait fait exécuter une rafle des gens les plus mauvais et les plus incorrigibles que l’on put trouver et leur avait assigné pour demeure une ville qu’il fit bâtir spécialement pour eux et dont le nom rappelait l’origine ; j’estime que cette société héteroclite dut, avec pour point de départ les vices de ses membres, se constituer en un état politique dont chacun s’accommoda et où finit par régner la justice. — Je vois de nos jours, non un fait isolé, ni trois, ni cent, mais des mœurs nouvelles admises et pratiquées couramment, tellement farouches surtout par leur inhumanité et leur déloyauté, ce qui, pour moi, constitue la pire espèce d’entre les vices, que je ne puis y penser sans horreur ; je les admire presque autant que je les déteste, en voyant combien la mise à exécution de ces méchancetés insignes témoigne de vigueur et de force d’âme autant que d’erreur et de déréglement. La nécessité fait les hommes ce qu’ils sont et les réunit ; ce lien fortuit se transforme ensuite en lois ; de ces législations, parmi lesquelles s’en trouvent de plus sauvages qu’il n’est possible à aucun de nous de les imaginer, certaines sont arrivées à produire d’heureux effets et ont été d’aussi longue durée que celles que Platon et Aristote étaient capables de faire, et ce, alors que toutes les conceptions de cette nature, si ingénieuses qu’elles soient, sont, dans l’application, ridicules et ineptes.

Toutes les discussions sur la meilleure forme de gouvernement sont parfaitement inutiles ; pour chaque nation, la meilleure est celle à laquelle elle est accoutumée. — Ces grandes et longues altercations sur la meilleure forme de société et sur les règles les plus propres à nous grouper et à nous contenir, n’ont d’autre intérêt que d’exercer notre esprit, semblables en cela à quelques questions qui, dans les arts, sont, par leur nature même, des sujets d’agitation et de controverse et qui, hors de là, n’existent pour ainsi dire pas. Tels de ces projets de gouvernement pourraient, peut-être, être appliqués à un monde nouveau ; mais nous sommes un monde déjà existant, où règnent certaines coutumes, et ce n’est pas nous qui l’engendrons, comme ont fait Pyrrha ou Cadmus. Quelque possibilité que nous puissions avoir de le redresser et de l’organiser à nouveau, nous ne pouvons, sans rompre le tout, le ployer pour effacer le pli déjà pris. — On demandait à Solon si les lois qu’il avait données aux Athéniens étaient les meilleures possibles : « Oui certes, répondit-il, étant données celles qu’ils avaient auparavant. » — Varron s’excuse dans le même sens : « Si, traitant de la religion, il eût abordé un sujet absolument neuf, il eût dit ce qu’il en pense ; mais la trouvant déjà admise et * toute formée, il en parlera suivant ce qui est, plutôt que selon ce qu’elle devrait être d’après la nature. »

Le plus parfait et le meilleur gouvernement, non suivant ce qu’on en peut penser, mais dans la réalité, est pour chaque nation celui sous lequel elle vit depuis longtemps ; sa forme et sa commodité dépendent essentiellement de l’habitude qu’on en a. La condition en laquelle nous sommes nous déplaît généralement ; je tiens cependant que c’est vice et folie que de souhaiter, dans une démocratie, que l’autorité passe aux mains d’un petit nombre, et que, dans une monarchie, un autre gouvernement se substitue à celui existant. « Aime l’état tel qu’il est si c’est une monarchie, aime la royauté ; si c’est une oligarchie ou une démocratie, aime-les pareillement, Dieu t’y ayant fait naître » ; ainsi en parlait ce bon monsieur de Pibrac que nous venons de perdre et qui était un esprit si aimable, d’opinions si saines, de mœurs si douces. Cette perte et celle que nous avons faite en même temps de monsieur de Foix sont très regrettables pour la couronne. Je ne sais s’il reste en France de quoi remplacer ces deux Gascons, dans les conseils de nos rois, par un couple pareil en droiture et en capacité. C’étaient de belles âmes dans des genres différents ; et assurément, pour ce siècle, elles étaient rares et belles chacune à sa manière ; comment opposées et refractaires, comme elles l’étaient, à la corruption et aux tempêtes de ces temps-ci, ont-elles pu y trouver place ?

Rien n’est plus dangereux pour un état qu’un changement radical ; il faut s’appliquer à améliorer, mais non renverser. — Rien n’est plus grave pour un état qu’un changement radical ; seuls, les changements de cette nature peuvent permettre à l’injustice et à la tyrannie de se produire. Quand quelque pièce vient à se détraquer, on peut la consolider ; on peut empêcher que l’altération et la corruption, auxquelles tout est naturellement sujet, ne nous éloignent trop des principes qui sont le point de départ de nos institutions ; mais entreprendre de reconstituer une si grande masse, de changer les fondations d’un édifice aussi considérable, c’est faire comme ceux qui, pour décrasser, effacent tout, qui veulent corriger quelques défauts de détail par un bouleversement général ; c’est recourir à la mort pour guérir de la maladie : « C’est moins chercher à changer le gouvernement qu’à le détruire (Cicéron). » Le monde u’est pas capable de se rétablir de lui-même ; il supporte si difficilement ce qui le gêne, qu’il ne vise qu’à s’en défaire sans regarder à quel prix. Nous voyens par mille exemples que, d’ordinaire, il n’obtient la guérison qu’à ses dépens. Se décharger d’un mal présent n’est pas s’en guérir si, dans son ensemble, notre condition ne s’en améliore ; le but du chirurgien n’est pas l’ablation des chairs contaminées, ce n’est là qu’un moyen d’en arriver à la guérison ; il voit plus loin, il cherche à faire renattre la chair naturelle et à ramener la partie malade à son état normal. Quiconque ne se propose que de se débarrasser de ce qui le fait souffrir, ne va pas loin, car le bien ne succède pas nécessairement au mal ; ce peut être un autre mal, parfois pire. C’est ce qui arriva aux meurtriers de César, qui compromirent l’ordre public, au point qu’ils eurent à se repentir de s’en être mêlés. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, pareille mésaventure est arrivée à plusieurs ; les Français, mes contemporains, peuvent en parler sciemment ; toutes les grandes modifications ébranlent un état et y portent le désordre.

Les réformes elles-mêmes sont difficiles ; un gouvernement, même vicieux, peut se maintenir malgré ses abus, sans compter que parfois, si on regardait ses voisins, on y trouverait pire. — Qui voudrait en entreprendre directement la guérison et consulter les intéressés avant d’agir, serait rendu promptement hésitant. — Pacuvius Calavius tourna la difficulté d’une façon qui le démontre nettement. C’était à Capoue, où il jouissait d’une grande influence ; ses concitoyens étaient en révolte contre les magistrats. Un jour, ayant réussi à enfermer le sénat dans le palais, il convoque le peuple sur la place publique, et dit à ceux qui se sont rendus à son appel que le moment est venu pour eux de se venger en toute liberté des tyrans qui les oppressent depuis si longtemps et qu’il tient à leur merci, isolés et désarmés. Qu’il est d’avis que, d’après l’ordre que le sort assignera, on les fasse venir les uns après les autres et qu’il soit statué sur chacun séparément, et que ce qui sera décidé soit sur-le-champ exécuté ; mais qu’en même temps, il soit désigné quelque homme de bien pour occuper la charge du condamné, afin qu’elle ne demeure pas sans personne pour la remplir. L’assistance n’eut pas plutôt entendu le nom d’un sénateur, qu’il s’éleva contre lui un cri universel de mécontentement : « Je vois bien, dit Pacuvius, qu’il faut lui enlever ses fonctions : c’est un méchant, remplaçons-le par un bon. » Le silence se fit général ; chacun, bien embarrassé, ne savait sur qui faire porter son choix. Enfin quelqu’un, plus osé que les autres, met son candidat en avant ; mais un concert de voix, plus grand encore que tout à l’heure s’élève pour le rejeter ; on lui reproche cent imperfections et les plus justes motifs d’éviction. Ces dispositions à ne pas s’entendre ne font que croître, et le désaccord s’accentue quand on passe au second sénateur ; c’est encore pis, quand vient le troisième ; on s’accorde aussi peu pour l’élection que l’on s’entend sur la destitution. Finalement, fatigués de ces débats inutiles, les voilà qui commencent de ci, de là, à se retirer peu à peu de l’assemblée, chacun se disant à part soi qu’un mal qui dure depuis longtemps et qui est connu, est toujours plus supportable qu’un mal nouveau dont on n’a pas encore subi l’expérience.

De ce que je nous vois agités de bien piteuse façon (car à quels excès ne nous sommes-nous pas livrés ?) : « Hélas ! nos cicatrices, nos crimes, nos guerres fratricides nous couvrent de honte ! Enfants de ce siècle, de quoi ne nous sommes-nous pas rendus coupables ? quels forfaits n’avons-nous pas commis ? Est-il une chose sainte qu’ait respectée notre jeunesse, un autel qu’elle n’ait point profané (Horace) ? » je ne vais cependant pas soudain dire d’un ton ferme et résolu que « la déesse Salus elle-même, le voulût-elle, serait impuissante à sauver cette famille (Cicéron) ». Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes pourtant pas encore arrivés à nos derniers moments. — La conservation des états est chose qui vraisemblablement dépasse notre intelligence ; un gouvernement est, comme le dit Platon, une puissance difficile à dissoudre ; il résiste souvent à des maladies mortelles qui le rongent intérieurement ; il se maintient malgré le tort que lui causent des lois injustes, en dépit de la tyrannie, de la prévarication et de l’ignorance des magistrats, de la licence et de la sédition des peuples. Dans tout ce qui nous arrive, nous prenons pour terme de comparaison ce qui est au-dessus de nous et regardons ceux qui sont en meilleure situation : mesurons-nous à ceux qui sont au-dessous, et il n’est pas si misérable d’entre nous qui n’y trouve mille sujets de consolation. C’est notre défaut de porter plus complaisamment nos regards sur ceux qui sont plus favorisés que sur ceux qui le sont moins, ce qui faisait dire à Solon que si l’on venait à mettre en un seul tas tous les maux qui affligent l’humanité, il n’y aurait personne qui ne préférerait conserver ceux qu’il a plutôt que de participer, avec tous les autres hommes, à une égale répartition de ces maux entassés, et d’en prendre sa quote-part. Notre gouvernement se porte mal, cela est incontestable ; cependant il y en a de plus malades qui n’en sont pas morts : « Les dieux jouent à la balle avec nous (Plaute) » et nous agitent à tour de bras.

L’empire romain est un exemple qu’une domination étendue ne témoigne pas que tout à l’intérieur soit pour le mieux, et que, si miné que soit un état, il peut encore se soutenir longtemps par la force même des choses. — Les astres ont fatalement désigné Rome, pour témoigner de ce qu’ils peuvent sous ce rapport ; sa fortune comprend toutes les transformations et aventures que peut subir un état ; tout ce que l’ordre et le désordre, le bonheur et le malheur, sont susceptibles de produire. Qui est en droit de désespérer de sa situation, en voyant les secousses et les perturbations qui l’ont agitée et qu’elle a supportées ? Si une domination étendue est une garantie de prospérité pour un état (ce qui n’est pas du tout mon avis, très aise que je suis de voir, au contraire, Isocrate recommander à Nicoclès de ne pas porter envie aux princes dont les possessions sont les plus vastes, mais plutôt à ceux qui savent conserver, en bonnes conditions, ce qui leur est échu), Rome ne se porta jamais si bien que lorsqu’elle fut le plus malade. La pire de ses formes de gouvernement fut celle où elle se trouva le plus favorisée de la fortune ; à peine trouve-t-on trace d’une constitution sous les premiers empereurs, c’est la plus horrible confusion de pouvoirs qui se puisse concevoir ; et cela se supporta et dura, assurant la conservation d’une monarchie, non pas limitée à Rome elle-même, mais comprenant, en grand nombre, des peuples étrangers les uns aux autres, très éloignés, très mal disposés, conquis contre tout droit, et administrés d’une façon déplorable : « Néanmoins, la fortune ne voulut confier à aucune nation le soin de sa haine contre les maîtres du monde (Lucain). » Tout ce qui branle, ne tombe pas. La contexture d’un aussi grand corps est assurée par plus d’un clou ; son antiquité même fait qu’il se maintient, comme ces vieux bâtiments dont l’âge à miné les soubassements, qui n’ont plus ni revêtement ni ciment et qui pourtant demeurent se soutenant par leur propre poids : « Il ne se rattache plus à la terre que par de très faibles racines, sa masse seule le retient encore en équilibre (Lucain). »

De la corruption générale des états de l’Europe, Montaigne conclut que la France peut se relever ; toutefois il redoute qu’elle ne se désagrège. — Ce n’est pas bien procéder que de se borner, pour juger de la sûreté d’une place, à en reconnaître l’état des fossés et des flanquements ; il faut encore étudier les moyens d’action de l’assaillant et de quel côté il peut se présenter ; peu de vaisseaux coulent au fond des mers par leur propre poids, sans accident provenant de causes étrangères. Or, regardons de tous côtés, tout croule autour de nous ; examinez tous les grands états de la Chrétienté et d’ailleurs que nous connaissons, vous y trouverez une menace évidente de changements et de ruine : « Tous ont leurs infirmités et une même tempête les menace (Ovide). » Les astrologues ont beau jeu pour nous avertir, ainsi qu’ils le font, de troubles prochains devant occasionner de grandes perturbations ; leurs prédictions réalisées dès maintenant sont palpables, il n’est pas besoin de consulter le ciel pour cela. De ce que tous nous sommes menacés des mêmes maux, nous pouvons non seulement y trouver un sujet de consolation, mais jusqu’à un certain point l’espérance que cela durera ; d’autant que, par la force même des choses, rien ne tombe, là où tout tombe ; une maladie qui s’étend à tous, devient un état de santé normal pour les individus ; là où tout est au même point, il n’y a pas, par cela même, de dissolution. Pour moi, je ne m’en désespère pas ; ces considérations me font entrevoir des chances de salut : « Peut-être un dieu, par un retour favorable, nous rendra-t-il notre premier état (Horace). » Qui sait si Dieu ne voudra pas qu’il en résulte, comme il arrive des corps qui, à la suite de longues et graves maladies, se trouvent être purgés et reviennent à un meilleur état qu’avant, y gagnant une santé plus complète et mieux assise que celle qui a subi ces secousses ? Ce qui me rend le plus anxieux, c’est que si nous considérons les symptômes de notre mal, il s’en trouve autant qui ont une origine naturelle que nous devons au ciel d’où ils émanent, que d’autres qui sont le fait des déréglements et des imprudences des hommes ; il semble que les astres eux-mêmes ont décrété que nous avons assez duré et que notre existence dépasse les limites ordinaires. Ce qui m’afflige aussi, c’est que le mal qui nous menace en premier lieu, ce n’est pas tant que la masse entière, qui jusqu’ici présentait tous les caractères de solidité, vienne à s’altérer, que de la voir se désagréger et se séparer : c’est là ma plus grande crainte.

Montaigne redoute de se répéter parfois dans ses Essais ; il le regretterait, mais sa mémoire lui fait de plus en plus défaut. — En transcrivant ici ces rêvasseries, je crains que ma mémoire ne me trahisse et que, par inadvertance, elle m’ait fait produire deux fois une même chose. Je hais de me relire et ne corrige qu’à regret ce qui m’est une fois échappé. Or, je n’apporte ici rien de nouveau, ce sont des idées qui ont communément cours, et, comme cent fois elles me sont venues à la pensée, j’ai peur de les avoir déjà exprimées. Les redites sont toujours ennuyeuses, les trouverait-on dans Homère ; elles sont désastreuses pour les choses qui ne s’indiquent que superficiellement et par circonstance. Je n’aime pas à revenir sans cesse, même sur ce qui est utile, comme le fait Sénèque, et ne prise pas ce mode de l’école stoïcienne de ressasser en long et en large, pour chaque sujet traité, les principes et les hypothèses d’ordre général et de reproduire constamment les arguments et les raisons, toujours les mêmes et que tout le monde connaît.

Ma mémoire périclite cruellement de plus en plus chaque jour, « comme si, la gorge ardente, je buvais à longs traits les eaux somnifères du Léthé (Horace) ». Jusqu’à cette heure, Dieu merci, elle ne m’a pas fait commettre d’erreur ; mais il me faudra dorénavant, au lieu de faire comme les autres qui cherchent à se ménager le temps et la possibilité de penser à ce qu’ils ont à dire, que j’évite de m’y préparer, de peur de me tracer un programme dont je dépendrais. Me trouver tenu et obligé à suivre un ordre déterminé, dépendre d’un instrument aussi délicat que la mémoire, sont autant de causes qui me troublent. Je ne relis jamais le fait suivant, sans en être offusqué personnellement et malgré moi. — Lynceste était accusé d’avoir conspiré contre Alexandre ; amené, suivant la coutume, devant l’armée pour être entendu dans sa défense, il avait en tête une harangue préparée avec soin dont, en hésitant et bégayant, il prononça quelques lambeaux. Comme il se troublait de plus en plus, se débattant avec sa mémoire pour retrouver le fil de son discours, les soldats les plus proches, le tenant pour convaincu du crime dont il était accusé, se précipitent sur lui et le tuent à coups de pique. Ses hésitations et son silence avaient été considérés comme des aveux ; aux yeux de ses meurtriers, ayant eu en prison tout le loisir de se préparer, ce ne pouvait être la mémoire qui lui faisait défaut, mais sa conscience qui lui liait la langue et paralysait ses moyens. Que cela est judicieux ! Quand on ne recherche qu’un succès oratoire, le lieu, l’assistance, l’attente sont déjà des causes de trouble ; qu’est-ce donc quand votre vie dépend des paroles que vous allez prononcer ?

