Essais/édition Musart, 1847/13

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 66-79).
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CHAPITRE XIII.

divers événements de même conseil.


Jacques Amyot, grand-aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un prince des nôtres (et nôtre était-il à très-bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère[1]), que, durant nos premiers troubles, au siége de Rouen, ce prince ayant été averti, par la reine, mère du Roi, d’une entreprise qu’exf aisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet avertissement ; mais se promenant le lendemain au mont Sain te-Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouen (car c’était au temps que nous la tenions assiégée), ayant à ses côtés ledit seigneur grand-aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avait été remarqué, et le fit appeler. Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience : — Monsieur de tel lieu, vous vous douiez bien de ce que je vous veux, et votre visage me le montre. Vous n’avez rien à me cacher ; car je suis instruit de votre affaire, si avant que vous ne feriez qu’empirer votre marché d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ; ne faillez sur votre vie, à me confesser la vérité de tout ce dessein.

Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car tout avait été découvert à la reine par l’un des complices), il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter ; mais il l’en garda, suivant ainsi son propos.

— Venez çà ; vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière ? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais ; quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ?

Le gentilhomme répondit à cela, d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti, et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion.

— Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession. La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu tuer sans raison. Allez-vous-en, retirez-vous ; que je ne vous voie plus ici ; et, si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là.

L’empereur Auguste, étant en la Gaule, reçut certain avertissement d’une conjuration que lui brassait L. Cinna ; il délibéra de s’en venger, et manda pour cet effet au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuit d’entre deux, il la passa avec grande inquiétude, considérant qu’il avait à faire mourir un jeune homme de bonne maison et neveu du grand Pompée, et produisait en se plaignant plusieurs divers discours : — Quoi donc ! disait-il, sera-t-il vrai que je demeurerai en crainte et en alarme, et que je laisserai mon meurtrier se promener cependant à son aise ? S’en ira-t-il quitte, ayant assailli ma tête que j’ai sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles par mer et par terre, et après avoir établi la paix universelle du monde ? Sera-t-il absout, ayant délibéré, non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? — Car la conjuration était faite de le tuer comme il ferait quelque sacri6ce. Après cela, s’étant tenu coi quelque espace de temps, il recommençait d’une voix plus forte, et s’en prenait à soi-même : — Pourquoi vis-tu, s’il importe à tant de gens que tu meures ? N’y aura-t-il point de fin à tes vengeances et à tes cruautés ? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se fasse pour la conserver ?

Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses : — Et les conseils des femmes y seront-ils reçus ? lui dit-elle ; fais ce que font les médecins : quand les recettes accoutumées ne peuvent servir, ils en essaient de contraires. Par sévérité, tu n’as, jusqu’à cette heure, rien profité : Lepidus a suivi Salvidienus ; Murena, Lepidus ; Cœpio, Murena ; Egnatius, Csepio ; commence à expérimenter comment te succéderont la douceur et la clémence. Cinna est convaincu ; pardonne-lui ; de te nuire désormais il ne pourra, et profitera à ta gloire.

Auguste fut bien aise d’avoir trouvé un avocat de son humeur ; et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis qu’il avait assignés au conseil, commanda qu’on fît venir à lui Cinna tout seul ; et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre et fait donner un siége à Cinna, il lui parla en ces termes :

— En premier lieu, je te demande, Cinna, paisible audience ; n’interromps pas mon parler ; je te donnerai temps et loisir d’y répondre. Tu sais, Cinna, que t’ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t’étant fait mon ennemi, mais étant né tel, je te sauvai, je te mis entre mains tous tes biens, et t’ai enfin rendu si accommodé et si aisé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu : l’office du sacerdoce que tu me demandas, je te l’octroyai, l’ayant refusé à d’autres, desquels les pères avaient toujours combattu avec moi. T’ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer.

À quoi Cinna s’étant écrié qu’il était bien éloigné d’une si méchante pensée : — Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m’avais promis, suivit Auguste ; tu m’avais assuré que je ne serais pas interrompu. Oui, tu as entrepris de me tuer en tel lieu, tel jour, en telle compagnie et de telle façon.

