Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 2

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 107-135).

CHAPITRE II.

Du repentir.

Tout, en ce monde, est soumis à des changements continuels ; c’est ce qui fait que Montaigne, qui se dépeint au jour le jour, peut ne pas se montrer constamment avec les mêmes sentiments et les mêmes idées. — Les autres auteurs se proposent l’éducation de l’homme ; je me borne à le décrire. Celui que je dépeins est bien mal composé ; si j’avais à le façonner à nouveau, je le ferais certainement tout autre qu’il n’est, mais aujourd’hui c’est chose faite. Les traits sous lesquels je le présente, sont bien tels, quoique changeant et se diversifiant ; car le monde n’est autre qu’un mouvement perpétuel ; tout y est continuellement en branle ; la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte participent du mouvement général et de celui qui leur est propre ; l’immobilité elle-même n’est qu’un mouvement moins accentué. Je ne puis fixer l’objet que je veux représenter : il se meut vague et chancelant comme sous l’influence d’une ivresse naturelle ; je le prends tel qu’il est à l’instant où mon intention se porte sur lui ; je ne le peins pas tel qu’il est, mais tel qu’il m’apparaît au passage ; passage non d’un âge à un autre, ni, comme on dit dans le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. C’est donc sur le moment même qu’il me faut achever ma description ; un instant plus tard, je pourrais me trouver non seulement en présence d’une physionomie qui s’est modifiée, mais encore les idées d’après lesquelles je l’apprécie n’être plus elles-mêmes celles que j’avais le moment d’avant. Je relève les accidents divers et variables qui se produisent en moi et les conceptions plus ou moins fugitives qu’engendre mon imagination, lesquelles souvent sont le contraire les unes des autres, soit qu’à certains moments je sois autre que moimême, soit que ce qui en est l’objet m’apparaisse dans un cadre et sous un jour autres ; si bien qu’il m’arrive de temps en temps de me contredire et cependant, comme disait Demade, jamais je ne cesse d’être vrai. Si mon âme pouvait se fixer, je ne serais pas hésitant, je parlerais nettement, en homme sûr de lui-même ; mais elle est sans cesse cherchant sa voie et s’essayant.

Quoique sa vie n’offre rien de particulier, l’étude qu’il en fait n’en a pas moins son utilité, d’autant que jamais auteur n’a mieux connu son sujet. — J’expose une vie tout à fait des plus ordinaires, qui ne présente rien de saillant, ce qui est tout un. La vie intime de l’homme du peuple est du reste un sujet de philosophie et de moralité au même degré qu’une vie vécue dans de plus brillantes conditions ; dans chaque homme se retrouve l’homme tout entier. Les auteurs traitent communément des sujets spéciaux auxquels leur personnalité demeure étrangère ; dérogeant à cette habitude, ce qui est la première fois que cela arrive, c’est moi-même, dans ma plus complète intégrité, que je livre au public, c’est Michel de Montaigne en personne et non Michel de Montaigne grammairien, poète ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains de ce que lui ne pense seulement pas à lui-même. Mais est-il raisonnable, ne vivant que pour moi, de prétendre initier le public à la connaissance de moi-même ? Est-ce raisonnable aussi de présenter dans toute leur crudité, au monde auprès duquel la façon et l’art ont tant de poids et sont tant prisés, de simples effets de la nature, et encore d’une nature qui n’a que bien peu de ressort ? N’est-ce pas vouloir construire un mur sans avoir de pierres, ou entreprendre toute autre chose du même genre, que d’écrire un livre sans la science et le talent[1] voulus ? C’est l’art qui permet d’adapter la musique aux idées que l’on veut rendre ; les miennes ne procèdent que du hasard. J’ai du moins pour moi ceci de conforme à la règle, c’est que personne n’a traité un sujet, le possédant avec plus de connaissance que je n’ai de celui qui m’occupe ; je suis à cet égard plus savant que qui que ce soit ; en second lieu, jamais personne ne l’a scruté davantage, n’en a plus analysé les diverses parties et les conséquences qui en découlent, et n’a une idée plus exacte et plus complète du but qu’il se prepose. Pour mener à bien ce travail, je n’ai besoin que de sincérité, et cette qualité-là s’y trouve aussi réelle, aussi pure qu’il se peut. Je dis la vérité, non pas aussi nette que je voudrais, mais que je l’ose, et j’ose un peu plus au fur et à mesure que je vieillis, parce que j’ai remarqué qu’aux gens avancés en âge on concède une plus grande liberté de bavarder et de s’étendre complaisamment sur ce qui les touche. Ici, il n’y a pas à craindre, ce qui arrive souvent, que l’artisan et le travail qu’il produit soient en contradiction, et qu’on vienne dire « Comment se peut-il qu’un homme qui cause si bien, ait écrit un ouvrage aussi sot ? » ou encore : « Comment cet ouvrage, qui dénote tant de savoir, a-t-il pu être écrit par un homme qui a une si faible conversation ? » Quand la société de quelqu’un est banale et que ses ouvrages ont de la valeur, c’est que la capacité qu’il y montre, provient d’une source à laquelle il l’emprunte et n’est pas de son cru. Un savant n’est pas savant en toutes choses, mais l’homme capable, l’est en tout, jusque dans son ignorance. Mon livre et moi sommes si bien assortis, que nous allons de pair ; ailleurs, on peut apprécier ou ne pas apprécier l’ouvrage et avoir une idée autre sur l’auteur ; tel n’est pas ici le cas, le jugement porté sur l’un s’applique à l’autre. Celui qui jugera sans se rendre compte, se fera plus de tort qu’à moi ; celui qui jugera en connaissance de cause, aura pleinement satisfait à ce que je souhaite. Je serai plus heureux que je ne le mérite, si j’arrive à me concilier suffisamment l’approbation publique pour que les gens qui ont du bon sens, veuillent bien admettre que j’eusse été capable de tirer profit de la science si j’en avais eu, et qu’il est regrettable que ma mémoire ne m’ait pas mieux servi.

