Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 34

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 647-663).

CHAPITRE XXXIV.

Observations sur les moyens que Jules César employait à la guerre.

Selon Montaigne, les commentaires de César devraient être le bréviaire de tout homme de guerre. — On dit de plusieurs grands capitaines qu’ils ont eu une préférence marquée pour certains auteurs : Alexandre le Grand avait Homère : Scipion l’Africain, Xénophon ; Marcus Brutus, Polybe ; Charles Quint, Philippe de Comines ; de notre temps Machiavel est, dit-on, en crédit ailleurs ; mais feu le Maréchal Strozzi, qui pour sa part préférait César, avait incontestablement fait le meilleur choix. Les commentaires de César devraient, en effet, être le bréviaire de tout homme de guerre, car lui-même est le vrai et souverain modèle en art militaire ; et Dieu sait, en outre, avec quelle grâce, de quelle beauté il a agrémenté cette matière déjà si riche par elle-même ; son style y est si pur, si délicat, si parfait que, d’après mon goût, aucun écrit au monde sur ce sujet n’est comparable aux siens. — Je veux consigner ici quelques traits particuliers, qu’on rencontre rarement, qui se sont produits dans ses guerres et qui me reviennent en mémoire.

Pour rassurer ses troupes effrayées de la supériorité numérique de l’ennemi, il leur exagérait lui-même cette supériorité. — Son armée était quelque peu effrayée par les bruits qui couraient de la grande supériorité des forces que le roi Juba menait contre lui. Au lieu de chercher à combattre l’idée que s’en étaient faite ses soldats, en diminuant les moyens dont disposait son ennemi, les ayant réunis pour les rassurer et remonter leur courage, il s’y prit tout autrement qu’on ne le fait d’habitude, leur disant de ne plus se mettre en peine de se renseigner sur les effectifs que l’ennemi leur opposait, parce qu’il avait reçu des avis précis à cet égard. Il leur en fit alors le dénombrement, exagérant de beaucoup ce qui était et ce que son armée présumait d’après les bruits en circulation. Il agit en cela suivant ce que conseille Cyrus dans Xénophon ; d’autant que l’erreur, quand l’ennemi se révèle plus faible qu’on ne l’espérait, n’a pas de conséquence sérieuse, comme lorsqu’il vous apparaît effectivement très fort, alors qu’il passait pour être faible.

Il accoutumait ses soldats à obéir, sans les laisser commenter ses ordres. — Il accoutumait ses soldats à se borner en toutes choses à obéir, sans se mêler de contrôler ou de discuter les projets de leur chef, qu’il ne leur communiquait qu’au moment de leur exécution ; et, s’ils en avaient découvert quelque chose, il prenait plaisir à les tromper, en les modifiant sur-le-champ ; souvent, dans ce but, après avoir fixé qu’il serait fait étape en tel lieu, il passait outre et allongeait la marche, particulièrement lorsque le temps était mauvais et pluvieux.

Très ménager du temps, il savait amuser l’ennemi pour en gagner. — Les Suisses, au début des guerres des Gaules, ayant envoyé vers lui pour obtenir de traverser un territoire relevant de la domination romaine, et lui s’étant résolu à s’y opposer par la force, il fit quand même bon accueil à leurs messagers, et ajourna sa réponse à quelques jours, afin d’utiliser ce répit pour rassembler son armée. Ces pauvres gens ne savaient pas combien il excellait à mettre le temps à profit. Maintes fois il répète que c’est le talent le plus essentiel d’un capitaine, que de savoir saisir les occasions quand elles se présentent et faire diligence ; celle qu’il déploya, dans le cours de ses exploits, est réellement inouïe et inimaginable.

