Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 37

La bibliothèque libre.
Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 405-411).

CHAPITRE XXXVII.

Une même chose nous fait rire et pleurer.

Un vainqueur pleure souvent la mort du vaincu, et ce ne sont pas toujours des larmes feintes. — Nous voyons, dans l’histoire, Antigone savoir très mauvais gré à son fils de lui avoir présenté la tête du roi Pyrrhus son ennemi, qui venait d’être tué quelques instants avant dans un combat contre lui, et que, l’ayant vue, il se prit à verser des larmes abondantes. Le duc René de Lorraine plaignit aussi le duc Charles de Bourgogne qui avait trouvé la mort dans une défaite qu’il venait de lui infliger, et porta son deuil à ses funérailles. Le comte de Montfort, à la bataille d’Auray, qu’il gagna contre Charles de Blois qui lui disputait le duché de Bretagne et qui périt dans l’action, fit rechercher et ensevelir en grande pompe le corps de son ennemi, dont il mena lui-même le deuil. Ces faits ne nous autorisent pas à conclure sans hésiter que : « C’est ainsi que l’âme cache sous un voile trompeur les passions contraires qui l’agitent ; que souvent elle est triste lorsque le visage rayonne de joie, et gaie lorsqu’il paraît triste (Pétrarque). » — Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu’il détourna ses regards comme d’un vilain spectacle l’affectant péniblement. Ils avaient été si longtemps d’accord et associés dans la gestion des affaires publiques, leurs fortunes avaient été si souvent liées l’une à l’autre, ils s’étaient rendu mutuellement tant de services et il y avait eu entre eux de si nombreuses alliances, qu’on ne saurait croire que cette attitude de César était fausse et contraire à ses sentiments intimes, ainsi que l’estime cet autre : « Dès qu’il crut pouvoir s’attendrir sans péril sur son gendre, il feignit de pleurer et tira quelques gémissements d’un cœur rempli de joie (Lucain). » — Certainement, la plupart de nos actions ne sont que masque et que fard, et il est quelquefois vrai que « les pleurs d’un héritier sont des ris sous le masque (Publius Syrus) » ; il faut, toutefois, pour porter un jugement en de telles occurrences, considérer combien nous sommes souvent agités par des passions diverses.

Des passions multiples et souvent contraires subsistent simultanément dans le cœur de l’homme. — Dans notre corps, disent les médecins, se produit un ensemble d’humeurs diverses ; l’une d’elles y domine : c’est celle qui, suivant notre tempérament, a ordinairement le plus d’action en nous ; de même, parmi les sentiments multiples qui agitent nos âmes, il en est toujours un qui a la prédominance ; mais il ne l’a pas au point qu’en raison de la facilité et de la souplesse de l’âme à modifier le cours de ses impressions, les plus faibles ne soient, à l’occasion, capables de prendre le dessus et d’en arriver, eux aussi, à l’emporter momentanément. C’est ce qui fait que nous voyons souvent les enfants, naïvement, tels que la nature les y porte, rire et pleurer d’une même chose ; et, parmi nous, ne pas y en avoir un seul qui, sur le point d’entreprendre tel voyage qui lui sourit le plus, puisse se vanter de n’avoir pas nonobstant, au moment de quitter famille et amis, senti fléchir son courage, et, si de vraies larmes ne lui sont pas échappées, n’est-ce pas tout au moins le cœur serré et attristé qu’il a mis le pied à l’étrier. — Quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des jeunes filles de bonne famille, ne faut-il pas quand même, au moment de les remettre à leurs époux, les détacher du cou de leur mère ; et cependant, combien est dans l’erreur le gai compagnon qui, sur ce sentiment si naturel, s’est laissé aller à dire : « Vénus est-elle donc odieuse aux nouvelles mariées, ou celles-ci se moquent-elles de la joie de leurs parents, par toutes les larmes fausses qu’elles versent en abondance au seuil de la chambre nuptiale ? Que je meure, si ces larmes sont sincères (Catulle) ! » — C’est pourquoi il n’est pas étrange de plaindre tel qui est mort et que cependant nous ne tiendrions pas à voir en vie.