Expliquons ici ce que je répète souvent que je ne me repens que rarement et que ma conscience se contente de son propre témoignage, non comme si j’avais la conscience d’un ange ou d’une bête, mais comme fait une conscience humaine ; à quoi j’ajouterai cette redite continuelle qui n’est pas chez moi un vain étalage de mots, mais un acte de soumission complète et absolue : « Ce que je dis, est le fait de quelqu’un qui ne sait pas et qui s’enquiert ; et, comme conclusion, je m’en remets purement et simplement aux croyances universellement admises et qui nous ont été légitimement transmises. » Je n’enseigne pas, je raconte.

Tout vice laisse dans l’âme une plaie qui la tourmente sans cesse ; une bonne conscience procure, au contraire, une satisfaction durable. — Il n’y a pas de vice, méritant réellement cette qualification, qui ne nous offense et que ne fasse ressortir un jugement sain. La laideur et les inconvénients du vice sont, en effet, si apparents que peut-être ceux-là ont-ils raison, qui disent qu’il est surtout le résultat de la bêtise et de l’ignorance, tant il est difficile d’imaginer qu’on puisse le connaître sans le haïr. La méchanceté résorbe la majeure partie de son propre venin et s’en empoisonne elle-même. Le vice amène un remords dans l’âme, qui est comme un ulcère dans les chairs ; toujours elle s’égratigue et s’ensanglante elle-même. La raison efface toutes les autres tristesses, toutes les autres douleurs, tandis qu’elle entretient celles qui nous viennent du remords, qui est d’autant plus aigu qu’il nait au dedans de nous, semblable en cela au froid et au chaud qui, occasionnés par la fièvre, nous sont plus pénibles que lorsqu’ils proviennent de causes externes. J’appelle vice (chacun toutefois dans la mesure qui lui est propre), non seulement ce que condamnent la nature et la raison, mais aussi ce qu’à tort ou à raison l’homme a décrété tel, lorsque les lois et l’usage l’ont ratifié.

De même, tout ce qui est bon réjouit une nature bien née ; bien faire procure toujours je ne sais quelle satisfaction qui nous réconforte dans notre for intérieur et nous inspire cette généreuse fierté compagne d’une bonne conscience ; une âme qui apporte du courage dans le vice, peut, par exception, se donner la sécurité, mais n’arrive ni à se complaire, ni à être satisfaite. Ce n’est pas un léger contentement que l’on éprouve, de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si contaminé et de pouvoir se dire en soimême : « Qui plongerait ses regards jusque dans le fond de mon âme, ne me trouverait, jusqu’à présent, coupable ni d’avoir affligé ou ruiné quelqu’un, ni de m’être vengé ou avoir porté envie, non plus que d’avoir attenté publiquement aux lois, d’avoir contribué à faire prévaloir des nouveautés, participé aux troubles, manqué à ma parole ; et, bien que la licence des temps l’ait permis et appris à chacun à le pratiquer, je n’ai mis la main ni sur les biens, ni sur la bourse d’aucun Français ; je n’ai vécu que de la mienne, aussi bien pendant la guerre que pendant la paix, et n’ai jamais usé du travail de personne sans le payer. » De pareils témoignages de conscience plaisent ; et cette satisfaction intime, qui est la seule récompense qui jamais ne nous fasse défaut, est d’un grand prix.

Chacun devrait être son propre juge, les autres n’ont, pour nous juger, qu’une fausse mesure à leur disposition. — Chercher, dans l’approbation d’autrui, la récompense des actions vertueuses, c’est prendre une base d’appréciation trop incertaine et mal définie, surtout dans un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, où l’estime que vous témoigne la foule est injurieuse, et où on ne sait à qui se fier qui soit à même de distinguer ce qui mérite d’être loué ! Dieu me garde d’être un homme de bien semblable à ceux auxquels tous les jours je vois, pour leur faire honneur, attribuer cette qualification : « Les vices d’autrefois sont devenus les mœurs d’aujourd’hui (Séneque). » — Certains de mes amis ont, parfois, entrepris de me chapitrer et de me censurer en toute sincérité, soit de leur propre mouvement, soit sollicités par moi, parce que c’est là un service qui, pour une âme bien faite, surpasse comme bon procédé, aussi bien qu’en utilité, tous ceux que l’amitié peut nous rendre. Tout en faisant à ces critiques l’accueil le plus courtois et le plus reconnaissant, je puis dire aujourd’hui en conscience que j’ai souvent constaté si peu de justesse dans leurs reproches comme dans leurs louanges, qu’il ne s’en est pas fallu de beaucoup qu’en m’y prenant à leur manière, je ne fisse mal plutôt que bien. Surtout nous autres particuliers, dont les sentiments ne se manifestent guère au dehors de nous, avons besoin d’avoir au dedans un juge qui prononce sur la valeur de nos actes et qui tantôt nous encourage, tantôt nous châtie selon ce qu’il apprécie. Pour juger des miens, j’ai des lois et une cour de justice qui me sont propres, et c’est à elles que j’ai le plus souvent recours ; je modifie bien mes actions suivant le jugement d’autrui, mais c’est uniquement d’après moi que je les juge. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, si vous êtes loyal, si vous avez des idées religieuses ; les autres ne vous voient pas, ils vous devinent d’après des conjectures incertaines ; ce n’est pas tant votre naturel qu’ils aperçoivent que l’apparence que, par l’effet de l’art, vous êtes arrivé à vous donner ; ne vous en rapportez donc pas à leur sentence, tenez-vous-en à la vôtre : « Usez de votre propre jugement… Le témoignage qu’en vous-mêmes se rendent le vice et la vertu est d’un grand poids ; en dehors de lui, tout le reste n’est rien (Cicéron). »