Et le voyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience. — Pourquoi, ajouta-t-il, le fais-tu ? Est-ce pour être empereur ? Vraiment, il va bien mal à la chose publique, s’il n’y a que moi qui t’empêche d’arriver à l’empire. Tu ne peux pas seulement défendre ta maison, et perdis dernièrement un procès par la faveur d’un simple libertin[2]. Quoi ? n’as-tu moyen ni pouvoir en autre chose qu’à entreprendre César ? Je le quitte, s’il n’y a que moi qui empêche tes espérances. Penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui, par leur vertu, honorent leur noblesse ?

Après plusieurs autres propos (car il parla à lui plus de deux heures entières) : — Or, va, lui dit-il, je te donne, Ginna, la vie à traître et à parricide, que je te donna autrefois à ennemi ; que l’amitié commence de cejourd’hui entre nous ; essayons qui de nous deux de meilleurefoi, moi t’aie donné ta vie, ou tu l’aies reçue. — Et se départit d’avec lui en cette manière. Quelque temps après, il lui donna le consulat, se plaignant de quoi il ne le lui avait osé demander. Il l’eût depuis pour fort ami et fut seul fait par lui héritier de ses biens. Or, depuis cet accident, qui advint à Auguste au quarantième an de son âge, il n’y eut jamais de conjuration ni d’entreprise contre lui, et reçut une juste récompense de cette sienne clémence.

Mais il n’en advint pas de même au nôtre[3], car sa douceur ne le sut garantir qu’il ne chût depuis aux lacs de pareille trahison : tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence ! et au travers de tous nos projets, de nos conseils et précautions, la fortune maintient toujours la possession des événements.

Nous appelons les médecins heureux quand ils arrivent à quelque bonne fin : comme s’il n’y avait que leur art qui ne se pût maintenir d’elle même, et qui eût les fondements trop frêles pour s’appuyer de sa propre force, et comme s’il n’y avait qu’elle qui ait besoin que la fortune prête la main à ses opérations. Je crois d’elle tout le pis ou le mieux qu’on voudra ; car nous n’avons, dieu merci ! nul commerce ensemble. Je suis rebours des autres, car je la méprise bien toujours ; mais quand je suis malade, au lieu d’entrer en composition, je commence encore à la haïr et à la craindre ; et réponds à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu’ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soutenir l’effort et le hasard de leur breuvage. Je laisse faire nature et présuppose qu’elle se soit pourvue de dents et de griffes, pour se défendre des assauts qui lui viennent et pour maintenir cette contexture de quoi elle fuit la dissolution. Je crains, au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien étroites et bien jointes avec la maladie, qu’on secoure son adversaire au lieu d’elle, et qu’on la recharge de nouvelles affaires.

Or, je dis que, non en la médecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune[4] y a bonne part ; les saillies poétiques qui emportent leur auteur et le ravissent hors de soi, pourquoi ne les attribuerons-nous à son bonheur, puisqu’il confesse lui-même qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et le reconnaît venir d’ailleurs que de soi, et ne les avoir aucunement en sa puissance ; non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvements et agitations extraordinaires qui les poussent au-delà de leur dessein ! Il en est de même en la peinture, qu’il échappe parfois des traits de la main du peintre, surpassant sa conception et sa science, qui le tirent lui-même en admiration et qui l’étonnent. Mais la fortune montre bien encore plus évidemment la part qu’elle a en tous ces ouvrages, par les grâces et beautés qui s’y trouvent, non seulement sans l’intention, mais sans la connaissance même de l’ouvrier. Un suffisant lecteur découvre souvent aux esprits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches.

