Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 4

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 159-179).

CHAPITRE IV.

De la diversion.

C’est par la diversion que l’on peut arriver à calmer les plus vives douleurs ; on console mal par le raisonnement. — J’ai été autrefois chargé de consoler une dame qui était dans une réelle affliction ; [1] car la plupart des deuils chez les personnes de ce sexe ne sont pas naturels, c’est surtout affaire de cérémonie : « Une femme a toujours des larmes toutes prêtes qui, sur commande, coulent en abondance (Juvenal). » On ne s’y prend pas bien en cherchant à les arrêter dans ces manifestations, car toute opposition les excite et les porte davantage encore à la tristesse ; on exaspère le mal par la jalousie qu’il ressent d’être contrecarré. Chaque jour, dans nos conversations, lorsque ce que nous avons dit sans y mettre d’importance vient à être contesté, ne nous arrive-t-il pas de nous en formaliser et de nous y attacher alors souvent beaucoup plus qu’à ce qui serait pour nous d’un réel intérêt ? El puis, en allant ainsi directement au but, en vous opposant franchement à leur tristesse, votre entrée en matière est brutale, tandis que les premiers rapports du médecin avec son patient doivent être gracieux, gais, agréables ; jamais docteur laid et rechigné n’a réussi. Il faut, au contraire, dès l’abord, aider et provoquer leurs épanchements, témoigner qu’on approuve leur douleur et qu’on l’excuse. Cette complicité vous fait gagner qu’on vous accorde de passer outre et, par trahison facile et insensible, vous arrivez à faire entendre des paroles plus fermes, propres à amener à guérison. — En la circonstance, désireux de surprendre, par mon savoir-faire, l’assistance qui avait les yeux sur moi, je m’avisai de combattre le mal à visage découvert. Je reconnus bientôt, par l’effet produit, que je m’y étais mal pris et que je n’arriverais pas à persuader ; mes raisonnements sont d’habitude trop incisifs et pas assez insinuants, j’agis ou trop brusquement ou avec pas assez d’énergie. Aussi, après quelques moments employés à calmer sa peine, je n’essayai pas de l’en guérir par de fortes et impressionnantes raisons, parce que je n’en trouvais pas et que je pensais produire plus sûrement mon effet d’autre façon. Ce ne fut pas non plus en faisant un choix parmi les moyens divers de consolation que la philosophie met à notre disposition, tels que : « Ce dont on gémit n’est pas un mal » , comme dit Cléanthe ; ou selon les Péripatéticiens, « n’est qu’un mal léger » ; ou encore, d’après Chrysippe : « La plainte n’est chose ni juste, ni légitime ». Je ne suivis pas davantage le conseil d’Epicure consistant à reporter sa pensée des choses attristantes sur d’autres qui vous distraient, ce qui pourtant rentre assez dans ma manière de faire. Laissant de côté ces divers procédés que Cicéron recommande de mettre en jeu à propos, je fis dévier insensiblement la conversation, l’infléchissant peu à peu vers des sujets qui s’y rattachaient, puis, au fur et à mesure que mon interlocutrice se confiait davantage en moi, sur d’autres qui avaient de moins en moins de rapport avec son chagrin, je l’arrachai sans qu’elle s’en doutât à ses pensées douloureuses et l’amenai à retrouver du calme et à faire bonne contenance tout le temps que je demeurai ; en un mot, je créai une diversion. Ceux qui, après moi, s’employèrent à consoler cette dame, n’en furent pas plus avancés parce que ce n’etait pas à la racine du mal que j’avais porté la cognée.