Le repentir est, dit-on, la suite inévitable d’une faute ; cela n’est pas exact pour les vices enracinés en nous. — On dit que le repentir suit de près la faute, cela ne semble pas s’appliquer à celle montée à un si haut diapason, qu’elle a fait élection de domicile en nous au point d’y être comme chez elle. On peut désavouer et renier les vices qui ne sont qu’accidentels et vers lesquels la passion nous a une fois entraînés ; mais ceux qui, à la suite d’une longue habitude, se sont enracinés et ancrés par l’effet d’une volonté forte et persistante, ne sont pas sujets à résipiscence. Le repentir n’est autre qu’un dédit de notre volonté, une révolte qui nous passe par l’esprit, une contradiction avec nous-mêmes qui fait que nous allons en tous sens ; il amène l’un à désavouer le vice, un autre sa vertu et sa continence des temps passés « Que n’avais-je autrefois l’expérience que j’ai aujourd’hui ; et que mes joues n’ont-elles conservé le duvet de la jeunesse (Horace) ! »

La vie extérieure d’un homme n’est pas sa vie réelle ; il n’est lui-même que dans sa vie intérieure. — C’est une existence exquise que celle qui, jusque dans la vie privée, ne se départit jamais de la règle. Tout le monde peut faire le métier de bateleur et, sur les tréteaux, représenter un personnage honnête ; mais au dedans de nous, dans notre for intérieur où nous régnons en maître et où tout ce qui se passe demeure caché, ne pas nous écarter de cette règle-là est le difficile. C’est approcher de cette perfection que d’être pondéré chez soi, dans nos actions ordinaires dont nous n’avons de comptes à rendre à personne, qui se font sans que nous les étudiions à l’avance et sans apprêts. — C’est dans cet esprit que Bias traçait son tableau d’une famille modèle, « dont le chef, disait-il, est au dedans par sa propre vertu, ce qu’il est au dehors par la crainte des lois et de l’opinion publique » ; et, c’est une parole digne d’être rapportée que celle de Livius Drusus répondant aux ouvriers qui lui offraient de mettre, pour trois mille écus, sa maison à l’abri des vues que ses voisins y avaient : « Je vous en donnerai six mille, si vous faites que partout chacun puisse voir ce qui s’y passe. » Agésilas avait une habitude qui lui faisait honneur : quand il était en voyage, il logeait dans les temples, afin que le peuple et les dieux eux-mêmes fussent témoins incessants de ses faits et gestes. — Tel passe aux yeux du monde pour avoir accompli des miracles, chez lequel ni sa femme, ni son valet de chambre n’ont rien aperçu qui soit même digne de remarque ; peu d’hommes ont été un sujet d’admiration pour leurs domestiques ; nul n’a été prophète dans sa maison, ni même dans son pays, disent les enseignements de l’histoire. Il en est de même des choses sans importance ; et si insignifiant que soit ce qui se passe à mon sujet, c’est exactement ce qui a lieu chez les grands : dans ma province de Gascogne, on trouve drôle de me voir imprimé ; et plus ceux qui entendent parler de moi habitent loin de mon manoir, plus ils font cas de moi ; en Guyenne il me faut payer mes imprimeurs, ailleurs ce sont eux qui m’achètent. — De ce qu’il en est ainsi, certains, qui de leur vivant et alors qu’ils sont là restent ignorés, espèrent acquérir de la réputation quand ils seront morts et qu’ils ne seront plus ; je préfère avoir moins de succès posthumes, et ne me donne au monde que pour ce que je puis en retirer ; du reste, je l’en tiens quitte. Celui qu’au retour d’une cérémonie publique, le peuple ébaubi reconduit jusqu’à sa porte, cesse son rôle en quittant la robe qu’il a revêtue pour le jouer et retombe d’autant plus bas que, il y a un instant, il était monté plus haut ; chez lui, dans son intérieur, tout est tumultueux et vil. — Alors même que les actions les plus humbles de notre vie privée seraient toujours ordonnées, il faudrait un jugement pénétrant et particulièrement apte pour le constater, d’autant que l’ordre est une vertu sans éclat qui ne provoque pas l’attention. Enlever une brèche, diriger une ambassade, gouverner un peuple, sont des actions qui ressortent ; réprimander, rire, vendre, acheter, aimer, haïr, causer avec les siens et avec soi-même et cela toujours doucement, raisonnablement sans jamais ni se négliger, ni se démentir, sont choses plus rares, plus difficiles et moins remarquables. Ceux qui mènent une existence retirée du monde ont en cela à satisfaire, quoi qu’on en dise, à des devoirs aussi pénibles, aussi tendus sinon plus, que ceux qui vivent autrement ; et les simples particuliers, dit Aristote, pratiquent la vertu dans des conditions plus difficiles et plus hautes que ne font ceux qui remplissent des charges publiques ; c’est par le désir d’arriver à la gloire, plus que par conscience, que nous recherchons les situations élevées. — Le moyen le plus prompt d’acquérir de la gloire devrait être de faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Le courage même d’Alexandre me semble représenter sur le théâtre où il s’est exercé, une somme d’énergie notablement inférieure à celle qu’il a fallu à Socrate pour pratiquer ses vertus dans le milieu peu élevé et obscur où il a vécu. Je me figure aisément Socrate à la place d’Alexandre, je ne puis m’imaginer Alexandre à la place de Socrate ; demandez à celui-là ce qu’il sait faire, il vous dira : Subjuguer le monde » ; posez la même question à celui-ci, il vous dira : « Vivre de la vie humaine dans les conditions que nous a faites la nature » ; science bien plus vaste, plus lourde et qui a plus sa raison d’être.