S’il doit prononcer un discours préparé, la crainte de perdre le fil de ses idées le paralyse ; aussi, comme le lire c’est se lier les mains, et qu’il n’est pas capable d’improviser, il a pris la résolution de s’abstenir désormais. — Pour moi, être lié à ce que j’ai à dire, fait que naturellement je suis porté à oublier. Si je me suis confié et livré entièrement à ma mémoire, j’exerce sur elle un tel effort que je l’accable et qu’elle s’effraie de sa charge. Plus je m’en repose sur elle, plus je suis hors de moi au point de ne savoir quelle contenance tenir ; quelquefois je me suis vu très en peine pour cacher les embarras que cela me causait, notamment quand j’avais dessein de simuler, en parlant, une profonde nonchalance dans mon accent et mon attitude, et d’appuyer mes paroles de gestes en apparence fortuits et non prémédités, supposés inspirés par la situation du moment ; en pareil cas, j’aime aussi peu ne rien dire qui vaille que d’avoir l’air d’être venu préparé à bien parler et ne le pouvoir pas, ce qui est fort maladroit, surtout chez des gens de ma profession, et coûte beaucoup à qui n’a pas grande facilité pour se tirer d’affaire. La préparation éveille plus d’espérance qu’elle ne sert réellement ; on se met souvent sottement en habit pour ne pas mieux sauter que si on était en blouse : « Rien n’est moins favorable à qui veut plaire, que de laisser attendre beaucoup de lui (Cicéron). » — On a écrit de l’orateur Curion que, lorsqu’il se proposait de sectionner son discours en trois ou quatre parties et qu’il avait déterminé le nombre des thèses et des raisons qu’il voulait exposer, il lui arrivait fréquemment soit d’en oublier, soit d’en ajouter une ou deux. Je me suis toujours appliqué à éviter de tomber dans cet inconvénient ; je déteste tout engagement et tout parti pris, non seulement par défiance de ma mémoire, mais parce que cela sent trop l’homme du métier : « Ce qu’il y a de plus simple est ce qui convient aux guerriers (Ovide). » Du reste, c’est fini ; je me suis promis de ne plus désormais m’imposer la charge de prendre la parole dans un lieu où l’on parle avec solennité ; parce que lire un discours écrit, outre que c’est très sot, cela est très désavantageux pour ceux qui, par nature, sont toujours disposés à agir ; et quant à me risquer à improviser en me fiant à mon inspiration, je le ferai moins encore, elle est chez moi trop vague et trop lourde et ne saurait fournir les reparties soudaines, parfois importantes, que la nécessité commande.

Il fait volontiers des additions à son livre, mais ne corrige pas ; les changement qu’il pourrait y introduire ne vaudraient peut-être pas ce qui y est. — Fais encore, ô lecteur, bon accueil à cette édition de mes Essais, ainsi qu’à cette troisième addition aux études que j’ai déjà publiées sur moi-même ; j’ajoute, mais ne corrige pas. D’abord, parce que je trouve que celui qui a offert un ouvrage en vente au public, n’en a plus le droit ; qu’il dise mieux, s’il le peut, dans un autre travail, mais qu’il ne déprécie pas la valeur de celui qu’il a déjà vendu. De ceux qui en agissent ainsi, il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort. Avant de se produire, qu’ils réfléchissent bien à ce qu’ils écrivent ; qu’est-ce qui les presse ? Mon livre est toujours le même, sauf qu’à mesure qu’il en est fait un nouveau tirage, pour que celui qui veut l’acquérir ne s’en retourne pas les mains absolument vides, je me permets, puisque ce n’est qu’une marqueterie mal jointe, d’y intercaler quelques ornements supplémentaires. Ce surcroit ne modifie pas l’édition primitive, il ne fait qque donner une valeur particulière à chacune de celles qui suivent, ce qui est une petite subtilité peut-être un peu prétentieuse de ma part ; il peut toutefois en résulter des interversions au point de vue chronologique, mes historiettes prenant place dans le cours de l’ouvrage, selon leur opportunité et pas toujours suivant les dates des faits auxquels elles ont trait.

Une seconde raison qui fait que je ne corrige pas, c’est qu’en ce qui me regarde, je crains de perdre au change. Mon entendement ne va pas toujours progressant, il va aussi à reculons ; je ne me défie guère moins des fantaisies qui me passent par la tête en second ou en troisième lieu que de celles qui sont écloses les premières, des fantaisies présentes que des fantaisies passées ; souvent nous nous rectifions aussi sottement que nous corrigeons les autres. J’ai vieilli de plusieurs années depuis mes premières publications qui ont vu jour en mil cinq cent quatre vingts, mais je doute m’être assagi de si peu que ce soit. Moi à cette heure et moi autrefois, sommes réellement deux ; quel est le meilleur ? en vérité, je ne saurais le dire. Il ferait bon de vieillir, si nous ne cessions d’aller nous améliorant ; mais nous n’avançons qu’à la façon des ivrognes, en titubant, en éprouvant des vertiges, sans direction définie, ou encore, semblables à des[3] joncs que l’air agite au gré de ses caprices. — Antiochus avait, dans ses écrits, pris vigoureusement parti pour l’Académie ; sur ses vieux ans, il se rangea du parti contraire ; quel que soit celui que j’aurais embrassé, n’eût-ce pas été suivre Antiochus ? Après avoir établi que nous devons douter de toutes les opinions humaines, vouloir établir que nous devons les tenir pour certaines, n’est-ce pas affirmer le doute et non la certitude, et donner à penser que si notre vie devait se prolonger, notre imagination, toujours en proie à de nouvelles agitations, en deviendrait non pas meilleure, mais différente ?

Il s’en rapporte uniquement à ses éditeurs pour l’orthographe et la ponctuation ; des fautes d’autre nature peuvent être relevées dans le texte ; le lecteur, qui est au fait de ses idées, les rectifiera de lui-même. — La faveur du public, en me rassurant plus que je n’espérais, m’a donné plus de hardiesse ; mais ce que je crains le plus c’est de rassasier ; je préférerais en être encore aux premières publications de mes Essais, que de lasser en les multipliant, comme a fait un savant de mon époque. La louange est toujours agréable de qui elle vienne et pour quelque raison que ce soit ; encore faut-il, pour qu’elle plaise à juste titre, savoir quelle en est la cause ; les imperfections ellesmêmes peuvent y donner lieu. L’estime du vulgaire n’est d’ordinaire pas heureuse dans les choix sur lesquels elle se porte, et je me trompe bien si, en ces temps-ci, les plus mauvais écrits ne sont pas ceux auxquels va de préférence la faveur populaire. Aussi je rends grâce aux honnêtes gens qui daignent prendre en bonne part mes faibles efforts. Il n’est pas d’ouvrage où les fautes que peut présenter un texte, ressortent autant que dans ceux qui traitent de sujets qui n’intéressent pas par eux-mêmes. Ne t’en prends pas à moi, lecteur, de celles qui se sont glissées dans celui-ci, par la fantaisie ou l’inattention d’autres que moi ; chacun, par les mains de qqui il passe, chaque ouvrier y apporte les siennes. Je ne me mêle ni d’orthographe (j’ai seulement recommandé de se conformer à l’orthographe ancienne), ni de ponctuation, n’étant expert ni en l’une, ni en l’autre. Là où le sens est absolument incompréhensible, je ne m’en mets pas en peine, on ne risque pas de me l’imputer ; mais quand il n’est qu’altéré, ce qui arrive souvent, et qu’on me fait dire ce que je ne dis pas, on me fait grand tort ; toutefois, si la phrase est trop en contradiction avec ce que l’on peut attendre de moi, un honnête homme ne saurait l’accepter comme étant mienne. Celui qui sait combien peu j’aime le travail et combien je suis attaché à ma manière de faire, croira aisément que je dicterais plus volontiers à nouveau autant de fois des Essais, que de m’assujettir pour chaque nouvelle édition à les relire, pour y apporter des corrections qu’un enfant est a même de faire.

Placé au foyer des guerres civiles, il a beaucoup à en souffrir, toutefois jusqu’ici il a échappé au pillage ; malheureusement, ce n’est pas aux lois qu’il en est redevable et il regrette d’en avoir obligation à autrui. — Je disais plus haut que, vivant au centre des guerres civiles, au plus profond de la mine qui fournit ce métal nouveau, pire que l’airain et le fer, dont notre âge devrait porter le nom, non seulement cela me prive de tous rapports d’intimité avec des gens ayant d’autres mœurs que moi, unis entre eux par leurs opinions religieuses qui sont autres que les miennes et, chez eux, priment toute autre cause de rapprochement, mais encore je ne suis pas sans courir de risques au milieu de cette masse d’individus à qui tout est permis et dont la plupart sont, vis-à-vis de la justice, dans une situation qui ne saurait être pire ; d’où une licence dépassant toutes bornes. Lorsque j’envisage les conditions particulières dans lesquelles je me trouve, je ne vois personne de mon parti auquel la défense des lois coûte plus qu’à moi, autant, comme disent les hommes de loi, par les profits que je ne réalise pas, que par les pertes que j’éprouve ; et tels font les braves, par le zèle et le rigorisme qu’ils déploient, qui, tout bien compté, font beaucoup moins que moi. À tous moments, dans ma maison qui est facilement abordable et dont l’accès est libre (car je ne me suis jamais laissé aller à la transformer en forteresse, préférant de beaucoup voir la guerre se transporter le plus loin possible de mon voisinage), chacun trouve hospitalité ; cela lui a valu d’être vue favorablement par tous, et me préserve d’être violenté chez moi comme Job sur son fumier. Je considère comme un fait extraordinaire et qui mérite d’être cité qu’elle soit encore vierge de sang et de pillage, depuis tant de temps que dure cet orage, au milieu de tant d’agitations et de changements qui se produisent autour d’elle ; car, à dire vrai, s’il était possible à un homme de mon caractère d’échapper à toute vexation, en vivant dans un milieu où tout le monde aurait eu les mêmes opinions et n’en changerait pas, les incursions et invasions des divers partis, les alternatives et les vicissitudes de la fortune autour de moi ont, jusqu’à présent, plutôt exaspéré que découragé le pays et m’exposent à des dangers et à des difficultés qu’il m’est impossible d’éviter.

J’y échappe, mais je regrette que ce soit plus du fait de ma bonne fortune et aussi de ma prudence que de la justice ; je regrette de ne point me trouver protégé par les lois et d’être obligé de me placer sous une autre sauvegarde. En l’état, je vis plus d’à moitié par la faveur d’autrui, ce qui m’est une dure obligation. Je ne voudrais devoir ma sûreté ni à la bonté, ni à la bienveillance des grands qui tolèrent mon attachement à la légalité et à la liberté ; non plus qu’à la facilité des mœurs de mes ancêtres et des miennes ; qu’arriverait-il en effet, si j’étais autre ? Ma conduite et ma franchise dans mes rapports avec mes voisins leur créent, ainsi qu’à ma parenté, des obligations à mon égard ; il est cruel qu’il leur soit loisible de satisfaire à ces obligations en consentant à me laisser vivre, et qu’ils puissent dire : « La liberté de continuer la célébration du service divin dans la chapelle de sa maison, alors que nous avons rendu désertes[4] et ruiné toutes les églises d’alentour, est une concession de notre part ; nous lui concédons encore l’usage de ses biens et de la vie en retour de ce que lui-même, à l’occasion, veille à la conservation de nos femmes et de nos bœufs. » Voilà longtemps en effet que, dans ma famille, nous méritons ces mêmes louanges qu’à Athènes, on donnait à Lycurgue qui était le dépositaire et le gardien habituel des bourses de ses concitoyens. — Or, j’estime que la vie est pour nous un droit que nous tenons d’en haut, et qu’elle ne saurait être ni une récompense, ni une grâce qu’on nous octroie ; que de nobles gens ont préféré la perdre, que d’en être redevables à autrui ! Je cherche à me soustraire à toute obligation quelle qu’elle soit, mais surtout à celles qui peuvent résulter d’un devoir d’honneur ; je ne trouve rien de si onéreux que ce qui me vient par don, et lie ma volonté par la gratitude à laquelle cela m’oblige. J’accepte plus volontiers les services qui se vendent ; je le crois bien pour ceux-ci je n’ai que de l’argent à donner, pour les autres je me donne moi-même.

Il se considère comme absolument lié par ses engagements ; la reconnaissance lui est lourde, aussi tient-il pour avantageux de se trouver délivré, par leurs mauvais procédés à son égard, de son attachement envers certaines personnes. — L’honnêteté me lie, ce me semble, bien plus étroitement et plus sûrement que ne le fait la contrainte légale ; les obligations contractées devant notaire, me pèsent moins que celles contractées par moi-même : n’est-il pas rationnel, en effet, que ma conscience se trouve d’autant plus engagée qu’on s’est tout simplement fié à elle ? Là où elle n’est pas intéressée, elle ne doit rien, puisque ce n’est pas à elle que l’on s’est adressé ; qu’on recoure à la confiance sur laquelle on a compté, aux assurances qu’on a prises en dehors de moi. Il me coûterait beaucoup moins de franchir pour m’évader les murs d’une prison, et de me mettre en opposition avec les lois, que de violer ma parole. Je suis scrupuleux observateur de mes promesses, au point d’en être superstitieux ; aussi, quand je le puis, je n’en fais guère, à quelque propos que ce soit, que de vagues et de conditionnelles. Celles mêmes qui sont sans importance bénéficient de la règle que je me suis imposée ; elles sont pour moi un tourment, et ce m’est un soulagement de leur donner satisfaction. De même, quand j’ai en tête quelque projet que j’ai formé et ai toute liberté à cet égard ; si j’en dis l’objet, je considère que cela seul me constitue une obligation de l’accomplir, et qu’en faire part à autrui, c’est prendre un engagement envers moi-même ; il me semble que dire, c’est promettre ; aussi suis-je très réservé pour communiquer ce que je me propose de faire. — Les condamnations portées par moi sur moi-même me sont plus sensibles et plus dures que si elles émanaient de juges qui ne peuvent sur moi que ce qu’ils peuvent sur tout le monde ; l’étreinte de ma conscience a une action autrement puissante et plus sévère. — Je satisferais mollement à des devoirs auxquels on me contraindrait, si même je m’y soumettais : « L’acte le plus juste n’est juste qu’autant qu’il est volontaire (Cicéron) » ; si la liberté ne lui donne du lustre, il manque de grâce et ne fait pas honneur. « Je ne fais rien de bonne grâce si ma volonté n’y a part (Térence) » ; et elle se désintéresse en partie, lorsque ce dont il s’agit m’est imposé par la nécessité, « parce que dans les choses qu’une autorité supérieure ordonne, on sait plus de gré à celui qui commande qu’à celui qui exécute (Valère Maxime) ». J’en connais qui poussent au point d’être injustes, ce sentiment de ne pas vouloir paraître céder à la contrainte ; ils disent qu’ils donnent quand ils ne font que rendre, qu’ils prêtent quand ils ne font que payer ; et envers ceux auxquels ils sont tenus de faire le bien, ils s’en acquittent le plus chichement qu’ils peuvent. Je ne vais pas jusque-là, mais peu s’en faut.

J’aime tant à être déchargé et délié de toute obligation, que j’ai parfois considéré comme avantageuses les ingratitudes, offenses et indignités dont ont pu se rendre coupables à mon égard ceux de qui, soit naturellement, soit par accident, j’avais reçu quelques services d’ami ; prenant occasion de leur faute, pour me donner quittance à moi-même et me soustraire à l’acquittement de ma dette. Tout en continuant à leur rendre extérieurement ce que commandent les plus stricts devoirs de société, je trouve cependant grand bénéfice à ne faire que parce que je le dois, ce qu’auparavant je faisais par affection, et à me soulager un peu de la sorte de la part d’attention et de sollicitude qu’intérieurement y eût prise ma volonté, qui, chez moi, quand j’y cède, est trop précipitée et trop impérieuse, du moins pour un homme qui ne veut en quoi que ce soit subir de pression : « Il est prudent de retenir, comme on le fait d’un char dans les courses, les élans trop fougueux de la bienveillance (Cicéron). » Cette atténuation de mon premier mouvement me console des imperfections de ceux qui me touchent ; je déplore qu’ils en vaillent moins, mais, par contre, j’y gagne de leur être moins attaché et d’être moins engagé vis-à-vis d’eux. J’approuve celui qui aime moins son enfant parce qu’il est teigneux ou bossu, et non seulement quand il est méchant, mais encore lorsqu’il est mal constitué et difforme (Dieu lui-même en a, par là, déprécié la valeur naturelle), sous condition toutefois d’apporter, dans cette diminution d’affection, de la modération et une exacte justice. La parenté, à mes yeux, n’atténue pas les défauts ; elle les aggrave plutôt.