A la guerre, les diversions se pratiquent utilement pour éloigner d’un pays un ennemi qui l’a envahi et pour gagner du temps. — Ailleurs, dans le cours de mon livre, j’ai eu occasion de citer des diversions intervenues dans des affaires publiques ; il en est fait fréquemment usage à la guerre, ainsi que le relate l’histoire, à l’instar de Périclès dans la guerre du Péloponèse et de mille autres, pour éloigner d’un pays les forces ennemies qui l’ont envahi. — Ce fut un ingénieux artifice que celui auquel eut recours, à Liège, le sieur d’Himbercourt qui lui dut son salut, lui et quelques autres envoyés avec lui dans cette ville, qu’assiégeait le duc de Bourgogne, pour veiller à l’exécution des conditions de capitulation de la place qui s’était rendue. Le peuple, convoqué durant la nuit pour cette mise à exécution, commença à s’ameuter contre les conventions passées, et plusieurs proposèrent de courir sus aux négociateurs qu’ils tenaient en leur pouvoir. Au premier avis qu’il eut de l’approche des premières bandes de ces gens se ruant sur son logis, le sieur d’Himbercourt leur dépêcha immédiatement deux habitants de la ville (il en avait quelques-uns près de lui), chargés de faire au conseil qui représentait la population, de nouvelles offres moins rigoureuses, qu’il avait sur-le-champ imaginées pour parer à la difficulté de la situation. Ces deux messagers arrêtèrent le flot des manifestants malgré leur exaspération, et les ramenèrent à l’hôtel de ville pour entendre les propositions qu’ils apportaient et en délibérer. La délibération fut courte, et une foule tumultueuse, aussi animée que la première fois, se porta derechef sur la demeure de l’envoyé du duc. D’Himbercourt lui détacha aussitôt quatre nouveaux entremetteurs qui, protestant auprès de ceux qui tenaient la tête du mouvement que, pour le coup, ils sont porteurs de propositions beaucoup plus avantageuses qui leur donneront pleine et entière satisfaction, parviennent, par leurs assurances, à leur faire rebrousser chemin et à se reporter où les meneurs tenaient conseil ; de la sorte, amusant le peuple par ces temporisations, variant, par ces vaines consultations auxquelles il le conviait, le cours de sa furie, le négociateur parvint à l’endormir et à gagner le jour, ce qui était pour lui le point capital.

Cet autre conte est du même genre : Atalante, demoiselle d’une beauté parfaite et d’une merveilleuse légèreté à la course, consentit, pour se défaire des nombreux prétendants qui la demandaient en mariage, à épouser celui qui l’égalerait en vitesse, sous condition que ceux qui seraient vaincus, perdraient la vie. Il s’en trouva quelques-uns qui, jugeant que le prix valait d’en courir les risques, furent victimes de ce cruel marché. Quand, après eux, vint pour Hippomène le moment de tenter l’épreuve, il s’adressa à la déesse qui lui inspirait cet ardent amour, l’appelant à son secours ; celle-ci, exauçant sa prière, lui remit trois pommes d’or en lui faisant connaître l’usage à en faire. Une fois en lice, quand Hippomène sent sa maîtresse sur le point de l’atteindre, il laisse, comme par mégarde, échapper une de ses pommes ; Atalante, intéressée par la beauté de ce fruit, ne manque pas de se détourner de sa course pour le ramasser : « Surprise, charmée par la beauté de cette pomme, la vierge ralentit son allure pour saisir cet or qui roule à ses pieds (Ovide). » Il agit de même au moment opportun avec la seconde, puis avec la troisième, si bien que par ce subterfuge et cette diversion, l’avantage de la course lui demeure.

C’est aussi un excellent remède contre les maladies de l’âme ; par elle, on rend moins amers nos derniers moments. Socrate est le seul qui, dans l’attente de la mort, sans cesser de s’en entretenir, ait constamment, durant un long espace de temps, conservé la plus parfaite sérénité. — Quand les médecins ne peuvent nous débarrasser d’un catarrhe, ils le font dévier et se porter sur une partie de notre être où son action soit moins dangereuse. Je constate que c’est également le remède le plus communément appliqué aux maladies de l’âme : « Il est bon parfois de détourner l’âme vers d’autres goûts, d’autres soins, d’autres occupations ; souvent il faut essayer de la guérir par un changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autrement recouvrer la santé (Cicéron). » On arrive rarement à triompher des maux auxquels elle est en proie, en les attaquant directement ; on ne parvient ainsi ni à aider sa force de résistance ni à diminuer celle du mal, mais on peut le faire dévier et le transformer.

Socrate nous donne sur la manière d’envisager les accidents de la vie, une autre leçon, mais si haute, d’application si difficile, qu’il n’appartient qu’aux esprits les plus éminents d’avoir possibilité d’y arrêter leur pensée, de la méditer et de l’apprécier. Il est le seul chez lequel l’attente de la mort n’altère en rien l’humeur ordinaire ; il se familiarise avec cette idée et s’en fait un jeu ; il ne cherche pas de consolation en dehors d’elle : mourir lui apparaît un accident naturel qui le laisse indifférent ; il y arrête sa pensée et s’y résout sans autre préoccupation. — Les disciples d’Hégésias, exaltés par les beaux raisonnements qu’il leur inculque, se donnent la mort en se laissant mourir de faim ; et ils sont si nombreux ceux qui agissent ainsi, que le roi Ptolémée fait défendre à leur maître de prôner désormais dans son école un enseignement qui pousse au suicide. Ces gens-là ne considéraient pas la mort en elle-même, ils ne s’en occupaient pas ; ce n’est pas sur elle que leur pensée se reportait ils rêvaient une transformation de leur être, et avaient hâte qu’elle se réalisât.