La grandeur d’âme se manifeste surtout chez les hommes de condition sociale médiocre. — Le mérite de l’âme n’est pas de s’élever haut, mais d’aller d’une façon ordonnée ; sa grandeur ne se manifeste pas dans la grandeur, mais dans la médiocrité. Ceux qui scrutent ce qui est en dedans de nous et nous jugent d’après ce qu’ils y constatent, ne tiennent pas grand compte de la lueur que peuvent répandre les actes de notre vie publique ; ils voient que ce ne sont que de minces filets d’eau, émergeant en gouttelettes d’un fond en somme limoneux et épais ; quant à ceux qui nous jugent sur ces apparences brillantes qui s’aperçoivent de dehors, ils concluent qu’intérieurement nous sommes tels ; ils ne peuvent accoupler les facultés communes, semblables aux leurs qui sont également en nous, avec ces autres facultés qui les étonnent et sont si loin de ce à quoi ils songent à atteindre. C’est ainsi que nous attribuons aux démons des formes étranges. Qui ne se représente Tamerlan avec des sourcils relevés, de larges narines, un visage affreux, une taille démesurée que notre imagination conçoit tels, d’après le bruit qui s’est fait autour de son nom ? Qui m’eut jadis montré Érasme, m’aurait difficilement empêché de voir autre chose que des maximes et des sentences dans tout ce qu’il disait à son domestique et à son hôtesse. Nous nous représentons bien plus un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme, qu’un premier président vénérable par son maintien et ses capacités ; il nous semble que de ces trônes si haut placés, on ne s’abaisse pas à daigner vivre. Les âmes vicieuses sont souvent incitées à bien faire par quelque cause étrangère ; réciproquement, les âmes vertueuses sont parfois sollicitées au mal ; il ne faut donc, par suite, les juger que lorsqu’elles sont dans leur état normal, quand elles sont chez elles, s’il leur arrive quelquefois d’y être, ou, au moins, quand elles sont à peu près au calme et dans leur assiette naturelle.

Ceux qui entreprennent de réformer les mœurs se trompent en croyant y arriver ; ils ne parviennent à changer que l’apparence. — Les penchants naturels se développent et se fortifient par l’éducation, mais ne se modifient guère ni ne se surmontent. De mon temps, mille natures ont dévié soit vers la vertu, soit vers le vice, malgré un système d’éducation qui eût du produire un résultat opposé : « Ainsi les bêtes fauves déshabituées de leurs forêts, semblant s’être adoucies en captivité, dépouillant leur mine farouche, souffrent enfin l’empire de l’homme ; mais si, d’aventure, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille, leur gosier en est altéré, elles brulent de s’en assouvir ; et c’est à peine si, dans leur fureur, elles se retiennent de déchirer leur maître påle de frayeur (Lucain). » On ne déracine pas des qualités originelles, on n’arrive qu’à les dissimuler, à les cacher. Ainsi, la langue latine est comme ma langue maternelle, je la comprends mieux que le français ; mais il y a quarante ans que je ne m’en suis plus du tout servi pour parler et guère pour écrire ; cependant quand de très fortes émotions se sont emparées subitement de moi, ce qui m’est arrivé deux ou trois fois dans ma vie, dont l’une en voyant mon père, en pleine santé, tomber inanimé dans mes bras, les premières paroles qui me sont échappées du fond du cœur, ont toujours été en latin, la nature se faisant jour par la force même des choses, bien que tenue depuis longtemps à l’écart ; et de cela, on cite bien d’autres exemples.

Ceux qui essaient de corriger les mœurs publiques de notre époque en modifiant les idées ayant cours, ne réforment que ce que l’apparence a de vicieux, mais non le fond des choses qui demeure, si même il ne s’aggrave. L’aggravation est à craindre, parce que ces modifications ne portant que sur des questions de forme, laissées à l’appréciation de chacun[2], coûtant moins à pratiquer et nous faisant valoir davantage, font qu’on s’abstient de tout autre changement susceptible de concourir à notre amélioration et que, de la sorte, nous pouvons, à bon marché, nous abandonner aux autres vices inhérents à notre nature et que nous recélons à l’état latent. Regardez un peu ce qui se passe dans la réalité il n’est personne, s’il s’examine, qui ne découvre en soi une disposition qui lui soit propre, disposition maîtresse qui résiste aux effets de l’éducation et aux assauts de toutes les passions contraires à ce penchant dominant. — Pour moi, je n’éprouve guère de ces secousses ; je suis presque toujours dans mon assiette naturelle, comme il arrive des corps massifs qui ont du poids ; si je ne suis pas en possession de moi-même, je suis toujours bien près d’y être. Mes écarts ne sont jamais considérables, n’ont rien d’excessif ni d’étrange, et mes retours en moi-même sont toujours sérieux et sincères.