Il ne doit rien aux grands et ne leur demande que de ne pas s’occuper de lui ; il s’applique à tout supporter, à se passer de tout ; il ne veut avoir d’obligations envers personne, et, s’il ne peut l’éviter, souhaite que ce soit pour toute autre chose qu’obtenir protection contre les fureurs de la guerre civile. — Après tout, par la façon dont j’entends que doivent se pratiquer la bienfaisance et la reconnaissance, qui sont choses bien délicates et d’usage si répandu, je ne vois personne qui, jusqu’à cette heure, soit plus libre et moins tenu par ses obligations que je ne le suis. Ce que je dois, je le dois simplement en raison de celles que nous tenons de la nature et que nous avons tous ; en dehors d’elles, personne n’est plus indépendant : « Les présents des grands me sont inconnus (Virgile). » Les princes me donnent beaucoup s’ils ne m’ôtent rien ; ils me font suffisamment de bien quand ils ne me font pas de mal : c’est tout ce que je leur demande. Oh ! combien je suis reconnaissant envers Dieu, de ce qu’il lui a plu que je reçoive directement de sa grâce tout ce que je possède et n’aie de dette que vis-à-vis de lui ! Combien je supplie instamment sa sainte miséricorde que jamais je ne doive à personne de grands remerciements pour des choses essentielles ! Bénie soit mon indépendance, qui m’a accompagné si avant dans la vie ; puisse-t-elle se continuer jusqu’au bout ! Je m’efforce de n’avoir un besoin absolu de personne : « Toutes mes espérances sont en moi (Térence) » ; cela est possible à tout le monde, mais surtout à ceux que Dieu a mis à l’abri des nécessités urgentes que la nature elle-même nous impose. C’est une situation bien digne de pitié et pleine de hasards que de dépendre d’autrui ; nous ne pouvons toujours l’éviter ; nous ne sommes pas pour cela assez assurés de nous-mêmes, ce qui serait pourtant ce qu’il y aurait de plus sage, de plus adroit et de plus sùr. Je n’ai rien que moi, qui soit à moi, et la possession que j’en ai est même en partie défectueuse et empruntée. Je m’applique à avoir du courage, ce qui est la meilleure des garanties ; et aussi à me ménager un mode d’existence qui puisse me rendre la vie supportable si, d’autre part, tout venait à me manquer. Hippias d’Elis ne se pourvut pas seulement de science pour, au sein des Muses, pouvoir au besoin demeurer agréablement sans autre compagnie, et de philosophie pour apprendre à son âme, si le sort l’ordonnait, à se contenter par elle-même et se passer courageusement des commodités de la vie qui ont leur source en dehors de nous ; il fut encore soucieux d’apprendre à faire sa cuisine, sa barbe, ses robes, sa chaussure, ses hauts-de-chausse pour, autant qu’il se pouvait, ne faire fond que sur lui-même et se soustraire à toute assistance étrangère. — On jouit bien plus librement et plus gaiment des biens qui nous arrivent occasionnellement et pour un temps limité, quand cette jouissance n’est pas pour nous d’obligation, qu’elle n’est pas imposée par le besoin et que, de sa propre volonté et de sa bonne fortune, on a la force et les moyens de s’en passer. Je me connais bien, et m’imagine malaisément qu’une liberalité si généreuse fût-elle de quelqu’un à mon égard, qu’une hospitalité aussi — franche et désintéressée qu’elle puisse être, qui me seraient offertes, me produisissent d’autre effet que celui d’une disgrâce, d’une tyrannie, auxquelles se joindraient les reproches que je m’adresserais si, pressé par la nécessité, j’avais été amené à les accepter. — Donner est le signe distinctif des gens ambitieux et qui ont des prérogatives ; de même qu’accepter est une marque de soumission ; témoin l’injurieux refus que fit Bajazet des présents que Tamerlan lui envoyait, ce qui détermina un conflit entre eux. L’offre de cadeaux faite par l’empereur Soliman à l’empereur de Calicut, indigna ce dernier à tel point que non seulement il les refusa durement, disant que ni lui ni ses prédécesseurs n’avaient coutume de recevoir et qu’il était au contraire de tradition chez eux de donner, mais que, de plus, il fit jeter dans un cachot les ambassadeurs qui lui avaient été envoyés à cet effet. — Quand, dit Aristote, Thétis flatte Jupiter, que les Lacédémoniens flattent les Athéniens, ils ne vont pas leur rappeler le bien qu’eux-mêmes leur ont fait, ce qui est toujours déplaisant à entendre ; ce qu’ils leur rappellent, ce sont les bienfaits qu’ils en ont reçus. — Les gens que je vois recourir si familièrement à n’importe qui, et contracter des engagements avec le premier venu, ne le feraient pas, s’ils savouraient comme moi la douceur d’une liberté absolue, et si les obligations qu’ils contractent de la sorte, leur pesaient autant qu’il convient à un sage ; on paie parfois ces engagements, on ne s’en dégage jamais. Cruel esclavage pour qui aime la liberté et y avoir les coudées franches dans tous les sens. Mes connaissances, tant celles qui, dans l’échelle sociale, sont au-dessus de moi que celles qui sont au-dessous, savent si jamais ils ont vu quelqu’un moins solliciter, requérir, supplier que je ne fais et être moins à charge à autrui que je ne suis. Il n’est pas étonnant que je sois ainsi, si différent sur ce point de tout ce qu’on peut voir à notre époque, alors que tant de particularités de mon caractère y contribuent un peu de fierté naturelle, l’impatience que me cause un refus, le peu d’étendue de mes désirs et de mes projets, mon inhabileté en toutes sortes d’affaires, enfin mes qualités favorites, l’oisiveté et l’indépendance ; tout cela fait que j’éprouve une haine mortelle à dépendre de quelqu’un autre que moi, comme à avoir sous ma dépendance quelqu’un qui ne soit pas moi. Je fais les plus grands efforts pour me passer de tout concours étranger avant de me déterminer à recourir à la bienfaisance d’autrui, en quelque occasion ou besoin, pressant ou non, que ce soit. — Mes amis m’importunent étrangement quand ils me demandent de solliciter[5] en leur faveur auprès d’un tiers ; il m’en coûte à peu près autant, je crois, de libérer quelqu’un qui me doit en usant de lui, que de m’engager moi-même envers quelqu’un qui ne me doit rien. Ceci mis à part, et aussi étant établi qu’on ne me demande rien qui exige des démarches et me cause des soucis (je suis en guerre ouverte avec tout ce qui nécessite que je me donne la moindre peine), je suis d’un abord facile et prêt à venir en aide aux besoins de chacun. Mais j’ai plus encore fui recevoir, que je n’ai cherché à donner ; ne pas recevoir est du reste, au dire d’Aristote, bien plus aisé à pratiquer. Ma bonne fortune ne m’a guère permis de faire un peu de bien aux autres ; mais le peu que j’ai pu faire, est tombé sur des gens qui m’en ont su peu de gré. Si elle m’eût fait naître pour occuper un certain rang parmi les hommes, j’eusse souhaité me faire aimer, plutôt que craindre ou admirer ; ou plus effrontément, j’aurais autant regardé à plaire qu’à tirer profit. Cyrus, par l’organe d’un très bon capitaine, philosophe encore meilleur, estime très sagement que sa bonté et ses bienfaits sont d’un prix autrement grand que sa vaillance et les conquêtes qu’il doit à la guerre. De même le premier Scipion, partout où il veut donner bonne opinion de luimême, place son aménité et son humanité au-dessus de sa hardiesse et de ses victoires, et a toujours à la bouche ce mot qui lui fait tant d’honneur, qu’il a donné lieu de l’aimer autant à ses ennemis qu’à ses amis ». Je dis donc que s’il faut quand même avoir des obligations à autrui, il serait plus juste qu’elles aient des causes autres que celles dont je parle, qui découlent de nos malheureuses guerres civiles, et qu’elles me fassent débiteur d’une dette moins lourde que n’est celle que constitue ma conservation totale, corps et biens ; cela m’accable.

Ces guerres font qu’il vit dans des transes continues ; c’est là une des causes qui font qu’il voyage tant, bien qu’il ne soit pas assuré de trouver mieux. — Je me suis couché mille fois chez moi, m’imaginant que, dans la nuit même, je serais victime d’une perfidie quelconque et qu’on m’assommerait, demandant à la fortune que ce fut sans que j’en éprouve d’effroi et qu’on ne me fit pas languir. Que de fois, après avoir dit mon Pater, ne me suis-je pas écrié : « Ces terres cultivées vont-elles donc devenir la proie d’un soldat barbare (Virgile) ? » À cela, pas de remède ! c’est ici le lieu où nous sommes nés, la plupart de mes ancêtres et moi ; ils l’ont aimé et y ont attaché leur nom. Nous nous endurcissons à tout ce à quoi nous nous accoutumons et, dans une condition aussi misérable qu’est la nôtre, l’habitude est un présent bien précieux de la nature ; elle endort notre sensibilité et nous préserve des souffrances que nous causeraient certains maux. — Les guerres civiles ont cela de pire que les autres, c’est que tous nous sommes à faire le guet dans nos maisons : « Qu’il est malheureux d’avoir à protéger sa vie par des portes et des murailles, et d’être à peine en sûreté dans sa propre maison (Ovide) ! » C’est en être réduit à une grande extrémité que d’être menacé jusque chez soi et au milieu des siens. La région où je demeure est toujours exposée la première à nos troubles et la dernière à en être débarrassée ; la paix n’y est jamais complète : « Même en paix, nous ne cessons de redouter la guerre (Ovide). — Toutes les fois que la fortune a rompu la paix, c’est ici le chemin de la guerre ; pourquoi le sort ne m’a-t-il pas donné plutôt des demeures errantes dans les climats brilants, ou sous l’Ourse glacée (Lucain) ? » Parfois je trouve moyen, par la nonchalance et la lâcheté avec laquelle je les envisage, de me rassurer contre ces préoccupations qui, quelquefois aussi, nous portent à avoir de la résolution. — Il m’arrive souvent de me figurer, non sans un certain plaisir, que je suis sous le coup de dangers mortels et de m’y résigner ; alors, tête baissée, sans plus y réfléchir ni entrer dans d’autres considérations, je me plonge stupidement, en imagination, dans la mort comme je me précipiterais dans un abime silencieux et obscur qui m’engloutirait du premier coup, et instantanément s’empare de moi un lourd sommeil, sous l’effet duquel je demeure insensible et inerte et qui m’étouffe. La délivrance que j’en espère, fait que la perspective d’une mort courte et violente me console plus que[6] ne me trouble la crainte que j’en ai. La vie n’en vaut pas mieux, dit-on, quand elle est de longue durée ; d’autre part, la mort est d’autant meilleure qu’elle est moins longue. Je ne m’épouvante pas tant d’être mort, que du temps que je mettrai à mourir. Je me replie sur moi-même et me tiens coi devant cet orage qui, dans une de ses rafales rapides et dont je m’apercevrai à peine, doit m’aveugler et m’emporter avec furie. Encore s’il advenait ce qui, au dire de certains jardiniers, arrive aux roses et aux violettes, qui naissent plus odorantes quand elles poussent auprès d’ails et d’oignons, lesquels sucent et attirent à eux toute la mauvaise odeur qui peut se trouver dans la terre, et que ces natures dépravées humassent le venin de l’air et de la région où je vis, les rendant par leur voisinage meilleurs et plus purs, je ne perdrais pas tout ! Mais il n’en est pas ainsi ; cependant, il peut en résulter que la bonté apparaisse plus belle et plus attrayante en devenant plus rare, et que, dans ce milieu qui lui est si contraire et qui est si mêlé, l’honnêteté surgisse, enflammée par l’opposition qu’elle rencontre et la gloire qu’elle y trouverait. Les voleurs, dans leur amabilité, ne m’en veulent pas d’une façon particulière ; je ne leur en veux pas davantage, il me faudrait en vouloir à trop de gens. Les robes les plus diverses abritent mêmes consciences ; la cruauté, la déloyauté, le vol y sont tout pareils, et d’autant plus nuisibles qu’ils s’exercent plus lâchement, plus sûrement, à la dérobée, sous l’ombre des lois. Je hais moins l’injustice avouée que celle qui a recours à la trahison, celle engendrée par les désordres de la guerre que celle qui se produit en paix et revêt des formes judiciaires. La fièvre qui nous tient, s’est déclarée dans un corps dont elle n’a guère empiré l’état ; le feu y couvait, la flamme n’a fait qu’éclater ; il y a plus de bruit, le mal n’est pas beaucoup plus grand. — À ceux qui me demandent pourquoi je voyage tant, je réponds d’ordinaire que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je vais trouver ; et lorsqu’on me dit qu’à l’étranger l’état sanitaire peut être aussi mauvais, que les mœurs n’y valent pas mieux que chez nous, je réponds d’abord que c’est difficile, « tant le crime s’est multiplié parmi nous (Virgile) » ; puis, qu’il y a toujours profit à changer une situation mauvaise contre une autre qui est incertaine, et que nous ne devons pas ressentir les maux qui pèsent sur autrui au même degré que les nôtres. —

Il aime Paris, n’est français que par cette capitale ; puisse-t-elle ne pas être en proie aux dissensions intestines, ce serait sa ruine. — Je ne veux pas oublier que, si courroucé que je puisse être contre la France, je ne cesse de regarder Paris d’un bon ceil. Paris a mon cœur depuis mon enfance, et j’éprouve à son sujet ce qui arrive de tout ce qui est excellent ; c’est que plus j’ai vu, depuis, d’autres belles villes, plus la beauté de celle-ci a grandi et gagné dans mon affection. Je l’aime pour elle-même et l’aime plus, telle qu’elle est en temps habituel, que lorsque des fêtes viennent ajouter à son éclat ; je l’aime tendrement jusque dans ses imperfections et ses taches ; je ne suis français que par cette grande cité, si peuplée, si heureusement située ; mais surtout, grande et incomparable par le nombre et la variété des facilités de toute nature qu’on y trouve ; elle est la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du monde. Dieu veuille en chasser au loin ce qui nous divise ! Non livrée aux partis, unie, elle est à l’abri de toute violence ; mais je l’en avertis, ce qui peut lui arriver de pis serait qu’elle soit en but aux factions ; je ne crains pour elle qu’elle-même, mais crains malheureusement pour elle autant que pour toute autre partie du royaume. Tant qu’elle demeurera indemne, je ne manquerai pas de lieu de retraite où je puisse aller finir mes jours, et de nature à ne m’en faire regretter aucun autre.


Il regarde tous les hommes, à quelque nation qu’ils appartiennent, comme ses compatriotes ; le monde entier est pour lui une patrie. — Ce n’est pas parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité je pense de la sorte, tous les hommes sont pour moi des compatriotes ; et ce sentiment, je suis même porté à l’exagérer ; j’embrasse un Polonais comme je ferais d’un Français, faisant passer le lien qui unit les individus d’une même nation, après celui qui nous est commun avec tous les habitants de l’univers. Je ne suis guère entiché de la douceur de l’air natal ; les connaissances nouvelles que j’ai faites de moi-même, me semblent bien valoir les connaissances banales et d’occasion résultant du voisinage ; les amitiés franches que nous contractons l’emportent d’ordinaire sur celles que nous devons à une communauté de climat ou de sang. La nature nous a mis au monde libres de tout engagement, et nous nous emprisonnons de nous-mêmes dans des limites restreintes comme les rois de Perse qui se faisaient une obligation de ne jamais boire que de l’eau du fleuve Choaspe, et renonçaient sottement au droit qu’ils avaient d’user de toute autre eau, semblant, en ce qui les touchait, considérer comme à sec tout le reste du monde. — Sur sa fin, Socrate estimait qu’une sentence d’exil était pire qu’une sentence de mort ; je ne suis pas de son avis et ne tomberai jamais tellement en enfance, ni ne serai si étroitement inféodé à mon pays, que je me range à cette idée. Ces vies, dignes de créatures célestes, ont des manifestations que j’estime plus que je ne les aime ; elles en ont aussi de si hautes et de si extraordinaires, que mon estime même ne peut atteindre à pareille élévation, d’autant que je n’arrive seulement pas à les concevoir. Ce sentiment, de la part de Socrate, ne témoigne-t-il pas d’une tendresse excessive chez un homme qui considérait l’univers comme sa patrie ? il est vrai qu’il n’aimait pas les voyages et n’avait guère mis le pied hors de l’Attique. Que dire aussi de ne pas vouloir que ses amis rachètent sa vie de leurs deniers, et de son refus, pour ne pas désobéir aux lois à une époque où leur corruption était si grande, de se prêter à l’exécution d’un complot qui l’eut délivré de sa prison ? Ces exemples, qu’il nous donne, rentrent à mon sens dans cette première catégorie de sentiments que j’estime plus que je ne les partage. Quant à ceux de la seconde catégorie, d’une élévation telle que mon estime n’arrive pas à leur hauteur, il en est des exemples que je pourrais citer de lui ; et, dans le nombre, il s’en trouve d’une vertu si rare, qu’ils dépassent ce dont je suis capable ; quelques-uns même outrepassent ce que mon jugement peut admettre.