Chez les condamnés à mort la dévotion devient une diversion à leur terreur. — Ces malheureux, près d’être exécutés, qu’on voit sur l’échafaud, pénétrés d’une ardente dévotion qui s’est emparée de tous leurs sens et à laquelle ils apportent toute la ferveur possible, prêtant l’oreille aux instructions qu’on leur donne, les yeux levés et les mains tendues vers le ciel, récitant des prières à haute voix avec une émotion vive et continue, font là une chose certainement digne d’éloge et appropriée aux circonstances ; ils sont à louer au point de vue de la religion, mais non, à proprement parler, sous celui de la fermeté. Ils fuient la lutte, évitent de regarder la mort en face, comme les enfants qu’on distrait quand on veut leur donner un coup de lancette. J’en ai vu qui, lorsque leur vue tombait sur les horribles apprêts de leur supplice, en étaient terrifiés et reportaient, en quelque sorte avec furie, leur pensée vers autre chose. Ne recommande-t-on pas à ceux qui ont à franchir un vide, de profondeur telle qu’on peut en éprouver de l’effroi, de fermer et de détourner les yeux ?

Fermeté, lors de son exécution, de Subrius Flavius condamné à mort. — Subrius Flavius devait, sur l’ordre de Néron, être décapité de la main même de Niger, comme lui officier de l’armée romaine. Amené sur le terrain où devait avoir lieu l’exécution et où Niger avait fait creuser la fosse où devait être inhumée sa victime, fosse qui avait été faite sans soin et sans régularité, Flavius se tournant vers les soldats qui étaient là, leur dit : « Ce n’est pas là un travail tel que le comporte une bonne discipline. » Puis, s’adressant à Niger qui l’exhortait à tenir la tête ferme : « Puisses-tu seulement frapper avec la même fermeté ! » Et ses pressentiments étaient fondés, car Niger, dont le bras tremblait, dut s’y reprendre à plusieurs fois. Ce Flavius semble avoir envisagé son sort sans en être autrement ému, et sa pensée ne pas s’en être un instant détournée.

Dans une bataille, dans un duel, l’idée de la mort est absente de la pensée des combattants. — Celui qui meurt dans la mêlée les armes à la main, ne songe pas à la mort, il ne la pressent pas et ne s’en préoccupe pas ; l’ardeur du combat le tient tout entier. — Une personne de ma connaissance, d’un courage incontestable, se battant en duel en champ clos, tomba, et, étant à terre, fut criblé par son adversaire de neuf à dix coups de dague. Les assistants, le croyant perdu, lui criaient de recommander son âme à Dieu ; mais, il me l’a dit depuis, bien que ces voix parvinssent à son oreille, elles furent sans effet sur lui : il ne pensait qu’à se tirer d’affaire et à se venger, et le combat se termina par la mort de l’autre. — Celui qui notifia à L. Silanus son arrêt de mort, lui rendit un grand service ; l’entendant lui répondre qu’ « il s’attendait bien à mourir, mais non de la main de scélérats », il se rua sur lui avec ses soldats, pour l’obliger à se rétracter. Silanus, quoique désarmé, se défendit obstinément à coups de poing et à coups de pied et fut tué dans le cours de la bagarre. Par le fait de la violente colère qui s’était emparée de lui, il échappa à l’oppression douloureuse que lui auraient causée l’attente de la mort lente à laquelle il était réservé et la vue des préparatifs.