Les hommes en général, même dans leur repentir, ne s’amendent pas ; s’ils cherchent à être autres, c’est qu’ils espèrent s’en mieux trouver. Pour lui, son jugement a toujours dirigé sa conscience. — Ce qui nous est une véritable condamnation et s’applique à notre manière de faire à tous, c’est que lorsque nous revenons sur nos erreurs, notre repentir même est entaché de corruption et de mauvaises intentions ; nous n’avons que confusément l’idée de nous amender, nous éludons la pénitence que nous en faisons, et nous nous y comportons d’une facon à peu près aussi fautive que lorsque nous cédions au péché. Quelques-uns, soit parce que le vice est dans leur nature, soit parce que depuis longtemps il est dans leurs habitudes, n’en saisissent plus la laideur ; chez d’autres, du nombre desquels je suis, il leur est à charge, mais mettant en balance le plaisir ou tout autre avantage qu’ils en retirent, ils le supportent ou s’y prêtent, moyennant une transaction qui ne laisse pas d’être encore du vice et de la lâcheté, Cependant on peut concevoir parfois entre le vice et le plaisir qu’il procure une disproportion telle, qu’avec quelque raison elle excuse le péché, comme nous disons d’une faute légère dont nous retirons des avantages importants ; et cela, non seulement s’il s’agit de plaisirs accidentels dont on ne jouit que hors du péché, c’est-à-dire qu’après qu’il a été commis, tels que ceux que procure le larcin, mais même de ces plaisirs qu’on ressent à l’instant même où se produit la faute, comme il arrive quand on entre en jouissance de la femme, à laquelle nous induit une tentation violente, quelquefois même irrésistible, dit-on. — J’étais l’autre jour en Armagnac, dans le domaine d’un de mes parents ; j’y vis un paysan qu’on désigne par ce surmon : le Larron. Il racontait ainsi son existence : Né de parents adonnés à la mendicité, et trouvant que s’il lui fallait gagner sa vie en travaillant honnêtement, il n’arriverait jamais à se mettre à l’abri de la misère, il s’avisa de se faire voleur, métier qu’il pratiqua durant toute sa jeunesse, sans jamais se compromettre en raison de sa force physique. Il allait moissonner et vendanger les terres d’autrui ; mais au loin et sur des étendues telles qu’on ne pouvait supposer qu’un homme seul pût, sur ses épaules, emporter des récoltes en aussi grande quantité en une seule nuit ; de plus, il avait soin de répartir sur divers le dommage qu’il commettait, de sorte que les pertes subies étaient de moindre importance pour chacun. Aujourd’hui qu’il est vieux, grâce à ce mode d’opérer qu’il confesse ouvertement, il est riche pour un homme de sa condition. Pour entrer en arrangement avec Dieu au sujet de ces biens mal acquis, il dit, que tous les jours il indemnise par ses bienfaits les successeurs de ceux qu’il a pillés ; et que, s’il n’arrive pas à les désintéresser complètement (ce qu’il ne peut faire d’une seule fois), il en chargera ses héritiers, étant seul à même de les renseigner à cet égard, parce que seul il connaît le préjudice causé à chacun. Que cette histoire soit vraie ou fausse, celui qui l’a contée, considère le larcin comme une chose déshonnête et l’a en haine, mais moins encore que l’indigence ; il se repent d’une façon générale d’y avoir eu recours, mais étant donnés les avantages qu’il en a retirés et la réparation qu’il y apporte, il ne s’en repent pas. Ce n’est pas là assurément le cas d’habitudes qui font que le vice s’incarne en nous et oblitère notre entendement ; ce n’est pas davantage le fait d’un ouragan qui, ébranlant violemment notre âme, la trouble, l’aveugle et, sur le moment, précipite notre jugement et, avec lui, tout notre être, en la puissance du vice.

D’ordinaire, je suis tout entier à ce que je fais et vais tout d’une pièce ; je n’ai guère de mouvement qui se dérobe, échappe à ma raison, et qui ne se produise d’accord avec à peu près toutes les parties de moi-même, sans qu’il y ait division ou antagonisme entre elles ; mon jugement en porte uniquement la faute ou le mérite, et lorsque, sur un point, il y a erreur de sa part, c’est pour toujours, car depuis presque ma naissance il n’a pas varié ; ses penchants, sa voie, sa force sont les mêmes et, sur les questions d’ordre général, dès l’enfance j’ai conçu les opinions que j’ai toujours gardées depuis. — Il y a des péchés impétueux, prompts, subits : ne nous en occupons pas ; mais il y en a d’autres qui se reproduisent si souvent en nous, sur lesquels nous délibérons et consultons sans cesse, qui tiennent à notre tempérament, à notre profession, à la charge que nous remplissons, et je ne puis comprendre que ceux-ci nous demeurent si longtemps sans que nous ayons le courage de nous y soustraire, si la raison et la conscience de celui chez lequel ils existent ne voulaient et ne se prêtaient constamment à ce qu’il en soit ainsi ; aussi j’imagine et conçois difficilement que le repentir, qu’à un moment donné il prétend ressentir, soit réel. Je ne comprends pas la secte de Pythagore, quand elle dit « que les hommes prennent une âme nouvelle, quand ils approchent des images des dieux pour recueillir leurs oracles », si cela ne signifie « qu’il faut bien que, pour la circonstance, notre âme soit étrangère à elle-même, soit nouvelle, qu’elle nous ait été momentanément prêtée ; parce que telle qu’elle est, elle témoigne trop peu qu’elle se soit purifiée et ait atteint le degré de netteté qui convient pour approcher la divinité ».