Il n’exigeait guère de ses soldats que la vaillance et la discipline ; parfois, il leur donnait toute licence ; il aimait qu’ils fussent richement armès, les honorait du nom de compagnons, ce qui n’empêchait pas qu’il les traitât, le cas échéant, avec beaucoup de sévérité. — S’il n’était pas fort consciencieux quand il pouvait tirer avantage contre ses ennemis d’un traité conclu, il ne l’était pas davantage en ne demandant à ses soldats, en fait de vertu, que d’être vaillants, et ne punissant guère chez eux que la mutinerie et la désobéissance. Souvent après une victoire, il leur lâchait la bride et leur donnait licence de tout faire, les dispensant, pour un temps, d’observer les règles de la discipline militaire ; du reste, ils étaient si bien dressés que, tout parfumés et musqués qu’ils étaient, cela ne les empêchait pas de courir avec frénésie au combat. Pour dire vrai, il aimait à leur voir des armes de prix et les dotait d’équipements couverts de broderies et d’incrustations dorées et argentées afin que, soucieux de les conserver, ils missent plus d’énergie à les défendre. — Quand il leur parlait, il les appelait du nom de « compagnons » dont nous nous servons encore, ce que réforma l’empereur Auguste, son successeur, estimant que si César l’avait fait, c’était par suite des nécessités de la situation, pour flatter des gens qui, en somme, ne le suivaient que de leur plein gré : « Au passage du Rhin, César était général ; ici, il est mon compagnon ; le crime rend égaux tous ceux qui en sont complices (Lucain) », mais que cette façon de faire ne convenait plus à la dignité d’un empereur ou d’un général d’armée ; et on en revint à ne plus les appeler que « soldats ».

À cette courtoisie, César joignait une grande sévérité quand il avait à punir. La neuvième légion s’étant mutinée près de Plaisance, il en prononça la dissolution, la frappant d’ignominie, bien que Pompée tint encore la campagne, et il ne la reçut en grâce qu’après des supplications réitérées. Il apaisait les désordres plus par son autorité et en payant d’audace, que par la douceur.

Il se complaisait aux travaux de campagne. — Quand il parle de son passage du Rhin, pour passer en Allemagne, il dit qu’estimant indigne du peuple romain de faire franchir ce fleuve à son armée sur des bateaux, il a fait construire un pont pour le passer de pied ferme. C’est à ce moment qu’il fit bâtir ce pont admirable sur la construction duquel il nous donne force détails ; car de tout ce qu’il a fait, c’est surtout à nous initier à la fécondité de son imagination en ces sortes d’ouvrages comportant de la main-d’œuvre, qu’il se complaît le plus volontiers.

Il aimait à haranguer ses troupes, et ses harangues sont des modèles d’éloquence militaire. — J’ai aussi remarqué qu’il attachait une grande importance aux exhortations qu’il adressait à ses soldats au moment du combat ; car chaque fois qu’il veut montrer qu’il a été surpris ou pressé, il dit toujours qu’il n’a même pas eu le temps de haranguer son armée. Avant la grande bataille qu’il livra aux gens de Tournai : « César, écrit-il, après avoir donné ses derniers ordres, courut aussitôt, pour exhorter son monde, là où le hasard le porta ; et, rencontrant la dixième légion, il n’eut que le temps de lui dire de se souvenir de sa valeur habituelle, de ne pas s’étonner et de résister hardiment aux efforts de l’adversaire ; mais déjà l’ennemi était arrivé à portée de trait, il donna le signal de la bataille et courut sur un autre point, pour continuer ses exhortations à une autre partie de ses troupes ; il les trouva déjà engagées. » C’est ainsi qu’il en parle à ce passage de son livre ; ce qu’il y a de certain, c’est que son talent de parole lui a rendu, en différentes circonstances, de bien signalés services. Même de son temps, son éloquence militaire était tellement appréciée que plusieurs, dans son armée, recueillaient ses harangues ; on est arrivé ainsi, en les réunissant, à en former des volumes qui lui ont survécu longtemps. Son langage avait une grâce particulière, si bien que les personnes de son intimité, l’empereur Auguste entre autres, entendant répéter ce qu’on avait recueilli de ses conversations et de ses discours, reconnaissaient les phrases, et jusqu’aux mots, qui n’étaient pas de lui.