Avantages que Montaigne trouve à voyager ; il demeure sans peine huit à dix heures consécutives à cheval et, sauf les chaleurs excessives, ne redoute aucune intempérie. — Outre ces raisons, voyager me semble encore un exercice profitable, parce que l’âme y est continuellement conviée à remarquer des choses nouvelles qu’elle ne connaît pas ; et, ainsi que je l’ai dit souvent, je ne sais pas de meilleure école pour la dresser, que de lui mettre sans cesse sous les yeux la si grande diversité d’existence, d’idées, d’usages qui se rencontrent et de lui faire gouter cette perpétuelle variété de formes de notre nature. Le corps, lui, n’y est ni oisif, ni épuisé par le travail ; cette agitation modérée le tient en haleine. Tout tourmenté que je suis de coliques, je reste à cheval huit à dix heures sans en descendre et sans que cela m’ennuie, « au delà des forces et de la santé d’un vieillard (Virgile) » ; aucun temps ne m’est contraire, sauf la chaleur accablante d’un soleil torride, car je n’use pas des ombrelles dont, depuis les anciens Romains, on se sert en Italie et qui fatiguent plus les bras qu’elles ne soulagent la tête. Je voudrais bien connaître le procédé, employé dans l’antiquité par les Perses lorsque le luxe a commencé à s’introduire chez eux et que mentionne Xénophon, pour se ménager à leur convenance de l’air frais et de l’ombre. J’aime la pluie et la boue autant qu’un canard. Je suis insensible aux changements climatériques et atmosphériques, et qu’il fasse beau ou non, c’est tout un pour moi ; je ne souffre que des variations qui se produisent dans mon individu et elles sont moins fréquentes quand je voyage. — Je suis assez difficile à mettre en mouvement ; j’hésite autant devant un petit déplacement que pour un grand, à faire mes préparatifs de départ pour une journée d’absence pour aller visiter un voisin que pour un vrai voyage ; mais, une fois en route, je vais aussi longtemps qu’on veut. — J’ai l’habitude de faire l’étape, comme font les Espagnols, tout d’une traite et mes journées aussi longues qu’elles peuvent raisonnablement l’être. Pendant les fortes chaleurs, je marche de nuit, du soleil couchant au soleil levant. L’autre façon qui, afin de se restaurer, consiste à s’arrêter en route pour dîner comme on peut et à la hâte, est incommode, surtout pendant les jours courts. Mes chevaux se trouvent beaucoup mieux de mon système ; jamais aucun, qui a pu faire avec moi la première journée, ne m’a laissé en route. Je les fais boire partout, pourvu qu’il reste assez de chemin à faire, pour qu’ils aient le temps de digérer leur eau. Ma paresse à me lever permet aux gens de ma suite de dîner à leur aise avant de partir ; pour moi, il n’est jamais trop tard pour manger, l’appétit me vient en mangeant et jamais autrement, je n’ai faim que lorsque je me mets à table.

On le blâme de ce que, vieux et marié, il quitte sa maison pour voyager ; n’y laisse-t-il pas une gardienne fidèle qui y maintient l’ordre ? Sa femme n’est pas de celles qui vivent dans l’oisiveté. — Quelques personnes me reprochent de me plaire encore à voyager bien que je sois marié et vieux. Elles ont tort ; il vaut mieux ne quitter sa maison que lorsqu’on l’a mise sur le pied de pouvoir se passer de nous, et qu’on y a établi un ordre qui ne court pas risque de se déranger. Il est bien autrement imprudent de s’en éloigner quand on n’a pas à y laisser une garde aussi sûre qu’il m’est donné de le faire, sur laquelle on puisse autant compter qu’elle pourvoira à tout ce qui vous est nécessaire.

La science, l’occupation les plus honorables et les plus utiles à une mère de famille, sont celles du ménage. J’en vois qui sont avares et fort peu bonnes ménagères ; c’est leur qualité maîtresse qui prime toute autre, comme étant l’unique apport capable de ruiner ou de sauver nos maisons. Quoi qu’on puisse dire, l’économie domestique, d’après l’expérience que j’en ai, est la vertu que je place chez une femme mariée au-dessus de n’importe quelle autre. En voyageant, je mets ma femme à même de l’exercer, lui laissant en main durant mon absence toute l’administration de mes biens. Je vois avec dépit le mari, dans quelques intérieurs, revenant vers midi, maussade, soucieux du tracas des affaires, et trouvant Madame dans son cabinet de toilette, encore occupée à se coiffer et à s’attifer ; cela est bon pour les reines, et encore je ne sais trop. Il est ridicule et injuste que notre sueur et notre travail servent à entretenir l’oisiveté de nos femmes. Je ne crois pas que personne ait des affaires moins embarrassées que moi, mes biens me donnent toute tranquillité et ne sont grevés d’aucune dette ; mais si le mari apporte les revenus, il est dans la nature même des choses que la femme dirige leur mise en œuvre.

On objecte que c’est témoigner peu d’affection à sa femme que de s’en éloigner, mais l’absence momentanée aiguise au contraire le désir de se revoir ; on n’aime pas moins un ami absent que présent. — On dit que l’absence peut influer sur les devoirs qu’impose l’affection maritale, je ne le crois pas ; ces devoirs peuvent au contraire se ressentir de rapports trop continus, trop d’assiduités blessent. Toute femme qui nous est étrangère ne nous paraît-elle pas une honnête femme ? et chacun ne sait-il pas par expérience que se voir continuellement, ne peut procurer un plaisir égal à celui que l’on ressent quand on se quitte et qu’on se rejoint par intervalles ? Ces interruptions ravivent en moi l’amour que je porte aux miens, et me fait paraître plus doux le temps que je passe chez moi ; le foyer domestique succédant au voyage et réciproquement, je n’en suis que plus dispos pour passer de l’un à l’autre. Je sais que l’amitié a les bras assez longs pour se maintenir et se joindre d’un coin du monde à l’autre ; surtout celle de mari à femme, où il y un continuel échange de services qui en réveillent l’obligation et le souvenir. Les Stoïciens ne disent-ils pas qu’il y a une si grande union et liaison intime entre les sages, que si l’un d’eux dîne en France, son compagnon, qui est en Égypte, s’en trouve rassasié ; et qu’il suffit à l’un d’eux d’étendre le doigt n’importe où, pour que tous les sages sur la surface de la terre en ressentent assistance ? La jouissance et la possession dépendent beaucoup de l’imagination, qui toujours embrasse avec plus d’ardeur et de persistance ce qu’elle recherche que ce que nous touchons. Reportez-vous à vos amusements de chaque jour, vous trouverez que c’est surtout quand il est là que vous pensez le moins à votre ami ; sa présence fait que votre attention se relâche et donne à votre pensée loisir de s’absenter à toute heure et à toute occasion. — Hors de chez moi, à Rome, je surveille et dirige ma maison et ce qui m’y intéresse ; je vois s’élever et démolir mes murailles, croître et décroitre mes arbres et mes rentes, à deux doigts près, comme lorsque j’y suis : « J’ai constamment sous les yeux ma maison et jusqu’à la moindre disposition des lieux que j’ai quittés (d’après Ovide). » Si nous ne jouissions que de ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils sont dans nos coffres, et nos enfants quand ils sont à la chasse. Les voulons-nous plus près de nous ? s’ils sont au jardin, estimez-vous que ce soit loin ? s’ils sont à une demi-journée, qu’en dites-vous ? dix lieues, est-ce loin ou près ? si c’est près, qu’est-ce, suivant vous, que onze, douze, treize lieues ? et ainsi de proche en proche. Je serais d’avis que la femme à même de dire à son mari : « À tant de pas c’est être près ; à partir de tant, cela devient loin », fixe, entre les deux, la limite à laquelle il devra se tenir : « Dites un chiffre pour éviter toute contestation, sinon j’use de la latitude que vous me laissez ; et, de même que j’arracherais crin par crin la queue d’un cheval, je retranche une lieue, puis une autre, jusqu’à ce qu’il ne vous en reste plus et que vous soyez vaincu par la force de mon raisonnement (Horace). » Qu’elle appelle hardiment la philosophie à son secours, celle à qui on pourrait reprocher que ne voyant ni l’un ni l’autre des deux bouts qui constituent le point de jonction entre le trop et le pas assez, le long et le court, le léger et le lourd, le près et le loin, ne distinguant ni le commencement ni la fin, ne peut juger du milieu qu’avec bien de l’incertitude : « la nature ne nous permet pas de connaître la limite des choses (Cicéron) ». — Les femmes cessent-elles d’être les épouses et amies des gens trépassés, alors qu’elles-mêmes sont encore de ce monde et qu’eux sont dans l’autre ? Nous embrassons par la pensée, non seulement les absents, mais encore ceux qui ne sont plus et ceux qui ne sont pas encore. Nous n’avons pas fait marché, en nous mariant, de nous tenir soudés indissolublement l’un à l’autre, comme font je ne sais quels petits insectes que nous voyons, ou à la façon des chiens, comme les ensorcelés de Karenty ; une femme ne doit pas avoir les yeux si avidement fixés sur le devant de son mari, qu’elle ne puisse le voir par derrière, quand besoin en est. Le mot de ce poète, qui peint si bien leur caractère, ne serait-il pas ici à sa place pour révéler le motif de leurs plaintes : « Tardez-vous à rentrer ! votre épouse s’imagine que vous en aimez une autre, ou que vous en êtes aimé, que vous buvez, ou que vous vous amusez ; enfin que tout le bon temps est pour vous et le mauvais pour elle (Térence) » ; ou bien ne serait-ce pas que l’opposition et la contradiction sont dans leur nature et constamment en éveil chez elles, et qu’elles se tiennent pour à peu près satisfaites, du moment qu’elles vous gênent.

Dans l’amitié véritable, de laquelle j’ai qualité pour parler, je me donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Non seulement je préfère lui faire du bien plutôt que ce soit lui qui m’en fasse, mais j’aime encore mieux qu’il s’en fasse à lui-même que de m’en faire ; c’est quand il s’en fait, qu’il m’en fait le plus ; et si l’absence lui plaît ou le sert, elle m’est à moi-même plus douce que sa présence. Il n’y a pas du reste à proprement parler d’absence, quand on a moyen de demeurer en relations. Avec La Boëtie, j’ai autrefois tiré grand avantage et agrément de notre éloignement : quand nous nous séparions, notre vie était mieux remplie et prenait plus d’extension ; il vivait, jouissait, voyait pour moi et moi pour lui, aussi complètement que si nous avions été l’un et l’autre sur place ; quand nous étions ensemble, ne faisant qu’un, une moitié de nous demeurait oisive ; en des lieux séparés, nos volontés s’exerçant chacune de leur côté, leur union produisait davantage. Cette faim insatiable de la présence en corps, accuse un peu de faiblesse dans la jouissance que les âmes doivent ressentir l’une par l’autre.

Pourquoi craindre de voyager quand on est vieux ? c’est alors que les voyages sont le plus profitables. Il peut mourir en route, dira-t-on ; qu’importe ! — On m’allègue la vieillesse ; j’estime que c’est au contraire aux jeunes gens à se conformer aux opinions qui ont cours et à se gêner pour autrui ; ils sont à même de satisfaire à la fois et le monde et eux-mêmes, tandis que nous, nous avons déjà trop à ne satisfaire que nous seuls. À mesure que les satisfactions naturelles viennent à nous manquer, dédommageons-nous avec celles que nous pouvons nous créer. Il est injuste d’excuser la jeunesse de s’adonner à ses plaisirs et d’interdire à la vieillesse d’en rechercher. Jeune, j’étais gai et n’avais qu’à modérer mes passions ; vieux, je suis triste et il me faut recourir aux distractions. Les lois de Platon interdisent de voyager avant l’âge de quarante ou cinquante ans, pour que ces pérégrinations soient plus utiles et plus instructives ; j’accepterais plus volontiers le second article de ces mêmes lois, l’interdisant après soixante.

« Mais, à votre âge, vous ne reviendrez jamais d’un si long voyage ? » me dira-t-on. Que m’importe ? je ne l’entreprends ni pour en revenir ni pour l’achever ; j’entreprends uniquement de me mouvoir pendant que le mouvement me plaît, je me promène pour me promener. Ceux qui courent après de l’argent ou après un lièvre, ne courent pas ; ceux-là courent, qui jouent aux barres ou pour s’exercer à la course. Je puis m’arrêter partout, n’ayant pas de programme déterminé à l’avance ; chaque journée marque le terme que je me propose et il en est de même du cours de ma vie ; cela ne m’a pas empêché de visiter beaucoup de localités éloignées où j’aurais volontiers fixé ma demeure. Pourquoi pas ? Chrysippe, Cléanthe, Diogène, Zénon, Antipater et tant de sages de la secte la plus maussade, ont bien abandonné leurs pays d’origine, sans sujet de plainte et uniquement pour aller respirer un autre air. Certainement, le plus grand déplaisir que j’éprouve dans mes voyages, c’est de ne pas les faire avec la résolution d’établir ma demeure où je me trouverai bien, et d’avoir toujours le retour en perspective pour agir suivant ce qui est dans les habitudes.

Quoiqu’il lui soit indifférent de mourir là ou ailleurs, il préférerait que la mort le surprît à cheval et hors de chez lui ; il y serait plus en paix. — Si je craignais de mourir autre part que là où je suis né, si je pensais mourir moins à mon aise loin des miens, à peine sortirais-je de France ; je ne sortirais même pas sans effroi de ma paroisse, car je sens la mort qui m’étreint continuellement par la gorge ou les reins. Mais je suis autrement fait ; la mort pour moi est la même, n’importe où elle m’atteindra. Si toutefois j’avais à choisir, j’aimerais mieux, je crois, que ce soit à cheval plutôt que dans un lit, de préférence hors de ma maison et loin des miens. On éprouve plus de crève-cœur que de consolation à prendre congé de ses amis ; c’est un devoir de civilité que j’omettrais volontiers de remplir, parce que des services auxquels vous engage l’amitié, celui-là est le seul qui soit déplaisant ; aussi me passerais-je bien de dire ce grand et éternel adieu. S’il y a quelque avantage à l’assistance que nous prêtent nos amis en la circonstance, elle offre cent inconvénients. J’ai vu des gens mourir dans de bien piteuses conditions parce qu’ils étaient assiégés de tout ce train, l’empressement de chacun les étouffait. C’est contraire au devoir et considéré même comme une marque de peu d’affection et d’attention, de vous laisser mourir en repos : l’un vous tourmente les yeux, l’autre les oreilles, un autre la bouche ; il n’y a pas de sens, pas de membre que l’on ne vous martyrise. Votre cœur s’apitoie à entendre les plaintes de vos amis ; parfois aussi, c’est avec dépit qu’il vous faut en entendre d’autres, celles-ci feintes, dissimulant les vrais sentiments de ceux qui les exhalent. Celui qui a toujours eu le goût sensible et délicat, l’a encore plus à ce moment ; il lui faudrait, en cette occurrence qu’on ne peut éviter, une main douce, en rapport avec sa manière de sentir, pour le gratter précisément où cela lui cuit, ou n’être pas gratté du tout. Nous avons besoin de sagefemme pour nous mettre au monde, nous aurions bien besoin aussi d’un homme encore plus sage pour nous aider à en sortir ; un tel homme, qui de plus serait notre ami, serait à acheter bien cher pour le service qu’il rendrait en pareille occasion. — Je ne suis point encore arrivé à cette force d’âme, dédaigneuse de tout ce qui peut survenir, qui puise sa vigueur en elle-même, à laquelle rien n’ajoute et que rien ne trouble ; je suis d’un degré au-dessous et cherche uniquement à me fourrer dans un trou comme un lapin et à me dérober pendant ce passage de vie à trépas, non par crainte mais par calcul. Je ne suis pas d’avis que ce soit là le moment pour moi de faire preuve ou étalage de fermeté ; pour qui serait-ce, alors que je cesse d’avoir tout droit et tout intérêt à une bonne réputation ? Je me contente d’une mort accomplie dans le recucillement, paisible, solitaire, où je sois complètement moi, qui soit en rapport avec la vie retirée et toute bourgeoise que j’ai menée ; et ce, à l’opposé de ce qu’admettait la superstition romaine qui tenait pour malheureux celui mourant sans parler et n’ayant pas auprès de lui ses proches pour lui fermer les yeux. J’ai assez à faire à me consoler sans avoir à consoler les autres, assez de pensées en tête sans que les circonstances m’en apportent de nouvelles, assez de choses dont j’ai à m’entretenir sans en rechercher d’autres. Cet acte de la pièce ne comporte pas plusieurs rôles ; il n’est qu’à un seul personnage. Vivons et rions avec les nôtres, allons gémir et mourir chez des inconnus ; on trouve partout, en payant, quelqu’un pour vous tourner la tête, vous frictionner les pieds, ne s’empresser auprès de vous qu’autant que vous le voulez, vous offrant un visage constamment indifférent, vous laissant agir et vous plaindre à votre guise.