Dans les plus cruelles calamités, en face de la mort, nombre de considérations se présentent à notre esprit, l’occupent, le distraient et rendent notre situation moins pénible. — Notre pensée est toujours ailleurs ; c’est, soit l’espérance d’une vie meilleure qui nous arrête et nous soutient, soit l’espoir des avantages qui peuvent en revenir à nos enfants, soit la gloire qu’en acquerra notre nom dans l’avenir, ou encore l’idée que nous allons être affranchis des maux de cette vie, ou celle de la vengeance qui attend ceux qui sont cause de notre mort : « S’il est des dieux justes, j’espère que tu trouverus ton supplice sur les écueils et qu’en expirant, tu invoqueras le nom de Didon ; je le saurai, le bruit en viendra jusqu’à moi dans le séjour des Mânes (Virgile). »

Xénophon, couronné de fleurs, offrait un sacrifice, quand on vint lui annoncer la mort de son fils Gryllus, tombé à la bataille de Mantinée. Aux premiers mots de cette nouvelle, il jeta sa couronne à terre ; mais quand, poursuivant, on lui apprit de quelle valeur il avait fait preuve en succombant, il la ramassa et la remit sur sa tête. — Jusqu’à Épicure qui se console de sa fin prochaîne, en songeant à l’utilité de ses écrits qu’il espère voir passer à l’éternité : « Tous les travaux qui ont de l’éclat et sont susceptibles de nous illustrer, sont faciles à supporter (Cicéron). » — Une même blessure, une même fatigue, dit Xénophon, ne sont pas de même poids pour un général et pour un soldat. Epaminondas se résigne bien plus allégrement à la mort, quand il sait qu’il a remporté la victoire : « c’est là ce qui console, ce qui adoucit les plus grandes douleurs (Cicéron) » ; nombre d’autres circonstances nous amusent, nous distraient et nous détournent de l’attention que nous serions tentés de prêter à la chose elle-même. Aussi les arguments de la philosophie vont-ils continuellement côtoyant, contournant ce sujet ; s’ils l’entament, ce n’est que superficiellement. — Le grand Zénon, chef de cette école philosophique des Stoïciens qui domine toutes les autres par l’élévation de sa doctrine, disait en parlant de la mort : « Aucun mal n’est honorable ; la mort est honorable, donc elle n’est pas un mal. » Contre l’ivrognerie, il s’exprimait ainsi : « Nul ne confie son secret à l’ivrogne, tout le monde le confie au sage ; le sage ne sera donc pas un ivrogne. » Est-ce là aller droit au but, n’est-ce pas biaiser ? J’aime voir ces âmes d’élite ne pouvoir se dégager de nos errements ; si parfaits qu’ils soient comme hommes, ce ne sont toujours que des hommes et ils en ont toutes les faiblesses.

Moyen de dissiper un ardent désir de vengeance. — La vengeance est une douce passion qui est naturelle à l’homme et a sur nous un grand empire ; je m’en rends bien compte quoique n’en ayant pas fait l’expérience. Dernièrement, pour en détourner un jeune prince, je ne lui dis pas, suivant le précepte de la charité, qu’à celui qui vous a frappé sur une joue il faut tendre l’autre ; je ne lui représentai pas davantage les conséquences tragiques que la poésie attribue à cette passion. N’en prononçant même pas le nom, je me mis à lui faire goûter la beauté des sentiments contraires : l’honneur, la popularité, l’affection qu’il acquerrait en se montrant bon et clément ; je fis une diversion en mettant en éveil son ambition. C’est ainsi qu’il faut procéder.

C’est encore par la diversion qu’on se guérit de l’amour et de toute autre passion ; le temps, qui calme tout, agit de la même façon. — Si en amour l’affection risque de vous entraîner au delà de ce qui doit être, c’est là, dit-on, une disposition qui est à combattre par une diversion. Et l’on dit vrai ; je l’ai souvent essayé avec succès. Rompez-en la violence, en diversifiant vos désirs ; même, il n’y a pas inconvénient à ce que, si vous le voulez, l’un d’eux prime et domine les autres, toutefois de peur qu’il ne vienne à vous absorber et à vous tyranniser, affaiblissez-le, amortissez-le, en ne lui consacrant pas une attention exclusive et multipliant vos distractions : « Lorsque vous êtes tourmenté par de trop ardents désirs (Perse), assouvissez-les sur le premier objet qui s’offre(Lucrèce) » ; seulement pourvoyez-y de bonne heure, de peur que vous n’ayez peine à recouvrer votre liberté une fois qu’il se sera emparé de vous, « qu’à de premières blessures vous n’ajoutiez de nouveaux coups, que de nouvelles émotions n’effacent les anciennes (Lucrèce) ».