Rapidité de César dans ses mouvements ; aperçu de ses guerres nombreuses en divers pays. — La première fois qu’il sortit de Rome, étant investi d’une charge publique, il arriva en huit jours sur le Rhône ; il voyageait ayant devant lui, sur son char, un ou deux secrétaires qui écrivaient sans cesse sous sa dictée, et derrière lui un serviteur portant ses armes. — Certainement, en ne faisant que traverser simplement le pays, on pourrait à peine le faire avec la rapidité qu’il déploya, lorsque, quittant la Gaule et suivant le mouvement de retraite de Pompée sur Brindes, en dixhuit jours il soumettait l’Italie. Revenant alors de Brindes à Rome, il va de Rome jusqu’aux extrémités les plus reculées de l’Espagne, où il a à surmonter des difficultés extrêmes dans sa guerre contre Afranius et Petreius. Après quoi, il vient assiéger Marseille qui résiste longtemps. De Marseille, il se rend en Macédoine, où il bat l’armée romaine à Pharsale ; puis se jette à la poursuite de Pompée, ce qui le conduit en Egypte qu’il soumet. D’Égypte, il vient en Syrie et dans le Pont, où il combat Pharnace. De là, il passe en Afrique, où il défait Scipion et Juba ; puis, rentrant en Italie qu’il ne fait que traverser, il se porte une seconde fois en Espagne, où il met en déroute les fils de Pompée : « Plus rapide que l’éclair, plus prompt que le tigre auquel on enlève ses petits (Lucain), » « pareil à un énorme rocher qui, miné par la pluie ou détaché par l’action du temps, arraché par les vents, se précipite du haut de la montagne vers la plaine, bondissant sur une pente rapide avec un fracas épouvantable, entraînant avec lui arbres, troupeaux et bergers (Virgile) ».

Il voulait tout voir par lui-même. — Parlant du siège d’Avaricum, il dit qu’il avait coutume de se trouver jour et nuit près des ouvriers qu’il faisait travailler. — Dans toutes ses entreprises de quelque importance, il se livrait lui-même à des reconnaissances préalables ; et jamais il n’engagea son armée sur un terrain, qu’il ne l’eut tout d’abord reconnu. Même, si nous en croyons Suétone, lors de son passage en Angleterre, il fut le premier à constater la profondeur de l’eau là où devait s’effectuer le débarquement.

Il préférait obtenir le succès en négociant plutôt que par la force des armes. — Il disait d’habitude qu’il préférait une victoire obtenue en négociant, que remportée de vive force. Dans la guerre contre Afranius et Petreius, la fortune lui présenta une occasion qui paraissait des plus favorables ; il s’y refusa, espérant, dit-il, qu’en patientant un peu et donnant moins au hasard, il viendrait, quand même, à bout de ses ennemis. — Dans cette même guerre, il fit une chose bien étonnante : ce fut de faire passer une rivière à la nage à toute son armée, sans qu’il y eût nécessité : « Pour voler au combat, le soldat prend cette route par lâquelle il n’eut osé fuir. Tout mouillé, il se recouvre de ses armes et réchauffe en courant ses membres engourdis par le froid (Lucain). »

Il était dans ses entreprises plus circonspect qu’Alexandre et n’en donnait pas moins hardiment de sa personne chaque fois que c’était nécessaire. — Je trouve César un peu plus circonspect et réfléchi qu’Alexandre, dans ce qu’il entreprenait. Celui-ci semble toujours rechercher le danger et courir audevant comme un torrent impétueux qui heurte et attaque sans discernement et sans faire de distinction tout ce qu’il rencontre : « Tel l’Aufide, qui arrose le royaume de Daunus Apulien, semblable, à l’époque des crues, à un taureau fougueux, roule des eaux torrentielles qui menacent les campagnes de la dévastation complète de leurs moissons (Horace). » Il est vrai qu’Alexandre était déjà en pleine activité à la fleur de l’âge, et encore sous l’effet des premières ardeurs de la jeunesse, tandis que César, à un âge avancé, en pleine maturité de jugement, ne faisait que commencer. De plus, Alexandre était d’un tempérament plus sanguin, colère et ardent, que surexcitait encore sa passion pour le vin, dont César sut toujours s’abstenir d’abuser.