Nous faisons tout l’opposé de ce que prônent les Stoïciens qui, tout en nous ordonnant de corriger les imperfections et les vices que nous reconnaissons en nous, nous défendent de faire que ce soit un sujet de trouble pour le repos de notre âme. Nous, nous cherchons à faire croire que nous en avons un grand regret et que le remords nous dévore intérieurement ; mais que nous nous amendions, que nous nous corrigions, que nous interrompions nos progrès dans la mauvaise voie, il n’y parait pas. Il n’y a de guérison que si on se décharge de son mal ; un repentir sincère mis dans un plateau de la balance, l’emporterait aisément sur le péché placé dans l’autre. Je ne vois aucune qualité si aisée à contrefaire que la dévotion, si on n’y conforme ni ses mœurs, ni sa vie ; elle est, par essence, cachée et difficile à pénétrer, l’apparence en est facile et produit fort bel effet.

Il ne se repent aucunement de sa vie passée, et les erreurs qu’il a pu commettre, c’est à la fortune et non à son jugement qu’il en impute la faute. — Personnellement, je puis souhaiter, d’une façon générale, être autre que je suis ; je puis me condamner et me déplaire dans mon ensemble, supplier Dieu de me modifier du tout au tout et lui demander d’excuser ma faiblesse naturelle ; mais, cela, je ne saurais l’appeler du repentir, pas plus que je ne nomme ainsi le déplaisir que j’éprouve de n’être ni un ange, ni un Caton. Mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition ; je ne puis faire mieux, et le repentir ne s’applique pas aux choses qui sont au-dessus de nos forces, tout au plus est-ce du regret que nous pouvons en éprouver. J’imagine qu’il existe des natures infiniment plus élevées et mieux ordonnées que la mienne ; cela ne fait pas que je puisse perfectionner mes qualités, pas plus que ni mon bras, ni mon esprit n’acquièrent plus de vigueur, parce que j’en conçois qui en aient davantage. Si imaginer et désirer agir plus noblement que nous ne le faisons, avait pour effet que nous nous repentions de ce que nous avons fait, nous aurions à nous repentir de nos actions les plus innocentes, d’autant que nous nous rendons bien compte que chez une nature meilleure que la nôtre, elles eussent été accomplies avec plus de perfection et de dignité, et nous voudrions faire de même. Lorsque, maintenant que j’ai atteint la vieillesse, je réfléchis à la manière dont je me suis comporté dans ma jeunesse, je trouve que je me suis presque toujours conduit avec ordre ; selon ce qui m’était possible, j’ai opposé au mal toute la résistance dont j’étais capable. En ceci je ne me flatte pas et, en pareilles circonstances, je serais, encore et toujours, tel que j’ai été ; ce n’est pas une tache qui est en moi, c’est mon teint général qui est ainsi. Je ne connais pas de repentir superficiel, mitigé ou de pure cérémonie ; pour qu’il y ait repentir, il faut, selon moi, que rien ne demeure hors de son atteinte, qu’il me tenaille les entrailles, les meurtrisse aussi profondément que pénètre le regard de Dieu et que, comme lui, il s’étende à tout mon être.

Pour ce qui est de mes affaires d’intérêt, j’en ai manqué plusieurs de très avantageuses, faute de les avoir bien menées ; les réflexions qui les avaient précédées n’ont pourtant jamais cessé d’être justes, eu égard aux circonstances qui se présentaient ; du reste, je me résous toujours au parti le plus facile et le plus sûr. En revenant aujourd’hui sur ce passé, je trouve qu’en observant toujours cette règle, j’ai sagement procédé vu l’état de la question sur laquelle j’avais à prononcer et, qu’en pareilles occasions, je ferais de même dans mille ans d’ici ; je ne considère pas, bien entendu, ce qui est à l’heure présente, mais ce qui était quand j’ai eu à décider ; la valeur d’une décision est toute momentanée, les circonstances et les matières auxquelles elle a trait, allant roulant et se modifiant sans cesse. — J’ai, dans mon existence, commis quelques lourdes erreurs, importantes même, non parce que je n’ai pas vu juste, mais par malchance. Il y a, dans toute affaire que l’on traite, des points cachés que l’on ne peut deviner, particulièrement ceux ayant trait à la nature des hommes ; des conditions qui n’apparaissent, ni ne se révèlent, parfois même inconnues de celui chez lequel elles existent, et qui ne s’éveillent et ne surgissent que parce que l’occasion survient. Si ma prudence n’a pu les pénétrer, ni les prophétiser, je ne lui en sais pas mauvais gré ; elle a agi dans les limites de ce qui lui incombait. Si l’événement me trahit, s’il favorise la solution que j’ai écartée, il n’y a pas de remède ; mais je ne m’en prends pas à moi, j’accuse la fortune et non ce que j’ai fait. Cela, non plus, n’est pas du repentir.

Les conseils sont indépendants des événements. Montaigne en demandait peu et en donnait rarement ; une fois l’affaire finie, il ne se tourmentait pas de la suite à laquelle elle avait abouti. — Phocion avait donné aux Athéniens un conseil qui ne fut pas adopté ; l’affaire ayant cependant réussi contre ce qu’il en avait pensé, quelqu’un lui dit : « Eh bien, Phocion, es-tu content de voir que cela marche si bien ? » — « Je suis content, répondit-il, que les choses aient ainsi tourné, mais je ne me repens pas du conseil que j’ai donné. » — Quand mes amis s’adressent à moi pour avoir un avis, je le leur donne librement, nettement, sans m’inquiéter, comme fait presque tout le monde, de ce que, si la chose est hasardeuse, il peut arriver qu’elle tourne à l’inverse de ce que j’ai cru, et qu’on pourra me reprocher le conseil que j’ai émis ; cette éventualité m’importe peu, ceux qui m’en feraient reproche auraient tort et cela ne saurait faire que j’eusse dû leur refuser ce service.