Quelle fâcheuse habitude que notre entourage s’apitoie sur nos maux ; cela énerve notre courage. — Je me défais chaque jour par raison de cette humeur puérile et inhumaine, qui fait que nous désirons que nos maux suscitent chez nos amis compassion et chagrin. Nous exagérons ce que nous éprouvons pour provoquer leurs larmes ; et la fermeté que nous louons chez les autres, quand ils sont aux prises avec la mauvaise fortune, nous la reprochons et en faisons un grief à ceux qui nous approchent quand c’est nous qui sommes éprouvés : il ne nous suffit pas qu’ils prennent part à nos maux, il faut encore qu’ils s’en affligent. Étendons au contraire la joie et, le plus que nous pouvons, restreignons la tristesse. Qui se fait plaindre sans raison, court risque de n’être pas plaint quand il y aura lieu ; c’est risquer de ne l’être jamais, que de se plaindre toujours ; en cherchant si souvent à inspirer la pitié, on finit par ne l’obtenir de personne. Qui se dit mort lorsqu’il est vivant, s’expose à passer pour être encore vivant quand il viendra à mourir. J’en ai vu qui se fâchaient de ce qu’on leur trouvait le visage reposé et le pouls calme, qui se gardaient de sourire pour ne pas paraître en voie de guérison, qui regrettaient de se bien porter parce que cela empêchait qu’on les plaignît ; et, ce qui est bien plus fort, c’est que ces personnes n’étaient pas des femmes. Je ne dis jamais de mes maladies plus que je n’en ressens ; j’évite les paroles décourageantes ; mes exclamations se bornent à celles que m’arrache la douleur, sans que je les accompagne d’aucun commentaire. Près d’un malade raisonnable, à défaut d’allégresse, une contenance calme est convenable de la part des assistants ; de ce qu’il se voit en mauvais état, il n’est pas hostile à la santé ; il lui plaît de la voir forte et entière chez les autres et d’en jouir au moins par ceux qui lui tiennent compagnie ; de ce qu’il sent qu’il va s’effondrant, il ne repousse pas les pensées qui occupent la vie et ne fuit pas de participer aux conversations de tout le monde. C’est quand je me porte bien que je veux étudier la maladie ; quand elle me tient, j’en ressens assez les effets pour que mon imagination n’ait pas besoin d’intervenir. Nous nous préparons de longue main aux voyages que nous voulons entreprendre, quand nous y sommes résolus ; quand vient l’heure de monter à cheval, nous consacrons ce moment à l’assistance, et, pour lui être agréable, nous le prolongeons.

À publier cette étude sur lui-même, Montaigne trouve cet avantage qu’elle lui sert de règle de conduite, que les critiques seront moins portés à dénaturer ses qualités et que sa confession pourra en partie les désarmer. — Je tire de la publication de cette étude sur mes mœurs, cet avantage inespéré, c’est qu’elle me sert en quelque sorte de règle ; elle me porte parfois à ne pas me mettre en opposition avec ce que j’ai toujours été. Cette déclaration publique m’oblige à me contenir dans ma direction première et à ne pas démentir les conditions sous lesquelles je me suis depeint et qui, ainsi décrites, sont, dans leur ensemble, plus exactement rendues qu’elles ne le seraient du fait des jugements faux et méchants d’aujourd’hui. L’uniformité et la simplicité de mon caractère, m’ont permis de le traduire aisément ; mais la forme nouvelle et inusitée sous laquelle je le présente, donne bien beau jeu à la médisance. À qui voudrait me critiquer loyalement, je crois, en vérité, en avoir bien suffisamment fourni les moyens en faisant connaître et avouant mes imperfections ; il y a là de quoi s’en donner à cœur joie, sans s’en prendre à ce qui n’est pas. Si, parce que j’ai pris l’avance en m’accusant et me révélant, on trouve que j’émousse les dents de la critique, elle sera naturellement amenée à amplifier et étendre ses attaques, l’offense prenant des droits qui dépassent ceux que la justice assigne ; et, des vices dont je ne lui montre que quelques racines, elle en fera de gros arbres. Si elle en vient là, qu’elle s’exerce non seulement sur les défauts que j’ai, mais encore sur tous ceux que je puis avoir en germe et qui, par leur nombre et leur nature, font que je prête le flanc de toutes parts ; qu’elle m’attaque donc par là. J’imiterais volontiers, en ce cas, l’exemple du philosophe[7] Bion : Antigone voulant le blesser s’attaquait à son origine ; Bion lui ferma la bouche en disant : « Je suis le fils d’un serf, qui était boucher et avait encouru la flétrissure, et d’une fille publique que mon père avait épousée, la bassesse de sa situation ne lui permettant pas d’aspirer plus haut ; tous deux avaient commis des méfaits qui leur avaient valu des condamnations. Un orateur me trouvant beau et avenant, m’acheta alors que j’étais encore enfant ; à sa mort, il m’a laissé tous ses biens ; je les ai réalisés et suis venu en cette ville d’Athènes, où je me suis adonné à la philosophie. Que les historiens ne se mettent pas en peine pour chercher des renseignements sur moi, je leur dirai moi-même tout ce qui est. » Une confession franche et spontanée enlève aux reproches toute portée et désarme l’injure. Tout compte fait, j’estime qu’aussi souvent qu’on me loue on m’ôte de ma valeur, parce qu’on dépasse la mesure ; il m’apparaît aussi que, depuis mon enfance, en fait de rang et d’honneur, on m’en a prêté plutôt au-dessus qu’au-dessous de ce qui m’appartient. Je préférerais vivre dans un pays où les questions de prééminence seraient ou réglées ou méprisées. Entre[8] hommes, quand un différend s’élève à propos de prérogatives, soit pour précéder quelqu’un, soit pour siéger avant lui, le débat devient incivil dès qu’il dépasse l’échange de trois ou quatre répliques ; pour fuir de si importunes contestations, je n’hésite pas à céder le pas ou à passer devant, même quand c’est à tort, et jamais homme n’a revendiqué la préséance sur moi sans que je la lui aie abandonnée.

Peut-être aussi cette lecture fera-t-elle que quelqu’un lui convenant, sera désireux d’entrer en rapport d’amitié avec lui. — Outre ce profit que me procure cette étude de moi-même, j’en ai espéré cet autre, que s’il advenait qu’avant ma mort, mon caractère plût et s’accordât avec celui de quelque honnête homme, il chercherait peut-être à se lier avec moi. Je lui ai fait la part belle, puisque tout ce qu’une longue connaissance et intimité lui auraient appris en plusieurs années, il le voit plus sûrement et plus exactement en trois jours en me lisant. Quelle singulière idée ! certaines choses que je ne voudrais dire à personne en particulier, je les dis au public, et renvoie à se renseigner dans une boutique de librairie mes amis les plus intimes, désireux de connaître ce que je sais et ce que je pense de plus secret, « livrant à leur examen tous les replis de mon âme (Perse) ». Ce désir de ma part est si sincère, que si je connaissais quelqu’un qui me convint, je l’irais chercher bien loin parce que la douceur d’une compagnie bien assortie et agréable ne peut, à mon avis, se payer trop cher. Oh ! un ami ! que ne donnerais-je pas pour en avoir un, et combien est vraie cette sentence des temps jadis, « que l’usage en est plus nécessaire et plus doux que celui de l’eau et du feu » !

C’est finir par devenir à charge aux nôtres que de les occuper constamment de nos maux ; du reste viendrait-il à tomber malade dans un coin perdu, il est en mesure de se soigner lui-même, et son habitude de mettre à l’avance ordre à ses affaires fait qu’il est toujours prêt. — Pour revenir à mon sujet, je dis donc qu’il n’y a pas grand mal à mourir loin de chez soi et dans l’isolement ; nous jugeons bien à propos de nous retirer à l’écart pour satisfaire à des actes de la nature, ayant moins mauvaise grâce que celui-ci et qui sont moins hideux. Ceux qui, pendant de longues années, mènent une vie languissante, devraient bien aussi souhaiter ne pas importuner de leur misère tout leur entourage. C’est ce qui faisait que les Indiens, dans une de leurs provinces, estimaient juste de tuer ceux tombés en cet état ; et que, dans une autre, ils les abandonnaient, les laissant seuls se tirer d’affaire comme ils pourraient. À qui de pareilles gens ne finissent-ils pas par se rendre ennuyeux et insupportables ; c’est au point que ce qui est du devoir de tous, ne va pas jusqu’à les supporter. C’est inculquer de force la cruauté à vos meilleurs amis, porter votre femme et vos enfants à la dureté et les amener, en les leur plaçant d’une façon répétée sous les yeux, à ne plus s’émouvoir et vous plaindre des maux que vous ressentez. Les gémissements que m’arrachent mes coliques ne sont plus un sujet d’émoi pour personne. Lors même que nous tirerions quelque plaisir de la conversation de ces familiers (ce qui n’arrive pas toujours, en raison de l’inégalité des conditions qui amène aisément du mépris ou du dépit envers l’un ou envers l’autre), n’est-ce pas trop que d’en abuser pendant de longues années ? Plus je les verrais se contraindre de bon cœur pour m’être agréable, plus je souffrirais de la peine qu’ils se donnent. Il nous est permis de nous appuyer sur autrui, mais non de nous coucher aussi lourdement sur lui ; non plus que de le ruiner pour nous étayer, comme celui qui faisait égorger de petits enfants afin de se servir de leur sang pour se guérir, ou cet autre qu’on fournissait de jeunesses pour, la nuit, réchauffer par leur contact ses membres refroidis par l’âge et tempérer, par la douceur de leur haleine, l’âcreté et la lourdeur de la sienne. La décrépitude réclame la solitude : je suis sociable à l’excès, il me parait cependant raisonnable de dérober mes infirmités à la vue du monde et de n’en importuner que moi scul ; il me faut me ramasser et me recueillir dans ma coquille comme les tortues ; me résigner à voir les gens, mais sans être constamment au milieu d’eux. Agir autrement serait abuser, la situation est trop scabreuse ; il est temps pour moi de tourner le dos à la compagnie.

« Mais, dira-t-on encore, dans ces voyages, vous serez misérablement arrêté dans quelque mauvais coin où tout vous manquera. » Je porte avec moi presque tout ce qui m’est nécessaire ; et puis, pouvons-nous échapper si la fortune entreprend de nous être contraire ? Quand je suis malade, je n’ai besoin de rien d’extraordinaire ; ce que la nature ne peut plus pour moi, je ne veux pas le demander à des médicaments. Bien avant que la fièvre ou la maladie ne commence à m’abattre, quand je suis encore presque bien portant et en pleine possession de moi-même, je mne réconcilie avec Dieu en recevant les derniers sacrements de notre religion ; je m’en trouve plus libre, plus dégagé ; il me semble que cela me rend plus à même d’avoir raison de la maladie. Quant aux notaires et à leurs conseils, j’en ai encore moins besoin que de médecins ; celles de mes affaires auxquelles je n’ai pas mis ordre quand je me portais bien, qu’on ne s’attende pas à les voir réglées une fois que je serai malade. Ce que je veux faire en cas de mort est toujours fait, je n’oserais le différer d’un seul jour ; et qui ne sera pas fait c’est, ou bien parce que le doute où je suis m’a empêché de me décider (parfois ne pas se décider est la meilleure décision qu’on puisse prendre), ou parce que je suis absolument résolu à ne rien faire.

Son livre ne lui survivra que peu d’années ; il n’en constitue pas moins une précaution pour qu’après lui, on ne le juge pas autre qu’il n’est. — J’écris mon livre pour peu de personnes et peu d’années ; si c’eût été un ouvrage destiné à durer, j’y aurais employé un langage plus relevé. Etant données les variations par lesquelles notre langue est passée jusqu’à maintenant, qui peut dire que sa forme actuelle sera encore telle dans cinquante ans ? elle se modifie chaque jour entre nos mains et, depuis que je vis, elle s’est transformée de plus d’à moitié. Nous la tenons pour parfaite à l’heure actuelle, chaque siècle en dit autant ; je n’ai garde de croire qu’elle en reste là ; plus cela ira, plus elle continuera à se transformer. Il appartient aux bons écrivains, à ceux qui écrivent des choses utiles, de la fixer dans une certaine mesure ; quant à la durée de cette transformation, elle dépend de ce qui adviendra de notre état politique. — Malgré le laisser-aller avec lequel j’écris cet ouvrage, je ne crains cependant pas d’y introduire quelques articles qui sont plus particulièrement de la compétence de certaines personnes de notre époque qui s’occupent de sciences dont elles ont fait leur spécialité ; par suite, elles les comprendront mieuxque ne peut le faire la généralité de mes lecteurs. — Avant tout, je ne veux pas qu’après moi on dise, comme je le vois souvent faire, troublant ainsi la mémoire des trépassés : « Il jugeait, il vivait de la sorte ; — c’est là ce qu’il voulait ; — s’il eût parlé sur la fin de sa vie, il eut dit ceci, il eut donné cela, je puis le dire, l’ayant connu mieux que tout autre. » Or, autant que la bienséance me le permet, j’indique ici le sens de mes opinions ct de mes affections ; mais, de vive voix, je les exprime volontiers plus librement à qui désire les connaître ; si bien que, pour peu qu’on y regarde, on trouvera que dans ces mémoires j’ai tout dit et tout indiqué, et que ce que je n’ai pas la possibilité d’exprimer, je le montre du doigt ; « mais ces traits, si légers qu’ils soient, suffisent à ton esprit pénétrant pour deviner le reste (Lucrèce) ». Je ne laisse rien à désirer, ni à deviner de moi. Si on doit en disserter, je veux que ce soit en toute vérité et justice ; je reviendrais plutôt de l’autre monde pour démentir quiconque me représenterait autrement que je n’étais, fût-ce pour me faire honneur. Je sens du reste que des vivants même on parle toujours autrement qu’ils ne sont, et si je ne m’étais appliqué de toutes mes forces à faire qu’un ami que j’ai perdu ne fût pas défiguré, on me l’aurait taillé de mille façons qui l’eussent rendu tout autre qu’il n’était.

Genre de mort que Montaigne préférerait ; toujours est-il qu’il a la satisfaction de se dire que la sienne ne sera pour les siens, dont les intérêts sont assurés, un sujet ni de plaisir ni de déplaisir. — Pour achever d’exposer mes faiblesses d’esprit, j’avoue que lorsque je voyage, je n’arrive guère quelque part sans qu’il me passe dans l’idée de me demander si je ne pourrais pas à mon aise y tomber malade et y mourir. Je voudrais y être logé de telle sorte que je sois tout à fait chez moi, que je n’entende pas de bruit, que ce ne soit pas triste, enfumé, qu’on n’y étouffe pas. Par toutes ces frivoles conditions je cherche à flatter la mort, ou pour mieux dire, à me débarrasser de tout ce qui peut me gêner et m’empêcher de ne penser qu’à elle, qui est d’un poids assez lourd sans qu’il soit besoin de l’accroître encore. Je veux qu’elle ait sa part dans l’aisance et le bien-être de ma vie ; elle y tient assez de place et y a assez d’importance pour qu’il en soit ainsi, et j’espère qu’étant donnés les sentiments dans lesquels je suis, elle ne démentira pas mon passé. — La mort affecte des formes plus commodes les unes que les autres, et plus ou moins appréciées suivant les idées de chacun. Parmi celles produites par des causes naturelles, celle amenée par l’affaiblissement et la perte de nos facultés, me parait facile et douce. Parmi les morts violentes, je redouterais davantage de tomber dans un précipice, que d’être écrasé par une ruine qui s’écroulerait ; de recevoir un coup d’épée me pourfendant, qu’un coup de feu ; j’eusse préféré boire la ciguë de Socrate, que de me poignarder comme fit Caton ; et, bien que ce soit tout un, mon imagination fait cependant une différence aussi grande que celle de la mort à la vie, entre me jeter dans une fournaise ardente ou dans un canal aux eaux dormantes, tant sottement, dans notre crainte, nous regardons plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant à passer, mais il est de telle importance, que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer comme il me convient. — Puisque chacun trouve que c’est un moment plus ou moins désagréable et a ses idées faites sur le choix qu’il ferait entre les différents genres de mort, poussons plus avant pour tâcher d’en trouver qui soient dégagés de tout déplaisir. Ne pourrait-on pas, encore de nos jours, la rendre voluptueuse comme faisaient les Commourants d’Antoine et de Cléopâtre ? Je laisse à part ces morts avidement recherchées autant qu’exemplaires, qu’ont produites les efforts de la philosophic et de la religion ; mais même parmi les hommes peu recommandables, il s’en est trouvé comme à Rome un Pétrone, un Tigellinus qui, invités à se donner la mort, l’ont pour ainsi dire endormie par les raffinements dont ils en ont entouré les apprêts, la glissant en quelque sorte, sans qu’elle éveillåt l’attention, au cours de leurs débauches habituelles, si bien qu’elle les surprenait en société de filles de joie et de gais compagnons, sans qu’ils eussent un mot de regret pour quoi que ce fut ; sans qu’il fût question de testament, sans qu’ils affectassent la moindre prétention à faire acte de fermeté, sans préoccupation de ce qu’ils allaient devenir ; uniquement occupés de jeux, de festins, de plaisanteries, de conversations tenues comme à l’ordinaire sur les faits du moment, de musique, de poésie érotique. Ne saurions-nous imiter une telle résolution, en ayant une plus honnête contenance ? Puisque les fous trouvent moyen de bien mourir, et les sages aussi, trouvons une mort qui convienne aux gens qui ne sont ni fous ni sages. J’ai idée de certaines qui me semblent avoir bon air et qu’on peut souhaiter, puisqu’il faut finir par mourir. Les tyrans romains pensaient donner la vie au criminel, en lui laissant le choix de son genre de mort. D’autre part Théophraste, ce philosophe si délicat, si modeste et si sage, n’a-t-il pas été contraint par la raison d’oser dire ce vers que Cicéron a traduit en latin : « La vie dépend du sort plus que de notre sagesse » ? ne cherchons donc pas davantage. — La fortune a aidé à la facilité avec laquelle je quitterai la vie en faisant qu’aujourd’hui je ne suis pour les miens ni un besoin, ni une gêne. Cette situation, je l’eusse acceptée à toute époque de mon existence ; mais près de rassembler mes hardes et de plier bagage, c’est pour moi une satisfaction toute particulière de n’être pour eux, en mourant, un sujet ni de plaisir, ni de déplaisir. Par une adroite et ingénieuse compensation, ceux qui sont en droit d’attendre quelque profit matériel de ma mort, se trouvent du même coup en éprouver d’autre part des pertes de même nature ; souvent notre mort s’aggrave pour nous du préjudice qu’elle cause à d’autres, dont l’intérêt nous touche presque autant et parfois plus que le nôtre.