J’ai éprouvé jadis, en raison de ma nature impressionnable, un violent chagrin, plus justifié encore qu’il n’était violent ; j’en eusse peut-être été accablé, si je m’étais uniquement fié à mes propres forces. Une diversion énergique était indispensable pour m’en distraire je me fis amoureux par calcul, en même temps que pour me livrer à une étude de ce sentiment ; mon âge du reste s’y prêtait, et l’amour me soulagea me délivrant du mal que l’amitié m’avait causé. — Il en est de même pour tout ; dès qu’une idée pénible me tient, je trouve plus simple de changer le cours de mes pensées, plutôt que d’essayer de la surmonter ; je lui substitue une idée contraire si je puis, ou tout au moins une qui soit autre ; toujours le changement me soulage, dissout et dissipe l’idée qui m’oppresse. Si je ne puis la combattre, je lui échappe, et, tout en fuyant, je cherche à l’égarer et ruse avec elle ; je change de lieu, d’occupation, de compagnie, j’accumule pour me sauver les amusements, les sujets de méditation, pour faire qu’elle perde ma trace et m’abandonne.

La nature procède de même, elle met notre versatilité à profit ; c’est par là qu’agit surtout le temps qu’elle nous a donné comme souverain remède à nos passions ; en alimentant encore et encore notre imagination d’affaires de toutes sortes, il désagrège et altère l’impression première si forte qu’elle soit. Un sage ne songe guère moins à son ami mort depuis vingt-cinq ans, que s’il n’y avait qu’un an ; d’après Épicure, son impression demeure celle des premiers jours ; il n’estimait pas, en effet, que les sensations pénibles soient attenuées ni parce qu’elles ont été prévues, ni par le long temps auquel elles remontent ; mais tant d’autres pensées s’entremêlent aux premières, que celles-ci perdent leur acuité et finissent par se lasser.

De même, en détournant l’attention, on fait tomber un bruit public qui vous offense. — Pour détourner de lui l’attention publique, Alcibiade coupe les oreilles et la queue à un beau chien qu’il possède et le chasse par les rues de la ville, afin que la foule, ayant là sujet de babiller, ne s’occupe pas de ses autres faits et gestes. — J’ai connu aussi des femmes qui, dans le but de détourner d’elles les conversations et les suppositions des gens et désorienter les bavards, cachaient leurs véritables affections sous d’autres simulées. J’en ai vu une qui, cherchant à donner le change à l’opinion, s’est laissé prendre pour tout de bon, rompant avec le sentiment qu’elle éprouvait réellement au début, pour suivre celui qui tout d’abord était feint. J’ai appris de la sorte, par cet exemple, que ceux que ces dames favorisent sont bien sots de consentir à de telles supercheries ; il faudrait vraiment que celui qui s’entremet ainsi pour vous servir et auquel sont réservés bon accueil et entretiens intimes en public, soit bien maladroit pour ne pas finir par prendre votre place et vous envoyer à la sienne. C’est ce qui vulgairement s’appelle tailler et coudre un soulier pour qu’un autre le chausse.

Un rien suffit pour attirer et détourner notre esprit ; en présence même de la mort les objets les plus frivoles entretiennent en nous le regret de la vie. — Il faut peu de chose pour nous distraire et détourner notre attention parce que peu de chose nous captive. Nous n’envisageons guère les choses dans leur ensemble et dégagées de toute considération étrangère ; ce qui nous frappe, ce sont des circonstances ou des détails de peu d’importance et tout superficiels, et la forme, si frivole soit-elle, l’emporte sur le fond, « comme ces enveloppes légères dont les cigales se dépouillent en été (Lucrèce) ». Ce qui rappelle à Plutarque sa fille regrettée, ce sont ses espiègleries quand elle était enfant. Le souvenir d’un adieu, d’un fait, d’un geste gracieux, d’une recommandation dernière nous afflige. La robe de César promenée dans Rome troubla la ville entière plus que sa mort ne l’avait fait. Il en est de même de ces expressions qui nous tintent sans cesse aux oreilles : « Mon pauvre maître ! » ou « Mon grand ami ! » « Hélas, mon père chéri ! » « Ma bonne fille ! » Quand j’entends ces banalités et que j’y regarde de près, je trouve que ce sont tout simplement des plaintes tirées d’un vocabulaire, [2] des sons sans signification réelle dont les termes et le ton me blessent ; ils me rappellent les exclamations des prédicateurs qui souvent par là émeuvent leur auditoire, plus que par les raisons qu’ils exposent ; ou encore l’impression que nous cause la voix plaintive des bêtes que l’on tue pour notre service. Sans que j’analyse ni développe la cause véritable et générale de cet effet, « c’est ainsi que la douleur s’excite d’elle-même (Lucrèce) », c’est surtout par là que nous manifestons notre deuil.