Je n’ai guère à m’en prendre à d’autres qu’à moi, de mes fautes ou de mes infortunes ; car, en réalité, je n’ai guère recours aux avis d’autrui, si ce n’est par déférence, ou lorsque j’ai besoin d’être renseigné, n’ayant pas la science, ou une connaissance suffisante du fait. Mais, dans les choses où le jugement seul est en cause, les raisons émises par d’autres peuvent servir à m’affermir dans ma décision, elles ne me font guère revenir dessus ; je les écoute toutes avec intérêt et attention ; seulement, autant qu’il m’en souvient, je ne m’en suis jamais rapporté jusqu’ici qu’à moi-même. J’estime que ce ne sont que des mouches, des riens qui font vaciller ma volonté ; je prise peu mes propres opinions, mais je ne fais pas plus cas de celles des autres. La fortune me le rend bien : si je ne reçois pas de conseils, j’en donne aussi fort peu ; on ne m’en demande guère, on les suit moins encore, et je ne connais pas d’affaire publique ou privée que mon avis ait modifiée et remise sur pied. Ceux mêmes que les circonstances ont mis dans le cas de me consulter, se sont d’ordinaire laissé conduire plutôt par d’autres cervelles que par la mienne ; et comme je suis aussi jaloux de mon repos que de mon autorité, je préfère qu’il en soit ainsi : en me laissant de côté, on satisfait à mes goûts qui sont de penser à moi-même et de conserver par devers moi le fruit de mes réflexions. J’ai plaisir à me trouver désintéressé des affaires d’autrui et n’en avoir pas de responsabilité.

Toute affaire terminée, n’importe de quelle façon, me laisse peu de regrets ; l’idée qu’il devait en être ainsi, m’ôte tout souci ; la voilà entrée dans le grand courant universel, dans cet enchaînement des causes dont, au dire des Stoïciens, dépendent tous les événements futurs, auquel votre caprice ne peut ni souhaiter ni imaginer la plus petite modification. S’il en était autrement, ce serait le renversement de tout l’ordre de choses dans le passé et dans l’avenir.

On ne saurait appeler repentir les changements que l’âge apporte dans notre manière de voir ; la sagesse des vieillards n’est que de l’impuissance, ils raisonnent autrement mais peut-être moins sensément que dans la vigueur de l’âge. — Je hais ce repentir accidentel que l’âge apporte. Je ne suis pas de l’avis de celui qui, dans l’antiquité, disait devoir aux années l’obligation d’être débarrassé de la volupté. Quel que soit le bien que j’en puisse retirer, je ne me résignerai jamais de bonne grâce à l’impuissance qui s’est emparée de moi : « Jamais la Providence ne sera si ennemie de son œuvre, que l’affaiblissement de nos facultés génératrices soit mis au rang des meilleures choses (Quintilien). » Nos désirs sont peu fréquents quand nous sommes arrivés à la vieillesse ; une profonde satiété s’empare de nous dès que nous les avons satisfaits ; à cela, la conscience n’a rien à voir ; l’épuisement et la prostration qui en résultent, nous inspirent une vertu qui n’est que de la fatigue et du catarrhe. Il ne faut pas nous laisser si complètement impressionner par ces altérations qui sont dans l’ordre naturel des choses, que notre jugement en soit atteint. La jeunesse et le plaisir ne m’ont pas empêché jadis de reconnaître le vice sous le masque de la volupté ; le manque d’appétit que les ans m’apportent, ne font pas qu’à cette heure je méconnaisse la volupté sous le masque du vice ; maintenant que je n’y suis plus intéressé, je juge comme si je l’étais. Moi qui secoue vivement et attentivement ma raison, je trouve qu’elle est la même que lorsque j’étais à un âge où l’on est plus porté à la débauche, avec cette seule différence que peut-être elle s’est affaiblie et est devenue pire en vieillissant ; je ne trouve pas que les plaisirs auxquels elle refuse que je me livre aujourd’hui par considération pour la santé de mon corps, elle me les refuserait dans l’intérêt du salut de mon âme plus qu’elle ne l’a fait autrefois. De ce qu’elle est hors de combat, je ne l’en estime pas plus valeureuse pour cela ; mes tentations sont si passagères, si atténuées, qu’elles ne valent pas la peine qu’elle s’y oppose ; il me suffit aujourd’hui de les écarter d’un signe de la main pour les éconduire. Qu’on la mette en présence de ces désirs ardents qui me possédaient jadis, je craindrais qu’elle ait encore moins de force de résistance qu’autrefois ; je ne vois pas qu’elle en juge autrement qu’elle en jugeait alors, ni plus sainement ; si donc elle est en voie de guérison, l’amélioration est due en ce qu’elle est en de moins bonnes conditions ; quelle misère qu’un tel remède, qui nous fait devoir la santé à la maladie ! Ce n’est pas à notre malheur que nous devrions être redevables de ce service, mais au bonheur d’avoir un jugement apte à nous le rendre. — On n’obtient rien de moi par les offenses et les sévices ; ils ne font que m’irriter, ce sont procédés bons pour les gens qui ne marchent qu’à coups de fouet. Ma raison s’exerce bien plus librement quand les choses vont à mon gré ; elle est bien plus absorbée, préoccupée, lorsqu’il lui faut se résigner au mal que songer au plaisir. Je juge bien mieux, quand je suis en bonne disposition ; en santé, je vois les choses sous un jour plus allègre et plus pratique que lorsque je suis malade. — Je me suis mis en règle et me suis réconcilié avec ma conscience le plus que j’ai pu, alors que j’étais encore à même de jouir de cet état réparateur ; j’eusse été honteux et jaloux que ma vieillesse, en son état de misère et d’infortune, eût été mieux partagée sous ce rapport que mes bonnes années, alors que j’étais sain, éveillé et vigoureux, et qu’on eût actuellement à me juger, non sur la vie que j’ai menée, mais sur l’état en lequel je suis quand je vais cesser d’être.