Il ne recherche pas ses aises en voyage ; il va au jour le jour, sans itinéraire fixe, aussi est-il toujours satisfait. — Dans mes logis d’occasion, je ne recherche ni le luxe, ni l’espace, conditions que j’ai plutôt en grippe ; je les souhaite de cette simplicité qui se rencontre plus fréquemment qu’ailleurs dans les pays où l’art a peu de part et auxquels la nature communique la gràce qui lui est propre : « Je préfère un repas où règne la propreté plutôt que l’abondance (Nonius), l’entrain plus que le luxe (Cornelius Nepos). » Que ceux que leurs affaires amènent en plein hiver dans le pays des Grisons, ne trouvent pas sur leur route pleine satisfaction, cela les regarde ; mais moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne cours pas ce risque si la route est laide à droite, je prends à gauche ; si je ne suis pas en disposition de monter à cheval, je m’arrête ; et, en agissant de la sorte, je ne vois rien en vérité qui ne nie plaise et ne me soit aussi commode que là où je me loge ; il est vrai que toute superfluité m’est superflue, et que j’ai reconnu que l’on se trouve dans l’embarras, même au sein du luxe et de l’abondance. Ai-je laissé derrière moi quelque chose à voir, j’y retourne ; c’est toujours mon chemin, parce que je ne me trace pas un itinéraire invariable pas plus en ligne droite qu’autrement. Si où je vais, je ne trouve pas ce qu’on m’avait dit devoir y être, ainsi qu’il arrive souvent d’après les jugements des autres qui ne s’accordent pas toujours avec les miens et que la plupart du temps je trouve inexacts, je ne regrette pas ma peine, ayant du moins constaté que ce qu’on m’avait dit y être, n’y est pas.

Il sait s’accommoder de tout et rien ne lui paraît étrange ; il blâme fort la sotte tendance qu’ont les Français à l’étranger de tout y dénigrer, aussi ne se joignaitil pas à leur société quand il en rencontrait. — Mon tempérament s’accommode de tout ; mes goûts sont ceux de tout le monde appartenant à la bonne société ; comme il convient à quelqu’un qui est cosmopolite, la diversité des procédés d’une nation à l’autre ne me touche que par le plaisir que me cause cette variété chaque usage a sa raison d’être. Que l’on me serve dans des assiettes d’étain, de bois ou de terre, que ce soit du bouilli ou du rôti, de la cuisine au beurre ou à l’huile de noix ou d’olive, que ce soit chaud ou froid, tout m’est égal ; tellement égal, qu’en vieillissant, j’incrimine cette précieuse faculté et voudrais que plus de délicatesse et de choix s’imposassent à moi pour modérer mon insatiable appétit qui parfois incommode mon estomac. — Quand je me trouve hors de France et que, par courtoisie, on me demande si je veux être servi à la française, je décline cette offre et toujours me place aux tables où les étrangers sont en plus grand nombre. J’ai honte de voir mes compatriotes possédés de cette sotte manie de s’effaroucher des usages contraires aux leurs ; il leur semble être hors de leur élément, dès qu’ils sont hors de leur village ; où qu’ils aillent, ils s’en tiennent à leurs façons et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un des leurs en Hongrie, ils se réjouissent de ce hasard, et les voilà qui se réunissent, se fréquentent et s’évertuent à condamner ces mœurs barbares qu’ils ont sous les yeux ; pourquoi ne seraient-elles pas barbares, puisqu’elles ne sont pas françaises ? Et ce sont les plus habiles qui les relèvent pour les critiquer ! La plupart ne partent que pour le retour ; ils demeurent renfermés en eux-mêmes et peu communicatifs ; ce sont gens qui, prudemment, deviennent taciturnes pour ne pas se livrer ; ils se défendent contre la contagion d’un air qui leur est inconnu. Ce que je dis d’eux, me rappelle l’attitude analogue que j’ai constatée parfois chez quelques-uns de nos jeunes courtisans ; ils ne s’occupent que des gens de leur sorte et nous regardent avec dédain et pitié, comme si nous étions de l’autre monde. Faites qu’ils n’aient plus à causer des mystères de la cour, ils ne trouvent plus rien à dire ; ils sont à nos yeux aussi ignorants et gauches que nous le sommes aux leurs. On a bien raison lorsqu’on dit qu’un homme de bonne société, est un homme qui s’accommode de tout. Moi, au contraire, dans mes voyages, je suis très las de nos manières ; ce n’est pas pour chercher des Gascons en Sicile, que je me déplace, j’en ai laissé assez chez moi ; ce sont plutôt des Grecs, des Persans que je voudrais y trouver ; quand j’en rencontre, je les fréquente et en fais cas c’est cela que je vise et ce dont je m’occupe. Je vais plus loin : il me semble n’avoir guère, dans mes pérégrinations, rencontré d’usages qui ne vaillent les nôtres ; il est vrai que n’ayant jamais perdu beaucoup de vue mes girouettes, je ne risque pas grand’chose en avançant ce fait. — Du reste, la plupart des compagnies que le hasard place ainsi sur votre chemin, causent plus de gène qu’elles ne procurent de satisfaction ; je ne m’y attache pas, maintenant surtout que la vieillesse fait que je me tiens à l’écart et ne m’astreins plus autant aux usages. Quand vous êtes en groupe vous souffrez pour les autres, ou les autres souffrent pour vous ; ce sont là deux graves inconvénients, dont le second est même celui qui m’est le plus pénible.

Tout ce qu’il demanderait, ce serait d’avoir un compagnon de voyage de même humeur que lui, car il aime à communiquer ses idées. — C’est une fortune bien rare et d’un soulagement inestimable que d’avoir pour compagnon de route un honnête homme, auquel votre société plaît, qui a du jugement et des habitudes conformes aux vôtres ; et il m’a bien fait faute, dans tous mes voyages, de n’en avoir pas ; mais un tel compagnon, il faut l’avoir choisi et se l’être attaché alors qu’on est encore chez soi. Aucun plaisir n’a de saveur pour moi si je ne puis m’en entretenir avec quelqu’un ; il ne me vient à l’esprit aucune idée tant soit peu gaillarde, que je ne sois contrarié de l’avoir eue si je n’ai à qui en faire part. « Si la sagesse m’était donnée à condition de la tenir renfermée sans la communiquer à personne, je la refuserais (Sénèque). » Cicéron s’exprime encore plus nettement : « Supposez le sage dans l’abondance de toutes les choses nécessaires, libre de contempler et d’étudier à loisir tout ce qui est digne d’être connu, mais que sa solitude soit si grande qu’il n’ait de rapport avec personne, il demandera à sortir de la vie. » L’opinion d’Archytas me sourit : « Il me déplairait, disait-il, même si j’étais au ciel, de me promener parmi ces grands corps célestes domaine de la divinité, sans quelqu’un qui me tienne compagnie » ; pourtant il vaut mieux être seul que d’être avec quelqu’un qui soit ennuyeux et sot. N’importe où il était, Aristippe aimait à vivre toujours comme un étranger. « Si le destin me permettait de vivre comme je l’entends (Virgile) », je choisirais de passer ma vie à cheval, « heureux de visiter les régions brûlées par le soleil et celles où se forment les nuages et les frimas (Horace) ».

La situation qu’il a, le bien-être dont il jouit, devraient, ce semble, le détourner de sa passion des voyages ; mais il y trouve l’indépendance à laquelle il sacrifie même les commodités de la vie. — « N’avez-vous pas, m’objectera-t-on, de passe-temps plus faciles ? Qu’est-ce qui vous manque ? Votre maison n’a-t-elle pas une belle vue et n’est-elle pas en bon air, suffisamment confortable et plus grande qu’il n’est nécessaire ? Vous avez pu y recevoir, plus d’une fois, le roi et toute sa suite. Votre famille n’est-elle pas dans une position sociale telle, que plus de gens se trouvent au-dessous d’elle qu’il n’y en a qui lui soient supérieurs ? Le lieu éveille-t-il en vous quelque souvenir extraordinaire, qui vous ulcère et dont vous ne puissiez triompher, « qui, caché dans votre cœur, vous consume et vous ronge (Ennius) » ? Où croyez-vous que vous ayez possibilité de vivre sans éprouver ni gêne, ni embarras ? « Les faveurs de la fortune ne sont jamais sans mélange (Quinte-Curce). » Reconnaissez donc qu’il n’y a que vous à être une entrave à vous-même ; que partout vous vous retrouverez avec vous-même, et partout vos plaintes se reproduiront ; car il n’y a de satisfaction ici-bas que pour les àmes dépourvues d’intelligence, ou celles qui ont atteint la perfection. Qui n’éprouve de contentement dans une situation aussi sortable, où pense-t-il pouvoir en trouver ? Combien de milliers d’hommes borneraient leurs désirs à une condition semblable à la vôtre. Travaillez seulement à vous amender ; sur ce point vous pouvez tout ; tandis qu’aux effets de la fortune, la patience est la seule chose qu’on puisse opposer : « Il n’est de tranquillité réelle que celle à laquelle nous conduit la raison (Sénèque). »

Je vois bien la justesse de cette observation et m’en rends parfaitement compte ; mais on aurait eu plutôt fait, et c’eût été plus logique, de me dire en un mot : « Soyez sage. » Une semblable résolution outrepasse la sagesse ; elle en résulte et en est la conclusion. Me tenir ce raisonnement, c’est imiter le médecin qui va criaillant à un pauvre malade qui dépérit, qu’il se réjouisse ; son conseil serait moins sot, s’il lui disait : « Portez-vous bien. » Je ne suis pas de ceux qui s’élèvent au-dessus du commun ; et, bien que ce soit un précepte salutaire, certain, facile à comprendre, que de « se contenter de ce que l’on a », c’est-à-dire d’être raisonnable, de plus sages que moi ne l’appliquent pourtant pas davantage. C’est un dicton populaire, mais qu’il est profond et à quoi ne s’étend-il pas ? Il faut de la mesure en tout, et tout est susceptible de tempérament. — Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager témoigne de l’inquiétude et de l’irrésolution, deux mauvaises qualités qui, chez moi, sont maîtresses et prépondérantes. Oui, je le confesse, je ne vois rien que je souhaite ou à quoi je rêve qui puisse me fixer ; changer, pouvoir varier, c’est là ce qui seul me contente si tant est que quelque chose arrive à me contenter. En voyage, j’éprouve de la satisfaction rien que par ce fait, que je puis m’arrêter n’importe où sans avoir intérêt à le faire et que je suis libre d’en partir quand bon me semble pour aller ailleurs. — J’aime la vie de simple particulier ; je l’aime, parce que je la préfère à la vie publique qui, cependant, n’est pas sans me convenir et qui est tout autant dans ma nature. Cette indépendance fait que je n’en sers que plus gaiment mon prince, parce qu’alors je le sers sans y être obligé, que seuls mon jugement et ma raison m’y déterminent, que ce n’est pas faute de mieux, que je ne suis pas contraint de me rejeter sur lui les autres me repoussant et en étant mal vu. Il en est de même en tout : je hais de passer par où la nécessité m’oblige ; toute commodité qui m’astreint à quoi que ce soit m’est insupportable : « Je veux toujours pouvoir frapper l’eau d’une rame et de l’autre toucher le rivage (Properce) » ; une seule corde jamais n’est suffisante pour me maintenir quand on veut m’arrêter.

C’est là, dira-t-on, de la vanité ; mais où n’y en a-t-il pas ? Les plus belles maximes philosophiques, les plus beaux réglements de conduite sont vains parce qu’ils nous demandent plus que nous ne pouvons. — « C’est là, direz-vous, un jeu bien empreint de vanité ! » Où n’y en a-t-il pas ? Tous ces beaux préceptes, toute sagesse sont-ils autre chose que vanité ? « Le Seigneur sait que les pensées des sages ne sont que vanité (Psalmiste). » Ces subtilités exquises ne sont à leur place qu’au prêche ; ce sont des raisonnements qui tendent à nous envoyer tout bâtés dans l’autre monde. La vie consiste dans un mouvement constant et effectif du corps, mouvement qui, par essence, est déréglé et imparfait et auquel je m’efforce de donner une direction suivant mes aspirations : « Nous avons chacun nos passions (Virgile). Nous devons néanmoins faire en sorte que sans jamais contrevenir aux lois générales de la nature, nous suivions cependant nos propres penchants (Cicéron). » À quoi servent ces idées élevées de la philosophie qu’aucun être humain ne peut mettre en pratique, ces règles qui excèdent l’usage que nous avons à en faire et la possibilité que nous avons de les appliquer.