La persistance des graviers que je rends, m’a parfois occasionné, particulièrement quand ils séjournent dans la verge, des rétentions d’urine de longue durée, de trois et quatre jours, me faisant courir risque de la mort, au point que c’eût été folie de penser l’éviter, et même de désirer qu’elle ne vint pas, tant sont cruelles les souffrances que cet état m’occasionne. Oh ! que ce bon empereur, qui faisait lier l’extrémité de la verge aux criminels, pour les faire mourir faute de pouvoir uriner, était passé maître en la science du bourreau ! En étant là, je considérais par combien de causes légères, d’objets futiles mon imagination faisait naître en moi le regret de quitter la vie ; quels riens créaient en mon âme de la difficulté et donnaient de l’importance à ce déménagement ; à combien de frivolités je songeais à un moment si sérieux : un chien, un cheval, un livre, un verre, tout en vérité, étaient pour moi des sujets de préoccupation, pour le cas où je disparaitrais ; chez’d’autres, ce sont d’ambitieuses espérances, leur bourse, leur science qui les préoccupent non moins sottement à mon avis. Je vois la mort avec indifférence quand je la considère comme, d’après une loi universelle, le point auquel aboutit fatalement la vie. Je la brave d’une façon générale, mais en détail je suis moins résolu ; les larmes d’un laquais, la distribution de ma défroque, une connaissance qui me serre la main, une consolation banale me désolent et m’attendrissent. C’est le même trouble que nous causent les plaintes que nous lisons dans les récits fabuleux, où les regrets de Didon et d’Ariane, décrits dans Virgile et dans Catulle, passionnent ceux mêmes qui n’y croient pas. C’est le fait d’une nature obstinée et dure de n’en ressentir aucune émotion, ce qui, chose extraordinaire, était, dit-on, le cas de Polémon ; mais ne dit-on pas aussi de lui qu’un chien enragé le mordant, put lui emporter tout le gras du mollet sans que son visage pâlit. Nulle sagesse n’est parvenue à concevoir la cause de la tristesse si vive, si complète que notre imagination peut faire naître en nous, alors que n’y parvient pas la réalité quand bien même y ont part les yeux et les oreilles, organes que n’impressionnent cependant pas des accidents imaginaires.

Souvent l’orateur et le comédien arrivent à ressentir en réalité les sentiments qu’ils cherchent à communiquer à leur auditoire. — C’est sans doute la raison qui fait que les arts eux-mêmes usent et mettent à profit notre faiblesse et notre bêtise naturelles. L’orateur, est-il professé dans les écoles de rhétorique, devra, dans cette farce qu’est un plaidoyer, s’émouvoir au son de sa propre voix et sous l’effet de l’agitation à laquelle il semblera en proie ; il se laissera tromper par la passion qu’il dépeint dans cette comédie qu’il joue, se donnera toutes les apparences d’un deuil vrai et sincère pour communiquer ces sentiments aux juges que cela touche moins encore, comme il advient chez ces personnes qu’on loue pour assister aux cérémonies mortuaires et donner plus d’apparat aux funérailles, qui vendent leurs larmes et leur tristesse dans la mesure où on les leur achète et chez lesquelles il en est qui, tout en réglant leur émotion suivant ce qui est de convention, en arrivent, par l’habitude et la contenance qu’elles prennent, à se pénétrer tellement de leur rôle qu’une mélancolie réelle finit par les gagner. — Étant allé, avec quelques autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de M. de Grammont qui avait été tué au siège de la Fère, je remarquai que, partout où nous passions, les gens que nous rencontrions se lamentaient et pleuraient à la seule vue du convoi que nous formions, car ils ne connaissaient même pas le nom du trépassé. — Quintilien raconte avoir vu des comédiens si fort entrés dans un rôle de deuil, qu’ils en pleuraient encore une fois rentrés chez eux ; et qu’il lui était arrivé à lui-même d’avoir été tellement ému de sentiments qu’il avait cherché à inculquer à d’autres, qu’il les avait partagés au point de se surprendre non seulement pleurant, mais le visage pâle et dans l’attitude de quelqu’un vraiment accablé de douleur.