A mon avis, le bonheur de l’homme consiste à « vivre heureux » ; et non, comme disait Antisthènes, à « mourir heureux ». Je n’ai pas attendu d’en être réduit à cette monstruosité d’affubler une tête et un corps d’homme déjà perdu, d’une queue de philosophe, et que le peu de temps qui me reste à végéter fût un désaveu et un démenti de la plus belle, la plus complète et la plus longue partie de ma vie ; je veux me présenter et qu’on me voie, à tous égards, sous un jour uniforme. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu ; je ne regrette pas le passé et ne redoute pas l’avenir ; si je ne m’abuse, mes pensées ont toujours été à peu près de pair avec mes actes. — C’est une des principales obligations que je dois à ma bonne fortune, que mon état physique ait toujours répondu à ce que comportaient mes saisons ; j’en ai vu l’herbe, les fleurs, le fruit, et j’en vois heureusement la sécheresse ; je dis heureusement, parce que c’est dans l’ordre de la nature. Je supporte assez doucement les maux dont je suis affligé, d’autant qu’ils viennent à leur heure, me rendant plus agréable le souvenir de la longue félicité dont j’ai joui dans le passé. Ma sagesse a bien été sensiblement la même à ces diverses époques de ma vie ; cependant jadis, bien plus entreprenante, elle avait meilleure grâce, était plus alerte, gaie, naturelle, qu’elle n’est à présent cassée, grondeuse, pénible ; je renonce donc à toutes les modifications de circonstance, qui nous coûtent tant, auxquelles nous sommes sollicités sur la fin de nos jours. Que Dieu nous en donne le courage, mais il faut que notre conscience s’amende d’elle-même, par le fait que notre raison prend plus de force et non parce que nos appétits se réduisent ; la volupté n’est par elle-même ni pâle, ni décolorée de ce que notre vue affaiblie et trouble nous la fait apercevoir sous cette apparence.

Il faut s’observer dans la vieillesse pour éviter, autant que possible, les imperfections qu’elle apporte avec elle. — On doit aimer la tempérance pour elle-même et par respect pour Dieu qui nous l’a prescrite ; il doit en être de même de la chasteté. L’abstinence à laquelle nous obligent les catarrhes quand nous en sommes affligés, et que m’imposent les coliques auxquelles je suis en butte, n’est ni de la chasteté, ni de la tempérance ; d’autre part, on ne saurait se vanter de mépriser la volupté et de lui résister, si on ne la voit, si on l’ignore, elle, ses grâces, sa puissance et sa beauté si attrayante ; connaissant l’une et l’autre, j’ai qualité pour en parler. Il me semble qu’en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à des maladies et à des imperfections plus importunes qu’en la jeunesse ; je le disais déjà quand j’étais jeune, on m’objectait alors que je n’avais pas de barbe au menton pour en parler sciemment ; je le dis encore aujourd’hui, autorisé cette fois par mes cheveux gris. À ce point de notre existence, nous appelons sagesse nos humeurs chagrines et le dégoût qui s’est emparé de nous ; la vérité, c’est nous n’avons pas tant renoncé au vice que nous n’en avons changé, et, à mon avis, pour faire plus mal. Outre une fierté sotte et caduque, un verbiage ennuyeux, une humeur pointilleuse et insociable, de la superstition, un besoin ridicule de richesses alors que nous n’en avons plus l’usage, la vieillesse fait naître en nous, à ce qu’il me paraît, de plus grandes dispositions à l’envie, à l’injustice et à la malignité ; nous lui devons plus encore de rides à l’esprit qu’au visage, et on ne voit pas d’âmes, ou bien peu, qui, en vieillissant, ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme grandit et décroît dans toutes ses parties à la fois. À voir la sagesse de Socrate et certaines particularités de sa condamnation, je suis porté à croire qu’il s’y est prêté quelque peu de lui-même ; rompant avec ses principes, il a, à dessein, renoncé à se défendre parce que, âgé de soixante-dix ans, il se sentait exposé à voir, d’un moment à l’autre, les allures si riches de son esprit s’engourdir, et sa lucidité habituelle s’affaiblir. Quelles métamorphoses je vois la vieillesse opérer tous les jours chez des personnes de ma connaissance ? C’est une maladie puissante qui s’infiltre naturellement en nous, sans que nous nous en apercevions ; il faut beaucoup s’y être préparé et prendre de grandes précautions pour éviter la déchéance dont elle nous frappe, ou au moins en retarder les progrès. Je sens que, malgré toute la résistance que je lui oppose, elle gagne peu à peu sur moi ; je lutte autant que je puis, mais sans savoir jusqu’où je finirai par être entraîné. Quoi qu’il advienne, je suis satisfait qu’on sache de quelle hauteur je serai tombé.

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