Je vois souvent qu’on nous présente pour la conduite de notre vie, des modèles que ni celui qui les propose, ni ceux auxquels il s’adresse n’ont aucune espérance de pouvoir suivre et, qui plus est, n’en ont pas envie. De ce même papier sur lequel un juge vient d’écrire un arrêt de condamnation pour adultère, il détache un morceau pour envoyer un billet doux à la femme de son collègue ; et cette femme avec laquelle vous venez de cueillir le fruit défendu, un moment après et en votre présence, va s’élever plus durement que ne l’eût fait Porcie, contre cette même faute commise par une de ses connaissances. Il en est qui condamnent à mort pour des crimes qu’ils n’estiment même pas être de simples fautes. J’ai vu en ma jeunesse un galant homme donner d’une main au public des vers remarquables par leur beauté et leur dévergondage, tandis qu’en même temps, de l’autre main il propageait sur la Réforme une discussion théologique des plus violentes d’entre celles que, depuis longtemps, le monde a vues se produire. Les hommes sont ainsi on laisse les lois et les principes suivre leur chemin, et soi-même on en suit un autre, non seulement par déréglement de mœurs, mais parce que souvent nous pensons et jugeons autrement. Écoutez prononcer un discours philosophique : l’imagination, l’éloquence, la compétence s’y révèlent, nous frappent sur le moment et nous émeuvent ; mais il ne s’y trouve rien qui empoigne et chatouille notre conscience, ce n’est pas à elle qu’on parle ; n’est-ce pas vrai ? Comme disait Ariston : « une étuve, une leçon ne sont d’aucun fruit si elles ne nettoient et ne décrassent ». On peut s’attacher à considérer l’écorce, mais après seulement qu’on a retiré la moelle ; de même que ce n’est qu’après avoir avalé le bon vin d’une belle coupe, qu’on en examine le travail et les ciselures. Partout où, dans l’antiquité, on s’entretient de philosophie, quelle que soit l’école, on trouve le même auteur rédiger des règles de tempérance et libeller en même temps des pages sur l’amour et la débauche. Xénophon, sur les genoux de Clinias, écrivait contre la vertu telle que la prônait Aristippe. Ce n’est pas qu’il n’y ait comme des ondées de conversion miraculeuse qui nous agitent par intervalles ; c’est ce que Solon peint très bien quand il se présente comme législateur ou en tant qu’individu, quand il parle pour le peuple ou qu’il ne s’agit que de lui ; dans ce dernier cas, se sentant en parfaite santé, ne redoutant aucune défaillance, il suit en toute liberté les règles tracées par la nature, « tandis que le malade en danger a besoin d’être traité par les plus habiles médecins (Juvénal) ». — Antisthène permet au sage d’aimer, de faire ce qu’il trouve opportun et d’en user comme il l’entend, sans tenir compte de ce que les lois peuvent édicter, d’autant que son avis à cet égard vaut mieux que ce qu’elles peuvent établir et qu’il s’y connaît davantage en fait de vertu. Diogène, son disciple, disait qu’« il faut opposer la raison aux désordres ; à la fortune, la confiance ; aux lois, la nature ». Pour les estomacs délicats, il faut des ordonnances composées avec art et qu’ils observent à la lettre ; les bons estomacs n’ont qu’à suivre simplement les prescriptions dérivant naturellement de leur appétit ; c’est ainsi qu’agissent les médecins ils mangent du melon, boivent le vin frais, tandis qu’ils astreignent leurs patients au sirop et à la panade. « Je ne sais, disait la courtisane Laïs, de quels livres, de quelle sagesse, de quelle philosophie ces gens parlent, mais je les vois se bousculant à ma porte, aussi souvent que les autres. » La licence, qui est le propre de notre nature, nous portant toujours au delà de ce qui nous est loisible et permis, souvent on a restreint au delà de ce que, d’une façon générale, commandait la raison, les préceptes et les lois qui régissent notre vie : « L’homme ne croit jamais avoir atteint le terme assigné à ses passions (Juvénal). » Il serait à désirer qu’entre le commandement et l’obéissance, la proportion soit mieux gardée ; il semble injuste de nous proposer un but auquel nous n’avons pas possibilité d’atteindre. Il n’est pas un homme de bien, consacrant toutes ses actions et toutes ses pensées à l’étude des lois, qui dans sa vie ne se mette dix fois dans le cas d’être pendu ; et, dans le nombre, il en est qu’il serait grand dommage et très injuste de perdre et de punir : « Que t’importe, Olus, de quelle manière celui-ci ou celle-là dispose de su personne (Martial) ? » Il en est d’autres au contraire qui peuvent ne pas offenser les lois, que nous ne saurions néanmoins tenir pour des gens vertueux et que la philosophie flagellerait à très bon droit, tant, sur ce point, il y a trouble et inconséquence ! Nous sommes loin d’être des gens de bien, selon la doctrine divine ; nous ne saurions même l’être, d’après les règles que nous avons nous-mêmes établies. La sagesse humaine n’est jamais parvenue à remplir les devoirs qu’elle s’est tracés à elle-même ; et si elle y était arrivée, elle en édicterait d’autres plus rigoureux encore, pour avoir toujours à quoi aspirer et prétendre, tant notre nature est ennemie de ce qui est réalisable. L’homme se fait une nécessité de ne pouvoir éviter d’être en faute. Il n’est pas adroit de sa part de se créer des obligations que seul pourrait remplir un autre être que celui qu’il est ; pour qui, ces prescriptions qu’il doit s’attendre à ce que personne ne satisfasse ? Est-il mal à lui de ne pas faire ce qu’il est impossible qu’il fasse ? Les lois qui nous condamnent à de telles impossibilités, nous condamnent de ce que nous ne pouvons pas.

On peut à la rigueur admettre que dire et faire soient dissemblables chez les gens qui professent la morale ; mais lui, parlant de lui-même, est tenu à être plus conséquent. L’homme public doit compter avec les vices de son temps ; les affaires publiques ne se traitent pas d’après les mêmes principes que les affaires privées ; il est fréquent de ne pas trouver réunies chez un même homme les qualités nécessaires à ces deux genres d’affaires. — Au pis aller, prendre cette liberté si contestable de se montrer sous deux aspects différents d’une façon quand on agit, d’une autre quand on parle, peut être admis chez ceux qui traitent de sujets quelconques ; ce ne saurait l’être chez ceux qui, comme je le fais, parlent d’eux-mêmes, il faut alors que tout en eux marche d’accord. Une vie qui n’offre rien de particulier est celle qui reste à l’unisson du milieu dans lequel elle s’écoule ; la vertu de Caton était d’ordre trop élevé pour son siècle : son esprit de justice, chez un homme qui se mêlait de gouverner les autres, appelé à participer aux affaires publiques, pouvait passer, sinon pour de l’injustice, du moins pour être sans utilité et hors de saison. Mes mœurs mêmes, quoique différant à peine de l’épaisseur d’un doigt de celles qui ont cours, me rendent pourtant, à mon âge, un peu sauvage et peu sociable. Je ne sais si c’est sans raison que je me trouve dégoûté de la société que je fréquente, mais ce serait bien à tort que je me plaindrais qu’elle le soit de moi puisque je le suis d’elle. La vertu que réclament les affaires de ce monde, est une vertu qui présente des plis, des angles, des coudes qui lui permettent de s’appliquer et de s’adapter à la faiblesse humaine ; elle est mélangée, composée ; elle n’est pas droite, nette, constante, d’une pureté immaculée. Les chroniques de notre temps reprochent a un de nos rois de s’être jusqu’ici, sous l’impulsion de son confesseur, trop complètement abandonné aux conseils que lui suggérait sa conscience ; les affaires publiques se dirigent d’après des règles de conduite moins timorées : « Quitte la cour, si tu veux rester pieux (Lucain). »

J’ai autrefois essayé d’appliquer à la gestion des affaires publiques les règles et principes que j’apporte dans ma manière de vivre ; règles et principes rudes, différents de ceux en cours, peu raffinés, mais irréprochables, tels qu’ils sont innés en moi ou résultent de mon éducation et dont j’use dans la vie ordinaire, sinon en y trouvant commodité, du moins sans risque de dévier dans ce que m’inspire une vertu sans expérience et purement scolastique ; or j’ai constaté que, dans le monde des affaires, c’est là chose inepte et dangereuse. Il faut, quand on se mêle à la foule, se contourner, serrer les coudes, reculer, avancer, quitter parfois le grand chemin suivant le cas ; vivre non pas tant suivant ce que l’on voudrait, que suivant ce que veulent les autres ; non selon ce qu’on se propose, mais selon ce qu’on vous propose ; selon le temps, les hommes, les affaires. Platon dit que c’est miracle, quand quelqu’un mêlé à la politique en sort la conscience nette ; il dit aussi que lorsqu’il place son philosophe à la tête d’un gouvernement, il n’entend pas dire que ce soit à la tête d’un gouvernement corrompu comme celui d’Athènes, et bien moins encore comme le nôtre, où la sagesse elle-même perdrait la raison ; une bonne herbe transplantée dans un terrain fort différent de celui qui lui convient, se transforme beaucoup plus suivant ce terrain qu’elle ne le transforme à sa convenance. Je sens que si j’avais à refaire mon éducation en vue d’occupations de cette nature, il faudrait opérer en moi beaucoup de changements et d’appropriations. Si je pouvais me transformer de la sorte (et pourquoi n’y arriverais-je pas avec du temps et de l’attention ?) je ne voudrais pas l’entreprendre. Le peu durant lequel je m’y suis essayé, m’en a dégoûté ; je sens parfois s’élever en moi des bouffées d’ambition, je me raidis contre ces tentations et leur résiste : « Ferme, Catulle, tiens bon jusqu’à la fin (Catulle). » On ne m’y sollicite guère et j’y suis tout aussi peu porté ; la liberté et l’oisiveté, qui sont mes deux penchants dominants, sont des qualités diamétralement opposées à ce qu’il faut dans ce métier. Nous ne savons pas distinguer les facultés de chacun ; elles se subdivisent et se délimitent de telle façon qu’elles sont difficiles à distinguer, délicates à apprécier. Conclure de ce que quelqu’un fait preuve de capacité dans la vie privée, qu’il est capable de gérer les affaires publiques, c’est conclure mal ; tel se dirige bien, qui ne dirige pas bien les autres ; tel écrit des Essais, qui est impropre à l’action ; tel conduit bien un siège, qui conduirait mal une bataille ; parle bien en petit comité, qui haranguerait mal une foule ou un prince ; pouvoir l’un est peut-être même un indice qu’on ne peut l’autre, plutôt qu’on en est capable. Je constate que les esprits élevés ne sont guère moins aptes aux choses d’ordre inférieur, que les esprits inférieurs ne le sont pour les grandes choses. Aurait-on cru que Socrate ait donné lieu aux Athéniens de rire de lui, pour n’avoir jamais pu compter les suffrages de sa tribu et en faire rapport au conseil ? certes, la vénération en laquelle je tiens les perfections de ce personnage, fait que je puis bien invoquer, comme excuse de mes imperfections, le cas particulier que je trouve dans ce modèle incomparable. Notre capacité se détaille par le menu ; la mienne s’étend à peu de choses et est, en tout, fort restreinte. Saturninus dit à ceux qui lui avaient déféré le commandement suprême : « Compagnons, vous perdez un bon capitaine, pour en faire un mauvais général d’armée. »

Une vertu naïve et sincère ne peut être employée à la conduite d’un état corrompu ; du reste, sa notion s’altère dans un milieu dépravé. Quoi qu’il en soit, on doit toujours obéissance à ceux qui ont charge d’appliquer les lois, si indignes qu’ils soient. — Celui qui, en des temps malades comme l’est le nôtre, se vante de mettre au service des affaires de ce monde une vertu naïve et sincère, ou ne sait ce qu’est une pareille vertu, parce que les idées se corrompent quand les mœurs le sont (et, de fait, voyez comme on la dépeint ; comme la plupart se glorifient de leurs débordements et y conforment les règles qu’ils se tracent, en son lieu et place c’est l’injustice et le vice dans toute leur réalité que l’on décrit et qu’ainsi travestis on présente aux princes dont on fait l’éducation) ; ou bien, s’il la connaît, se vante bien à tort de l’appliquer, car, quoiqu’il dise, il fait mille choses contre sa conscience. Je croirais volontiers Sénèque, s’il m’entretenait de l’expérience qu’il en fit dans des conditions toutes semblables, et qu’il voulut bien en parler à cœur ouvert. — La marque la plus honorable de notre disposition à faire le bien est, en ces temps de contrainte, de reconnaître loyalement ses fautes et celles d’autrui, de prêter son concours pour retarder dans la mesure où on le peut la tendance au mal, de ne suivre qu’à regret cette voie, d’espérer et désirer mieux. Dans ces divisions qui nous assaillent et qui ont fait de la France la proie des partis, je vois chacun, même parmi les meilleurs, avoir recours à la dissimulation et au mensonge pour défendre sa cause ; celui qui en écrirait l’histoire, se fiant aux apparences, serait bien téméraire et absolument dans le faux. Le parti le plus juste n’est quand même qu’un membre d’un corps vermoulu et véreux ; mais le membre le moins inalade d’un corps en pareil état n’en passe pas moins pour sain et cela à bon droit, parce que ce n’est que par comparaison que nos qualités se titrent ; l’innocence dans la vie politique se mesure selon les lieux et les saisons. — J’aurais aimé que Xénophon eût donné à Agésilas l’éloge que lui méritait le fait suivant : Un prince voisin, avec lequel il avait été autrefois en guerre, lui ayant demandé de lui laisser traverser son territoire, il accéda à sa demande et lui donna passage à travers le Péloponèse ; l’ayant à sa merci, non seulement il ne l’emprisonna ni ne l’empoisonna pas, mais il l’accueillit avec courtoisie comme il s’y était obligé par sa promesse et ne se livra vis-à-vis de lui à aucune offense. Avec les idées d’aujourd’hui, une telle promesse ne signifierait rien ; mais, ailleurs et en d’autres temps, la franchise et la magnanimité étaient en honneur ; ces bambins d’écoliers de nos jours s’en fussent moqués, tant la vertu des Spartiates a peu de ressemblance avec la vertu française. Ce n’est pas que nous manquions d’hommes vertueux, mais ils le sont tels que nous les concevons. Celui dont les sentiments s’élèvent au-dessus de ce qui est de règle en son siècle, doit les faire fléchir ou les émousser ; ou bien, et c’est ce que je lui conseille de préférence, se mettre à l’écart et ne pas se mêler à nous, il n’a rien à y gagner : « Si je viens à rencontrer un homme intègre et vertueux, je compare ce monstre à un enfant à deux têtes, ou à des poissons qu’un laboureur ébahi trouverait sous le soc de sa charrue, ou encore à une mule féconde (Juvénal). » — On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut se dérober à l’état présent ; on peut désirer d’autres magistrats, il n’en faut pas moins obéir à ceux qui sont en fonctions ; et peut-être y a-t-il plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons. Tant que, dans quelque coin, demeurera un représentant des lois dont nous a dotés notre vieille monarchie, je ne le quitterai pas ; mais si, par malheur, une scission se produit, que sous l’action des partis contraires qui entravent son existence, elle vienne à se fractionner en deux, et que le choix entre les deux soit douteux et difficile, je me résoudrai probablement à échapper et à me dérober à cette tempête ; la nature pourra in’y aider, peutêtre aussi les hasards de la guerre. Entre César et Pompée j’eusse franchement pris parti ; mais entre ces trois voleurs qui vinrent après eux, il eût fallu ou se cacher ou suivre le courant, ce que j’estime licite, quand la raison est devenue impuissante à nous guider.

Si Montaigne sort aussi fréquemment de son sujet, c’est qu’il s’abandonne aux caprices de ses idées qui, en y regardant de près, ne sont pas aussi décousues qu’elles en ont l’air ; et puis, cela oblige le lecteur a plus d’attention. — « Où vas-tu t’égarer (Virgile) ? » Ces excursions sont à la vérité Où un peu en dehors de mon sujet ; je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde ; mes pensées ne cessent de tenir les unes aux autres, bien que parfois d’assez loin ; elles ne se perdent pas de vue, quoique quelquefois il leur faille un peu tourner la tête pour s’apercevoir. J’ai eu sous les yeux un dialogue de Platon construit de même sorte, présentant deux parties conçues chacune dans des genres absolument différents ; au commencement il n’y est question que d’amour, tandis que la fin est uniquement consacrée à la rhétorique. Il est des auteurs qui ne craignent pas de passer ainsi d’un sujet à un autre sans rapport avec le précédent, et qui apportent une grâce merveilleuse à se laisser aller au gré du vent ou à sembler s’y abandonner. — Les titres de mes chapitres ne sont pas toujours en concordance avec les matières qui y sont traitées ; souvent la relation ne se manifeste que par quelques mots comme dans l’Andrienne et l’Eunuque, ou dans Sylla, Cicéron, Torquatus. J’aime à aller par bonds et par sauts, à la façon des poètes, légère, ailée, divine comme la qualifie Platon. Il y a des ouvrages de Plutarque où il oublie son thème, et où l’argument qu’il traite n’apparaît qu’incidemment, perdu au milieu de sujets qui lui sont étrangers ; voyez, par exemple, comme il procède dans son démon de Socrate. Dieu ! que ces escapades pleines de sève, que ces variations ont de beauté ! elles en ont d’autant plus qu’elles semblent échappées à la plume et le fait du hasard. — C’est le lecteur manquant d’attention qui perd de vue mon sujet, et non moi ; en quelque coin se trouvent toujours quelques mots qui, si réduits qu’ils soient, suffisent cependant pour montrer que je l’ai présent à l’esprit. Je passe de l’un à l’autre sans règle, sans transition ; mon style et mon esprit vagabondent simultanément. Un peu de folie prévient un excès de sottise, au dire de nos maîtres et plus encore d’après leurs exemples. — Mille poètes se trainent languissamment comme s’ils écrivaient en prose, landis que la meilleure prose des temps jadis, et j’en donne ici indifféremment des échantillons tout comme je fais des vers, resplendit constamment de la vigueur et de la hardiesse de la poésie ; elle a quelque peu de la passion qui l’anime. À celle-ci, sans conteste, la prééminence en ce qui touche l’expression de la pensée ; le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, déverse à flots tout ce qui lui vient à l’idée, comme coule l’eau de la gargouille d’une fontaine, sans y réfléchir, sans le peser ; et il s’en échappe des choses de toutes couleurs, contraires les unes aux autres, formant une suite de propos interrompus. Platon lui-même est constamment inspiré du souffle poétique ; la théologie ancienne, disent les savants, est toute poésie, et, au dire des premiers philosophes, c’était à l’origine le langage des dieux. — J’entends que lorsqu’on écrit, les sujets se distinguent d’eux-mêmes, qu’on voic où on en change, où on conclut ; où l’un commence, où un autre reprend, sans qu’il soit nécessaire de les accompagner de ces circonlocutions, introduites pour les oreilles faibles ou inattentives, qui les raccordent et les lient les uns aux autres ; je ne veux pas me commenter moi-même. Quel est celui qui n’aime pas mieux n’être pas lu que de l’être en dormant, ou au galop : « Il n’y a rien, si utile que ce soit, qui soit utile si on ne fuit que passer (Sénèque). » Si prendre un livre c’était l’apprendre, si le voir c’était le fouiller profondément du regard, et le parcourir s’en pénétrer, j’aurais tort de me faire en toutes choses aussi ignorant que je le dis. Ne pouvant fixer l’attention du lecteur par la valeur de ce que j’écris, « ce ne sera pas déjà si mal » s’il advient que je l’arrête par le pêle-mêle que j’y introduis. « Oui vraiment, dites-vous, mais après s’en être amusé, il le regrettera ? » Sans doute, toujours est-il qu’il n’aura pas laissé d’en éprouver de la distraction. Et puis, il est des caractères ainsi faits, qui dédaignent ce qu’ils comprennent ; ils m’estimeront d’autant plus qu’ils ne sauront ce que je veux dire et concluront de la profondeur de ma pensée par son obscurité, ce qu’à franchement parler, je hais très fort et éviterais si je savais faire autrement. Aristote se vante quelque part de rechercher de parti pris cette obscurité ; c’est un grand tort. — Au début, je multipliais les chapitres, mais il m’a paru que cela rompait l’attention avant qu’elle ne fut éveillée et la faisait s’évanouir par le dédain qu’elle éprouvait à se recueillir et à se fixer pour si peu ; je me suis mis alors à les faire plus longs, ce qui oblige à apporter à leur lecture une intention bien arrêtée et à y consacrer un temps déterminé. Ne pas donner au moins une heure à une semblable occupation, c’est ne vouloir rien y donner ; et ce n’est pas faire, que de ne pas se donner tout entier à ce que l’on fait. De plus, il m’est personnellement commode de ne m’exprimer qu’à moitié, de parler un peu confusément et à tort et à travers ; et j’en veux à la raison qui vient y jouer le rôle de trouble-fête. Je trouve qu’elle est fort gênante et se paie trop cher, quand elle s’immisce au nom de la vertu dans les projets extravagants que nous formons au cours de la vie et dans les opinions fantaisistes que nous concevons. Par contre, je m’emploie à tirer parti de la bêtise, de la vanité, si elles peuvent m’être une cause de plaisir, et je m’abandonne à mes penchants naturels sans y regarder de bien près.