Néanmoins, qu’il y eût nécessité et que la situation l’exigeât, César sut toujours faire, plus que pas un, bon marché de sa personne. Dans plusieurs circonstances où il donna par lui-même d’une façon particulière, je crois lire chez lui l’idée de se faire tuer pour échapper à la honte d’être vaincu. — Dans cette grande bataille livrée près de Tournai, voyant ses troupes avancées faiblir, il se jette tête baissée sur l’ennemi, tel qu’il est, sans s’être armé de son bouclier ; et cela lui est arrivé plusieurs autres fois. — Apprenant qu’une partie de ses troupes étaient assiégées, il franchit, sous un déguisement, les lignes ennemies, pour aller fortifier les siens par sa présence. — Ayant abordé à Dyrrachium avec très peu de monde et voyant que le reste de son armée, qu’il avait laissé sous la conduite d’Antoine, tardait à le suivre, il se résout, pour l’aller chercher et le ramener, à repasser seul le bras de mer qu’il vient de franchir, affrontant une violente tempête pour passer inaperçu, son adversaire étant maître de la mer et de tous les ports de la côte opposée. — Dans le nombre des expéditions qu’il a faites, il s’en trouve plusieurs qui, par les risques qu’elles présentaient, dépassent tout ce que peut autoriser une judicieuse application de l’art militaire avec quels faibles effectifs en effet n’entreprit-il pas la conquête du royaume d’Egypte, et alla-t-il plus tard attaquer les forces de Scipion et de Juba qui étaient dix fois supérieures aux siennes ! De tels hommes ont je ne sais quelle confiance surnaturelle dans leur fortune ; aussi, parlant de ces entreprises audacieuses, disait-il qu’il fallait les exécuter sans tenir conseil pour décider si elles étaient ou non à tenter. — Après la bataille de Pharsale, comme il avait fait prendre les devants à son armée pour passer en Asie, il traversait lui-même l’Hellespont, sans autre navire que celui qui le portait, quand il fit rencontre en mer de L. Cassius à la tête de dix gros vaisseaux de guerre : non seulement il eut le courage de l’attendre, mais il marcha droit à lui, le somma de se rendre, et réussit à l’y amener.

Sa confiance et sa ténacité au siège d’Alèsia. — Quand il entreprit le siège opiniâtre d’Alésia, la ville était défendue par quatre vingt mille hommes, et toute la Gaule, se levant pour marcher contre lui et l’obliger à se retirer, lui opposa en outre une armée de neuf mille cavaliers et deux cent quarante mille fantassins. Quelle hardiesse, quelle confiance touchant à la folie, que de ne pas vouloir, dans de telles conditions, renoncer à ce siège et oser tenir tête simultanément à deux attaques si formidables ! Il le fit cependant et, après avoir gagné une grande bataille contre ceux du dehors, il parvint bientôt après à faire capituler ceux qu’il tenait assiégés. — La même chose arriva à Lucullus au siège de Tigranocerte, dans sa guerre contre Tigrane, mais dans des conditions différentes, étant donnée la mollesse de l’ennemi auquel Lucullus avait affaire.

Deux particularités intéressantes que présente ce siège. — Sur ce siège d’Alésia, je remarque deux faits rares et extraordinaires. Le premier, c’est que les Gaulois, s’assemblant pour combattre César, se résolurent en conseil, après avoir fait le dénombrement de leurs forces, à retrancher une notable partie de la grande multitude qu’ils étaient, de peur que la confusion ne s’y introduisit. C’est là un exemple nouveau, que de craindre de se trouver trop nombreux ; mais, à le bien considérer, il est rationnel que l’effectif d’une armée soit de moyenne grandeur et maintenu dans de certaines bornes, en raison de la difficulté à pourvoir à sa subsistance, de la conduire et d’y faire régner l’ordre. En tout cas, il est très aisé de vérifier par des exemples, que ces armées d’effectifs monstrueux n’ont guère rien fait qui vaille. Au dire de Cyrus, rapporté par Xénophon, ce n’est pas le nombre des hommes, mais celui des hommes propres à combattre qui donne l’avantage, le reste cause plus de trouble qu’il n’apporte d’aide. Ce fut la raison principale qui détermina Bajazet à livrer bataille à Tamerlan contre l’avis unanime de ses capitaines ; il espérait que la confusion s’introduirait dans la foule innombrable dont se composait l’armée de son ennemi. Scanderberg, bon juge et très expert en la matière, avait coutume de dire que dix à douze mille combattants sur lesquels on pouvait compter, devaient suffire à un général capable, pour le mettre à même de se tirer honorablement de quelque situation de guerre que ce soit. — Le second point sur lequel ce siège appelle mes réflexions, c’est qu’il semble contraire à ce qui a lieu d’ordinaire à la guerre et à ce que commande la raison que Vercingétorix, qui avait été nommé général en chef de toutes les Gaules révoltées, ait pris le parti de s’enfermer à Alésia. Celui qui commande à tout un pays, ne doit jamais s’immobiliser ainsi, à moins qu’il ne soit réduit à cette extrémité, que ce soit sa dernière place, et qu’il n’ait plus d’espoir que dans la défense qu’elle peut faire ; autrement, il doit conserver sa liberté de mouvements, afin d’avoir la possibilité de pourvoir à la direction de toutes les parties du gouvernement dont il a la charge.