Quant aux entreprises militaires, chacun voit comment la fortune y a bonne part. En nos conseils mêmes et en nos délibérations, il faut certes qu il y ait du sort et du bonheur mêlé parmi ; car tout ce que notre sagesse peut, ce n’est pas grand’chose : plus elle est aiguë et vive, plus elle trouve en soi de faiblesse et se défie d’autant plus d’elle-même. Je suis de l’avis de Sylla, et quand je me prends garde de près aux plus glorieux exploits de la guerre, je vois, ce me semble, que ceux qui les conduisent n’y emploient la délibération et le conseil que par acquit, et que la meilleure part de l’entreprise ils l’abandonnent à la fortune ; et, sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au-delà des bornes de tout discours. Il survient des allégresses fortuites et des fureurs étrangères parmi leurs délibérations, qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au-dessus de la raison. D’où il est advenu à plusieurs grands capitaines anciens, pour donner crédit à ces conseils téméraires, d’alléguer à leurs gens qu’il y étaient conviés par quelque inspiration, par quelque signe pronostic.

Voilà pourquoi, en cette incertitude et perplexité que nous apporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultés que les divers accidents et circonstances de chaque chose tirent, le plus sûr, quand autre considération ne nous y convierait, est, à mon avis, de se rejeter au parti où il y a plus d’honnêteté et de justice ; et, puisqu’on est en doute du plus court chemin, tenir toujours le droit, comme en ces deux exemples, que je viens de proposer ; il n’y a point de doute qu’il ne fût plus beau et plus généreux à celui qui avait reçu l’offense de la pardonner, que s’il eût fait autrement. S’il en est mésadvenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein ; et ne sait-on, quand il eût pris le parti contraire, s’il eût échappé à la fin à laquelle son destin l’appelait ; et si eût perdu la gloire d’une telle humanité.

Il se voit, dans les histoires, force gens en cette crainte ; d’où la plupart ont suivi le chemin de courir au-devant des conjurations qu’on faisait contre eux, par vengeance et par supplices ; mais j’en vois fort peu auxquels ce remède ait servi ; témoins tant d’empereurs romains. Celui qui se trouve en ce danger ne doit pas beaucoup espérer ni de sa force ni de sa vigilance ; car combien est-il malaisé de se garantir d’un ennemi qui est couvert du visage du plus officieux ami que nous ayons, et de connaître les volontés et pensements intérieurs de ceux qui nous assistent ! Il a beau employer des nations étrangères pour sa garde, et être toujours ceint d’une haie d’hommes armés ; quiconque aura sa vie à mépris se rendra toujours maître de celle d’autrui ; et puis, ce continuel soupçon qui met le prince en doute de tout le monde, lui doit servir d’un merveilleux tourment. Pourtant Dion, étant averti que Callippus épiait les moyens de le faire mourir, n’eut jamais le cœur d’en informer, disant qu’il aimait mieux mourir que vivre en cette misère d’avoir à se garder, non de ses ennemis seulement, mais aussi de ses amis ; ce qu’Alexandre représenta bien plus vivement par effet, et plus raidement, quand ayant eu avis, par une lettre de Parmemon, que Philippus, son plus cher médecin, était corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner, en même temps qu’il donnait à lire sa lettre à Philippus, il avala le breuvage qu’il lui avait présenté. Fût-ce pas exprimer cette résolution que, si ses amis le voulaient tuer, il consentait qu’ils le pussent faire ? Ce prince est le souverain patron des actes hasardeux ; mais je ne sais s’il y a trait en sa vie qui ait plus de fermeté que celui-ci, ni une beauté illustre par tant de visages.

Ceux qui prêchent aux princes la défiance si attentive, sous couleur de leur prêcher leur sûreté, leur prêchent leur ruine et leur honte, rien de noble ne se fait sans hasard. J’en sais un de courage très-martial de sa complexion, et entreprenant, de qui tous les jours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions : « Qu’il se resserre entre les siens ; qu’il n’entende à aucune réconciliation de ses anciens ennemis, se tienne à part et ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu’on lui fasse, quelque utilité qu’il y voie. » J’en sais un autre qui a inespérément avancé sa fortune pour avoir pris conseil tout contraire.

La hardiesse, de quoi ils cherchent si avidement la gloire, se représente, quand il est besoin, aussi magnifiquement en pourpoint qu’en armes, en un cabinet qu’en un camp, le bras pendant que le bras levé.