Quand je réprimande mon valet, je le fais aussi vertement que je puis ; mes imprécations sont bien réelles, mon courroux n’est pas feint ; mais la bourrasque passée, je tourne aussitôt le feuillet ; et, qu’il ait besoin de moi, c’est bien volontiers que je lui viendrais en aide. Lorsque je le traite d’écervelé, d’animal, je ne le fais pas pour qu’il garde à jamais ces appellations ; je ne pense pas davantage me dédire si, peu après, je lui dis qu’il est un brave homme. — Aucun qualificatif ne nous est applicable sans restriction aucune. Si ce n’était le propre d’un fou de parler tout seul, il n’est pas de jour, à peine d’heure, où on ne m’entendrait gronder en moi-même et contre moi-même, et me dire : « Peste soit du sot », bien que je n’entende par là nullement me définir. Celui qui, me voyant tantôt faire froide mine à ma femme, tantôt avoir près d’elle une mine langoureuse, pense que, dans un cas ou dans l’autre, je ne suis pas sincère, est un imbécile. — Néron, prenant congé de sa mère que, par son ordre, on allait noyer, fut cependant ému de cet adieu maternel et en ressentit horreur et pitié. — On dit que la lumière du soleil ne nous arrive pas tout d’un jet, mais qu’il nous envoie sans cesse rayons sur rayons, avec une rapidité et une profusion telles, que nous ne pouvons saisir d’intermittence entre eux : « Source féconde de lumière, le soleil brillant inonde sans discontinuité le ciel d’une clarté renaissante, remplaçant continuellement ses rayons par des rayons nouveaux (Lucrèce) » ; de notre âme pareillement jaillissent mille saillies diverses, sans que nous nous en apercevions.

Xerxès, sur le rivage de l’Hellespont, considérait combien ses armées qui franchissaient le détroit, étaient, par leur immensité, en disproportion avec la Grèce contre laquelle il les menait. Éprouvant tout d’abord un sentiment d’aise en voyant tant de milliers d’hommes dont il était le maître, ce sentiment se manifesta par la satisfaction et la joie qui se reflétèrent sur son visage. Et voilà que soudain, au même instant, sa pensée le porte à songer que toutes ces existences, si grand que soit leur nombre, auront pris fin au plus tard dans un siècle ; et, à cette idée, son front se plisse et la tristesse lui arrache des larmes, ce dont Artaban, son oncle, qui surprit ce changement subit d’attitude, lui fit reproche.

D’ailleurs nous n’envisageons pas sans cesse une même chose sous un même aspect. — Nous avons très résolument poursuivi la vengeance d’une injure et éprouvé un singulier contentement d’être parvenu à nos fins ; nous en pleurons pourtant parfois. Mais ce n’est pas d’en être arrivé à ce que nous voulions que nous pleurons ; à cet égard, nous n’avons pas changé ; seulement notre âme regarde la chose d’un autre œil, la voit sous une autre face, car chaque chose peut être vue de différents côtés et présenter divers aspects.

La parenté, les anciennes relations, les rapports d’amitié que nous avons eus nous reviennent à l’esprit, l’impressionnent sur le moment chacun en son sens ; et le passage de l’un à l’autre est si brusque, qu’il est insaisissable : « Rien n’est si prompt que l’âme, quand elle conçoit, ou qu’elle agit ; elle est plus mobile que tout ce que nous voyons dans la nature (Lucrèce) » ; et c’est ce qui fait que nous sommes dans l’erreur lorsque, de tous ces mouvements, nous voulons faire un ensemble se déroulant d’une façon continue. — Quand Timoléon pleure le meurtre que, par suite d’une mûre et généreuse résolution, il vient de commettre, ce n’est pas sur la liberté qu’il vient de rendre à sa patrie qu’il gémit, ce n’est pas sur le tyran qu’il vient d’immoler ; c’est son frère qu’il pleure. Il a accompli une partie de son devoir, laissons-le satisfaire à l’autre.