Avec le temps, César devint plus retenu dans ses entreprises. — Avec le temps, César devint un peu moins prompt et plus circonspect dans ses résolutions, ainsi que nous l’apprend Oppius qui était de son intimité, pensant qu’il ne devait pas compromettre la si haute renommée qu’il devait à tant de victoires, et qu’une seule défaite pouvait lui faire perdre. C’est ce qu’expriment les Italiens, quand ils veulent reprocher à quelqu’un cette hardiesse téméraire qui se rencontre chez les jeunes gens ; ils disent de lui que c’est un « besogneux d’honneur », un affamé de réputation et que, n’en ayant pas encore, ils ont raison de chercher à en acquérir à quelque prix que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui sont déjà arrivés. Ce changement chez César peut provenir d’une juste mesure à garder dans ce désir de gloire ; peut-être aussi finiton par en être rassasié comme de toutes autres choses, car assez de gens en agissent ainsi.

Quoique peu scrupuleux, il n’approuvait cependant pas qu’à la guerre on se servit de toutes sortes de moyens pour obtenir le succès. — César était bien loin d’avoir ce scrupule des anciens Romains, qui ne voulaient devoir leur succès à la guerre qu’à leur courage tel qu’ils l’avaient reçu de la nature, sans avoir recours à aucun artifice ; malgré cela, il y apportait plus de conscience que nous ne ferions à l’époque actuelle, et n’estimait pas que tous les moyens sont bons pour obtenir la victoire. Dans sa guerre contre Arioviste, il était en pourparlers avec lui, quand un mouvement se produisit entre les deux armées, provoqué par la faute des cavaliers de ce chef gaulois. De ce qui s’ensuivit, César se trouva être en situation très avantageuse vis-à-vis de son ennemi ; il ne voulut pas toutefois s’en prévaloir, afin de ne pas s’exposer au reproche d’avoir usé de mauvaise foi.

Il revêtait d’habitude, pour le combat, de riches costumes aux couleurs éclatantes qui permettaient de le distinguer de loin.

Quand l’ennemi était proche, il tenait ses soldats plus de court, se montrant beaucoup plus exigeant sous le rapport de la discipline.

Il savait très bien nager et aimait à aller à pied. — Lorsque, jadis, les Grecs voulaient marquer que quelqu’un était de la dernière incapacité, ils disaient de lui ce dicton populaire : « qu’il ne savait ni lire, ni nager ». César tenait, lui aussi, que savoir nager est d’une très grande utilité à la guerre, et cela lui servit à diverses reprises. Quand il voulait faire diligence, il franchissait d’ordinaire à la nage les rivières qu’il rencontrait sur sa route, car, comme Alexandre le Grand, il aimait à voyager à pied. — En Égypte, obligé, un jour, pour échapper à ses ennemis, de se jeter dans une chaloupe, tant de gens s’y précipitèrent en même temps que lui, qu’il y avait danger que la barque enfonçat, et il préféra se jeter à la mer et gagner à la nage sa flotte qui était à plus de deux cents pas de là, ce qu’il fit tenant de la main gauche ses tablettes hors de l’eau, et avec les dents sa cotte d’armes, la traînant ainsi afin que l’ennemi ne s’en saisit pas pour en faire un trophée ; cela, alors qu’il était déjà avancé en âge.