La prudence, si tendre et circonspecte, est mortelle ennemie des hautes exécutions. Scipion sut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée et abandonnant l’Espagne douteuse encore, sous sa nouvelle conquête, passer en Afrique dans deux simples vaisseaux, pour se commettre, en terre ennemie, à la puissance d’un roi barbare, à une foi inconnue, sans obligation, sans ôtage, sous la seule sûreté de la grandeur de son propre courage, de son bonheur et de la promesse de ses hautes espérances. A une vie ambitieuse et fameuse, il faut, au rebours[5], prêter peu et porter la bride courte aux soupçons : la crainte et la défiance attirent l’offense et la convient. Le plus défiant de nos rois[6], établit ses affaires principalement pour avoir volontairement abandonné et commis sa vie et sa liberté entre les mains de ses ennemis, montrant avoir entière fiance d’eux, afin qu’ils la prissent de lui. À ses légions mutinées et armées contre lui, César opposait seulement l’autorité de son visage et la fierté de ses paroles, et se fiait tant à soi et à sa fortune, qu’il ne craignait point de s’abandonner et commettre à une armée séditieuse et rebelle.

Mais il est bien vrai que cette forte assurance ne se peut représenter bien entière et naïve que par ceux auxquels l’imagination de la mort, et du pis qui peut advenir après tout, ne donne point d’effroi ; car de la présenter tremblante encore, douteuse et incertaine, pour le service d’une importante réconciliation, ce n’est rien faire qui vaille. C’est un excellent moyen de gagner le cœur et volonté d’autrui, de s’y aller soumettre et fier, pourvu que ce soit librement et sans contrainte d’aucune nécessité, et que ce soit en condition qu’on y porte une fiance pure et nette, le front au moins déchargé de tout scrupule. Je vis, en enfance, un gentilhomme, commandant à une grande ville, empressé à l’émotion d’un peuple furieux ; pour éteindre ce commencement de trouble, il prit parti de sortir d’un lieu très-assuré où il était, et se rendre à cette tourbe mutine ; d’où mal lui prit, et y fut misérablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fût tant d’être sorti, ainsi qu’ordinairement on le reproche à sa mémoire, comme ce fut d’avoir pris une voie de soumission et de mollesse, et d’avoir voulu endormir cette rage plutôt en suivant qu’en guidant, et en requérant plutôt qu’en remontrant ; et estime qu’une gracieuse sévérité, avec un commandement militaire plein de sécurité et de confiance, convenable à son rang et à la dignité de sa charge, lui eût mieux succédé, au moins avec plus d’honneur et de bienséance. Il n’est rien moins espérable de ce monstre ainsi agité, que l’humanité et la douceur ; il recevra bien plutôt la révérence et la crainte. Je lui reprocherais aussi, qu’ayant pris une résolution, plutôt brave à mon gré que téméraire, de se jeter faible et en pourpoint par cette mer tempétueuse d’hommes insensés, il la devait avaller toute[7] et n’abandonner ce personnage ; au lieu qu’il lui advint, après avoir reconnu le danger de près, de saigner du nez et d’altérer encore depuis cette contenance démise[8] et flatteuse, qu’il avait entreprise, en une contenance effrayée, chargeant sa voix et ses yeux d’étonnement et de pénitence ; cherchant à conniller[9] et à se dérober, il les enflamma et appela sur soi.

On délibérait de faire une montre générale de diverses troupes en armes (c’est le lieu des vengeances secrètes, et n’est point où en plus grande sûreté on les puisse exercer) ; il y avait publiques et notoires apparences qu’il n’y faisait pas fort bon pour aucuns, auxquels touchait la principale et nécessaire charge de les reconnaître. Il s’y proposa divers conseils, comme en chose difficile, et qui avait beaucoup de poids et de suite, te mien fut qu’on évitât surtout de donner aucun témoignage de ce doute ; et qu’on s’y trouvât et mêlât parmi les files, la tête droite et le visage ouvert, et qu’au lieu d’en retrancher aucune chose (à quoi les autres opinions visaient le plus), au contraire, l’on sollicitât les capitaines d’avertir les soldats de faire leurs salves belles et gaillardes, en l’honneur des assistants, et n’épargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces troupes suspectes, et engendra dès lors en avant une mutuelle et utile confiance.