Singulier moyen que nous mettons en œuvre pour faire diversion à la douleur que nos deuils peuvent nous causer. — Dans un pays proche de nos montagnes, les femmes font le prêtre Martin ; non seulement elles avivent les regrets qu’elles éprouvent de la perte d’un mari, en rappelant les bonnes et agréables qualités qu’il avait, mais, revenant du même coup en arrière, elles publient également ses imperfections, comme pour se ménager à elles-mêmes quelques compensations et faire, par le dédain, diversion à leur pitié. En cela, elles ont encore meilleure grâce que nous qui, en les mêmes circonstances, à la perte de quelqu’un que nous connaissons à peine, nous évertuons à lui prodiguer des éloges aussi nouveaux pour lui que peu mérités et le dépeignons, alors qu’il n’est plus, tout autre qu’il nous apparaissait lorsqu’il était encore de ce monde, comme si le regret était une source de renseignements inédits, nous révélant chez le défunt des qualités jusqu’alors inconnues, ou que les larmes, lavant notre entendement, lui donnent plus de lucidité. Dès maintenant, je renonce aux témoignages favorables qu’on voudra exprimer sur mon compte, non parce que j’en serai indigne, mais parce que je serai mort.

Nous nous laissons fréquemment influencer par de purs effets d’imagination ; parfois, il n’en faut pas davantage pour nous porter aux pires résolutions. — Quelqu’un auquel on demanderait quel intérêt il a à prendre part à un siège auquel il assiste, répondra : « C’est en raison de l’exemple qui m’est donné, de l’obéissance que nous devons tous à notre prince, que je m’y trouve ; je ne prétends en retirer aucun profit ; quant à la gloire, je sais combien est faible la part qui peut en revenir à un simple particulier comme moi ; je n’y apporte ni entraînement, ni animosité. » Voyez-le pourtant le lendemain à son rang de bataille, au moment de l’assaut il est transformé, il bout, il rougit de colère ; cette fureur qu’il ne manifestait pas hier, cette haine qu’il a au cœur, ce sont le reflet étincelant de tant d’acier, le feu, le tintamarre que produisent les canons et les tambours, qui les ont fait sourdre en lui. « Quelle cause futile ! » direz-vous. Comment ! vous croyez qu’à cela il y a une cause ? Il n’en est pas besoin pour agiter notre âme ; une simple rêverie, qui n’a ni corps ni sujet d’être, la gouverne et la trouble. Que je me mette à faire des châteaux en Espagne, mon imagination s’y forge avantages et plaisirs dont mon âme tressaille d’aise et se réjouit. Combien de fois aussi ces mêmes songes font-ils que la colère et la tristesse nous envahissent, et que nous nous livrons à de fantastiques idées qui altèrent en nous le corps et l’âme. Que de grimaces peignant l’étonnement, le comique, la confusion, nos rêves amènent sur notre visage ; que de soubresauts, d’agitations ne communiquent-ils pas à nos membres et à la voix ! Ne dirait-on pas que cet homme, qui est seul, semble avoir la vision de gens en grand nombre avec lesquels il dispute, ou d’un démon intérieur qui le persécute ? Interrogez-vous vous-mêmes sur la cause de semblables illusions ; est-il dans la nature autre chose en dehors de nous, sur laquelle ce qui n’est pas ait action ? — Cambyse, à la suite d’un songe où son frère lui était apparu comme devant devenir roi de Perse, le fit mourir ; et ce frère, il l’aimait et avait toujours eu confiance en lui. — Aristodème, roi des Messéniens, se tua, parce que l’idée lui vint que je ne sais quel hurlement de son chien était de mauvais augure. — Le roi Midas, à la suite d’un songe déplaisant qu’il avait eu, en fit autant, tant il en éprouva de trouble et de contrariété. — C’est faire de la vie exactement le cas qu’elle vaut, que de la quitter pour un songe. Regardez cependant combien notre âme triomphe des misères qu’endure le corps, de sa faiblesse, de ce qu’il est en butte à toutes les offenses et altérations ; il lui appartient vraiment bien d’en parler ! « Ô premier argile, façonnée si malheureusement par Prométhée ! Qu’il apporta donc peu de sagesse à la confection de son œuvre ! Il n’a vu que le corps dans son art, sans se préoccuper de l’esprit ; c’est pourtant par l’esprit qu’il eut dû commencer (Properce) ! »

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