Affection particulière de Montaigne pour la ville de Rome, due aux souvenirs des grands hommes qu’elle a produits ; aujourd’hui encore n’est-elle pas la ville universelle et la seule qui ait ce caractère ? — J’ai vu ailleurs, en bien des lieux, des ruines de monuments, des statues, un ciel, des terres autres ; l’homme y est toujours le même. Bien que cela soit vrai partout, je ne puis cependant, aussi souvent que je vois les restes de l’ancienne Rome, si grande, si puissante, me défendre de l’admirer et de la révérer. Le culte des morts nous est recommandé ; or, dès mon enfance, j’ai été nourri des souvenirs de ceux-ci. Je savais ce qui se rapportait à cette capitale de l’univers, bien avant d’être initié à mes propres affaires ; je connaissais le Capitole et sur quel plan il est construit, avant de connaître le Louvre ; je savais ce qu’était le Tibre, avant de connaître la Seine. J’ai été plus occupé, bien qu’ils soient trépassés, du caractère et de la fortune des Lucullus, des Métellus et des Scipions que d’aucuns des nôtres. Mon père, mort aussi, l’est pour moi au même degré qu’eux ; il s’est autant éloigné de moi depuis dix-huit ans qu’il n’est plus, qu’eux en seize siècles, et pourtant je ne cesse d’embrasser et de cultiver sa mémoire ; son amitié, sa société sont toujours aussi vivement présentes à mon esprit, car il est dans mon tempérament de mieux remplir peut-être mes devoirs envers les morts qu’envers les vivants ; ne pouvant s’aider, ils n’en ont, ce me semble, que plus de droits à mon assistance ; la gratitude est là, à même de se montrer dans tout son éclat ; un bienfait perd de son mérite, lorsqu’on peut s’attendre à être payé de retour. Arcésilas, rendant visite à Ctesibius qui était malade, et le trouvant dénué de ressources, glissa tout doucement sous le chevet de son lit de l’argent dont il lui faisait don, le tenant en outre quitte de lui en savoir gré en le lui laissant ignorer. Ceux qui ont mérité mon amitié et ma reconnaissance, ne les ont pas perdues pour n’être plus ; je m’acquitte d’autant mieux et avec plus de soin vis-à-vis d’eux, qu’ils ne sont plus là et qu’ils l’ignorent ; je parle encore plus affectueusement de mes amis, quand ils n’ont plus possibilité d’apprendre ce que je dis d’eux. J’ai cent fois entamé des discussions pour la défense de Pompée et la cause de Brutus ; la sympathie que je leur porte subsiste toujours ; même aux choses présentes, nous ne nous y attachons que par un effet de notre imagination. Reconnaissant mon inutilité en ce siècle, je me rejette sur cet autre, et j’en suis si aveuglément séduit, que ce qui touche cette vieille Rome, à l’époque où elle était libre, juste et florissante (car je n’en aime ni les débuts, ni le déclin), m’intéresse et me passionne ; c’est pourquoi, aussi souvent que je revois l’emplacement de ses rues et de ses maisons, ses ruines qui s’enfoncent sous terre jusqu’aux antipodes, c’est toujours avec le plus grand intérêt. Est-ce un effet de la nature ou une erreur d’imagination qui font que la vue des lieux que nous savons avoir été habités et fréquentés par des personnages dont la mémoire s’est conservée, nous émeut peut-être plus que le récit de leurs actes ou la lecture de leurs écrits ? « tant les lieux sont propres à réveiller en nous des souvenirs ! Dans cette ville, tout arrête la pensée ; partout où l’on marche, on foule quelque histoire mémorable (Cicéron). » Je prends plaisir à me figurer leur visage, leur attitude, leurs vêtements ; je me répéte ces grands noms et les fais retentir à mes oreilles ; « j’honore ces grands hommes et ne prononce jamais leurs noms qu’avec respect (Sénèque) ». Des choses qui sont grandes et admirables en quelques-unes de leurs parties, j’admire jusqu’à ce qu’elles ont d’ordinaire ; que j’aurais eu du plaisir à les voir deviser, se promener, souper ! Il y aurait ingratitude à mépriser leurs reliques et ce qui nous rappelle tant d’hommes de bien, de si haute valeur, que j’ai vus vivre et mourir et qui, par leur exemple, nous donnent tant de bons enseignements, si nous savions les suivre.

Et puis, cette même Rome telle qu’elle est de nos jours mérite qu’on l’aime. Elle est depuis si longtemps l’alliée, à tant de titres, de notre couronne ! C’est la seule ville universelle, elle appartient à tous. Le souverain qui la gouverne a également action sur le reste du monde ; elle est la métropole de la Chrétienté ; l’Espagnol comme le Français y sont chez eux ; pour devenir prince de cet état, il ne faut qu’être chrétien quel que soit le pays qui vous ait vu naître. Il n’est pas de lieu ici-bas, auquel le ciel ait octroyé ses faveurs en si grande abondance et d’une façon aussi continue ; sa décadence même est glorieuse et son prestige demeure. « Plus précieuse encore par ses ruines superbes (Sidoine Apollinaire) », jusque dans le tombeau elle conserve l’apparence et le caractère de la capitale d’un empire : « C’est ici surtout qu’on dirait que la nature s’est complu dans son œuvre (Pline). » On peut se reprocher et se défendre contre soi-même d’être sensible à une aussi vaine satisfaction ; ce ne sont cependant pas des sentiments tout à fait frivoles, que ceux qui nous procurent du contentement ; et, quels qu’ils soient, lorsqu’un homme de bon sens y trouve constamment sujet d’être satisfait, je n’ai pas le cœur de le plaindre.

Il doit beaucoup à la fortune pour l’avoir ménagé jusqu’ici. L’avenir est inquiétant, mais que lui importe ce qui adviendra quand il n’y sera plus ? il n’a pas d’enfant mâle qui continuera son nom. Au surplus, ne pas avoir d’enfant du tout, ne lui semble pas chose bien regrettable. — Je dois beaucoup à la fortune qui, jusqu’à présent, ne s’est pas dressée contre moi, au delà du moins[9] de ce que j’étais à même de supporter ; peut-être est-ce là sa façon de laisser en paix ceux qui ne l’importunent pas « Plus nous nous privons, plus les dieux nous accordent. Pauvre, je ne me range pas moins du parti de ceux qui ne désirent rien. À qui demande beaucoup, il manque toujours beaucoup (Horace). » Si elle continue, je quitterai cette terre heureux et satisfait ; « je ne demande rien de plus aux dieux (Horace) ». Mais gare le choc s’il vient à se produire ; c’est par milliers que se comptent ceux qui échouent au port ! — Je me console aisément de ce qui surviendra ici quand je ne serai plus ; le présent m’occupe assez, « j’abandonne le reste à la fortune (Ovide) ». Il est vrai que je n’ai pas cette cause qui rattache si fort, dit-on, l’homme à l’avenir quand il a des enfants héritiers de son nom et de son honneur ; s’il est désirable d’en avoir, la situation critique que nous traversons me porte à elle seule à n’en pas désirer. Je tiens déjà trop par moi-même au monde et à la vie ; il me suffit d’être aux prises avec la fortune, dans les circonstances de mon existence où je ne puis l’éviter, sans souhaiter que sous d’autres rapports elle ait encore plus de prise sur moi, et je n’ai jamais estimé que n’avoir pas d’enfants soit un malheur qui rende notre vie incomplète et restreigne notre contentement ; la stérilité a bien aussi ses avantages. Les enfants sont du nombre des choses qui ne sont pas fort à désirer, surtout actuellement où il serait difficile qu’ils fussent bons, « rien de bon ne peut naître, tant les germes sont corrompus (Tertullien) » ; c’est cependant à juste titre qu’on les regrette, quand on les perd après les avoir eus.

Il laissera après lui son patrimoine tel qu’il l’a reçu, la fortune ne lui ayant jamais octroyé que de légères faveurs sans consistance. — Celui qui n’a laissé la gestion de ma maison, pronostiquait, en considérant combien j’aime peu à demeurer en place, que je la ruinerais. Il s’est trompé ; j’en suis, à cet égard, au même point que lorsque je l’ai eue, si même je ne suis en un peu meilleure situation, sans charge qui la grève, comme sans bénéfice. Si la fortune ne m’a causé aucun préjudice sérieux qui sorte de l’ordinaire, elle ne m’a pas fait davantage de grâce ; tout ce qui est chez nous venant d’elle, y était avant moi et depuis plus de cent ans ; je n’ai personnellement aucun bien sérieux et important que je doive à sa libéralité. J’en ai reçu quelques légères faveurs, mais rien de substantiel des titres, des honneurs qu’à la vérité elle m’a offerts d’ellemême, sans que je les aie demandés ; car, Dieu le sait, je suis positif et n’estime que ce qui est réel et, de plus, de gros rapport ; si j’osais, j’avouerais que je trouve l’avarice presque aussi excusable que l’ambition, que la douleur est à éviter autant que la honte, la santé aussi désirable que la science, la richesse que la noblesse.

De ces faveurs, il n’en est pas à laquelle il ait été plus sensible qu’au titre de citoyen romain. Teneur du document par lequel ce titre lui a été conféré ; il le reproduit pour ceux que cela intéresse et aussi un peu par vanité. — Parmi ces faveurs, toutes de vanité, que m’a faites la fortune, il n’y en a pas qui ait autant donné satisfaction au fond de niaiserie qui est en moi qu’une bulle authentique de bourgeoisie romaine qui m’a été conférée dernièrement, alors que j’étais à Rome ; elle est pompeusement écrite en lettres d’or et dùment scellée, et m’a été octroyée avec la grâce la plus parfaite. Comme le libellé de ces titres varie et est plus ou moins élogieux, et qu’avant d’en avoir vu, j’aurais été bien aise que l’on m’en montrât la formule, je transcris ici le texte de celui qui m’a été remis pour satisfaire la curiosité de quiconque est possédé de ce même désir :

« Sur le rapport fait au Sénat par Orazio Massimi, Marzo Cecio, Alessandro Muti, Conservateurs de la ville de Rome, touchant le droit de cité romaine à accorder à l’Illustrissime Michel de Montaigne, Chevalier de l’Ordre de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, le Sénat et le Peuple romain ont décrété :

« Considérant que, par un antique usage, ceux-là ont toujours été adoptés par nous avec ardeur et empressement, qui, distingués en vertu et en noblesse, avaient servi et honoré notre République, ou pouvaient le faire un jour : Nous, pleins de respect pour l’exemple et l’autorité de nos ancêtres, nous croyons devoir imiter et conserver cette louable habitude. À ces causes, l’Illustrissime Michel de Montaigne, Chevalier de l’Ordre de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, fort zélé pour le nom Romain, étant, en raison de son rang, de l’éclat de sa famille et de ses qualités personnelles, très digne d’étre admis au droit de cité romaine par le suprême jugement et les suffrages du Sénat et du Peuple romain ; il a plu au Sénat et au Peuple romain que l’Illustrissime Michel de Montaigne, orné de tous les genres de mérite et très cher à ce noble peuple, fut inscrit comme citoyen romain, tant lui que sa postérité, et appelé à jouir de tous les honneurs et avantages réservés à ceux qui sont nés citoyens ou patriciens de Rome ou le sont devenus au meilleur titre. En quoi le Sénat et le Peuple romain pensent qu’ils accordent moins un droit, qu’ils ne paient une dette ; et que c’est moins un service qu’ils rendent, qu’un service qu’ils reçoivent de celui qui, en acceptant le droit de cité, honore et illustre la cité même.

« Les Conservateurs ont fait transcrire ce sénatus-consulte par les secrétaires du Sénat et du Peuple romain pour être déposé dans les archives du Capitole, et ont fait dresser cet acte, muni du sceau ordinaire de la ville. L’an de la fondation de Rome 2331, et de la naissance de Jésus-Christ 1581, le 13 de mars.

« Orazio Fosco, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain.

« Vincente Martoli, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain. »

N’étant bourgeois d’aucune ville, je suis bien aise de l’être de la plus noble qui fut et sera jamais. Si les autres s’examinaient avec attention comme je le fais, ils se trouveraient, comme je me trouve moi-même, vaniteux et frivoles à l’excès. Faire qu’il n’en soit pas ainsi m’est impossible ; il faudrait, pour cela, me détruire moi-même. Nous sommes tous imbus de ce défaut, autant les uns que les autres ; il se manifeste un peu moins chez ceux qui s’en rendent compte, et encore n’en suis-je pas certain.

C’est qu’en effet l’homme est tout vanité ; et c’est parce qu’il est déçu par ce qu’il voit en lui, qu’il reporte constamment ses regards partout ailleurs qu’en lui-même. — Ce sentiment et cette habitude qui existent chez tout le monde, de regarder ailleurs qu’en soi-même, répondent bien à un besoin que nous éprouvons. Nous sommes en effet, à nous-mêmes, un objet dont la vue ne peut que nous remplir de mécontentement ; nous n’y voyons que misère et vanité, et il est fort à propos, pour que nous n’en soyons pas découragés, que la nature nous ait fait porter nos regards au dehors. Nous allons de l’avant, nous abandonnant au courant ; quant à rebrousser chemin et faire que nos pensées se reportent sur nous, c’est trop pénible ; nous en éprouvons ce même trouble, cette même résistance que la mer rejetée sur elle-même. Chacun dit : Regardez les mouvements des corps célestes ; regardez votre prochain la querelle de celui-ci, le pouls d’un tel, le testament de cet autre ; en somme, regardez toujours soit en haut, soit en bas, soit à côté, soit en avant, soit derrière vous. Le commandement que, dans l’antiquité, nous faisait le dieu de Delphes était paradoxal Regardez en vous, disait-il, étudiez-vous ; tenez-vous-en à vous-même ; ramenez sur vous votre esprit et votre volonté que vous appliquez ailleurs ; au lieu de vous déverser, de vous répandre, contenez-vous, soutenez-vous, car on vous trahit, on vous réduit à rien, on vous dérobe à vous-même. Ne vois-tu pas qu’au contraire, tout en ce monde a les regards constamment repliés sur lui-même et n’a d’yeux que pour se contempler soi-même ? Toi, que tu regardes en dedans ou en dehors de toi, ta vanité est toujours en jeu ; tout au plus est-elle moindre quand elle s’exerce dans des conditions restreintes. Sauf toi, ô homme, disait encore l’oracle, chaque chose commence par s’étudier elle-même et, selon ses propres besoins, limite ses travaux et ses désirs ; eh bien, il n’en est pas une seule qui soit aussi dépourvue et que la nécessité presse autant que toi, qui embrasses l’univers : tu es un observateur auquel la science fait défaut, un magistrat sans juridiction, et finalement le bouffon de la comédie.

  1. *
  2. *
  3. *
  4. *
  5. *
  6. *
  7. *
  8. *
  9. *