La voie qu’y tint Jules César, je trouve que c’est la plus belle qu’on y puisse prendre. Premièrement, il essaya par clémence à se faire aimer de ses ennemis même, se contentant, aux conjurations qui lui étaient découvertes, de déclarer simplement qu’il en était averti ; cela fait, il prit une très-noble résolution d’attendre sans effroi et sans sollicitude ce qui lui en pourrait advenir, s’abandonnant et s’en remettant à la garde des dieux et de la fortune ; car certainement c’est l’état où il était quand il fut tué.

Un étranger ayant dit et publié partout qu’il pourrait instruire Dionysius, tyran de Syracuse, d’un moyen de sentir et découvrir en toute certitude les partis que ses sujets machineraient contre lui, s’il lui voulait donner une bonne pièce d’argent, Dionysius, en étant averti, le fit appeler à soi pour s’éclaircir d’un art si nécessaire à sa conservation. Cet étranger lui dit qu’il n’y avait pas d’autre art, sinon qu’il lui fit délivrer un talent, et se vantât d’avoir appris de lui un singulier secret. Dionysius trouva cette invention bonne et lui fit compter six cents écus. Il n’était pas vraisemblable qu’il eût donné si grande somme à un homme inconnu, qu’en récompense d’un trèsutile apprentissage ; et servait cette réputation à teiîir ses ennemis en crainte. Pourtant, les princes sagement publient les avis qu’ils reçoivent des menées qu’on dresse contre leur vie, pour faire croire qu’ils sont bien avertis et qu’il ne se peut rien entreprendre de quoi ils ne sentent le vent. Le duc d’Athènes fit plusieurs sottises en l’établissement de sa fraîche tyrannie sur Florence ; mais celle-ci, la plus notable, qu’ayant reçu le premier avis des monopoles[10] que ce peuple dressait contre lui, par Matteo dit Morozo, complice d’icelles, il le fit mourir pour supprimer cet avertissement, et ne faire sentir qu’aucun en la ville s’ennuyât de sa domination.

Il me souvient avoir lu autrefois l’histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel, fuyant la tyrannie du triumvirat, avait échappé mille fois des mains de ceux qui le poursuivaient, par la subtilité de ses inventions. Il advint un jour qu’une troupe de gens de cheval, qui avait charge de le prendre, passa tout joignant un hallier où il s’était tapi, et faillit de le découvrir ; mais lui, sur ce point-là, considérant la peine et les difficultés auxquelles il avait déjà si longtemps duré, pour se sauver des continuelles et curieuses recherches qu’on faisait de lui partout, le peu de plaisir qu’il pouvait espérer d’une telle vie, et combien il lui valait mieux passer une fois le pas que demeurer toujours en cette transe, lui-même les rappela et leur trahit sa cachette, s’abandonnant volontairement à leur cruauté, pour ôter eux et lui d’une plus longue peine. D’appeler les mains ennemies, c’est un conseil un peu gaillard ; si crois-je qu’encore vaudrait-il mieux le prendre que de demeurer en la fièvre continuelle d’un accident qui n’a point de remède. Mais puisque les provisions qu’on y peut apporter sont pleines d’inquiétude et d’incertitude, il vaut mieux, d’une belle assurance, se préparer à tout ce qui en pourra advenir, et tirer quelque consolation de ce qu’on n’est pas assuré qu’il advienne.

  1. Le duc de Guise, surnommé le Balafré, de la maison de Lorraine.
  2. Affranchi, du mot latin libertus ou libertinus.
  3. Le même duc de Guise, dont Montaigne a parlé au commencement du chapitre.
  4. Fortune, hasard, expressions que les hommes substituent au mot Providence.
  5. Au rebours se rapporte à ces mots : La prudence si tendre et circonspecte, etc.
  6. Louis XI.
  7. Il devait soutenir jusqu’au bout sa première résolution et ne pas abandonner son rôle.
  8. Soumise, du latin demissus.
  9. Conniller, c’est s’esquiver, chercher à se cacher dans un trou, comme un lapin (connil).
  10. Monopole, pour conjuration, conspiration.