Ses soldats et ses partisans avaient pour lui une affection extrême et lui étaient tout dévoués. — Jamais aucun chef militaire ne posséda autant la confiance de ses soldats. Au début de ses guerres civiles, ses centeniers lui offrirent de solder chacun un homme d’armes de ses propres deniers et ses fantassins de le servir à leurs dépens ; ceux d’entre eux qui étaient le plus à leur aise, y joignant d’entretenir les plus nécessiteux. — Avec feu Monsieur l’amiral de Châtillon, nous eûmes occasion de voir dernièrement, dans nos guerres civiles, un fait semblable : les Français de son armée subvinrent de leur bourse au paiement des étrangers qui l’accompagnaient. On ne trouverait guère d’exemples d’une affection si ardente, si prête à tout, chez ceux qui sont dans les errements passés, habitués à un gouvernement qui, comme anciennement, fonctionne régulièrement ; mais la passion a sur nous plus d’autorité que la raison. Pourtant, il est arrivé à Rome, lors de la guerre contre Annibal, qu’imitant la libéralité du peuple romain envers eux, les gens d’armes et les capitaines firent abandon de leur solde ; et, au camp de Marcellus, on flétrit de l’épithète de « Mercenaires » ceux qui l’acceptèrent. — César ayant éprouvé un échec à Dyrrachium, ses soldats vinrent s’offrir d’eux-mêmes pour en être châtiés et punis, si bien qu’il eut plus à les consoler qu’à les frapper. — Une seule de ses cohortes, réduite à elle-même, soutint pendant plus de quatre heures, jusqu’à ce qu’elle fût presque entièrement détruite à coups de trait, tous les efforts de quatre légions de Pompée ; dans les tranchées du camp qu’elle défendait, on trouva cent trente mille flèches. Un soldat, nommé Scéva, qui commandait à l’une des entrées, s’y maintint sans pouvoir être forcé, ayant un œil crevé, une épaule et une cuisse percées et son bouclier faussé en deux cent trente endroits. — Il est arrivé à plusieurs de ses soldats faits prisonniers, d’accepter la mort plutôt que de vouloir promettre de prendre parti contre lui. Granius Pétronius avait été fait prisonnier en Afrique par Scipion qui, après avoir fait mettre à mort ses compagnons de captivité, lui manda qu’il lui faisait grâce de la vie. Le vainqueur en agissait ainsi, parce que Pétronius était un homme de qualité et questeur ; mais celui-ci lui répondit que « les soldats de César avaient coutume de donner la vie aux autres, et non de la recevoir d’eux » ; et, sur ces mots, il se tua de sa propre main.

Il y a un nombre infini d’exemples de leur fidélité vis-à-vis de lui. — La conduite des défenseurs de Salone, ville qui tenait pour César contre Pompée, est à citer en raison de la particularité assez rare qui y advint. Marcus Octavius conduisait le siège ; les assiégés étaient réduits en toutes choses aux plus extrêmes nécessités ; pour suppléer au manque de combattants qui, pour la plupart, étaient morts ou blessés, ils avaient rendu la liberté à tous leurs esclaves ; pour manœuvrer leurs machines de guerre, ils avaient du couper les cheveux à toutes les femmes, pour en tresser des cordes ; à cela se joignait une excessive disette de vivres, et, malgré tout, ils étaient résolus à ne jamais se rendre. Leur résistance avait déjà fait traîner considérablement le siège en longueur et Octavius en était devenu plus négligent ; sa vigilance s’était ralentie, lorsque les assiégés ayant choisi leur jour, après avoir placé les femmes et les enfants sur les remparts pour qu’ils ne parussent pas dégarnis, vers midi, exécutèrent une sortie avec une telle furie, qu’ils enfoncent la première ligne des postes des assiégeants, puis la seconde, la troisième, la quatrième, toutes enfin ; ils les contraignent à abandonner leurs tranchées et leur donnent la chasse, les obligeant à regagner leurs navires et à s’y renfermer ; Octavius lui-même s’enfuit jusqu’à Dyrrachium, où se trouvait Pompée. Je n’ai pas présentement en mémoire d’autre exemple d’assiégés battant le gros des assiégeants et demeurant maîtres de la campagne ni d’autre sortie qui ait eu pour conséquence une victoire aussi nette et aussi complète que si elle était résultée d’une bataille rangée.