Essais/édition Musart, 1847/02

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 23-27).
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CHAPITRE II.

de la tristesse.


Je suis des plus exempts de cette passion et ne l’aime ni ne l’estime, quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience ; sot et vilain ornement !

Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité ; car c’est une qualité toujours couarde et basse ; les stoïciens en défendent le sentiment à leur sage.

Mais le conte dit que Psammenitus, roi d’Égypte, ayant été défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer devant lui sa fille prisonnière habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, tous ses amis pleurant et lamentant autour de lui, se tint coi, sans mot dire, les yeux fichés en terre ; et voyant encore tantôt qu’on menait son fils à la mort, se maintint en cette même contenance ; mais qu’ayant aperçu un de ses domestiques[1] conduit entre les captifs, il se mit à battre sa tête et mener un grand deuil extrême.

Ceci se pourrait appareiller à ce qu’on vit dernièrement d’un prince des nôtres, qui, ayant ouï à Trente, ou il était, nouvelle de la mort de son frère aîné, mais un frère en qui consistait l’appui et l’honneur de toute sa maison, et bientôt après d’un puîné, sa seconde espérance, et, ayant soutenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours après, un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et, quittant sa résolution, s’abandonna au deuil et aux regrets, en manière qu’aucuns en prirent argument qu’il n’avait été touché au vif que de cette dernière secousse ; mais, à la vérité, ce fut que, étant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Il s’en pourrait, dis-je, autant juger de notre histoire, n’était qu’elle ajoute que, Cambyse, s’enquérant à Psammenitus pourquoi, ne s’étant ému au malheur de son fils et de sa fille, il portait si impatiemment celui d’un de ses amis : — C’est, répondit-il, que ce seul dernier déplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassant de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer.

À l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel ayant à représenter au sacrifice d’Iphigénie le deuil des assistants, selon les degrés de l’intérêt que chacun apportait à la mort de cette belle fille innocente, ayant épuisé les derniers efforts de son art, quand ce vint au père de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait rapporter ce degré de deuil. Voilà pourquoi les poètes feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept fils et puis de suite autant de filles, surchargée de pertes, avoir été enfin transmuée en rocher, pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassant notre portée. De vrai, l’effort d’un déplaisir, pour être extrême, doit étonner toute l’âme et lui empêcher la liberté de ses actions ; comme il nous advient, à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis et comme perclus de tous mouvements, de façon que l’âme, se relâchant après aux larmes et aux plaintes, semble se déprendre, se démêler et se mettre plus au large et à son aise.

En la guerre que le roi Ferdinand mena contre la veuve du roi Jean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme fut particulièrement remarqué de chacun, pour avoir excessivement bien fait de sa personne en certaine mêlée, et cet homme, étant demeuré inconnu, fut hautement loué et plaint, mais de nul tant que de Raisciac, seigneur allemand, épris d’une si rare vertu. Le corps étant rapporté, celui-ci, d’une commune curiosité, s’approcha pour voir qui c’était ; les armes ôtées au trépassé, il reconnut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants ; lui seul, sans rien dire, sans ciller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils, jusqu’à ce que la véhémence de la tristesse, ayant accablé ses esprits vitaux, le porta raide mort par terre.

La surprise d’un plaisir inespéré nous étonne de même. Outre la femme romaine qui mourut surprise de voir son fils revenu de la déroute de Cannes, Sophocle et Denys le Tyran qui trépassèrent d’aise, et Talva[2] qui mourut en Corse, lisant les nouvelles des honneurs que le sénat de Rome lui avait décernés, nous tenons, en notre siècle, que le pape Léon dixième, ayant été averti de la prise de Milan, qu’il avait extrêmement souhaitée, entra en tel excès de joie, que la fièvre l’en prit et en mourut.

Et, pour un plus notable témoignage de l’imbécilité humaine, il a été remarqué par les anciens que Diodorus le dialecticien mourut sur-le-champ, épris d’une extrême passion de honte pour, en son école et en public, ne se pouvoir développer d’un argument qu’on lui avait fait.

Je suis en prise de ces violentes passions ; j’ai l’appréhension naturellement dure, et je l’encroûte et épaissis tous les jours par discours.


  1. Domestique ne signifie pas ici serviteur, mais ami de la maison, ami intime, sens qu’on donnait encore à ce mot sous le règne de Louis XIV.
  2. Et mieux Thalna. (Valère-Maxime.)